Le Philosophe Carnéade à Rome

Le Philosophe Carnéade à Rome
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 71-104).
LE
PHILOSOPHE CARNÉADE
A ROME

Le génie romain, si ferme et en bien des choses si pénétrant, a laissé voir en tout temps une irrémédiable infirmité : il était incapable d’invention en philosophie. Non-seulement les Romains n’ont pas créé de systèmes, mais ils n’ont pas modifié la teneur de ceux qu’ils empruntaient. Sans goût comme sans aptitude pour la pure spéculation, ils n’entrevoyaient pas même l’utilité des théories. Aussi pendant longtemps les philosophes à Rome sont des Grecs ; en grec ils parlent et écrivent, et quand plus tard, par le progrès des lettres, les Romains peuvent enfin traiter de la philosophie dans leur propre langue, chose qui fut longtemps impossible et toujours difficile, ils ne font guère que traduire avec plus ou moins de liberté; aux plus grands esprits de Rome il ne coûte pas d’avouer sur ce point leur impuissance. Lucrèce suit Épicure pas à pas, non-seulement il s’y résigne, mais il s’en fait honneur : Cicéron, si vif pourtant et si curieux, se borne à exposer, à commenter les doctrines étrangères ; il les marie par des unions plus ou moins bien assorties, il les pare à la romaine en y jetant les longs plis de sa phrase oratoire. Sénèque lui-même, si neuf dans la forme, si fécond en idées personnelles, se fait un devoir de reproduire les dogmes de la Grèce; quand il s’en éloigne, loin de se vanter il s’excuse. Tandis que chez nous chacun aime à passer pour novateur et se pique volontiers d’avoir une doctrine à lui, les Romains modestement, par une modestie nécessaire, mettaient leur gloire à se montrer bons écoliers.

Il ne faudrait pas se hâter de conclure que la philosophie romaine est sans originalité. Elle a, au contraire, un caractère propre qui frappe tout d’abord. C’est elle qui a donné à la philosophie grecque ce qui manquait à celle-ci, le sens pratique. On peut appliquer à tous les moralistes de Rome ce qu’on a dit de l’un d’eux, qu’il parlait avec des formules grecques, mais avec un accent romain, grœcis verbis, romanis moribus. Sans doute, les Grecs n’ont point leurs pareils dans les spéculations savantes; sans eux, je ne sais s’il y aurait dans le monde une philosophie vraiment scientifique. Avec la curiosité la plus perçante, ils ont en peu de siècles exploré tout le champ ouvert à la pensée et en ont atteint les limites. Ils ont presque en même temps créé tous les grands systèmes où l’esprit humain est encore enfermé et dont il ne peut guère sortir. Les doctrines modernes relèvent de Platon, d’Aristote, de Zénon, d’Épicure, ou bien, si nous tentons de nous en éloigner, nous parcourons des routes déjà traversées par les Héraclite, les Parménide. Mais, si les Grecs n’ont rien laissé à inventer en fait de méthodes logiques et de doctrines morales, leur science profonde, par sa profondeur même, ne pouvait devenir populaire. Elle était en même temps trop subtile, car les Grecs, qui avaient découvert les plus fins procédés de la dialectique, en abusaient avec délices, comme on fait dans la nouveauté des découvertes. Leurs doctrines n’étaient donc bien comprises que par des disciples lentement préparés, par une élite d’initiés, et ne pouvaient se répandre dans la foule. Ç’a été l’œuvre des Romains de tout réduire à la simplicité et de faire de ces principes abstrus des préceptes de pratique commune. Leur esprit austère, impérieux, était fort capable de tout condenser en sentences. Ils ont eu au suprême degré le talent de frapper, comme des médailles impérissables, de fortes maximes auxquelles ils savaient donner l’autorité censoriale, la précision du légiste, la brièveté du commandement militaire. A Rome, on ne s’embarrasse pas de longs raisonnemens, on va droit à la conclusion, on cherche le profit moral comme tous les autres profits, on se hâte de jeter la coquille pour avoir le fruit. Ce sens pratique a fait des Romains, sinon de rigoureux philosophes, du moins d’incomparables moralistes. Ils ont des lumières nouvelles sur les âmes, et s’ils raisonnent peu, ils observent beaucoup. Très capables d’admirer les grandeurs morales, ils aperçoivent aussi les infirmités humaines et démêlent les bassesses, les ridicules, les mensonges, tout ce qui se cache dans les recoins du cœur. Il suffit ici de rappeler, en poésie, les œuvres d’Horace, ce juge si fin de l’honnêteté mondaine ; en politique, les livres de Tacite, en morale, ceux de Sénèque, dont la pénétration est merveilleuse. C’est encore ce même génie pratique qui a fait trouver aux Romains les formules du droit les plus concises, et leur a fait élever à la justice un monument d’une indestructible solidité. Si donc la philosophie romaine n’est pas inventive comme celle des Grecs, elle est plus accessible, plus praticable, et elle a pu, par conséquent, devenir universelle. Grâce à l’étendue et à la force de leur empire, les Romains ont porté cette utile sagesse dans tout le monde civilisé; ils l’ont imposée par leurs armes, par leurs lois, par leur administration, par leur langue, ils en ont fait comme la raison du genre humain. Aujourd’hui encore nous en vivons. Leurs maximes, plus que les théories grecques, remplissent nos livres, entrent dans notre éducation, retentissent dans nos écoles et même dans nos temples, circulent dans nos entretiens et font partie de nous-mêmes. N’est-ce point assez pour nous intéresser à cette sagesse romaine et à son histoire? Nous voudrions ici en détacher un épisode, un des plus importans, le premier par la date. C’est à une sorte de hasard que cette philosophie dut la naissance ; son énergie native aurait pu sommeiller longtemps encore, si elle n’avait été tout à coup éveillée, dans une circonstance mémorable, par un étranger, par un Grec, par Carnéade : grand événement philosophique qui a été souvent raconté, mais trop brièvement, souvent jugé, mais à la légère, et qui nous paraît mériter plus de détails et plus d’équité.


