Le Phylloxéra et la nouvelle maladie de la vigne/02
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LE PHYLLOXÉRA
ET LA NOUVELLE MALADIE DE LA VIGNE.
II
Lorsqu’un vignoble commence à être atteint par le phylloxéra, plusieurs ceps, groupés en un point déterminé, s’y font remarquer par l’arrêt de leur végétation : les pousses qui, au printemps, se montraient pleines de promesses s’atrophient et se rabougrissent peu à peu, les grappes cessent d’annoncer une riche récolte et les feuilles jaunies forment tache au milieu de la plantation. C’est un premier centre d’attaque qui s’élargit sans cesse, et autour duquel tout s’étiole et se dessèche progressivement par zones concentriques successives, jusqu’aux dernières limites du champ.
Lorsque le mal sévit avec force, il n’est pas rare de voir plusieurs foyers d’infection naître simultanément dans le même vignoble, et, souvent, cette sorte de gangrène se déclare brusquement en des localités notablement éloignées des foyers déjà connus. Sous l’influence de ces deux modes de propagation, par contagion irradiante ou par sauts plus ou moins étendus, de vastes contrées ne tardent guère à être envahies sur tous les points et ruinées d’une manière complète.
Pour déterminer la cause du dépérissement des vignes, il faut, dans le courant de la belle saison, examiner de près les racines des ceps attaqués. On doit s’adresser de préférence à ceux de ces ceps qui présentent encore tous les signes extérieurs de bonne santé, mais situés sur la limite du cercle qui s’est formé autour du foyer initial dont la place est marquée par les pieds complétement desséchés. Les racines de ces ceps sains en apparence et à rameaux souvent chargés de récolte, se montrent couvertes de myriades de pucerons presque microscopiques qui ne sont autres que des phylloxéras. Les parties les plus ténues elles-mêmes, les radicelles, le chevelu disparaissent parfois sous une sorte d’écorce formée par l’accumulation des parasites, de leurs œufs et de leur progéniture aux divers états de son développement. Elles frappent encore l’attention de l’observateur par les boursouflures ou les renflements qu’elles présentent de distance en distance, et qui les font ressembler à des chapelets de grains fusiformes (fig. 1, 4). Cette apparence est tout à fait caractéristique et établit une distinction fondamentale entre la maladie actuelle et tous les autres genres d’altération des racines, observées jusqu’ici dans les vignes, tels que le blanquet ou pourridié du Comtat, reconnu aujourd’hui comme le fait d’un champignon souterrain, et la maladie de la Camargue qui paraît devoir être attribuée à l’excès de sel dans le sous-sol.
Le phylloxéra se comporte de la même manière que ces véritables sangsues des végétaux, connues sous le nom de pucerons, de cochenilles ou de kermès : il pique de son suçoir les parties jeunes des racines, pour aspirer et se nourrir des sucs qui les imprègnent. Ces piqûres multipliées irritent évidemment les tissus si délicats des organes d’absorption : la séve s’extravase, sa circulation devient irrégulière, le travail de nutrition des radicelles en voie d’accroissement, se trouble ; certains points de ces radicelles s’hypertrophient, et donnent bientôt naissance aux renflements caractéristiques dont nous venons de parler. Le phylloxéra en s’attaquant avec cette énergie à des organes aussi essentiels, tarit la principale source d’alimentation de la plante et amène bientôt ainsi l’atrophie et le dépérissement des parties aériennes.
Au fur et à mesure qu’on se rapproche du centre d’invasion du vignoble, c’est-à-dire des pieds les plus anciennement atteints et complètement détruits depuis un temps plus ou moins long, les racines se montrent dans un état d’altération de plus en plus avancé, et présentant tous les degrés jusqu’à la pourriture complète. Ces mêmes racines sont, en outre, de moins en moins riches en phylloxéras, car ces parasites ne restent jamais sur les parties qui menacent de se décomposer ; ils quittent les points épuisés pour se transporter sur des racines saines, seules capables de leur fournir en abondance l’aliment dont ils sont avides : de sorte que la marche de la maladie est la marche même du phylloxéra.
