Le Photographe et l’Artiste

Le Photographe et l’Artiste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 839-859).
LA
PHOTOGRAPHIE ET L'ARTISTE

Il existe, à Chalon-sur-Saône, une statue de Niepce, où le célèbre inventeur est représenté debout, montrant du doigt un objectif prêt à fonctionner, avec un faux air de canonnier qui défie qu’on approche. On cherche quel ennemi invisible le photographe menace ainsi dans l’infini. Il semble, à de certains momens, que ce soit l’artiste, c’est-à-dire l’homme de l’interprétation, de la fantaisie et du rêve et, avec lui, le monde indéfinissable, intangible, pressenti, dont il fait son domaine, sa passion et sa joie. En effet, la photographie, fière à bon droit de ses derniers perfectionnemens, justement confiante en des progrès qui, demain peut-être, vont doubler son domaine, ne se borne plus aux besognes utilitaires où elle excellait. Elle ne sert pas seulement à retrouver les coquins et à découvrir les étoiles, à grossir des empreintes de faux poinçons et à relever du haut des ballons de merveilleux plans cadastraux, à compter les vibrations de l’aile des insectes et à contrôler la marche d’une machine, ou à saisir sur une face humaine le rapide retour d’un symptôme morbide, à rendre, en un mot, des services à la police, à l’aviation, à la balistique, à la médecine et à l’astronomie. Elle veut en rendre encore à l’esthétique ! Elle tend non-seulement à devenir un art véritable[1], mais jusqu’à enseigner aux artistes comment ils doivent entendre le leur. À tout instant, l’on voit surgir des savans qui entreprennent de montrer aux peintres comment il faut dorénavant représenter l’eau en mouvement, l’homme en marche, le cheval au galop. Des conférences ont été faites au Conservatoire des arts et métiers et en pleine Ecole des Beaux-Arts, avec accompagnement de projections, conférences où les traditions léguées par les maîtres ont été mises à néant par les nouveaux esthéticiens. Pour dissiper nos méfiances à l’endroit de ces voies inexplorées, les chronophotographes nous assurent qu’elles furent connues des Grecs et que l’art intermédiaire les a désertées. Pour un peu, Phidias aurait fait de la photographie instantanée. La thèse vaut en vérité qu’on s’y arrête, ne fût-ce que pour apprendre par quel événement l’artiste se rapprocherait mieux de la nature en mettant sans cesse une machine entre elle et lui. Toutefois, puisque tout le monde aujourd’hui emploie cette machine, l’astronome et le soldat, l’explorateur et le naturaliste, le touriste et le juge d’instruction, pourquoi le peintre ne l’emploierait-il pas ? S’il en use, à quoi lui sert-elle déjà ? à quoi peut-elle dorénavant lui servir ? Sont-ce des inspirations qu’il doit lui demander ou de simples renseignemens qu’il peut en attendre ? Et si cet appareil progresse encore et parvient demain à enregistrer les couleurs les plus subtiles comme il enregistre aujourd’hui les traits les plus fugitifs, dans quelle voie cette découverte acheminera-t-elle nécessairement les créateurs qui ne voudront pas être confondus avec les photographes ? Tels sont les problèmes qui se posent d’eux-mêmes en ce moment à tous ceux que l’art intéresse. Il serait assez vain de compter d’un mot les résoudre, mais on peut, sans trop de témérité, s’essayer à les éclaircir.


I

Si un amateur d’art, endormi sous la restauration, au temps des Guérin, des Girodet, des Gros, des Drolling, des Prud’hon, au milieu des paysages composés à la mode de Carrache ou de Paul Bril, parmi les grâces académiques de l’Apollon, du Romulus, de l’Endymion et les périphrases hippologiques de Carle Vernet, se réveillait aujourd’hui et parcourait nos expositions, il aurait certainement la sensation que l’œil humain a changé.

Cette révolution dans la pose, dans l’agencement et le dessin des êtres vivans ne frappe peut-être pas très vivement ceux qui l’ont vue s’accomplir peu à peu. Leur perception de la nature, soumise aux mêmes influences que la perception des artistes, s’est modifiée avec elle, sans secousse et partant sans remarque. Emportés dans le même express, ils n’ont pas vu les wagons se déplacer. Mais notre amateur, subitement mis en présence de l’art actuel, ne reconnaîtrait plus l’homme, le paysage, le cheval surtout qu’il avait coutume de voir. Les ampleurs de l’ancienne académie ont disparu. Elles sont remplacées par des formes grêles, étriquées, équarries, sans grâce. Les bras, les jambes, les torses offrent moins de rondeurs et plus d’angles droits. Les poses, dénuées de majesté, font saillir moins les muscles et davantage les os. Chez les enfans surtout, les membres se sont étirés, les coudes sont ressortis, le potelé a disparu. Les mouvemens plus brefs, plus cassans, s’éloignent des inflexions arrondies, des courbes ondoyantes que la renaissance leur avait imprimées jusqu’à notre siècle. Le geste, précis, rapide, hâté vers son but, ne prend plus le temps d’être élégant. Dans la chute des draperies, la ligne droite remplace ordinairement cette fameuse « ligne serpentine » dont se moquait si fort Delacroix. En un mot, le personnage peint n’appartient plus du tout à cette « race des grands corps nobles créés par les classiques, qui font deviner une humanité plus forte, plus sereine, plus agissante, bref mieux réussie que la nôtre : figures idéales par lesquelles l’homme enseigne à la nature comment elle aurait dû faire et comment elle n’a pas fait[2]. » Au rebours des théories de Winckelmann et de Couture, il est fortement individualisé, à ce point qu’on peut noter chez lui non-seulement le visage du modèle, mais sa charpente osseuse et jusqu’à ses défauts de conformation.

Plus neuf encore est le point de vue sous lequel on observe le paysage contemporain. C’est là que l’œil a changé, là que notre amateur ne reconnaîtrait plus la France qu’il a quittée ! Où sont ces jardins d’Armide, ces bocages d’arbres anonymes, ces accessoires, ces pans coupés, ces cascades, ces chemins tournans, ces superpositions artificielles de plans différens comme on en voit au théâtre, ou ces panoramas de villes lointaines ! Qu’est devenue toute cette pompe architecturale dont Poussin donne au long la recette à Parrhasius dans le Dialogue des morts, de Fénelon ! Et notez combien ici le changement a été brusque ! Il ne date pas de la restauration, mais de la veille même des découvertes de Daguerre. Certes les Hollandais du XVIIe siècle et les Anglais du XVIIIe avaient bien connu le paysage naturaliste, comme les Flamands et les Espagnols l’académie réaliste, mais en dehors d’eux l’œil n’avait-il pas l’habitude d’une ordonnance toujours semblable et toujours mensongère ? Le beau mensonge dans le paysage était presque de rigueur. À notre Académie des beaux-arts, il fallait, pour aller à Rome, peindre « un arbre de mémoire, » exécuter une scène ayant pour théâtre historique quelque site de la Grèce, de la Sicile ou de la Judée, c’est-à-dire de pays que l’aspirant paysagiste n’avait jamais visités. Les romantiques eux-mêmes ne voyaient guère la nature avec nos yeux à nous. « Eux non plus, ils ne craignaient pas de choisir, de composer, de corriger et au besoin d’ajouter et de retrancher. La nature, dans sa simplicité souvent sublime, ne leur paraissait pas assez riche en accidens, en phénomènes extraordinaires. C’est en ce sens qu’ils modifiaient. Ils voulaient l’exception, comme le paysage historique voulait l’impossible[3]. » Or, vous savez ce qu’un artiste de 1893 voit dans la nature : ce qui peut tenir entre les chambranles d’une fenêtre, comme cela s’arrange et avec toutes les inélégances qu’un hasard facétieux peut apporter dans la composition. C’étaient là des sujets qu’autrefois non-seulement on n’eût pas représentés, mais que l’on n’eût pas vus, à proprement parler. Car les paysagistes de toutes les époques ont eu, au même degré qu’aujourd’hui, la prétention de représenter exactement ce qu’ils voyaient, et le mot de « nature » était à tout instant sur leurs lèvres, comme la fiction théâtrale au bout de leurs pinceaux.