I.

Carnéade était le chef de la nouvelle académie, école dégénérée de Platon, laquelle, exagérant le doute socratique, avait abouti au scepticisme. Nous n’avons pas, dans le sujet particulier qui nous occupe, à retracer la méthode de cette école, ni les procédés de sa dialectique entre toutes subtile. Puisqu’il ne s’agit ici que de l’effet produit par Carnéade sur les ignorans Romains, nous devons toucher seulement à ce que les Romains pouvaient comprendre de sa philosophie et tout ramener à une certaine simplicité populaire. Aussi bien tout système, si savant qu’il soit, peut toujours se réduire à un petit nombre de propositions tout d’abord compréhensibles qui en montrent le but et la portée. Si on veut, par exemple, donner une idée du stoïcisme, il suffira de dire que sa morale repose sur la vertu, sans démonter pièce à pièce tout l’édifice logique de Zénon; de même, quand on a dit que l’épicurisme a pour principe le plaisir, on peut se dispenser de donner les fines raisons dont Épicure étayait sa doctrine. Il en est ainsi de la nouvelle académie dont quelques mots feront connaître, en général, le caractère, les intentions et la raison d’être. Le scepticisme de Carnéade n’était pas absolu et n’allait pas jusqu’à prétendre, comme celui de Pyrrhon, qu’il n’y a pas de vérité, mais la vérité, disait le nouvel académicien, est si mêlée d’erreurs, si obscurcie, si incertaine qu’on n’est jamais sûr de l’avoir saisie, de la posséder, que par conséquent il faut examiner les choses, suspendre son jugement et, à défaut de la vérité qui se dérobe, s’attacher au vraisemblable. Les choses, selon Carnéade, sont relativement à nous, non pas vraies, mais plus ou moins probables. Il est l’auteur de la doctrine qu’on appelle le probabilisme, doctrine qu’il a établie et défendue avec une dialectique souvent captieuse, mais qui, au fond, n’est pas déraisonnable, bien qu’on l’ait jugée telle. Nous sommes tous probabilistes, vous et moi, savans et ignorans, nous le sommes en tout, excepté en mathématiques et en matière de foi. Dans les autres sciences et dans la vie, nous nous conduisons en disciples inconsciens de Carnéade. En physique, nous accumulons des observations et, quand elles nous paraissent concordantes, nous les érigeons en loi vraisemblable, loi qui dure, qui reste admise jusqu’à ce que d’autres observations ou des faits autrement expliqués nous obligent à proclamer une autre loi plus vraisemblable encore. Toutes les vérités fournies par l’induction ne sont que des probabilités, puisque les progrès de la science les menacent sans cesse ou les renversent. Dans les assemblées politiques où se plaident le pour et le contre sur une question, on pèse les avantages et les inconvéniens d’une proposition législative, et, si la passion ne vient pas troubler la délibération, le vote est le résultat définitif des vraisemblances que les orateurs ont fait valoir. Le vote n’est qu’une manière convenue de chiffrer le probable. De même chacun de nous, quand il faut prendre un parti, examine les raisons qu’il a d’agir ou de s’abstenir, les met comme sur une balance et incline sa décision du côté où le plateau est le plus chargé de vraisemblances. La méthode de Carnéade, comme du reste toutes les méthodes, ne fait donc qu’ériger en règles plus ou moins judicieuses ce qui se fait tous les jours dans la pratique de la vie. S’il y a eu des déductions avant Aristote, des inductions avant Bacon, on fit aussi du probabilisme avant la nouvelle académie. L’école de Carnéade, peu inventive et peu propre à rechercher et à fixer la vérité, à laquelle elle ne croyait pas ou qu’elle jugeait hors de prise, était fort capable, par sa méthode, par ses délicates pesées, de reconnaître les erreurs d’autrui. Si cette école sceptique n’avait pas abusé du sophisme, si elle ne s’était pas plu à le manier comme on joue d’un instrument, elle mériterait d’être appelée une école critique, ou encore une école de libre examen ; car le mot latin examen, devenu français, désigne précisément la tige mobile de la balance, qui sert à marquer l’écart entre la hauteur des deux plateaux; on pourrait même, à certains égards, lui faire l’honneur de l’appeler une école de bon sens, si on considère que le plus souvent elle n’a fait qu’appliquer avec une rigueur scientifique la méthode la plus usuelle; mais elle doit pourtant garder son nom d’école sceptique, puisqu’elle s’est toujours abstenue de conclure, qu’elle était fondée surtout pour combattre toutes les affirmations systématiques, et qu’elle s’est montrée l’ennemie de toute espèce de dogmatisme.