III
La part du phylloxéra dans la nouvelle maladie de la vigne, a été l’objet des mêmes discussions que celle des scolytes, dans la destruction des arbres fruitiers et des arbres forestiers.
La présence du phylloxéra est-elle en effet la cause première de la destruction de nos vignobles, ou n’est-elle pas plutôt un simple phénomène consécutif, une cause d’aggravation d’un état pathologique antérieur, provoqué par les intempéries ou le mauvais état du sol ?
Plusieurs auteurs se refusent à admettre que le phylloxéra puisse s’attaquer à des vignes qui ne soient pas déjà affaiblies. L’épuisement du sol est considéré par eux comme une des circonstances qui prédisposent le plus les ceps à l’attaque du parasite.
Les conditions d’existence des végétaux cultivés sont, disent-ils, très-éloignées de l’état normal, et la terre se fatigue à la longue d’alimenter constamment la même plante. Jamais, dans la nature, une espèce n’occupe indéfiniment, et à elle seule, des espaces considérables ; les types les plus divers vivent pêle-mêle sur le même sol. Il y aurait donc avantage à user de plantations intercalaires, ainsi qu’on le fait, d’ailleurs, depuis longtemps dans les potagers, et à entremêler aux vignes des plantes herbacées. Le fourrage indemniserait de la diminution que la vendange subirait par suite de la réduction de l’espace occupé par les ceps ; de plus, ce tapis d’herbes annuelles ou bisannuelles, pourrait être enfoui en vert pour restituer au sol sous forme de principes plus directement assimilables, les matériaux de diverse nature qu’elles lui auraient empruntés. Les vignes, ainsi ravitaillées, referaient peu à peu leur constitution et deviendraient aptes à mieux réagir contre les diverses causes de destruction et, en particulier, contre les attaques des parasites.
Mais on peut objecter que la multiplication si effroyablement rapide des phylloxéras défie les meilleures constitutions, et qu’on a vu maintes fois les vignes les plus robustes vaincues par les hordes de pucerons qui s’étaient abattues sur elles, attirées qu’elles étaient par l’abondance de la sève. En outre, ces redoutables parasites tuent aussi bien les ceps plantés dans les terres vierges, que ceux qui occupent, des sols depuis longtemps viticoles. Enfin, les deux pays classiques, sous le rapport de la culture de la vigne, l’Espagne, et l’Italie, où les plantations sont nourries par le même sol depuis un temps presque immémorial, ont la bonne fortune d’ignorer le phylloxéra.
La culture intensive, forcée, obligeant la vigne à donner chaque année le maximum de récolte, doit, selon d’autres auteurs, altérer la vitalité des ceps et les conduire à un état anémique, qui les désarme contre toute circonstance défavorable : pour peu que les parasites abordent ces vignes surmenées, l’affaiblissement atteint bientôt ses dernières limites, et le phylloxéra achève l’œuvre commencée par la trop grande exigence du viticulteur.
Les mutilations fréquentes auxquelles la vigne est soumise, l’excès du développement de son arborescence, l’abus des bouturages, les marcottages indéfinis, l’usage constant de la taille courte et de l’ébourgeonnement sont pour les mêmes observateurs autant de circonstances capables de provoquer l’état de dégénérescence favorable à l’installation de la nouvelle maladie. Mais l’observation a démontré que les vignes mal cultivées ou abandonnées à elles-mêmes, ne sont pas plus que les autres exemptes des ravages du phylloxéra.
Pour M. de Gasparin, la maladie régnante n’est qu’un effet accidentel dû à la grande gelée de 1867, qui, en provoquant des embarras dans le cours de la sève, a préparé les plants à l’attaque du puceron ; mais les vignes sur lesquelles cette gelée n’a pas agi d’une manière sensible, n’ont pas été plus préservées. Pour ce qui est de l’influence de la sécheresse anomale qui a persisté pendant plusieurs années, il suffit de rappeler que le mal ne s’est pas déclaré partout où elle a régné, et en outre que les vignes les moins malades ne reprennent pas par le retour de l’humidité si le phylloxéra y est déjà installé.