Mais là où notre endormi de 1820 ne contiendrait plus son étonnement, c’est devant les scènes hippiques de nos modernes. Vous le figurez-vous venant de voir la Course d’Epsom de Géricault[4] et ces cavales « indomptables et rebelles » glissant ventre à terre, au galop de leurs quatre membres allongés dans cette allure classique du lièvre à la broche, qui fut la gloire de Vernet ! Le voici maintenant devant une charge de cuirassiers d’un de nos meilleurs peintres, de M. Aimé Morot, par exemple[5], et contemplant pour la première fois de sa vie ces animaux suspendus en l’air dans le quatrième temps du galop, les quatre pieds rassemblés sous le ventre, comme les chèvres équilibristes qui font le tour d’un tonneau. Et lorsqu’il verrait que cette pose très étrange prend dans tous les tableaux de chevaux la place des allures d’autrefois, ne s’écrierait-il pas avec conviction que l’œil de l’homme a changé ou que, du moins, il est intervenu dans l’observation de la nature quelque élément inconnu, quelque méthode nouvelle qui en a modifié profondément les résultats ! Frappé par le contraste, ce revenant des époques classiques ne comprendrait-il pas mieux que nous l’énorme influence qu’a déjà exercée dans les ateliers pour l’usage des artistes, et en dehors des ateliers pour l’éducation du public, cette simple notation mécanique des phénomènes visuels qu’on nomme la photographie !

C’est elle, en effet, qui a modifié, pour autant que cela est possible, l’image que nous nous faisons d’un paysage, ou d’un homme, ou d’un cheval en mouvement. Répandues à profusion autour de nous, ces cartes d’identité de la nature, auxquelles nous accordons une confiance absolue, remplacent peu à peu dans notre mémoire les images qu’y déposaient autrefois ces tableaux, ces estampes et ces gravures où le corps humain était toujours quelque peu amélioré, généralisé, idéalisé. Ruskin appelle pittoresquement les photographies des « citations de la nature. » Or le grand nombre de ces citations, mises sous nos yeux, nous fait connaître le texte sacré de telle façon que l’artiste qui voudra y changer un mot sera tout de suite pris en défaut. Elles ne sont donc pas seulement pour celui-ci un adjuvant, un moyen d’étude, elles sont aussi pour le public un moyen de contrôle, une pierre de touche d’apparence très sûre. De là vient qu’on n’ose plus composer les paysages comme le faisaient encore les romantiques, ni se permettre ces additions de muscles, ces incorrections de dessin qui abondent chez Michel-Ange, ni cette généralisation systématique des formes qui caractérisa l’école de David. D’innombrables photographies prises d’après des modèles d’ateliers et consultées à tout instant par les artistes, arrêteraient vite ceux-ci sur la pente de l’idéalisme, s’ils risquaient jamais plus d’y glisser.

En ce qui concerne la perspective, la photographie nous a rendu des services non moins importans. Elle nous a permis d’apprécier plus justement l’échelle des grandeurs de plusieurs personnages placés à des plans différens. Dans presque toutes les compositions faites avant la photographie, cette échelle n’est pas suffisante, je veux dire que la différence entre les dimensions des figures à divers plans n’est pas assez accentuée. Ils étaient fort rares, les peintres, comme Le Sueur, qui s’appliquaient à mettre leurs personnages exactement à leur place avant de les peindre. La plupart donnaient trop d’importance aux figures du second plan ou de l’arrière-plan par rapport à celles du premier. C’est là, d’ailleurs, une méprise qu’on commet fréquemment encore aujourd’hui dans le paysage. Priez un amateur de dessiner d’après nature un site contenant à l’arrière-plan quelque détail intéressant : une église, un moulin, un château. Neuf fois sur dix, il aura donné à ce détail des dimensions doubles de celles qu’il possède réellement par rapport aux autres motifs contenus dans le dessin. Prenez une photographie et l’erreur sera rectifiée.

Au point de vue des besognes mécaniques de l’art, la photographie rend donc chaque chose plus facile, notamment l’exécution des grandes compositions, par exemple des panoramas. Combien cet art n’a-t-il pas progressé depuis le jour où le colonel Langlois, envoyé en Crimée, put employer la photographie pour la levée des plans de Sébastopol ! Récemment MM. de Neuville et Détaille lui ont dû d’établir très exactement et très rapidement sur leur toile le paysage qu’ils avaient choisi dans la nature. Après avoir déterminé le point d’où la vue serait prise, point qui doit correspondre à la plateforme du panorama, ces artistes ont levé la photographie de toutes les parties de l’horizon ; ils les ont rajustées ensuite. Sur cette reproduction, ils ont exécuté l’esquisse aussi poussée que possible afin qu’il n’y eût plus qu’à la transporter sur la toile. Pour reporter le paysage tel que la photographie le leur avait donné, ils se sont servis de projections photo-lumineuses. Divisant la toile et la photographie en dix sections, ils ont pu projeter chacune des parties photographiées sur la partie de la toile correspondante et tracer au fusain les lignes dessinées en grand par la lanterne lumineuse. Depuis MM. de Neuville et Détaille, les procédés ont progressé. Aujourd’hui, à l’aide de l’appareil tournant de photographie panoramique, il est facile de prendre d’un seul coup l’image circulaire de tout ce qu’on voit autour de soi, c’est-à-dire d’exécuter immédiatement un vrai panorama qui pourra être reporté tel quel, sans raccords, sur la toile[6].

