Le Piccinino/Chapitre 08

Le Piccinino
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VIII.

L’INTRUS.


Cette fois encore, en voyant son père travailler pour deux, Michel eut honte de ses distractions, et se hâta de le seconder. Il y avait encore un escalier volant à dresser sur un des côtés de la salle, pour communiquer avec une galerie plus élevée, et ouvrir à la foule qu’on attendait une nouvelle voie de circulation.

On entendait déjà rouler au loin de nombreuses voitures sur cette magnifique rue qu’on nomme pompeusement la Voie Etnéenne, et qui traverse Catane en droite ligne, du bord de la mer au pied de l’Etna, comme si, a dit un voyageur, les habitants qui ont planté leurs fiers palais le long de cette voie avaient voulu offrir aux colères du volcan un chemin digne de lui.

Dans les moments de crise où le temps ne suffit plus, où l’heure semble courir plutôt que marcher, où les forces humaines sont aux prises avec l’impossible dans un travail ardent, bien peu d’hommes sont doués d’assez de volonté pour conserver l’espoir de triompher. Il s’agit tout simplement, dans ces moments-là, de décupler ses propres facultés et d’accomplir un miracle. La plupart des ouvriers se sentirent découragés, et proposèrent d’abandonner cette construction volante, de masquer le passage avec des fleurs et des toiles : enfin, de laisser aux ordonnateurs de la fête la désagréable surprise d’une infraction à leur plan. Pier-Angelo ranima ceux qui parurent de bonne volonté et se mit à l’ouvrage. Michel fit des prodiges pour les seconder, et, en dix minutes, l’ouvrage qu’on avait déclaré devoir durer deux heures fut terminé comme par magie.

« Michel, dit alors le vieillard en essuyant son front nu jusqu’à l’occiput, je suis content de toi, et je vois que tu es un bon ouvrier ; ce qui, à mes yeux, est indispensable à quiconque veut devenir un grand artiste. Ne se dépêche pas qui veut, et la plupart de ceux qui font vite font mal. Il ne faut pas les mépriser pour cela. Selon le cours ordinaire des choses, tout travail demande du sang-froid, du calcul, de l’ordre, de la prévoyance, enfin du raisonnement… oui, même pour charger une charrette de cailloux, il y a mille manières de s’y prendre, et une seule bonne. Celui-ci en prend trop avec sa pelle, celui-là pas assez ; l’un élève trop le bras, et jette par dessus la charrette ; l’autre ne lève pas assez, et jette tout dans les roues. N’as-tu jamais examiné, comparé et réfléchi, en regardant les plus simples travaux de la campagne ? As-tu vu bêcher la terre ? Pour cela comme pour le reste, il y a un bon ouvrier sur vingt maladroits. Et que sait-on, si celui qui bêche à lui seul autant que quatre, sans se fatiguer et sans perdre une seconde, n’est pas un homme supérieur qui ferait admirablement bien des choses plus savantes ? Voyons, que t’en semble ? Moi, je me suis toujours imaginé cela, et en voyant les jeunes filles cueillir des fraises dans la montagne, j’aurais deviné celle qui devait un jour le mieux tenir son ménage et le mieux élever ses enfants. Crois-tu que je divague ? réponds.

― Je pense que vous avez raison, mon père, répliqua Michel en souriant ; pour aller vite et bien, il faut pouvoir réunir la présence d’esprit à l’ardeur de la volonté ; il faut avoir la fièvre dans le sang et la tête lucide. Il faut penser et agir simultanément. Non, certes, cela n’est pas donné à tous ; et c’est une chose affligeante de voir tant d’organisations débiles et incomplètes, pour un si petit nombre de calmes et de puissantes. Hélas ! je m’effraie de moi-même, malgré les éloges que vous venez de me donner ; car je me sens rarement dans cette disposition souveraine et féconde, et, si j’y ai été tout à l’heure, c’est à votre exemple que je le dois.

― Non, non, Michel, il n’y a pas d’exemple qui serve aux impuissants. Pauvres êtres ! ils font ce qu’ils peuvent, et c’est une raison pour que les plus robustes et les plus capables se fassent un devoir de les soulager. Ne sens-tu pas du contentement et de l’orgueil de l’avoir fait ?

