Le Piéton de Paris/De l’Opéra à Montparnasse

Gallimard (p. 137-145).

DE L’OPÉRA À MONTPARNASSE

En dehors du « Bœuf sur le Toit », du « Grand Écart » et de « Florence », que nous fréquentions à quelques-uns, comme une administration, comme le Ministère de la Nuit, bien plus comme pour une sorte d’opium et de dérivatif que par goût de la noce, je suis entré à peu près dans tous les bars qui, depuis quinze ans, donnent à Montmartre des allures de sport, d’exposition, de gare, et emplissent ces quartiers d’odeurs de chair et d’émeutes. Bars éphémères, incrustés, usés, inamovibles, russes, nègres, malgaches, lesbiens, platoniques, kermesse tumultueuse, qu’aucune ville du monde n’a pu faire entrer dans sa substance.

Dix fois ces lieux de danse et d’abandon ont changé de propriétaires et d’enseignes. Ils ont porté des noms d’oiseaux et de ports lointains, des noms tirés du Zodiaque et de la bibliothèque de l’Opéra, ou parfois empruntés à des romans, et ce vocabulaire chantant, qui ornait Paris de la place Blanche à la rue Delambre, augmentait encore la valeur de la nuit et la jouissance des noctambules.

Il me fut donné un certain hiver de visiter une vingtaine de ces boîtes en une seule nuit. Comme je descendais du « Grand Écart » pour aller serrer la main de Jef Kessel qui fêtait ce soir-là son Prix du Roman dans le quartier, en compagnie de Tardieu, de Chiappe et de Santo-au-louis-facile, de Santo, qui régnait à cette époque sur la rue Fontaine, je fus abordé devant le « Zellis », qui s’appelle aujourd’hui carrément « Chez les Nudistes », par un nègre ravissant, bien élevé, très baise-mains, et possesseur pour le surplus d’un pardessus chaud et soigné de propriétaire de chevaux. Pas un nègre de jazz ou de ring. Un nègre cultivé que se disputaient quelques dames et qui eut son heure de célébrité, rapport, disait un barman de la même couleur, à des trucs en bois et en ficelle qu’il leur refilait gentiment. Sculptures invraisemblables d’ailleurs, mais, enfin, il en faut pour tous les goûts.

Cet artiste, que l’on appelait, je crois, Zilou, chez les admiratrices de l’art nègre, avait voulu tâter de la vie nocturne et se trouvait sans argent au beau milieu de Montmartre. Sans argent est une façon de parler, car le compteur du taxi qui stationnait devant le cabaret marquait cent vingt-huit francs, et son occupant ne fit aucune difficulté pour m’avouer qu’il devait toucher cette même nuit, pour prix d’un rossignol vendu à une collectionneuse, une somme de trois mille francs.

— Où est-elle, votre acheteuse ? demandai-je ?

— Je ne sais pas, répondit le sculpteur : elle m’a donné rendez-vous dans une boîte dont j’ai oublié le nom.

— À Montmartre ou à Montparnasse ?

— Je ne sais pas non plus. Un nom en èze ou en ur…

Le mieux était de visiter quelques boîtes : il n’y en a guère que dix où l’on puisse espérer trouver les gens que l’on cherche. Comme mon bonhomme ne connaissait pas grand’chose à la géographie parisienne, je lui proposai de l’accompagner dans sa petite enquête. Ce qu’il accepta d’emblée, et nous grimpâmes en taxi. Notre première visite fut pour le « Liberty’s », où Bob trinquait avec le Conseil d’Administration d’une Compagnie Fermière, époux bardés de plastrons qui s’amusaient comme des petites filles. Mais nous n’aperçûmes pas la mécène.

— Je crois que ce n’est pas sa place, murmura le nègre, qui avait l’œil.

Je priai le taxi d’attendre bien sagement au coin de la place Pigalle et du cinéma qui termine la rue. Un petit vent sournois à odeur de vin blanc trottait le long des maisons. Chauffeurs et chasseurs battaient la semelle devant les établissements d’où s’échappaient des fumets appétissants. Il nous venait à la gorge des envies d’omelettes et de bouillottes, mais le sculpteur n’avait pas de temps à perdre, car le compteur du taxi mijotait. Nous entrâmes successivement dans tous les bars de la rue, en commençant par le côté pair. On nous vit au Grand Duc, chez Lajunie, au Caveau Caucasien. Nous nous risquions dans ces bars minuscules qui ne résistèrent pas à la crise. Partout un visage connu nous apparaissait entre les couples tournoyants. Chaque coin de Paris semblait avoir envoyé un ambassadeur ou une ambassadrice dans chaque coin de Montmartre. Mais de dame au chèque, aucune trace.