Il y avait alors en Grèce des écoles philosophiques qui prétendaient offrir une science certaine et qui, naturellement, par cette assurance infaillible provoquaient la contradiction. Le temps n’était plus où un Socrate, un Platon se contentaient de répandre avec une modeste grâce leurs grandes idées sur le monde et sur l’âme, tantôt affirmant, tantôt doutant, révérant trop la vérité pour oser assurer qu’ils la tenaient tout entière dans la main et se faisant comme scrupule d’ériger leurs vues en système. C’est nous aujourd’hui qui, avec beaucoup d’efforts, rapprochant, ajustant leurs idées éparses et souvent assez diverses, en composons un corps de doctrine qu’ils avaient eu garde de composer eux-mêmes. Mais après eux s’établirent des écoles, ou plutôt des sectes comme de petites églises qui, pour employer leur propre langage, firent de leurs opinions des dogmes, des décrets, des oracles, et enseignèrent selon un formulaire où étaient résolus intrépidement tous les problèmes sur la nature et sur l’homme. Tels étaient l’épicurisme et le stoïcisme, qui, bien qu’ennemis et fondés sur les principes les plus contraires, étaient également sûrs chacun de posséder toute la vérité. Les épicuriens ne doutaient de rien et, pour avoir appris par cœur les manuels de leur maître, savaient dans le dernier détail comment le monde s’était formé, quelle est la nature de l’âme. Quand ils parlaient de l’univers, ils avaient l’air, dit avec esprit Cicéron, de revenir à l’heure même de l’assemblée des dieux. D’autre part, les stoïciens, quoique professant une doctrine plus haute, pouvaient irriter davantage, parce qu’ils enfermaient leurs nobles idées en des formules paradoxales, qui semblaient avoir été inventées tout exprès pour impatienter ou renverser les esprits. Leur assurance hautaine, leur principe que le sage n’ignore rien, le titre qu’ils prenaient d’avocats de l’évidence, tout cela était comme un défi ; leur fanatisme triste choquait d’autant plus qu’il recourait, pour attaquer ou se défendre, à des argumens pointilleux et mesquins suivis de conclusions forcées, qu’ainsi leur gravité paraissait frivole et faisait dire plus tard même à un des leurs, à Sénèque : « C’est bien la peine de lever le sourcil, d’étaler aux yeux la pâleur de la vertu pour proclamer de pareilles inepties. » Carnéade laissa les épicuriens tranquilles parce qu’ils étaient tranquilles eux-mêmes, mais attaqua les stoïciens. A la tête de l’école stoïcienne se trouvait alors Chrysippe, le maître des maîtres, dialecticien jusque-là sans pareil, qui avait subtilement, fil par fil, formé toute la trame de la doctrine, si bien qu’on disait de lui avec emphase : « S’il n’y avait pas de Chrysippe, il n’y aurait point de stoïcisme. » Carnéade, d’abord son disciple, se sépara de lui, devint son adversaire, et travailla toute sa vie, qui fut longue, avec une incroyable ténacité, à défaire cette doctrine si sûre d’elle-même. Ce fut l’unique emploi de sa force, ce fut sa vocation, puisqu’il se plaisait à dire en parodiant le mot cité plus haut : « S’il n’y avait pas de Chrysippe, il n’y aurait point de Carnéade[1]. » Il s’initia avec ardeur à toutes les finesses de la logique pour mieux combattre le grand logicien. Il lui fit la guerre sur tous les points à tort ou à raison, en toute rencontre et parfois non sans ruse. Rien n’enivre comme la dialectique, elle ne peut s’arrêter dans ses poursuites, il lui faut sans cesse une proie; dans son ardeur avide, elle va quelquefois jusqu’à se dévorer elle-même en défaisant ce qu’elle a fait, comme le reconnaissait Carnéade disant : « Elle ressemble au poulpe des mers, qui pendant l’hiver se mange les pattes à mesure qu’elles poussent. » Aux subtilités de Chrysippe, il opposa ses propres subtilités, exposant parfois ses propres idées à l’encontre du stoïcisme pour montrer que lui aussi savait tisser de ces toiles où se prennent les mouches. Qu’on ne s’étonne pas que dans cette lutte tout n’ait pas été sérieux; deux dialecticiens aux prises en viennent à combattre moins pour la vérité que pour la victoire. Il s’agit de terrasser l’adversaire par force ou par adresse et de le réduire au silence. C’est à peu près ainsi qu’au moyen âge, Abélard, disciple de Guillaume de Champeaux, ne s’arrêta qu’après avoir fait déposer les armes à son maître. Assurément le stoïcisme valait mieux que la nouvelle académie, il a montré par la suite, dans toute l’histoire, ce qu’il renfermait de généreuse énergie ; mais il était bon qu’il fût combattu, rabaissé dans son orgueil, troublé dans sa quiétude autoritaire, parfois humilié, pour être contraint de se corriger. Que deviendrait le monde, s’il n’y avait que des Chrysippes et s’il n’était point de Carnéades?