― Vous avez raison, mon père ! vous savez trouver le côté noble et légitime de mes instincts mieux que moi-même. Ah ! Pier-Angelo ! tu ne sais pas lire, et tu m’as fait apprendre mille choses que tu ne connais pas. Pourtant, tu es la lumière de mon âme, et, à chaque pas, je sens que tu ouvres les yeux à un aveugle.

― C’est bien dit, cela ! s’écria le bon Pierre avec un ravissement naïf. Je voudrais que cela fût écrit. C’était comme quand les acteurs récitent de belles sentences sur la scène. Voyons, comment as-tu dit ? répète cela. Tu m’as tutoyé, tu m’as appelé par mon nom, comme si je n’étais pas là et que tu vinsses à penser à ton vieux ami… Oh ! j’aime les belles paroles, moi ! Pier-Angelo, tu ne sais pas lire… tu as commencé ainsi… Et puis, tu t’es comparé à un aveugle dont j’étais la lumière, moi, pauvre ignorant, mais dont le cœur voit clair pour toi, Michel… Je voudrais savoir faire des vers en pur toscan ; mais je ne sais qu’improviser dans mon dialecte de Sicile, où, pourvu qu’on rime en i et en ù, on arrive toujours à faire quelque chose qui ressemble à des vers. Si je pouvais, je ferais une belle chanson sur l’amour et la modestie d’un fils qui attribue à son vieux bonhomme de père tout ce qu’il découvre de lui-même : une chanson !… il n’y a rien de plus parfait au monde qu’une bonne chanson… J’en sais beaucoup, mais il y en a peu dont je sois parfaitement content. Je voudrais pouvoir refaire à toutes quelque chose qui manque. Cela me fait penser qu’il faudra que je chante ce soir à souper. Hum ! après avoir avalé tant de poussière ! mais il y aura de bon vin à la buvette des ouvriers. Tu ne veux donc pas y venir ? Décidément tu n’aimes pas à trinquer avec tout le monde. Tu as peut-être raison, toi. On te dit fier ; mais, d’un autre côté, tu es sobre et digne. Il faut faire ce qui te convient. Après tout, tu as beau dire, tu ne seras jamais, quoi que tu fasses, un simple ouvrier comme moi. Tu m’aides comme un manœuvre à l’heure qu’il est, et c’est bien. Mais une fois nos petites dettes payées, tu retourneras à Rome, car j’entends que tu continues ces nobles études qui te charment.

― Ah ! mon père, chacune de vos paroles me perce le cœur. Nos petites dettes ! c’est moi qui les ai contractées, et non pas seulement pour de bonnes études, mais pour de sots amusements et de folles vanités d’enfant. Et quand je songe que chaque année passée par moi à Rome vous coûte tout le fruit de votre labeur !

― Eh bien ! pour qui donc gagnerais-je de l’argent, si ce n’était pour mon fils ?

― Mais vous vous privez !

― De rien du tout. Je trouve, partout où l’on m’emploie, de l’amitié, de la confiance ; et, sauf un peu de bon vin, qui est le lait des vieillards, et qui, Dieu merci, n’est ni rare ni cher dans nos heureux climats, je n’ai besoin de rien. Que faut-il à un homme de mon âge ? Ai-je besoin de songer à l’avenir ? Ta sœur est laborieuse : elle trouvera un bon mari. Mon sort n’est-il pas ce qu’il sera jusqu’à ma dernière heure ? Je n’ai rien de nouveau à apprendre dont je puisse faire usage. Pourquoi amasserais-je de l’argent ? En amasser pour ton âge mûr, serait folie : ce serait priver ta jeunesse des moyens de se développer et de s’assurer l’avenir.

― Hélas ! c’est votre avenir qui m’effraie justement, mon père ! L’avenir d’un vieillard, c’est la perte des forces, les infirmités, l’abandon, la misère ! Et, si tous vos sacrifices étaient perdus ! Si j’étais sans vertu, sans intelligence, sans courage, sans talent ! Si je n’arrivais pas à faire fortune, à bien marier ma sœur et à vous assurer de l’aisance et de la sécurité pour vos vieux jours !