Ces documens ne sont pas les seuls que nous procure la photographie. Elle nous a révélé les pays lointains, les plages inconnues. Qui de nous ignore maintenant comment est bâtie Bénarès, quel costume portent les moines de l’Athos ? qui ne peut se promener en imagination le long des bords du Gange tout plein de baigneurs dévots ou rêver un beau soir sous un torii, près de Tokio, sur la rive de la Soumida-Gava, en regardant à l’horizon le Fusi-Yama s’éclairer des dernières lueurs du jour ? Autrefois, les peintres s’attachaient, en fait de couleur locale, à une sorte de convention facile et banale, où l’on ne pouvait guère contrôler leur érudition. « A beau mentir qui vient de loin » était un proverbe très applicable aux tableaux d’Orient dont on encombrait les Salons. Aujourd’hui, le proverbe perd de sa vérité. La photographie a supprimé les distances ; elle a rapproché les êtres étrangers et les choses étranges : la couleur locale a cessé d’être une fiction.

Dans l’art du portrait, la photographie n’a pas opéré une moindre révolution. Là, elle ne modifie pas seulement la vision du peintre, souvent elle supprime le peintre lui-même. Elle le supprimera davantage encore, le jour où M. Lippmann aura fait entrer dans le domaine pratique la découverte de la photographie en couleurs, qui fait en ce moment de si rapides progrès. Ce n’est pas que l’entrée en scène des photographes ait diminué le nombre des peintres, pas plus que les chemins de fer n’ont fait baisser le prix des chevaux. Mais une foule de gens se font photographier qui ne se fussent pas laissé peindre. L’icône autrefois réservée à l’aristocratie, à la finance ou au gros commerce, lorsqu’il s’agissait d’huile ou de pastel, est devenue, avec le collodion et le gélatino-bromure, l’apanage de tout le monde. Nul boutiquier qui ne fasse faire la sienne et qui ne lui accorde, à tort ou à raison, plus de créance qu’aux portraits des grands maîtres. Le temps ne reviendra plus où un messager présentait au fils du roi le médaillon de quelque princesse lointaine qu’il demandait aussitôt en mariage. Il réclamerait aujourd’hui sa photographie, et l’on ne serait plus exposé aux mécomptes des fiancés qui ne se virent que par les yeux d’un peintre trop habile et partant infidèle. « C’est une jument flamande (a flanders mare) que vous m’amenez là, à la place de la Vénus qu’Holbein m’avait peinte ! » disait à Thomas Cromwell le roi Henri VIII, en voyant pour la première fois sa fiancée, Anne de Clèves. De nos jours, la moindre famille de paysans est mieux servie que l’irascible monarque. Les peintres furent les portraitistes de la cour, de la noblesse, puis du cens : les photographes sont ceux du suffrage universel. Ils lui font, à lui aussi, sa galerie d’ancêtres. On va chez eux le jour de la première communion, le jour du mariage, le jour où l’on est décoré du Mérite agricole. On y mène les vieillards, les doyens de la famille et, par la même occasion, les bambins avant qu’on leur ait coupé les boucles du premier âge. Chacun s’assoit à son tour, le cou pris dans le carcan de fer, au milieu de ce mobilier somptueux et chimérique qu’on ne trouve que chez les photographes. Puis les images s’accumulent dans les albums où elles vont retrouver celles des grands-parens, jaunies celles-là comme des feuilles d’automne, ou bien se suspendent à la muraille auprès des anciens daguerréotypes sur verre, pâles et incertaines figures que le moindre faux jour fait évanouir comme le souvenir, hélas ! de ceux qu’ils rappellent à notre imagination attendrie.

Il y a mieux encore. La photographie ne se borne pas à nous restituer les physionomies qui composent une famille, à nous égrener ces types au hasard des générations, des âges et des professions. La photographie va plus avant dans la physiologie familiale ; elle pénètre plus loin dans l’inconnu. Elle nous a fait voir les branches du tronc : elle va nous montrer le tronc lui-même, je veux dire le type de famille, dégagé de tous les accidens particuliers à chacun des individus qui la compose. En se servant d’un appareil qui demande 60 secondes pour enregistrer tous les traits, on fait passer vingt photographies de la même famille : hommes, femmes, enfans, devant l’objectif. Mais comme on ne donne à chacune d’elles que 3 secondes de pose, seuls, les traits qui seront communs à ces vingt images, se répétant vingt fois, pourront laisser des traces sur le cliché. On obtiendra de la sorte le type caractéristique de la race entière. Et dans ce type impersonnel, insexuel, qui a laissé tomber tous les accidens d’âge ou de condition, tous les accessoires de barbe ou de coiffure, on ne retrouve plus ni le bonnet de la ménagère, ni les boucles de l’enfant, ni le chapeau ou le képi du père, on ne perçoit plus qu’une figure de spectre qui vous regarde avec des yeux où tous les instincts de la race sont réunis et centuplés. « Au début de nos expériences, dit un photographe[7], nous éprouvions une singulière émotion à voir lentement apparaître, à la pâle lumière du laboratoire, cette figure impersonnelle qui n’existe nulle part et qu’on pourrait appeler le portrait de l’invisible. »

Ce n’est pas seulement l’ethnologiste, ni le physiologue, ni le médecin légiste, qui peut demander à une expérience de ce genre le secret de certains penchans ataviques, de certaines obsessions, de certaines maladies. Même au point de vue purement artistique, ne voyez-vous pas le parti qu’on peut tirer de ce grossissement du trait caractéristique d’un visage et de cette élimination de tout le peste ? Combien de personnages historiques dont les portraits, fort nombreux et tous différens les uns des autres, nous laissent très perplexes, impuissans que nous sommes à saisir dans chacun d’eux ce qui est du modèle et ce qui est du peintre ? En les superposant comme on superpose les photographies de famille, on obtient une image qui ne contient que les traits observés par tous les peintres et par conséquent réellement empruntés au modèle. M. Galton, le savant anglais, a ainsi composé un portrait d’Alexandre le Grand, d’après six médailles du British-Museum, qui le représentaient à différens âges, et une Cléopâtre, d’après cinq documens. Or cette Cléopâtre est, dit-on, beaucoup plus séduisante que chacune des images élémentaires… C’est au fond d’un bain d’hydroquinone qu’Antoine, s’il vivait, retrouverait sa bien-aimée !

Tels sont les prodiges que la photographie réalise tous les jours ; étudions maintenant ceux qu’elle ambitionne de réaliser. Nous avons vu son rôle passé et actuel dans les arts : voyons celui qu’elle y veut jouer à l’avenir.


II

Dans mon enfance, notre professeur de dessin avait coutume de nous citer avec admiration ce mot d’un maître : — « Si vous voyez un maçon tomber du haut d’un toit, prenez votre crayon et avant que le bonhomme touche la terre, ayez tracé la ligne principale de son mouvement. » — Ce vœu, la photographie instantanée le réalise. Rapide comme l’éclair, elle saisit au passage le corps en mouvement et le fixe pour toujours dans une attitude qu’il n’a conservée qu’un instant, ne fût-ce qu’un deux mille cinq centième de seconde ! Elle fait mieux encore. Répétée un grand nombre de fois durant une même évolution de l’être le plus agile, elle en détaille toutes les phases, en décompose tous les aspects, en gradue tous les accidens. Rien ne lui échappe des attitudes d’un coureur sautant à la perche, d’une cigogne volant à pleines ailes, d’un cheval de course lancé au grand galop à raison de 20 mètres à la seconde. Les inflexions les plus transitoires, les poses les plus brèves que nous ne pouvons percevoir, car notre rapidité de vision ne va pas au-delà d’un dixième de seconde, l’objectif les surprend, les enregistre et les révèle à notre imagination stupéfaite. Et elle les révèle dans l’ordre où elles se sont produites et à des intervalles réguliers. C’est ce qu’on appelle la chronophotographie.