Ce serait faire beaucoup trop d’honneur aux Romains de croire que leur inexpérience en philosophie ait pu pénétrer dans cette savante logique. Ce n’était point leur affaire ni leur souci de démêler les artifices par lesquels le philosophe grec montrait que rien ne porte la marque propre du vrai et du certain, qu’entre une perception vraie et une perception fausse il n’y a pas de différence tranchée et reconnaissable; et comment les Romains auraient-ils pu suivre avec intérêt ces longs sorites qui faisaient voir que l’esprit est amené comme sur une pente insensible d’une vérité à une erreur, sans trouver le moyen de s’arrêter en chemin et de dire : Ici finit la vérité, là l’erreur commence. Toutes ces discussions si fines n’étaient à la portée que des Grecs depuis longtemps familiers avec les procédés de la dialectique, et qui non-seulement avaient l’esprit assez délié pour suivre une savante dispute, mais encore assez de loisir pour s’en laisser charmer. Tout ce que les Romains pouvaient comprendre à première vue à travers le réseau de cette sophistique c’est que la doctrine apprenait à se mettre en garde contre les affirmations absolues et téméraires, à se défier de prétendues vérités qu’elle éveillait l’esprit sur les difficultés de la science et de la vie, en un mot, qu’elle enseignait la prudence. Ainsi l’entendit plus tard Cicéron, l’interprète le plus autorisé de l’esprit public à Rome. Pourquoi est-il entré dans la nouvelle académie ? Il le dit avec enthousiasme : « C’est que Carnéade nous a rendu un service d’Hercule en arrachant de nos âmes une sorte de monstre, l’assentiment trop prompt, c’est-à-dire la crédulité et la témérité. » Aussi, quand Cicéron discute, il dit à ses amis : « Ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied, mes discours ne sont pas des oracles; je ne suis qu’un homme comme un autre, je cherche la vraisemblance, mes lumières ne sauraient aller plus loin. » La nouvelle académie plaît encore à Cicéron, parce qu’on peut y garder sa liberté, qu’on n’y est pas obligé de défendre une opinion de commande, tandis qu’ailleurs on se trouve lié sans avoir pu choisir. Dans un âge encore trop faible on se laisse entraîner sur les pas d’un ami, séduire par l’éloquence du premier maître qu’on entend, on juge de ce qu’on ne connaît point, « et vous voilà cramponné pour la vie à la première secte venue comme à un rocher où la tempête vous aurait jeté. » Enfin, ajoute Cicéron, comme dans notre école nous combattons ceux qui croient à tort avoir pour eux l’évidence, nous trouvons tout naturel qu’on essaie de nous réfuter et ne croyons pas nécessaire de nous montrer entêtés de nos opinions. Ainsi cette doctrine qui, tout en cherchant le vrai, ne se piquait jamais de l’avoir trouvé, qui laissait à l’esprit sa liberté et le rendait juge des vraisemblances, qui lui donnait le plaisir de s’instruire sans l’engager dans une foi, cette doctrine en quelque sorte complaisante pour soi et pour autrui, pouvait avoir de l’attrait pour les Romains, peu sectaires de leur nature et qui d’ailleurs se sentaient en tout, sous une discipline non discutée, esclaves de formules traditionnelles, incomprises, dont le sens était le plus souvent perdu. Et comment n’être pas tenté d’entrer dans une école où on avait le plaisir et le mérite de discuter sans obstination et sans colère, où on gardait pour soi les avantages de la modération, du bon goût, de la modestie ? N’y avait-il point là des séductions pour des esprits qui sans doute n’étaient pas encore délicats, mais qui aspiraient à le devenir ?