L’influence de la nature du sol et du climat, invoquée à l’époque où le fléau ne désolait encore que les localités voisines du bas Rhône, a perdu beaucoup de sa certitude depuis qu’il a étendu ses ravages à des grandes distances de son point de départ sur les terrains les plus divers et à la fois sous le climat méditerranéen de la Provence et sous le climat océanique de la Gironde.
En présence des objections qu’il est possible d’opposer à leur efficacité, les circonstances que nous venons d’énumérer paraissent devoir être considérées plutôt comme causes d’aggravation que comme causes déterminantes ou prédisposantes. Lorsqu’elles accompagnent le phylloxéra, le dépérissement des vignes marche d’un pas plus rapide, mais le phylloxéra peut se passer de ces auxiliaires et commencer seul l’œuvre de destruction, qu’il poursuivra sans relâche jusqu’au dernier terme.
Les faits suivants fournissent des arguments plus directs aux viticulteurs, qui soutiennent que le phylloxéra suffit pour expliquer la nouvelle maladie.
M. de Serres à Orange, M. Signoret à Fontainebleau ont transporté l’insecte sur des vignes parfaitement saines et en plein état de prospérité : ces vignes ont péri.
On a déplanté des ceps dont les racines étaient couvertes de phylloxéras, on les a lavés et brossés avec le plus grand soin, et lorsque tous les parasites furent ainsi enlevés jusqu’au dernier, on replanta ces ceps dans une terre intacte : depuis cette opération ils sont revenus à leur état normal et n’ont pas cessé un instant d’offrir une végétation vigoureuse. Ce nettoyage des racines a été pratiqué pour la première fois dans les serres d’Irlande, en 1867 ; partout où il a été appliqué depuis, il a continué à donner les mêmes résultats.
M. Faucon, de Graveson, par son ingénieux procédé de l’immersion, a réussi également à débarrasser ses plantations des innombrables phylloxéras qui les avaient envahies : tous les ceps ont repris, et son domaine forme aujourd’hui comme une sorte d’oasis au milieu d’une région complètement dévastée. Ainsi, détruire le phylloxéra, c’est sauver les vignes. Le même viticulteur a constaté de visu le passage du phylloxéra d’une souche malade à une souche voisine jusque-là pleine de vitalité, mais bientôt compromise par le seul fait de la présence du parasite.
Tout s’accorde donc à prouver que le phylloxéra est bien le véritable auteur du désastre de nos vignobles, et que c’est avant tout sur lui que nous devons diriger notre attention et concentrer nos efforts.
Il est évident d’ailleurs que si le mauvais état de santé suffisait pour exposer les vignes aux attaques du phylloxéra, les ceps déjà souffrants devraient être les premiers à subir les atteintes du fléau, et les vignes vigoureuses ne pourraient être saisies par lui qu’après une période de dépérissement préparatoire. Or, lorsqu’on suit la marche irradiante dont nous avons parlé plus haut, on constate aisément que le fléau détruit successivement tous les plants sans distinction et sans se préoccuper en aucune façon de leur état de santé ou de maladie : les souches souffrantes sont achevées, les souches vigoureuses sont tuées de mort violente. Les ceps voisins du centre d’attaque ont la plus belle, apparence : rien, si ce n’est ce voisinage funeste, n’avertit qu’ils vont bientôt périr. L’affaiblissement préliminaire ne peut donc ici être invoqué. Le temps nécessaire manquerait, d’ailleurs, car la mortalité suit la marche même du parasite, toujours à la recherche d’une nouvelle proie et obligé autant par son avidité que par sa multiplication extrêmement active, à élargir rapidement le cercle de ses dévastations. Le phylloxéra devance donc toujours cette prétendue maladie préparatoire qui, selon certains viticulteurs, lui livrerait l’entrée du terrain sur lequel il doit exercer ses ravages.