Zilou prenait la chose gaiement et trouvait encore le moyen de sourire aux invitations des filles emmitouflées de la rue froide, qu’il prenait pour des figurantes bien stylées et polies de la « Capitale du Plaisir ». Pendant ce temps, le compteur ne s’était pas ennuyé. Il s’appelait deux cent soixante francs. L’idée qu’une course à Montparnasse s’imposait nous parut la meilleure. Pendant le trajet, le nègre me fit quelques confidences d’un ordre élevé, et conclut sur la nécessité de trouver le plus tôt possible son acheteuse, et non pas seulement parce que la fièvre du compteur avait quelque chose d’agaçant, mais parce que le projet d’un petit souper venait d’éclore en nous.

Au « Jockey », que nous avions choisi comme première étape, je reconnus d’abord un danseur en veste de cuir, autre chauffeur de taxi, entre deux tangos. Ce brave garçon, qui avait une voix chaude et gentille, chantait dans d’autres bars, faisait la quête à la manière du diseur classique, et venait dépenser le produit de sa collecte à Montparnasse, en vrai client. Paul Morand a fait de ce débrouillard, qui eut son petit succès auprès de personnes que je ne nommerai pas, le héros d’une nouvelle excellente.

La décoration du « Jockey » et le sans-gêne des clients firent impression sur la sensibilité de Zilou. Quelques amis communs nous ayant reconnus, il nous fut impossible de refuser un whisky, ce qui permit au compteur d’atteindre les environs de 300 francs. Quand je pense à cette chasse à la femme, il me souvient d’avoir serré au passage la main de Marie Laurencin, de Derain, de Peignot, sous l’œil attristé du sculpteur qui ne savait s’il devait se fâcher ou pleurer. Vers une heure du matin, sommés par la faim, nous entrâmes dans une gargote tapie dans l’ombre de la gare Montparnasse. Un caboulot terne et bas de plafond, d’une touffeur d’aspic populaire. Le patron nous assigna une place à côté d’un groupe de charcutiers à têtes d’enfants de chœur enfoncés dans une partie de cartes. On nous servit des huîtres qui avaient la fièvre, suivies d’un tronc de saucisson qui fleurait la locomotive. Pendant ce temps, le compteur se gorgeait de francs et de centimes.

— Qu’allez-vous faire ? demandai-je à Zilou.

— Attendre, répondit-il. Le café est ouvert toute la nuit. Demain matin, je téléphonerai à la dame. Elle me feüa délivrer pâ son chauffeü.

— En comptant bien, hasardai-je, il reste encore une dizaine de bars dans Paris. Nous n’avons pas visité les Champs-Élysées, la rue Molière, la rue Caumartin. La nuit ne fait que commencer. Après tout, il n’est guère que quatre heures ?

— J’ai sommeil, murmura le jeune nègre, dont le corps était attiré par la banquette.

Je réglai notre immangeable souper et quittai l’artiste au petit jour. Le chauffeur du taxi ronflait à son poste et rêvait à un billet de cinq cents francs. Je passai prestement devant lui, comme on passe devant un tailleur.

Je devais revoir Zilou quelques années plus tard chez Suzy Solidor, mais il ne me reconnut pas, car je portais la barbe le jour du chèque. J’appris par hasard qu’il ne sculptait plus ; il est, paraît-il, figurant de cinéma. Ce soir-là, il écoutait Suzy chanter d’une voix âpre et violente des récits nostalgiques et qui le poussaient sans doute à réfléchir aux singularités de la nuit parisienne. Du moins, il avait bien choisi son endroit pour méditer, car Suzy Surcouf Solidor est une femme curieuse et attachante. Elle fit ses premières armes dans le bataillon de Deauville, en compagnie de Mme de Brémond d’Ars, qui est le raffinement même. Yvonne initia Suzy à l’art difficile de s’habiller discrètement, de sourire et de séduire. Fait d’un mélange de « rusticité bretonne » et d’ « aristocratie maritime » le fond était merveilleux. Suzy se montra bonne élève, mais les deux amies se séparèrent après un tendre voisinage de sept ans.