Carnéade n’est pas, comme on le répète, un sophiste, mais un véritable philosophe qui, dans sa constante dispute avec les stoïciens, a presque toujours eu la raison de son côté. Était-il sophiste lorsqu’au dogmatisme trop absolu de ses adversaires, qui regardaient la sensation comme infaillible, il opposait les hallucinations des aliénés, les erreurs des songes, les illusions de la passion, et qu’il disait à sa façon ce que dira Pascal eu ces termes : « Les sens abusent la raison par de fausses apparences, et cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à leur tour. » Les objections de Carnéade contre la théologie stoïcienne, si elles ne sont pas irréfutables, ont du moins soulevé de grands problèmes, livrés depuis à la méditation des philosophes et des théologiens. A-t-il eu tort d’attaquer le panthéisme matérialiste des stoïciens et de leur prouver que, si Dieu se confond avec le monde et si le monde n’est qu’un immense animal. Dieu n’est pas éternel ? Quand les stoïciens, pour démontrer l’existence de Dieu, s’appuyaient sur le consentement universel, n’était-il pas de bonne guerre de leur montrer que ce consentement ne devait pas avoir de valeur pour eux, puisque, selon leur doctrine, tous les hommes sont des insensés ? Quand les stoïciens, dans leur optimisme sans mesure et sans nuance, prétendaient que tout est bien dans le monde, que la sagesse divine a tout formé pour l’utilité du genre humain, n’avait-il pas le droit de leur demander en quoi servent au bonheur de l’humanité les poisons, les bêtes féroces, les maladies, pourquoi Dieu a donné à l’homme une intelligence dont il peut abuser et qu’il peut tourner au crime ? C’était poser le grand problème du mal physique et du mal moral. N’a-t-il pas eu raison de défendre la liberté humaine contre le fatalisme stoïcien, et ne faisait-il pas œuvre de philosophe en montrant qu’il y a là une grande difficulté, celle de concilier le libre arbitre avec l’ordre éternel et invariable des choses, avec ce qu’on appelle aujourd’hui la prescience divine ? Sans doute Carnéade n’a pas résolu ces problèmes, mais il en a fixé les termes, si bien que depuis jusqu’à nos jours, ils ne peuvent plus être esquivés par aucune école philosophique ou religieuse. En portant le ravage dans la théologie stoïcienne, il se proposait, non de détruire l’idée divine, non ut deos tolleret, mais de faire voir seulement que les argumens de ses adversaires n’étaient pas solides. Bien plus, non sans courage, il heurta la religion populaire en raillant les stoïciens qui prenaient trop complaisamment parti pour le polythéisme, et qui sur ce point, par un esprit de conciliation chez eux peu ordinaire, admettaient, en l’expliquant, la multiplicité des dieux : « Si Jupiter est dieu, disait-il, son frère Neptune sera dieu, le soleil sera dieu, vous diviniserez l’année, le mois, le jour, le matin, le soir, et peu à peu vous en viendrez à l’adoration des chiens et des chats comme chez les barbares. » La marche de ce sorite peut paraître bizarre et forcée, mais c’est la marche même de la superstition que son raisonnement suivait de degrés en degrés jusqu’à la honte. Enfin on lui doit de la reconnaissance pour avoir ruiné la divination et les oracles, que les stoïciens non-seulement croyaient possibles, mais encore dont ils donnaient de savantes explications. Carnéade n’est donc pas un simple sophiste, ni, comme disait un de ses ennemis, un charlatan qui jongle avec la dialectique, « un joueur de tours, un filou, » c’est un critique avisé, pressant et redoutable. Ses discussions sur Dieu, sur la liberté, sur le mal, ressemblent à celles de Bayle contre Leibniz, On pourrait l’appeler le Bayle de l’antiquité, mais un Bayle irrésistible. Ainsi il a été jugé par les anciens, et ceux mêmes qui l’injuriaient en avaient peur : « Ses doctrines, dit l’un d’eux, l’emportaient toujours et aucune autre ne pouvait tenir contre elles, tant il était grand et avait fasciné ses contemporains. » Devant un tel adversaire, Chrysippe fut obligé de modifier son système ; son successeur, le nouveau chef du Portique, Antipater, n’osa plus affronter la discussion et, se cachant dans la retraite, se contenta de lancer contre le terrible ennemi du stoïcisme quelques écrits, comme un combattant découragé qui se venge sans péril. Carnéade avait fait le silence autour de sa supériorité accablante. « Quand il mourut, dit Diogène de Laerte, il y eut une éclipse de lune, comme si le plus bel astre après le soleil prenait part à sa mort. » La philosophie, d’après cette légende, venait de perdre sa lumière.