On sait quels furent les débuts de cette étrange exploration dans le monde des infiniment éphémères. Il y a une vingtaine d’années, le savant professeur américain, M. Muybridge, organisait dans un parc très bien aménagé, aux États-Unis, une piste pour courses d’hommes et de chevaux, se déroulant entre un mur blanc d’un côté et une longue rangée d’appareils photographiques de l’autre. Les animaux en marche le long du mur blanc brisaient, à mesure qu’ils avançaient, une série de fils tendus sous leurs pas et correspondant avec les appareils. À chaque fil rompu, un objectif fonctionnait et reproduisait l’être en mouvement dans l’attitude qu’il avait au moment où il passait devant lui. Les espérances furent tentées à l’américaine, en grand, sans souci des difficultés. On fit passer devant les objectifs les plus célèbres chevaux de course alors connus de l’autre côté de l’Atlantique : Abe-Edginton, Mahoruch et surtout Sallie-Gardner. On les lança à la vitesse de 1,142 mètres par minute. Le pas, le trot, les galops à divers temps, furent successivement étudiés, et bientôt un premier recueil d’images instantanées vint révéler à ceux qui se croyaient le mieux informés quelles poses prend un cheval pour sauter une barrière ou pour traîner un phaéton. Les photographies obtenues n’étaient alors que de simples silhouettes noires se détachant sur un fond blanc, comme des ombres chinoises. Dans la suite, les méthodes de M. Muybridge se sont perfectionnées, et, grâce aux subsides de l’Université de Pensylvanie, il a pu donner à ses expériences une plus grande importance. Toute l’arche de Noé a défilé sur la piste de Californie. On y a vu des hommes luttant et maniant divers outils, des femmes courant, des singes gambadant, des éléphans se dandinant, des volatiles de toute sorte traversant l’espace. On en a gardé non plus de simples silhouettes, mais, cette fois, des images complètes auxquelles ne manquent ni le détail, ni le modelé. La collection de M. Muybridge comprend aujourd’hui 20,000 photographies, ne représentant pas moins de 781 sujets différens, et cet énorme procès-verbal de toutes les attitudes humaines et animales est tout simplement le plus formidable réquisitoire que puisse dresser contre l’art des anciens le réalisme contemporain. D’autant que nos compatriotes n’ont pas voulu demeurer en arrière dans une si belle aventure. M. le docteur Marey, de l’Institut, a vu dans ces recherches un précieux moyen de déterminer scientifiquement les lois de la locomotion. Avec un seul appareil contenant une bande pelliculaire qui se déplace et un disque tournant en avant de la plaque, muni de fenêtres régulièrement espacées, M. Marey obtient plusieurs images du même être en mouvement, prises à des intervalles très rapprochés, mais absolument réguliers. M. Démeny et plusieurs autres spécialistes suivent cette voie avec succès, et leurs travaux, joints à ceux de M. Muybridge, permettent de porter un jugement d’ensemble sur les résultats de la science nouvelle.

L’examen de ces épreuves démontre tout d’abord l’ignorance de la plupart des peintres de chevaux et la fausseté des attitudes qu’ils ont données à ces animaux. Si haut que l’on remonte, si grands que soient les maîtres qu’on étudie, fussent-ils Raphaël et Léonard, on fera la même remarque. Presque jamais cheval n’a galopé dans un tableau ou sur un bas-relief comme dans les prés ou sur les routes. Il n’était peut-être pas besoin de la chronophotographie pour nous l’apprendre, ni pour nous avertir de l’incorrection des coursiers de Le Brun ou de Parrocel ou du Bamboche. Dès le XVIIe siècle, Solleysel, « écuyer ordinaire de la grande écurie du roy, » protestait contre ces fausses « postures de rage et de désespoir » que donnaient à leurs chevaux les peintres de son temps. En ce qui concerne les plus fameux « animaliers » de notre siècle, les Géricault, les Vernet, qu’on a longtemps crus impeccables, les beaux travaux de M. le colonel Duhousset et de MM. Alix et Cuyer sur le Cheval dans l’art, nous avaient édifiés. Jamais ces grands peintres n’ont su faire galoper un cheval. Pour n’en donner qu’un exemple, comment représentaient ils, d’habitude, l’animal qui va retomber à terre après avoir franchi un obstacle, sinon pliant légèrement les jambes de devant et conservant étendues celles de derrière ? C’est précisément l’inverse qui a lieu. Au moment de toucher le sol, les jambes de devant se raidissent ; les autres gardent encore la position repliée qu’elles ont dû prendre pour franchir l’obstacle. Quant à l’attitude bien connue du ventre à terre classique, du cheval suspendu en l’air, les quatre membres écartés et tendus, c’est en vain qu’on la chercherait dans le recueil de M. Muybridge. Ce cheval a pu traverser sans encombre de grands tableaux de bataille ; il a pu porter à la victoire les généraux les plus fameux, servir à symboliser pour des millions d’imaginations et pendant des siècles l’élégance, la fougue, la rapidité. Popularisé par la gravure et la sculpture, son type a triomphé sur une infinité de pendules d’auberges, et c’est lui encore, aux yeux de la foule, qui exprime l’idée de vitesse dans le jeu des chevaux de bois. Mais il n’a pu pénétrer dans le code du réalisme élaboré par les photographes, et voilà que sa glorieuse carrière est venue misérablement finir dans une prairie du Nouveau-Monde.