À peine arrivée à Paris, Suzy ouvrit quai Voltaire une boutique de curiosités qu’elle n’hésita pas à baptiser : « À la Grande Demoiselle ». Le dimanche, la boutique se transformait insensiblement en auberge, car les amis de Suzy en amenaient d’autres, et le pique-nique s’organisait de lui-même au milieu d’une forte camaraderie, que rehaussaient encore des chansons de matelots. Une fille très jolie, accorte et fine, Line, dirigeait admirablement ce relais galant et tenait lieu de dépensière, d’économe, de caviste et de cuisinière. De là à fonder un bar « comme les autres » il n’y avait qu’un pas. On leur dénicha un coin charmant, qui n’était autre que l’ancienne boîte Pizella. Suzy et Line, qui ont de la lecture, voulurent appeler l’établissement : « l’Amant de Lady Chatterley », mais on leur fit remarquer que leurs invitées, qui préféraient lire le bouquin et n’en pas parler, allaient faire la petite bouche. Quelqu’un qui a le sens des mises en pages, leur proposa tout simplement « la Vie Parisienne », et il ne se trompait pas, car ce titre, qui évoque Offenbach, le prince de Sagan, Boni de Castellane, Émilienne d’Alençon, Liane de Pougy, ne devait pas tarder à faire accourir rue Sainte-Anne les noctambules les plus huppés de Paris, à commencer par Van Dongen, qui fit le portrait de Suzy, jusqu’au brave Zilou qui ne fit jamais le portrait de personne…

LES BARS DU TYPE ORIENTAL ET « MYSTÉRIEUX »

La chromo, en allemand le kitch, existe dans le domaine des cabarets de nuit. Restaurants bizarres, généralement slaves, qui sont à la fête nocturne ce que la quincaillerie catholico-lugubre de la place Saint-Sulpice est à l’art. Nous n’aimons pas beaucoup ça. Entr’ouvrons pourtant ensemble ce velours décoré, ces tonnes de soie parfumée qui tiennent lieu de portes dans deux de ces bars : Shéhérazade et Casanova, aux noms qui troublent l’éternel calicot.

Shéhérazade et Casanova ont été, furent, sont et seront, quelles que soient les guerres futures, des boîtes russes où les garçons et les maîtres d’hôtel, sommeliers, barmen et portiers, sanglés dans des uniformes de hauts dignitaires, sont des princes ou jouent au prince désabusé, baisant la main des soupeuses, et méprisent hautainement le client, par principe, comme le boyard méprisait le moujik, et le Grand-Duc Lucien Guitry. Avec un certain toupet, d’ailleurs. Mais, ici, on leur pardonne cette hauteur, car on se demande quel peut bien être le noctambule éperdu qui se glisse dans ces antres sans lumière et sans chair.

Voici un Allemand du type judéo-cinématographique, venu en France pour tourner Molière, Renan et Courteline… Il est flanqué de son épouse, ancienne tenancière de quelque chose, salon ou banque, dans le Berlin d’avant Hitler, et collectionneuse de fourrures, ainsi que la rue de la Paix ne saurait tarder à l’apprendre. En attendant, tous deux ont droit à l’admiration des princes faux ou vrais, arméniens ou lapons, des marchands de perles, nobles récents, des metteurs en scène byzantins qui confondent Renoir et Dranem, un Vosne Romanée et l’Idéal Watermann ; de ces gens, enfin, qui ont l’air de souffrir d’une dyspepsie de chèques sans provision ou d’expulsions mal digérées, et qui paraissent danser en chaussettes dans le souvenir de Saint-Pétersbourg.

Voici, qui bâillent à côté d’eux, bouffis de suffisance et marinés dans la même nullité, deux jeunes représentants du cinéma français, et quand je dis cinéma, c’est pour être poli. Elle, très femme de chambre de grande grue de chef-lieu, mais gentille, et d’une bêtise de fraises à la crème. Lui, plus solennel : C’est l’escroquerie à particule, les dents lavées à la poudre de riz. Il s’entraîne au genre flegmatique de seigneur d’Hollywood et porterait, s’il osait, du caviar en guise de pochette. Sur la même banquette sommeille un marchand de cigares mexicain, orné d’un pif aux narines énormes et semblable à une carabine à deux coups. Enfin, voici le directeur d’une feuille de chantage, sorte de grand lâche intoxiqué de fonds secrets, en compagnie d’une fille de cuisine qui a tourné à Joinville, qui est douée de charme slave et qu’on a « refilée » comme vraie.

J’aime encore mieux le vieux monsieur à barbe du vestiaire qui vous tient votre pardessus comme un reliquaire et vous le rend comme s’il allait vous le vendre très cher. C’est un vieil homme de lettres, bâtard possible de Tourguenev, et qui ne déleste pas les Français, lui, comme faisait le grand Dostoïevski, qui ne les connaissait pas. Boîtes pour les nouveaux riches du snobisme, pour la noblesse ruinée, lourde et dépensière de l’Europe Centrale, restaurants faussement langoureux où se retrouve chaque nuit, comme un banc d’esturgeons, ce qu’il y a de plus fignolé dans le genre pimbêche, de plus endetté dans le genre métèque, de plus prétentieux dans le genre cinéma, de plus aigre dans le genre intellectuel. Et pas un là-dedans qui ait jamais fait bondir un beau brin de Duchesse, ni fait rire un « Rombier » !