Ce victorieux dialecticien, qui avait fini par n’avoir plus d’adversaire, personne n’osant plus se mesurer avec lui, était en outre un grand orateur, dont la puissance est attestée par les éloges de ses admirateurs, et mieux encore par les injures et l’effroi de ses ennemis. Que Cicéron nous vante « l’incroyable énergie et l’inépuisable variété de son éloquence, » qu’il nous apprenne que dans les discussions il a toujours fait triompher le parti qu’il défendait, que jamais il n’a combattu une opinion qu’il ne l’ait renversée, ce sont là des éloges qui peuvent paraître suspects venant d’un admirateur et d’un disciple. Il vaut mieux s’en rapporter au témoignage d’un ennemi, du pythagoricien Numénius, qui parle de Carnéade avec horreur, et qui, pour n’avoir pas à reconnaître la force de ses argumens, attribue tous ses succès au prestige de sa parole. Le bon pythagoricien, qui appartient à l’école du silence et se trouve être un bavard, s’évertue en métaphores incohérentes pour peindre la puissance et les ressources variées de son éloquence. « Il asservissait, dit-il, son auditoire;... au milieu d’une dispute subtile, tout à coup, s’il fallait produire de l’effet, il se réveillait impétueux comme un fleuve rapide coulant à pleins bords, il tombait avec force sur ses auditeurs, il les entraînait avec fracas. — Il battait en retraite comme les animaux qu’on attaque, qui ensuite reviennent avec plus de furie se précipiter sur les épieux; il n’avait fait une concession que pour reprendre son élan. — C’était un voleur qui s’introduisait à la dérobée et puis se montrait comme franc voleur, dépouillant par ruse ou par violence ceux mêmes qui étaient mieux préparés à lui tenir tête. » Les louanges les plus flatteuses seraient moins à l’honneur de Carnéade que ces outrages. Diogène de Laerte, à son tour, nous apprend que les professeurs d’éloquence fermaient leurs écoles et renvoyaient leurs disciples pour avoir le loisir de l’entendre. Tout le monde est donc d’accord sur ce point, et ceux-là même qui le regardaient comme « un monstre » convenaient avec colère que le monstre était charmant.

Cet invincible logicien, grand orateur, était de plus un homme d’esprit, qui dans les entraînemens de parole savait se ressaisir et rester maître de lui-même. Il égayait la dialectique et avait coutume, quand on lui opposait un raisonnement captieux, de riposter aussitôt par un autre de même force qui en était la parodie. C’est ainsi que, pour se moquer d’un adversaire, il repartit un jour par cet argument : « Si j’ai bien raisonné, j’ai gagné ma cause, si j’ai mal raisonné, Diogène n’a qu’à me rendre ma mine. » Carnéade avait en effet appris la logique du stoïcien Diogène, et la mine était l’honoraire qu’on donnait à un dialecticien. C’était dire aux stoïciens : J’ai appris la logique chez vous, et si je raisonne mal, c’est votre faute. D’autres fois il lui échappait des pensées aussi graves que spirituelles, nous n’en citerons qu’une sur l’éducation : « Sait-on, disait-il, pourquoi les enfans des rois et des riches n’apprennent rien comme il faut, si ce n’est monter à cheval? C’est que les maîtres les flattent et leur font croire qu’ils savent quelque chose, que même leurs jeunes compagnons dans les luttes se laissent complaisamment tomber sous eux, tandis que le cheval, sans façon, qu’on soit prince ou non, riche ou pauvre, jette par terre qui ne sait pas bien se tenir. » Pensée non moins juste que piquante, qu’on inscrit aujourd’hui dans les manèges pour l’instruction des futurs cavaliers, mais qu’on pourrait graver aussi sur les murs des palais. Voilà en quelques traits l’homme extraordinaire qui, muni de toutes les armes. « de la force et de la grâce, » dit Plutarque, de plus doué de la voix la plus sonore, d’une voix célébrée par les anciens et capable de faire retentir les idées aux oreilles les moins ouvertes, vint à Rome amené par le hasard, et déploya le premier avec éclat les doctrines de la Grèce devant les Romains, en un temps où la république guerrière connaissait à peine le nom de la philosophie et ne le connaissait que pour s’en étonner ou le haïr.