IV
Le phylloxéra doit être considéré, non comme un véritable puceron, mais plutôt comme un type intermédiaire, entre les pucerons proprement dits et les cochenilles. Il se relie à ces dernières, principalement par la cochenille des serres ; ses rapports avec les pucerons s’établissent surtout par l’adelge ou pou du sapin, à qui il faut attribuer les galles alvéolées si curieuses, qui tuméfient les jeunes rameaux de ce conifère.
Tous les phylloxéras observés sont des femelles, car les mâles se sont jusqu’ici dérobés aux recherches des entomologistes. Ces femelles se présentent sous deux formes : la forme aptère, de beaucoup la plus fréquente, et la forme ailée.
Sous le rapport de l’habitat, on distingue le phylloxéra des racines et le phylloxéra gallicole, logeant dans les verrues bursiformes présentées par les feuilles de certaines vignes. Ces deux phylloxéras sont d’ailleurs identiques comme structure. Le dernier est le seul qui ait été observé aux États-Unis, et sa présence en Europe n’a guère été signalée que dans les localités où des cépages américains ont été importés.
Dates de la découverte du phylloxéra. — Asa Fitch, entomologiste de l’État de New-York, décrit pour la première fois en 1854 sous le nom de pemphigus vitifoliœ, la forme de phylloxéra qui produit des galles sur les feuilles du frost-grape, du Delaware, et de plusieurs autres vignes américaines.
Westwood, professeur à l’université d’Oxford, constate en 1863 la présence d’un hémiptère intermédiaire, entre les aphidiens (pucerons) et les coccidés (cochenilles, kermès), dans les verrues creuses qui couvraient les feuilles de vignes cultivées à Hammersmith, aux environs de Londres. Le même auteur reconnaît, en 1867, que cet insecte (qu’il décrit sous le nom de peritymbia vitisana) attaque les racines aussi bien que les feuilles. Il admet, en 1869, l’identité du péritymbia avec le phylloxéra français.
Le 15 juillet 1868, dans la Provence, le phylloxéra est signalé, pour la première fois, comme l’auteur de la nouvelle maladie de la vigne, par MM. Planchon, Bazille et Sahut, délégués de la Société d’agriculture de l’Hérault. Le parasite est décrit par M. Planchon, professeur à la Faculté des sciences de Montpellier, sous le nom de rhizaphis vastatrix, qui fut changé plus tard par le même auteur en celui de phylloxéra vastatrix, en raison de l’étroite affinité qui relie le nouvel ennemi de la vigne à un parasite du chêne déjà désigné par Boyer de Fonscolombe sous le nom de Phylloxéra quercûs (de φύλλον, feuille, et de εηραίνω, je dessèche).
Exactement, un an plus tard, vers la mi-juillet 1869, le phylloxéra qui n’avait encore été vu en France que sur les racines, est découvert par M. Planchon, à Sorgues, près d’Avignon, logé dans des galles formant saillie à la face inférieure des feuilles. Très-peu de jours après, le 25 juillet 1869, M. Laliman, viticulteur dans le Bordelais, découvrit aussi de son côté le phylloxéra des galles.
Histoire naturelle du phylloxéra. — Le phylloxéra n’est jamais vivipare comme les pucerons, qui ne pondent qu’une fois dans l’année, en automne, après l’apparition des mâles. En toute saison et sous la forme ailée comme sous la forme aptère, le nouveau parasite de la vigne ne pond jamais que des œufs. L’expérience directe a montré que ces œufs sont féconds sans copulation préalable : des larves, écloses dans des bocaux complètement fermés, ont pondu, sans aucun secours, lorsqu’elles furent arrivées à un certain état de croissance. Leurs œufs ont donné naissance à de nouvelles larves, qui, au bout d’un certain temps, se sont mises à pondre à leur tour : c’est donc un nouveau cas de parthénogenèse à placer à côté de ceux, qui nous sont offerts par les pucerons à l’époque de leur viviparité, par les abeilles, les daphnies, etc.
Femelle ailée et jeune femelle aptère, vues en dessous et très-grossies.