― Allons, allons ! c’est outrager la Providence que de douter de soi-même quand on se sent porté à bien faire. D’ailleurs, mettons tout au pire, et tu verras que rien n’est perdu. Je suppose que tu ne sois qu’un artiste ordinaire ; tu gagneras toujours ton pain, et, comme tu as de l’esprit, tu sauras te contenter des plaisirs qui seront à ta portée. Tu feras comme moi, qui, sans jamais être riche, ne me suis jamais considéré comme pauvre, n’ayant jamais eu plus de besoins que de ressources. C’est une philosophie que tu ne connais pas encore, parce que tu es dans l’âge des grands désirs et des grandes espérances, mais qui te viendra si tes projets échouent. Je n’admets pas encore qu’ils puissent échouer. Voilà pourquoi je ne te prêche pas maintenant la modération. La puissance vaut encore mieux. Celui qui court bien au jeu de bagues est enivré de joie. Il remporte le prix et s’applaudit d’avoir osé courir. Mais celui qui a rompu des lances en pure perte s’en va chez lui en disant : j’ai du malheur, je ne jouerai plus. Et celui-là est encore content d’avoir profité de l’expérience et de pouvoir se donner une sage leçon à lui-même. Mais je sens la brise du soir sécher un peu trop vite la sueur sur mon vieux front ; je vais me rafraîchir à l’office. Toi, puisque tu n’as plus rien à faire ici, rassemble nos outils et va-t’en à la maison.

― Et vous, mon père, quand donc rentrerez-vous ?

― Ah ! moi, Michel, je ne sais trop ni quand ni comment ! cela dépendra du plaisir que j’ aurai à souper. Tu sais qu’au fond je suis sobre et ne bois pas plus que ma soif ; mais si l’on me fait chanter et rire, et babiller, je m’exalte, j’entre dans des accès de joie et de poésie qui m’emmènent jusque dans la lune ; et, alors, il ne faut plus me parler d’aller me coucher. Ne sois pas inquiet de moi. Je ne tomberai pas dans un coin, je n’ai pas l’ivresse des brutes ; j’ai celle des beaux esprits, au contraire, et je ne me conduis jamais plus raisonnablement que quand je me sens un peu fou ; c’est-à-dire que je travaillerai encore ici demain au grand jour, pour aider à défaire tout ce que nous avons fait cette semaine, et que je serai moins fatigué que si j’avais passé la nuit dans mon lit.

― Vous devez bien me mépriser de ne savoir pas trouver dans le vin cette force surhumaine qu’il vous donne !

― Tu n’as jamais voulu essayer !… s’écria le vieillard ; et il reprit tout aussitôt : Et tu as bien fait ! parce qu’à ton âge c’est un stimulant inutile. Ah ! quand j’étais jeune, le moindre regard de femme m’eût donné plus de force que toute la cave de la princesse ne m’en donnerait à l’heure qu’il est ! Allons, bonsoir, mon enfant. »

En parlant ainsi, Pier-Angelo remontait le perron de bois qu’il venait de construire, car il avait causé avec son fils dans le jardin, où il s’était jeté sur le gazon pour reprendre haleine. Michel l’arrêta, et, au lieu de le quitter :

« Mon père, dit-il avec une émotion extraordinaire, est-ce que vous aurez le droit de rester dans ce bal après que le beau monde sera entré ?

― Mais certainement, répondit Pier-Angelo surpris du mouvement du jeune homme. Nous avons été choisis plusieurs de chaque profession, en tout une centaine d’ouvriers d’élite, pour veiller à ce que rien ne se dérangeât durant la fête. Au milieu d’un semblable mouvement, une charpente peut fléchir, une toile se détacher et s’enflammer aux lustres ; mille accidents doivent toujours être prévus, et un certain nombre de bras éprouvés tout prêts à y porter remède. Nous n’aurons peut-être rien à faire, et alors nous passerons joyeusement la nuit à table ; mais, à tout événement, nous sommes là. De plus, nous avons le droit de circuler partout, afin de donner notre coup d’œil et de prévenir l’incendie, la confusion, la mauvaise odeur des lumières qui s’éteignent, la chute d’un tableau, d’un lustre, d’un vase, que sais-je ? On a toujours besoin de nous, et, à tour de rôle, nous faisons notre ronde, ne fût-ce que pour empêcher les filous de s’introduire.