II.

Sans doute la philosophie avait déjà effleuré la société romaine comme un souffle léger et errant. Il était impossible que de la Grande Grèce, où avait enseigné Pythagore, ne fussent point parties certaines idées pythagoriciennes pour se répandre vers le nord et s’insinuer dans la ville. Le théâtre latin, imité des Grecs, d’Euripide et de Ménandre, tous deux amis des philosophes, avait proclamé devant la foule bien des sentences plus ou moins comprises et qui peut-être n’étaient pas toutes oubliées du jour au lendemain. Des livres comme les traductions d’Épicharme et d’Évhémère par Ennius pouvaient être en quelques mains. Les armées romaines, qui venaient de conquérir la Grèce, n’avaient pas pu ne point en rapporter des sentimens nouveaux. Les mille otages achéens, personnages de marque et d’élite, qui furent disséminés dans les villes de l’Italie, ont aussi dû répandre autour d’eux les idées de leur patrie. Mais tout cela, au milieu d’une ville uniquement occupée de guerre, de politique et d’affaires, était bien inconsistant et fugitif. Il arrive un moment où la philosophie excite à la fois la curiosité et la crainte. On voudrait s’en approcher et on n’ose. Ennius, pourtant fort libre esprit, faisait dire à un de ses personnages : « Il faut la toucher du bout des lèvres, mais non s’en abreuver. » Des plaisans, comme Plaute, s’en moquaient, croyant avec un air de bonne foi que c’était l’art de duper. « Voyez, disait-il en parlant d’un esclave qui médite une friponnerie, il est en train de philosopher. » Vingt-cinq ans avant le temps dont nous nous occupons le sénat, avait fait brider les prétendus livres de Numa trouvés dans un tombeau pour le motif qu’ils renfermaient de la philosophie. Cinq ans avant l’arrivée de Carnéade, les maîtres grecs essayant d’enseigner à Rome avaient été expulsés de la ville par un sénatus-consulte qui, sans donner de motifs, disait avec un laconisme impérieux : « Nous ne voulons pas qu’ils soient à Rome, uti Romœ ne essent. » La philosophie attirait donc déjà l’attention, ses déconvenues mêmes le prouvent, mais une attention le plus souvent hostile. Applaudie çà et là au théâtre dans quelques-unes de ses maximes les plus humaines, réprouvée dans l’enseignement public comme une importation étrangère et dangereuse, elle flottait entre l’estime craintive de quelques-uns et le mépris du plus grand nombre, comme un vague objet d’agrément suspect, lorsque tout à coup elle prit corps en la per- sonne de trois députés athéniens, tous trois philosophes, qui au milieu du IIe siècle avant notre ère, en 156, donnèrent aux Romains durant leur séjour à Rome quelques leçons cette fois écoutées sans scrupule; ambassade célèbre où Carnéade eut le premier rôle, à laquelle les anciens ont eu raison de donner une grande importance historique, parce qu’elle exerça une influence décisive sur l’esprit public de Rome, sur ses destinées et, par conséquent, sur la civilisation générale. Il faut remarquer ici, en passant, combien les Romains, même dans les plus beaux temps, avaient de peine à se renseigner sur les progrès de leur culture littéraire. Cicéron, si particulièrement intéressé à connaître l’histoire de Carnéade, puisqu’il est son ardent disciple, ignore les détails de ce grand événement philosophique et demande dans une lettre à son ami Atticus, savant amateur d’antiquités, « quel était le sujet de leur ambassade et quelles furent leurs discussions. » Grâce à des écrivains postérieurs, grecs surtout, nous sommes mieux informés que Cicéron lui-même, et, en rassemblant une foule de détails épars, nous pouvons reconstruire cette histoire mieux peut-être que n’aurait pu le faire Atticus. On verra en même temps dans ce récit quelles étaient la décadence et la misère du monde grec au moment où le monde romain montait à la lumière.