C’est bien coupé, mais il faut recoudre. Il ne suffit pas de montrer les défauts d’une tradition artistique, ni de la supprimer ; il faut la remplacer par une autre. Et où chercher les élémens de la seconde, sinon là où a été trouvée la condamnation de la première ? C’est ici que la route est semée d’embûches. Lorsqu’on feuillette les pages des albums de M. Muybridge, lorsqu’on pénètre ainsi peu à peu dans le mystère des tableaux que la nature déroule trop vite sous nos yeux pour que ceux-ci les puissent contempler, on éprouve des impressions très diverses et très contradictoires. Il y a là des tournures d’un galbe exquis et des postures d’un grotesque achevé[8]. On passe de la variété la plus pittoresque à la monotonie la plus géométrique et la moins naturelle. Le coureur, vu quand il prend son élan, n’offre aux yeux qu’une longue ligne diagonale, roide et sans grâce. Le cheval au petit galop, surpris dans le moment où, posant trois pieds à terre, il lance le quatrième en arrière, semble ruer et en vouloir à quelqu’un. Au grand galop, on le voit posant à terre un bipède diagonal, soulevant l’autre, mais jetant la jambe de devant en avant, celle de derrière en arrière avec un écartement tel, qu’il semble que jamais il ne pourra quitter cette forme pyramidale qui l’immobilise. S’il a sauté un obstacle et qu’il reprenne son élan, le bipède postérieur à terre, le bipède antérieur en l’air, il offre la plus piteuse apparence. Enfin, à l’avant-dernier temps de galop, lorsque l’animal, appuyant fortement sur la jambe droite de devant et soulevant les trois autres, se porte en avant, on dirait qu’il va choir. En sorte que des quatre temps du galop : appui d’un membre postérieur seul, appui d’une base diagonale, appui d’un pied antérieur seul, suspension, c’est encore cette dernière attitude, celle de la chèvre équilibriste, la même qu’on voit dans les tableaux de M. Morot, qui semble la moins disgracieuse. C’est aussi celle qui fournit le mieux l’idée d’une allure énergique et d’un mouvement vertigineux. Car on se tromperait étrangement, si l’on s’imaginait qu’à défaut de la grâce, toutes les photographies instantanées expriment le mouvement. Parmi les poses principales d’un homme en marche, il en est au moins deux, et parmi celles du coureur, il en est au moins une, qui donnent plutôt l’idée d’un piétinement sur place que d’un pas en avant. Un monocycliste pris instantanément semble parfaitement immobile. Les photographies d’oiseaux fendant l’air offrent des résultats aussi inattendus. Il y a des instans où le goéland, vu de profil et la tête encapuchonnée sous ses ailes, fait songer à un chapeau de gendarme, un pigeon vu de face, à un arc, et un perroquet, vu, nous ne savons trop comment, à un artichaut renversé. Rien de tout cela ne donne la notion du mouvement, et pourtant on dit que c’est le mouvement même. Rien n’annonce la vie, et tout y copie la vie. Rien n’y semble naturel, et pourtant, c’est la nature elle-même qui arrache son voile et se livre à l’observateur !

C’est que dans le monde plastique comme dans le monde moral, le mot « Nature » est un splendide pavillon qui couvre des marchandises de bien des sortes. La nature prise en bloc et sans discernement aucun, — c’est le cas de la chronophotographie, — contient tout : le meilleur et le pire, le significatif et le banal, le sable d’or et le minerai de 1er, ce dont l’art ne saurait se passer et ce qu’il doit éviter à tout prix. Elle a des fleurs pour toutes les hyperboles, des fruits pour tous les appétits, les plus nobles comme les plus grossiers. C’est pour cela qu’elle est si passionnante, si poursuivie par les esthètes ; pour cela, qu’à toute heure ils l’observent, ils l’épient, ils la dévorent des yeux, se demandant jusqu’à quelles limites il faudra croire en elle, l’aimer et lui obéir…

Il faut lui obéir toujours, disent les réalistes. Courbet, peignant dans les champs avec ses camarades, prétendait ne pas choisir sa place : « C’est toujours la nature, disait-il, donc c’est beau ! » C’est la vérité mathématique, répètent les chronophotographes, donc l’art ne peut que gagner à la suivre. D’ailleurs, ajoutent-ils, si certaines attitudes, certaines formes révélées par la science vous paraissent disgracieuses, c’est qu’elles sont nouvelles. Introduisez-les dans les représentations plastiques, dans les tableaux, dans les statues, laissez l’œil se familiariser avec elles et vous verrez qu’on les estimera bientôt à l’égal des poses antiques les plus vantées. — De sorte que le beau serait, d’après ces logiciens, ce qu’on a coutume de voir tous les jours, et le laid ce qui frappe, ce qui étonne, ce qu’en un mot on voit rarement. Voilà bien le plus étrange paradoxe qu’on puisse proférer sur l’esthétique ! Eh ! quoi ? avez-vous vu souvent un homme tirant de l’arc, et n’êtes-vous pas plus familiarisé avec la pose d’un paysan arrachant. des pommes de terre ? Viendrez-vous pour cela nous soutenir que les guerriers d’Égine n’offrent pas à nos yeux des poses plus gracieuses que les Glaneuses de Millet ? Qui a vu habituellement dans la nature les raccourcis de la Sixtine, les contractions d’un Delacroix, les torsions d’un Rubens, ou les élégances d’un Pérugin ? Et qui a hésité à les admirer ? Mettons donc que notre œil s’accoutume aux formes de la photographie instantanée, l’erreur des peintres qui iraient y chercher les élémens d’une plastique inédite ne tarderait pas à se révéler dans leurs œuvres. En admettant qu’elles ne choquent plus par leur nouveauté, ces poses continueraient à choquer par leur laideur.

Aussi bien est-ce un peu vite fait de décider, sur la foi de la science, que la photographie est le critérium absolu de la vérité. La vérité mathématique, celle qui est perçue par l’esprit, peut-être, mais la vérité esthétique, c’est tout autre chose ! « Le langage qui parle aux yeux, dit Fromentin, n’est pas le langage qui parle à l’esprit. » Or les images esthétiques s’adressent aux yeux et au sentiment des hommes et non pas à leur entendement. C’est peu qu’ils soient persuadés de la vérité de ces images, comme nous pouvons l’être que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits, ou que la terre tourne… Il faut encore qu’ils le voient ! Le vrai dans l’art ne se prouve pas, il s’éprouve ; il ne se démontre pas, il se montre. Ce n’est donc pas en dehors des prises de nos sensations naturelles, loin de nos regards, dans le mystère des laboratoires, à la lueur sanglante des lanternes rouges, parmi les linges maculés et les cuvettes remplies d’effrayans liquides, qu’on découvrira les secrets de la vie et les lois du mouvement. C’est en plein air, en plein ciel, sans autre artifice que la vue, sans autre préparation que la sincérité, la confiance et l’amour, en regardant aller et venir les beaux jeunes hommes et les belles jeunes filles, comme Zeuxis faisait les Crotoniates et Thorwaldsen les Romaines sur le Corso ! Le vrai esthétique n’est pas une de ces étoiles invisibles qu’on découvre tout à coup au fond d’un télescope. Le firmament où il règne échappe aux analyses du collodion ou du chlorhydrate de paramidophénol. Les Grecs, qu’on nous cite à tout propos, n’usaient pas de toutes ces machines ! Il appartenait à l’homme moderne de les inventer et de croire à leur infaillibilité. À la place de ses yeux, l’homme moderne met des lunettes et à la place de ses oreilles, il met un microphone Que ce soit là pour l’éducation de la raison une merveilleuse méthode, c’est ce qui paraîtra déjà contestable ; mais si nous introduisons cette méthode dans les arts où domine le sentiment, il est difficile d’en rêver une plus mauvaise. L’analyse, ici, est une vraie trahison et la perquisition scientifique un virus mortel. Les instrumens qu’on emploie sont capables de tuer ce qu’on prétend qu’ils examinent. On se souvient des vers du poète :


Ils posèrent sur la nature
Le doigt glacé qui la mesure,
Et la nature se glaça.