― Et vous êtes payés pour faire ce métier de serviteurs ?

― Nous sommes payés si bon nous semble. À ceux qui le font par pure amitié, la princesse fait toujours quelque agréable présent, et, pour les vieux amis comme moi, elle a toujours de bonnes paroles et des attentions délicates. Et puis, d’ailleurs, quand même cela ne rapporterait rien, n’est-ce pas un devoir pour moi de mettre ma prévoyance, mon activité et ma fidélité au service d’une femme que j’estime autant qu’elle ? Je n’ai pas encore eu besoin d’elle ; mais j’ai vu comment elle secourait ceux qui tombent dans la peine, et je sais qu’elle me panserait de ses mains si elle me voyait blessé.

― Oui, oui, je sais cela, dit Michel d’un air sombre : bienfaisance, charité, compassion, aumône !

― Allons ! allons ! maître Pier-Angelo, dit un valet en passant auprès d’eux, voici le moment de remettre vos habits. Ôtez votre tablier, le monde arrive ; passez au vestiaire, ou à la buvette d’abord, si bon vous semble.

― C’est juste, dit Pier-Angelo, nous sommes un peu mal peignés pour coudoyer de si belles toilettes. Adieu, Michel, je vais me faire beau. Va-t’en te reposer. »

Michel jeta un regard sur ses vêtements poudreux et tachés en mille endroits. L’orgueil lui revint ; il descendit lentement les gradins qui le ramenaient à la grande salle et la traversa au milieu des groupes étincelants qui commençaient à s’y répandre. Un jeune homme, qui entrait au moment où Michel allait sortir, le heurta assez rudement. Michel allait se fâcher ; mais il se calma en voyant que ce jeune homme était aussi préoccupé que lui.

C’était un garçon de vingt-cinq ans environ, d’une petite taille et d’une figure charmante. Cependant sa physionomie et sa démarche avaient quelque chose de singulier qui fixa l’attention de Michel, sans qu’il pût trop se rendre compte à lui-même de l’intérêt qu’il pouvait prendre à cet inconnu. Il fallait bien pourtant qu’il y eût en lui quelque chose d’insolite, car le gardien auquel il avait remis son billet d’entrée reporta plusieurs fois ses yeux de lui à la carte, et réciproquement, comme s’il eût voulu bien s’assurer qu’il était en règle. À peine l’inconnu eût-il fait trois pas que les regards des autres arrivants se portèrent sur lui, comme par un instinct de contagion, et Michel, resté debout près la porte, entendit une dame dire au cavalier qui l’accompagnait : « Qui est-ce ? je ne le connais pas.

― Ni moi, répondit le cavalier ; mais que vous importe ? Dans une réunion aussi nombreuse que va l’être celle-ci, croyez-vous donc que vous ne rencontrerez pas beaucoup de figures nouvelles ?

― Certes, je m’y attends, reprit la dame, et nous allons avoir, dans ce bal payant, un amalgame qui nous divertira. Et, pour commencer, je m’amuse de ce personnage qui vient d’entrer et qui s’arrête court sous le premier lustre, comme s’il cherchait son chemin dans cette grande salle. Regardez-le donc, il est fort étrange ; c’est un joli garçon !

― Vous êtes vraiment fort occupée de ce garçon-là, dit le cavalier, qui, amant ou mari, connaissait sa Sicilienne par cœur. Aussi, au lieu de regarder celui qu’on lui montrait, il regarda derrière lui, pour voir si, pendant qu’on occupait son attention d’un côté, on ne tendait pas un billet doux, ou si on n’échangeait pas un regard d’intelligence du côté opposé. Mais soit vertu, soit hasard, la dame était de bonne foi dans ce moment-là et ne regardait que l’inconnu. »

Michel ne s’en allait pas, et pourtant il ne pensait plus à l’étourdi qui l’avait heurté : il avait aperçu, tout au fond de la salle, une robe blanche et une couronne de diamants qui scintillaient comme de pâles étoiles. Il n’avait vu la princesse qu’un instant, et il y avait, dans le bal, bien d’autres femmes en blanc, bien d’autres diadèmes de pierreries. Pourtant il ne s’y trompait point et ne pouvait en détacher ses regards.