La ponte commence au printemps pour s’interrompre dès les premiers froids. Chaque femelle fournit de trente à quarante œufs, qu’elle groupe autour d’elle en tas irréguliers, n’adhérant que faiblement aux racines à l’aide d’une légère viscosité. Ces œufs, remarquables comme, au reste, ceux de beaucoup d’autres parasites, par leur grande force de résistance aux causes de destruction, consistent en de petits ellipsoïdes allongés, à surface lisse ; le grand axe est d’environ 32 centièmes de millimètres, et le petit axe de 17 centièmes. Leur couleur jaune-clair permet de les apercevoir aisément à la surface des racines, qui forme un fond de couleur foncée sur lequel ils se détachent avec la plus grande netteté.
L’éclosion s’opère au bout de douze, de huit ou même de cinq jours, suivant la température.
Les jeunes phylloxéras (fig. 2, 2 et 3, 2), de même couleur que les œufs dont ils sont issus, se montrent sveltes, agiles et dans un état de turbulence continuelle. Ils errent çà et là, à la recherche d’une nourriture plus fraîche et plus succulente que la racine épuisée où a vécu la génération précédente. Ils palpent avec leurs antennes la surface qu’ils parcourent, et sur laquelle ils s’avancent à la manière d’un aveugle, qui se guiderait avec deux bâtons. Cette démarche singulière s’explique par l’état rudimentaire de leurs yeux, réduits à de simples taches pigmentaires, de couleur rouge.
Les antennes (fig. 1, 2) sont formées de quatre articles, dont le dernier plus long et plus gros est taillé en bec de plume. La troncature oblique porte une sorte de chaton, que plusieurs auteurs considèrent comme un organe de sens, sans pouvoir toutefois affirmer s’il est au service du tact, de l’odorat ou de l’ouïe.
Le phylloxéra se fixe toujours en un point où la sève est abondante et d’un accès facile, soit sur les jeunes radicelles dont les tendres tissus peuvent être aisément perforés, soit sur des parties souterraines moins récentes, mais alors dans les fissures de l’écorce d’où sa trompe peut plonger dans les cellules, gorgées de sucs, de la zone génératrice.
Le suçoir du phylloxéra (fig. 1, 1 et fig. 3) rappelle comme celui des autres hémiptères (punaises, réduves, hydromètres, nèpes, ranatres, notonectes, cigales, fulgores, pucerons, cochenilles, kermès), la disposition du trocart des chirurgiens. Il consiste en un tube formé de trois articles, placés bout à bout et logeant dans son intérieur, à la manière d’un étui, trois aiguilles protractiles. Les deux aiguilles latérales ne sont pas autre chose que des mandibules transformées, et l’aiguille médiane, manifestement plus large, représente les deux mâchoires également transformées toujours distinctes chez les autres hémiptères, mais soudées en une seule tige effilée chez le suceur de la vigne.
Les pattes (fig. 1, 3) sont armées d’un ongle, qui permet au phylloxéra de se cramponner aux fines aspérités de l’écorce, et les poils qui garnissent ces pattes se font remarquer par leur extrémité renflée, caractère qui avait conduit le Dr Shimer, de Philadelphie, à donner à notre insecte le nom de dactylosphœra.
Après les premières mues, six rangées de tubercules mousses apparaissent sur la région dorsale et sur le rebord ventral des anneaux. Le corps se gonfle peu à peu et prend une forme de plus en plus ovoïde, (fig. 2, 1). Tout annonce que la ponte est proche. Bientôt, en effet, l’abdomen s’allonge, le corps prend une forme comparable à celle d’une toupie, les derniers anneaux se déboîtent comme les tuyaux d’une lorgnette : enfin le premier œuf apparaît et sort d’une manière graduelle.
La pondeuse a environ trois quarts de millimètres de longueur sur un peu plus d’un demi-millimètre de largeur. Elle se tient étroitement appliquée à la racine par sa face ventrale, et, fixée toujours à la même place, le suçoir implanté dans les tissus superficiels, absorbant et pondant à la fois, sans repos ni trêve.
MM. Planchon et Lichtenstein ont calculé que le nombre d’individus, qui ont pour point d’origine une seule femelle pondant au mois de mars, peut s’élever à vingt-cinq milliards dans l’espace d’une seule année, de mars à octobre.