C’est justement ce qu’ont fait les photographes en voulant décomposer le mouvement. Décomposer le mouvement ! Comme c’est bien là le mot d’ordre de toute notre école critique ! Comme M. Muybridge et ses émules ont bien compris le besoin où nous sommes des enquêtes de détails et des dissections de morceaux ! Quelle mystérieuse affinité entre les diverses branches de la curiosité humaine dans la même saison ! Nos historiens, nos psychologues, que font-ils autre chose que de décomposer le mouvement d’un caractère, d’une époque, d’une nation ! On prend, un par un, les épisodes de cette époque, les phases de ce caractère ; on nous montre successivement, les uns après les autres, mais divisés à l’infini, des fragmens d’idées, des tronçons de volontés, séparés, inédits, inconnus, isolés comme les vestiges à fleur d’eau de quelque continent englouti et l’on nous dit ensuite : voilà le grand homme ! voilà le peuple ! voilà l’époque ! voilà le monde ! Et l’on n’a même pas, pour raccorder ces tronçons épars et restituer le mouvement des esprits, cet artifice du giroscope qui, en faisant tourner rapidement les images, nous restitue le mouvement des corps ! On croit être plus vrai parce qu’on a regardé moins loin, plus sincère parce qu’on a regardé moins haut, et plus clairvoyant parce qu’on s’est privé du secours de l’observation naturelle pour n’employer que des machines ! On fait de la chronophotographie. On a toutes les attitudes de l’âme, mais on n’a pas cette âme. On possède tous les élémens de la vie, mais on a oublié la vie. Nous l’avons montré, tout à l’heure, en constatant l’apparente immobilité des chevaux photographiés. Qu’est-ce en effet qu’on appelle le mouvement, sinon la rapide succession d’une infinité de poses diverses ? Une seule de ces poses, fût-elle la plus mathématiquement vraie, constitue-t-elle le mouvement ? Et si le peintre, borné dans ses moyens d’expression, ne peut en représenter qu’une à la fois, ne faut-il pas du moins que celle-là donne une idée de toutes les autres, autant qu’il est en elle, afin que l’idée de rapidité, l’idée de variabilité, l’idée de succession, s’imposent à l’esprit plutôt que l’idée d’exactitude ? Le mouvement n’étant qu’un ensemble d’attitudes, le dessin du mouvement, que peut-il être autre chose que la résultante de toutes ces attitudes ? Et dès lors le mouvement instantané, c’est-à-dire l’attitude prise isolément, n’est-ce pas le mouvement arrêté ? Avouons donc, en fin de compte, que ce n’est pas le mouvement du tout.

Cela vous semble ainsi, nous répondent les savans, parce que vous ne savez pas voir, dans la nature, ces attitudes rapides, et non parce que vous ne pouvez les voir. Lorsque vous en aurez pris l’habitude, lorsque votre œil, aujourd’hui accoutumé aux mensonges des attitudes anciennes, sera revenu à son état normal d’observation, il démêlera très aisément, dans la nature, les poses que nous lui enseignons, et aucune désormais ne lui paraîtra plus vraie, ni plus simple. Les Grecs, — il est à noter que dans les mauvaises causes on va toujours chercher les Grecs, — voyaient les hommes et les chevaux en mouvement comme nous les montre la chronophotographie. Les Japonais, — ce sont aussi de précieux auxiliaires pour les critiques d’art en détresse, — dessinent les oiseaux à la façon des professeurs de physique. C’est que ces artistes observent naïvement la nature avec des yeux que n’a point déformés une longue et fausse éducation esthétique. Nous la verrions ainsi nous-mêmes, si nous n’avions pas l’imagination gâtée par toutes les écoles de peinture qui ont meublé nos salons et nos musées. Les enfans non prévenus la voient et la reconnaissent dans les instantanés les plus étranges qui leur sont montrés. La preuve que notre étonnement vient d’un défaut d’éducation et non d’une impossibilité physique, c’est que certaines phases très lentes de la marche au pas nous échappent, tandis que certaines autres plus rapides du trot d’un cheval ne nous échappent pas. Les premières sont celles qui ne fournissent pas à l’esprit l’idée du mouvement, celles qui se confondent avec les attitudes d’immobilité et que par conséquent l’esprit n’a pas d’intérêt à remarquer. Les secondes, au contraire, nous avertissent de l’allure du cheval, et comme elles nous sont utiles, notre esprit fait effort pour les enregistrer.

Cette thèse, remarquablement exposée par M. Jacques Passy au cours de ses intéressantes recherches sur le sujet qui nous occupe, contient une grande part de vérité ; mais elle ne tend point à démontrer que les artistes doivent se soumettre aux enseignemens des chronophotographes. Tout bien considéré, les rapports découverts entre le dessin des Grecs et les épreuves de la photographie instantanée se réduisent à ceci : on a trouvé, sur des vases étrusques, des coureurs dont la pose fort surprenante, et depuis longtemps oubliée, reproduit assez exactement la photographie du coureur prenant son élan. De ce fait, qui semble à quelques-uns favorable aux prétentions de la science, je tire une déduction tout opposée. D’abord, les Grecs n’ont pas adopté cette attitude sur leurs grands monumens, sur leurs frontons, leurs frises, leurs métopes ; mais là où toute licence était permise à leurs peintres de genre : sur la panse de leurs amphores. Ensuite, si, ayant connu ces poses, ils les ont abandonnées, s’ils en ont laissé perdre la tradition, n’est-ce pas une marque évidente qu’ils ne les ont pas trouvées dignes de mémoire, et ainsi, loin d’être un témoignage de leur admiration, ce fait n’est-il pas plutôt un signe de leur dédain ?