La dame et le cavalier qui venaient de commenter l’arrivée du jeune homme inconnu s’éloignaient, et un autre groupe parlait à côté de Michel.

« J’ai vu cette figure-là je ne sais où, disait une dame. »

Une belle personne pâle, qui donnait le bras à celle-ci, s’écria, avec un accent qui tira Michel de sa rêverie :

« Ah ! mon Dieu ! quelle ressemblance !

― Eh bien ! qu’avez-vous donc, ma chère ?

― Rien ; un souvenir, une ressemblance ; mais ce n’est point cela…

― Mais quoi donc ?

― Je vous le dirai plus tard. Regardez d’abord cet homme-là.

― Ce petit jeune homme ? décidément je ne le connais pas.

― Ni moi non plus ; mais il ressemble d’une manière effrayante à un homme que… »

Michel n’en entendit pas davantage ; la belle dame avait baissé la voix en s’éloignant.

Quel était donc ce personnage qui ne faisait que d’entrer, et qui, déjà, produisait une impression si marquée ? Michel le regarda et le vit revenir sur ses pas, comme s’il voulait sortir ; mais il s’arrêta devant lui, et lui dit d’une voix douce comme celle d’une femme : « Mon ami, voulez-vous bien me dire laquelle de toutes les dames qui sont déjà ici est la princesse Agathe de Palmarosa ?

― Je n’en sais rien, répondit Michel, poussé par je ne sais quel instinct de méfiance et de jalousie.

― Vous ne la connaissez donc pas ? reprit l’inconnu.

― Non, Monsieur, répondit Michel d’un ton sec. »

L’inconnu rentra dans le bal, et se perdit dans la foule, qui grossissait rapidement. Michel le suivit des yeux et remarqua quelque chose de singulier dans son allure. Quoiqu’il fût mis à la dernière mode et avec une recherche qui frisait le mauvais goût, il semblait gêné dans ses habits, comme un homme qui n’aurait jamais porté un frac noir et des chaussures fermées. Il y avait pourtant dans ses traits et dans son air quelque chose de fier et de distingué qui ne sentait point le petit bourgeois endimanché.

Comme Michel se retournait pour s’en aller décidément, il vit que le hallebardier qui gardait la porte était préoccupé aussi de la tournure de l’inconnu.

« Je ne sais pas, disait-il au majordome Barbagallo, qui venait d’approcher de lui, apparemment pour l’interroger ; je connais un paysan qui lui ressemble, mais ce n’est pas lui. »

Un troisième subalterne approcha et dit :

« Ce doit être le prince grec arrivé hier ou quelqu’un de son escorte.

― Ou bien, reprit le hallebardier, quelque attaché de l’envoyé égyptien.

― Ou bien encore, ajouta Barbagallo, quelque négociant levantin. Quand ces gens-là quittent leur costume pour s’habiller à l’européenne, on ne les reconnaît plus. A-t-il acheté son billet à la porte ? C’est ce que vous ne devez permettre à personne.

― Il avait son billet à la main, je l’ai vu le présenter ouvert, et le contrôleur a même dit : « La signature de Son Altesse. »

Michel n’avait pas écouté cette discussion ; il était déjà loin sur le chemin de Catane.

Il regagna son pauvre logis et s’assit sur son lit ; mais il oublia de se coucher. En rejetant en arrière sa chevelure, dont le poids lui brûlait le front, il en fit tomber une petite fleur. C’était une fleur de cyclamen blanc. Comment s’était-elle brisée et accrochée à ses cheveux ? Il n’y avait pas de quoi s’étonner ni s’inquiéter beaucoup. Le lieu où il avait travaillé, remué, passé et repassé cent fois, était tapissé, en mille endroits, de tant de fleurs de toutes sortes !

Michel ne s’en souvint pourtant pas. Il se rappela seulement un énorme bouquet de cyclamen que la princesse de Palmarosa tenait à la main, au moment où il s’était penché avec agitation pour la lui baiser. Il approcha cette fleur de ses lèvres ; elle exhalait une odeur enivrante. Il prit sa tête à deux mains. Il lui sembla qu’il devenait fou.