La progression géométrique, si rapidement croissante, formée par les nombres d’insectes destructeurs issus des générations successives, explique comment des ravages à peine perceptibles au commencement de la belle saison peuvent se développer au point de devenir tout à fait désastreux à l’automne.
Lorsque, par suite de l’accumulation des individus, le phylloxéra ne trouve plus à se nourrir sur les racines d’une souche épuisée par ses succions réitérées, il se met aussitôt à la recherche d’une nouvelle proie. Il suit alors les rugosités et les fissures de l’écorce, jusqu’à ce qu’il ait rencontré, soit une crevasse du terrain, soit une partie suffisamment meuble, capable de le conduire sur une souche voisine non encore attaquée ou simplement moins fréquentée.
Mais à cause de son extrême faiblesse, il ne peut se frayer un passage à travers une terre quelque peu agglomérée. Lorsqu’un obstacle provenant, soit du trop grand tassement du terrain, soit de tout autre circonstance, s’oppose à ce que l’insecte en quête de nourriture, continue ses pérégrinations souterraines, celui-ci se décide, à monter à la surface du sol et à opérer ses migrations à ciel ouvert.
Cette marche en plein air et en pleine lumière, quelle qu’en soit, d’ailleurs, la cause déterminante, a été parfaitement observée par MM. Faucon, viticulteur à Graveson (Bouches-du-Rhône) et Bazille, président de la Société d’agriculture de l’Hérault. Il est certain qu’aux heures chaudes de la journée, les phylloxeras courent sur le sol d’un cep à l’autre, comme autant de petites fourmis. Lorsqu’ils ont atteint une souche dont l’état leur plaît, ils s’engagent dans les nombreuses dépressions de la surface de l’écorce et guidées par elles, parviennent aisément jusqu’aux extrémités succulentes des racines.
Les phylloxéras de la dernière génération (fin octobre), ne sont destinés à pondre qu’au retour de la belle saison, et sont condamnés à passer l’hiver en léthargie. D’ailleurs, dans l’état de suspension où se trouve alors la végétation de la vigne, la voracité du parasite trouverait peu à se satisfaire. Les phylloxéras commencent à perdre leur activité dès l’apparition des premiers froids, ils se blottissent dans les cavités de l’écorce des parties souterraines, et si on les observe vers le milieu ou la fin de novembre, on les trouve dans un état complet d’immobilité qui est dû, non pas à un état maladif, mais bien à un véritable sommeil hibernal. Leur couleur jaune a disparu pour faire place à une couleur brune qui les rend très-difficiles à distinguer des parties sous-jacentes ou environnantes. Rien alors ne les différencie des individus morts, si ce n’est qu’ils ne se dessèchent pas et ne se creusent pas en cuiller comme ceux-ci, lorsqu’on les expose au contact de l’air.
Au commencement de mars, l’engourdissement dure encore, mais, à cette époque, probablement par l’effet de l’abstinence prolongée, la taille de l’insecte apparaît très-réduite : de deux tiers à trois quarts de millimètre qu’elle présente chez les individus adultes et actifs, elle peut descendre à 27 centièmes de millimètre.
Au moment de rentrer dans la vie active, le phylloxéra, ainsi que l’a observé tout récemment M. Max. Cornu, se dépouille de son enveloppe brune, épaisse et coriace, pour se montrer revêtu d’une nouvelle peau tendre et délicate, de brillante couleur jaune et reproduisant dans leurs moindres détails les replis de la première. L’insecte, à son réveil, apparaît, pour ainsi dire, débarrassé de son par-dessus d’hiver et en véritable tenue de printemps.
La mue effectuée, le phylloxéra ne tarde pas à recouvrer son agilité, et de même que le jeune sorti de l’œuf, il se met à la recherche d’un gîte bien approvisionné. Il se nourrit avec avidité, grandit en très-peu de temps et devient bientôt apte à effectuer sa première ponte. Sa multiplication, qui ne doit se suspendre qu’au mois d’octobre, acquiert rapidement les proportions effrayantes de l’année précédente, et la vigne qui, aux premiers jours de printemps, alors que le parasite était dans son état de torpeur, avait commencé à donner des pousses assez vigoureuses pour faire renaître l’espoir du viticulteur, ne jouit pas longtemps de ce répit. Elle s’étiole de nouveau sous les attaques d’un ennemi, dont l’arrivée de la belle saison a réveillé l’ardeur destructive.