Reste l’argument tiré des chevaux du Parthénon. On dit qu’eux aussi, ils galopent selon les règles les plus récentes de la photographie instantanée, que, dans tous les cas, ils s’en rapprochent plus que les chevaux qu’on a vus depuis courir sur toutes les Irises du monde ou se cabrer au-dessus d’une bataille lointaine, parmi la fumée et les éclairs. Cela est vrai[9]. Mais autant il est juste de reconnaître aux Grecs ce coup d’œil intuitif qui leur faisait distinguer les altérations intéressantes de la forme animale dans ses moindres mouvemens, autant il serait cruel d’assimiler leurs chefs-d’œuvre aux procès-verbaux réalistes dont on nous entretient. Non, les Grecs n’ont point obéi aveuglément à la nature. Parmi les poses de galop qu’ils ont remarquées, ils n’en ont choisi qu’une ou deux qu’on voit se dérouler sans fin le long des frises de l’Acropole. C’est une pose du galop à trois temps. Le cheval prend appui sur le pied de derrière, va poser le bipède diagonal et terminera sur le pied antérieur[10]. Il suffit, d’ailleurs, de comparer les chevaux des Panathénées avec l’album de M. Muybridge pour noter tout ce que la vérité gagne à être vue par Phidias et perd à être enregistrée par un photographe, tout le parti que le sculpteur a su tirer des réalités ambiantes, réalités qui doivent assurément envelopper l’idéal, mais non pas au point de l’absorber et de le voiler entièrement. Or, c’est cet idéal qui doit guider l’artiste dans le choix des formes. C’est le beau qui doit aider l’homme à observer le vrai. Si les Grecs, voyant aussi exactement la nature, même laide, ne l’ont pas toujours adoptée pour modèle, ce n’est pas davantage parce que nos grands artistes voient mal qu’ils ne se résignent pas à faire laid. Les mouvemens les plus inédits ont toujours attiré l’attention des maîtres, lorsqu’ils étaient, sinon agréables, du moins caractéristiques. Hogarth se promenait dans un bouge de Londres, lorsqu’il vit une fille emplir sa bouche de gin et le cracher au visage de sa rivale. L’artiste saisit son calepin et le mouvement fut aussitôt enregistré. On sait l’espèce de sténographie artistique dont Turner ou bien encore Joseph Vernet, lié au mât de son navire, se servaient pour surprendre les effets les plus fugitifs de la tempête. Tous ces hommes ne dédaignaient pas les nuances les plus insaisissables de la nature, mais ils ne se croyaient point tenus à les reproduire, lorsqu’elles ne répondaient pas à leur idée de la beauté. Vivant de notre temps, ils utiliseraient la photographie, mais sans y rien sacrifier de leurs goûts. Ils s’en serviraient, moins pour inspirer leurs conceptions que pour les contrôler, moins pour surprendre une attitude que pour la vérifier. L’impression obtenue directement par les yeux, non pas provoquée, mais spontanée, non cherchée, mais subie, voilà quel serait encore pour eux le premier moteur de l’imagination ! Ensuite, pour la mise au point de cette impression, pour l’exécution de ce rêve, libre aux consciencieux de consulter la photographie, comme Quatremère de Quincy disait qu’il fallait consulter le mannequin « qui ne doit pas donner l’invention, mais en constater la justesse et l’effet, » comme le Poussin consultait les figurines de terre qu’il avait modelées et habillées pour l’aider dans ses raccourcis, comme, en un mot, « on consulte un dictionnaire, — le mot est de Delacroix, — où l’artiste va retremper ses impressions fugitives ou plutôt leur donner une sorte de confirmation. » Ces procédés artificiels employés par les artistes de tous les temps, ces trucs d’atelier, ces ficelles d’arrière-boutique, doivent être réduits à un rôle très secondaire. Qu’on les perfectionne, d’accord ! qu’on les améliore, rien de mieux ; mais qu’on ne cesse de les mépriser, et qu’on dise de la photographie dans l’art ce que Boileau disait, en poésie, de la rime : « qu’elle est une esclave et ne doit qu’obéir. »


III

Ce n’est pas que le photographe ne soit, à sa façon, un artiste, sinon dans l’interprétation, du moins dans le choix de ses sujets. Lorsque Aligny, Bertin et Corot allaient ensemble travailler d’après nature, c’était Bertin, au dire de Corot, « qui savait le mieux s’asseoir, » c’est-à-dire choisir le point de vue précis d’où les lignes se balançaient le mieux, d’où l’on découvrait l’ensemble le plus intéressant et le plus suggestif. Savoir s’asseoir, ou, si l’on préfère, savoir se placer, semblait à Corot la grande affaire. Or, c’est là le talent du photographe comme de l’artiste. Lorsqu’on veut produire une belle œuvre, a dit un éminent photographe anglais, M. Robinson, « la bataille doit être livrée et la victoire remportée avant d’ouvrir l’objectif et de faire partir la détente de l’obturateur[11]. » Les touristes qui parcourent monts et vallées, le Kodak en main, à la recherche de souvenirs à fixer sur la pellicule sensible, ont donc les mêmes préoccupations qu’un Damoye ou qu’un Harpignies : le choix du site, puis le lieu d’où il doit être pris, et non-seulement le lieu, mais aussi l’heure, la minute à laquelle il faut le saisir. Tout paysagiste qui a lutté avec la couleur ou le fusain pour leur faire rendre ce qu’il avait sous les yeux sait combien passe vite l’effet qui l’a charmé. À celui-là en succède un autre, et ainsi de suite s’enchaînent les variations de la nature appelant tour à tour l’attention de l’artiste et sollicitant son désir de les reproduire aussitôt. Mais à peine a-t-il commencé à en saisir une, qu’elle s’évanouit. L’artiste se résigne à une seconde qui passe de même, et tandis qu’il court après les deux premières, une troisième illumine la scène en invitant son regard. On dirait d’une troupe de lutins ou de naïades qui l’attirent tour à tour en faisant miroiter mille trésors divers et qui déconcertent sa poursuite en se croisant devant lui et en se recroisant à travers les inextricables labyrinthes d’une forêt de rêve.


Stringebam brachia, sed jam amiseram quam tenebam.


Combien de fois l’artiste n’a-t-il pas souhaité le pouvoir de Josué, ou quelque don magique d’immobiliser un instant le nuage qui passe sur les monts en projetant sur la plaine une ombre heureuse, ou le frémissement d’une brise qui moire furtivement les eaux du lac ! Ce prodige n’est plus impossible. Le Josué d’aujourd’hui, c’est le Kodak, mais à condition qu’on sache s’en servir. Certes, il est beau de dire, dans des prospectus, que pour faire un chef d’œuvre, il suffit : 1° de tirer une corde ; 2° de tourner une clé ; 3° de presser un bouton. Nous croyons qu’un peu d’éducation esthétique ne gâtera rien à cette corde, à cette clé et à ce bouton. Pour ne toucher qu’un point, la question d’éclairage n’a pas une moindre importance pour le photographe que pour l’artiste. Elle en a même davantage, puisqu’ici le ton remplace totalement la couleur. Savoir « prendre le soleil » est un art véritable où un peu de hardiesse ne nuit pas. Il fut un temps, dit très bien M. Robinson, où l’on semblait commettre une hérésie en choisissant une vue dans laquelle le soleil était placé en face de l’objectif. Mais aujourd’hui l’on revient de ces conventions qui empêchent l’individualisme de l’opérateur de se faire jour. M. Robinson a obtenu d’excellentes photographies, en ayant le soleil en face de lui. Ce n’est pas la seule occasion dans laquelle cet artiste ait montré à tous les amateurs le moyen de rendre leurs œuvres plus intéressantes. Il a beaucoup étudié le rôle des ciels dans le paysage et, grâce à ses conseils, nombre de photographes proscrivent enfin cette masse blanche, ce vide absolu qui a si longtemps déshonoré l’étage supérieur des vues de plein air. Soit qu’ils peignent artistement leurs négatifs comme les Anglais, MM. Redford, England, Mudd, soit qu’ils s’astreignent à épier un ciel favorable pour le reproduire ensuite au-dessus de tel ou tel paysage, les hommes de goût nous donnent aujourd’hui des vues complètes aux tonalités harmonieusement équilibrées. M. Robinson compose aussi de vrais tableaux en groupant des jeunes filles du monde déguisées en paysannes dans un champ, sur le bord d’un chemin, d’une rivière, et lorsque leurs mouvemens s’arrangent d’une façon heureuse et spirituelle, il lâche l’obturateur. Il a été amené à ce procédé par la difficulté bien connue de faire poser à la campagne de vrais paysans. Quand vous arrêtez des gens au coin d’un bois pour les photographier, il semble qu’un manteau de glace leur soit tombé sur les épaules. Ils se pétrifient. Les hommes s’essaient à une vague allure de port d’armes, retrouvée dans de lointains souvenirs de caserne. Les femmes vous regardent en dessous, en croisant les mains ou en les laissant pendre le long des cuisses, lamentablement. Toute spontanéité est détruite, toute vie arrêtée. Avec sa colonie de femmes du monde, M. Robinson a évité ces inconvéniens. Il a su former d’exquises compositions champêtres où le naturel n’exclut pas le pittoresque. Ainsi le photographe peut, suivant son expression, « imprimer sa personnalité » à l’œuvre du soleil sur la plaque sensible. Par là, il se rapproche de l’artiste, d’autant qu’il lui emprunte sa manière de concevoir, de choisir, d’ordonner et qu’il fait une œuvre d’art véritable. La photographie devient un tableau digne parfois d’être comparé aux fusains, ou dessins, ou encres de Chine, ou lavis des maîtres[12]. Il n’y a plus ici cette confusion que nous avons combattue au chapitre précédent. L’alliance et le rapprochement entre l’artiste et le photographe s’opèrent ici d’une façon tellement différente, qu’on peut dire que les bases en sont contraires et même contradictoires. Tout à l’heure, le photographe prétendait guider l’artiste : maintenant, il se conforme à ses préceptes. Là, il voulait imposer à l’esthétique telle forme parce qu’elle est vraie ; ici, il choisit dans la nature tel aspect parce qu’il est beau. Autant il était hors de son rôle et dans l’erreur l’instant d’avant, autant il est dorénavant dans son rôle et dans la vérité.