À l’époque des chaleurs, on aperçoit çà et là au milieu des amas d’œufs et de phylloxéras de tout âge quelques rares individus présentant sur leur corselet, mieux dessiné que chez les voisins, deux petites languettes triangulaires destinées à devenir des ailes. Ce sont de véritables nymphes qui ne tardent pas à se dégager de leur enveloppe qu’on trouve, en effet, souvent gisante à côté d’elles sous forme d’une gaine transparente, et à devenir des insectes parfaits possédant des ailes et des yeux bien caractérisés.
Ces femelles ailées (fig. 3, 1) représentent d’élégants moucherons dont les quatre ailes, incolores et diaphanes, sont horizontalement croisées dans le repos, contrairement à ce qui s’observe chez les pucerons ordinaires où elles sont plus ou moins inclinées en toit. La longueur des ailes supérieures est presque double de celle du corps ; les ailes de la seconde paire sont plus petites et plus étroites et à une seule nervure. Les antennes sont un peu moins trapues et un peu plus longues que chez les phylloxéras ordinaires. Les pattes, les tarses, le suçoir ne présentent pas de différences essentielles avec les mêmes organes des femelles aptères. Les yeux noirs et relativement très-gros, sont relevés en mamelon conique sur leur milieu, et présentent, à leur surface, non des facettes, mais des granulations assez accusées.
Si l’on comprime légèrement l’insecte ailé sur la lame du verre du microscope, on aperçoit par transparence deux ou trois œufs de couleur jaune occupant la cavité abdominale. Ces œufs, tout semblables à ceux que nous avons décrits, donnent naissance aux mêmes phylloxéras aptères.
Le nombre de ces femelles appelées à jouir d’une existence aérienne, n’est nullement en rapport avec les myriades de femelles aptères vouées à la vie souterraine. Peut-être ces pondeuses ailées sont-elles destinées à la dissémination de l’espèce nuisible à de grandes distances et à la fondation de nouveaux centres d’invasion. Mais le vent doit être le principal agent de cette dispersion, car le peu de rigidité des ailes exclut l’intervention d’un vol puissant et soutenu.
Les ailes à large surface du phylloxéra favorisent l’action disséminatrice du vent, au même titre que les aigrettes des graines des composées ou des valérianes. Les femelles aptères elles-mêmes sont soulevées et déplacées par le moindre souffle, et il n’est pas inadmissible qu’elles soient aptes aussi à subir le même mode de dispersion. Ce transport des phylloxéras par le vent, paraît du reste d’autant plus vraisemblable, qu’il trouve ses analogues dans des faits bien établis, tels que l’encombrement des rues de Gand, en 1834, par de véritables nuées de pucerons verts du pêcher, ou la chute observée, à Montpellier, d’une sorte de neige produite par les flocons cotonneux détachés du corps des pucerons issus des galles des feuilles du peuplier. Selon MM. Planchon et Lichteinstein, la direction générale de la marche du fléau, dans la vallée du Rhône, se prête assez à l’idée que le mistral n’est pas absolument étranger à son extension.
Le phylloxéra des racines était le seul qu’on eût encore observé en France, lorsque, vers le milieu du mois de juillet 1869, le phylloxéra des galles, connu dans son pays de prédilection, c’est-à-dire aux États-Unis, depuis 1854, et en Angleterre depuis 1863, fut découvert à Sorgues dans le Vaucluse, par M. Planchon, et à quatorze jours d’intervalle, dans le Bordelais, seule localité de France où il soit en abondance, par M. Laliman.
Tous les auteurs admettent aujourd’hui l’identité des deux types radicicole et gallicole, de même que celle du phylloxéra européen et du phylloxéra américain. Cette unité spécifique, d’abord établie par la simple comparaison des formes, a été démontrée expérimentalement dans le courant de l’année 1870. M. Signoret ayant mis sur une vigne saine, cultivée en pot, des galles phylloxériennes provenant des plantations bordelaises de M. Laliman, a vu les individus, issus de ces galles, se répandre sur les feuilles et y produire des galles nouvelles, et les jeunes, auxquelles ces dernières donnèrent naissance, se diriger vers les racines, s’y installer et y prendre enfin les caractères du type radicicole. Des expériences analogues faites par M. Gervais et par M. Planchon, ont confirmé l’identité spécifique des deux formes du parasite.
Les galles produites par le phylloxéra, peuvent quelquefois être réunies au nombre de cent quarante à cent cinquante sur une même feuille. Elles se présentent sous l’apparence de verrues creuses, formant saillie à la face inférieure des feuilles, et toujours ouvertes du côté supérieur (fig. 4) ; leur surface est irrégulière, rugueuse et mamelonnée, d’aspérités mousses entremêlées de poils hyalins ; l’orifice est aussi garni de poils : caractères qui établissent une distinction très-nette entre ces excroissances et d’autres, offertes aussi par les feuilles de vigne, mais dues à la piqûre de cynips ou de certains acarus.
Les bourses verruqueuses que nous venons de décrire, abritent, pendant l’été, des familles entières de phylloxéras aptères, tout semblables aux habitants des racines : mêmes femelles adultes, grosses, dodues et tuberculeuses ; mêmes jeunes, agiles et turbulents.
Le phylloxéra, qui montre encore ici sa préférence pour la sève jeune et abondante, ne commence son nid que sur les feuilles à peine étalées ; après en avoir percé le tendre tissu, il élargit la blessure par le mouvement rotatoire de ses pattes et de son corps. Mais, jamais en France, le parasite ne dessèche aucune des feuilles sur lesquelles il s’établit ; il n’en est pas tout à fait de même aux États-Unis, où le phylloxéra n’existe que sous la forme gallicole ; son règne y paraît toutefois assez débonnaire, car l’insecte y est plutôt étudié sous le rapport entomologique que sous le rapport agricole, et signalé plutôt comme espèce intéressante par ses caractères et par ses mœurs, que comme ennemi redoutable. Lorsque la vigne cesse de pousser, les jeunes pucerons ne trouvant plus de feuilles fraîches, commencent à émigrer pour aller chercher sur les racines un nouvel aliment, et rendent compte, par ce changement de résidence, de l’état de vacuité de la plupart des galles à l’approche de l’automne.
Dans le domaine de la Tourette, près de Bordeaux, où se cultivent en grand les cépages américains, parmi lesquels figurent les variétés de vignes hantées de préférence par le phylloxéra des feuilles, diverses observations faites par M. Laliman, tendent à prouver que le phylloxéra ailé n’est pas, comme on serait pourtant tenté de le supposer, l’auteur des excroissances dont nous avons parlé. Des enveloppes de gaze, à mailles serrées, recouvrant de toutes parts les ceps sur lesquels les parasites des galles se développent d’ordinaire, n’empêchent pas les feuilles de ces ceps, ainsi protégées contre les femelles ailées, d’être envahies tôt ou tard. Jamais d’ailleurs, selon le même viticulteur, on ne trouve de coques d’œufs de phylloxéras ailés sur les feuilles ou dans les poches verruqueuses. Aussi, M. Laliman considère-t-il comme plus rationnel d’admettre que le phylloxéra des galles provient de la tribu souterraine.
Le nombre d’œufs que ces cavités recèlent peut s’élever jusqu’à deux cents, d’après M. Signoret, et même jusqu’à cinq cents, d’après M. Laliman. Il y a donc grand intérêt à détruire ces nids, d’ailleurs très-accessibles, avant qu’ils aient répandu leur funeste progéniture, ou que les vents d’automne, en chassant dans toutes les directions les feuilles encore occupées par les redoutables parasites, aient étendu le cercle de l’invasion au delà de ses limites premières, ou aient porté au loin le germe de la destruction de nouveaux vignobles.