Ce rôle grandira encore. Bientôt, sans doute, la photographie des couleurs constituera un nouveau progrès, un progrès définitif dans la reproduction mécanique de la nature. On sait que M. Lippmann est parvenu, avec une glace, une couche de gélatinobromure et un peu de mercure, à reproduire par la méthode d’interférence, ou de réfléchissement des rayons lumineux, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il ne s’en est pas tenu là, et lors de l’exposition internationale de photographie ouverte au Champ de Mars, ce printemps dernier, on pouvait voir une perruche ara et une branche de houx reproduits en une seule pose, avec des tons chemin, très vifs et très harmonieux. Depuis, M. Lippmann a présenté à l’Institut d’autres épreuves : un vitrail à quatre couleurs, un groupe de drapeaux, un plat d’oranges avec un pavot rouge qui accusent de nouvelles conquêtes dans l’art d’enregistrer les couleurs, sans le secours de la moindre substance colorée, c’est-à-dire telles que la nature elle-même les peint sur la plaque de verre sensibilisée. Chaque essai marque un pas de plus du photographe dans le domaine du peintre ; chaque trouvaille diminue la distance qui séparait l’un de l’autre. Un jour viendra où, pour la vérité des nuances comme pour l’impeccabilité de la ligne, le photographe serrera de si près l’artiste, que celui-ci ne pourra plus guère se distinguer de son confrère. Qu’est-ce à dire : « serrera de près ? » Mais le photographe dépassera l’artiste dans l’exactitude, dans la précision, dans le culte servile de la réalité, et sur ce-terrain où le naturalisme contemporain s’obstine encore à se placer, il le vaincra certainement !

Alors il deviendra très clair pour les moins philosophes que la reproduction mathématique des choses qui nous entourent n’est pas le but suprême de l’art, comme toute une école contemporaine a longtemps voulu nous le faire croire. Les réalistes les plus endurcis devront s’avouer qu’ils ne peuvent guère lutter contre la réalité elle-même se dévoilant aux physiciens, et qu’ils n’ont plus, pour être logiques, qu’à disparaître.

Quant aux autres, quant à ceux qui mirent toujours le sentiment esthétique au-dessus de la sensation visuelle et qui n’employèrent jamais la nature physique autrement que comme un langage admirable destiné à traduire une pensée qui la surpasse, ils ne perdront rien à cette intrusion de la science dans un domaine qu’ils lui avaient depuis longtemps abandonné. Peut-être cependant cette invasion les déterminera-t-elle à s’en aller plus loin encore dans la région de l’idéal, à pousser plus avant sur les territoires inexplorés du rêve, à faire comme ces peuples vaincus qui, pour mettre plus d’espace entre eux et leurs envahisseurs, ont découvert des continens et des mondes… Et ce ne sera pas le moindre service que nous aura rendu la science nouvelle, si elle force les artistes qui ne voudront pas être confondus avec les photographes à prendre du champ et à monter plus haut.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Aux expositions de photographie de Vienne l’année dernière et de Bruxelles cette année, la section artistique n’a admis que des photographies formant de véritables tableaux d’un caractère très personnel.
  2. Taine, Philosophie de l’art.
  3. Cheneau, les Chefs d’école.
  4. Au Louvre.
  5. Au Luxembourg.
  6. Il serait trop long d’énumérer ici tous les services que rend la photographie dans les ateliers. Bornons-nous à dire qu’elle sert souvent à contrôler l’exactitude des copies des tableaux de maîtres. Ainsi les premières photographies qu’on a faites du Jugement dernier, de Michel-Ange, ont révélé, jusque dans les meilleures gravures, des inexactitudes assez notables.
  7. Arthur Batut, la Photographie appliquée à la reproduction du type.
  8. Voir Animal locomotion ; an electro-photographic investigation of consecutive phases of animal movements, 1872-1885, by E. Muybridge ; Philadelphia, 1887.
  9. Voir la première collection de M. Muybridge, 1881 : la jument Phryné au grand galop, planche 154. Comparer les chevaux de la frise ouest du Parthénon, actuellement au British-Museum, portant dans l’atlas de Michaelis les n° 2 et 3, et le cheval de la frise nord, actuellement à l’Acropole, portant le n° 96, puis les chevaux de la frise ouest, portant les n° 15 à 20, d’une part, avec, d’autre part, la jument Florence, planche 39, première collection Muybridge, photographies 7 et 8 ; la jument Phryné ; planche 40, photographies 7, 8 et 9 ; puis la jument Hattie au grand galop, planche 38 ; enfin, dans la seconde collection Muybridge, diverses poses de galop.
  10. Voir spécialement les no 2 et 96 de l’atlas de Michaelis : Der Parthenon, frise ouest et frise nord du Parthénon, le premier au British-Museum, le second au musée de l’Acropole. Le premier porte aussi le no 2 dans le catalogue de l’Elgin-Room au British-Museum.
  11. De l’Effet artistique en photographie.
  12. A l’Exposition internationale de photographie du Champ de Mars, on remarquait, entre autres, les photographies d’Arizona, prises à Hand-Rock et envoyées par le Geological Survey, des États-Unis, du plus grandiose effet. On peut en dire autant de certaines vues de glaciers exposées l’été dernier à l’Exposition alpine de Grenoble.