Athènes, ruinée, comme toutes les villes de la Grèce, par les guerres macédoniques, plus ruinée que toutes les autres, ne sachant plus comment payer ses dettes, en était venue à ce point de détresse qu’elle se jeta sur la ville d’Orope en Béotie, une ville alliée, et la pilla de fond en comble. Pausanias dit avec une naïveté féroce que ce ne fut pas méchamment, mais par nécessité. Dans cette malheureuse Grèce, le pillage entre amis paraissait alors l’unique moyen de rétablir les finances d’un état. Les Athéniens, condamnés à cinq cents talens d’amende par les Sicyoniens pris pour arbitres, et ne pouvant payer cette somme énorme, résolurent, pour obtenir une remise ou une réduction, d’envoyer une ambassade au sénat romain, qui alors déjà se faisait volontiers juge de toutes les querelles, pour pouvoir, selon l’intérêt de sa politique, les éteindre ou les attiser. On choisit pour députés les trois hommes d’Athènes qui avaient le plus de renommée, les chefs des trois écoles philosophiques les plus célèbres, le péripatéticien Critolaüs, le stoïcien Diogène et l’académicien Carnéade, tous trois éloquens. Dans l’antiquité, la diplomatie n’était pas comme chez nous un jeu secret où l’avantage reste souvent à celui qui parle le moins; on comptait avant tout sur l’ascendant de la parole dans ces républiques où tout se réglait par elle. Voilà pourquoi on confiait toujours ces difficiles et délicates fonctions à des orateurs et le plus souvent, quand on le pouvait, à des philosophes, parce que ceux-ci, habiles à parler, exercés dans les écoles, connaissant toutes les finesses de la dialectique, étaient encore protégés par leur réputation de sagesse, et pouvaient, à l’occasion, se permettre des libertés de langage qu’on n’aurait pas tolérées chez d’autres.

Le sénat ne parut pas s’être empressé de recevoir les ambassadeurs, ayant de plus graves affaires à traiter et sans doute aussi par orgueil, laissant avec plaisir les peuples se morfondre dans l’anxiété et attendre quelque peu leur salut à sa porte. Nous assistons ici à un épisode, petite scène agréable, qui a dû bien réjouir Carnéade, l’adversaire du stoïcisme, de cette doctrine qui, entre autres exagérations, « ne reconnaissait d’autres villes, d’autres sociétés que celles habitées par les sages. » Or un jour que Carnéade et le stoïcien Diogène, attendant une audience, se trouvaient au Capitole, où le sénat avait coutume de recevoir les députés des nations, un Romain lettré, le préteur A. Albinus, choqué sans doute d’un manque d’égard de la part de ces étrangers, dit en riant à Carnéade, qu’il prenait pour un stoïcien : « Apparemment tu ne me regardes pas comme un préteur, parce que je ne suis pas un sage, Rome ne te parait pas une ville, ni les Romains des citoyens! — Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, répondit Carnéade, mais au stoïcien que voici. » — Carnéade a dû être heureux ce jour-là et triompher amicalement de son collègue en voyant que les hyperboles stoïciennes paraissaient du premier coup à un Romain aussi ridicules qu’à lui-même.

Enfin vint le jour où les philosophes ambassadeurs furent introduits dans le sénat, précédés de leur immense réputation. C’était, pour ainsi dire, la gloire de la Grèce qui allait comparaître. Ils durent être reçus non sans curiosité flatteuse, car nous savons qu’un grand personnage romain, C. Aquilius, alla jusqu’à briguer avec instance l’honneur de leur servir d’interprète. Beaucoup de sénateurs sans doute savaient le grec, mais d’autres ne le comprenant pas une traduction n’était pas superflue. Ce que dirent les ambassadeurs nous l’ignorons, mais nous connaissons l’effet produit par leurs discours. Ces Romains qui jusqu’alors, soit au Forum, soit dans la curie, n’avaient jamais entendu que leurs rudes orateurs allant droit au fait, armés de leur logique sans prudence et de leur passion sans égard, ont dû être circonvenus et captivés par une rhétorique pour eux nouvelle, par d’insinuantes précautions oratoires, par des expositions lumineuses, par la musique des périodes et par un pathétique que ce jour-là des Grecs n’ont pas dû épargner. Les sénateurs éprouvaient des sentimens dont ils ne se rendaient pas compte. Charmés et humiliés de l’être, entraînés bien qu’ils eussent voulu résister, ils disaient naïvement en sortant : « Les Athéniens nous ont envoyé des députés non pour se justifier, mais pour nous obliger à faire ce qui leur plaît. » C’était la mauvaise humeur de l’admiration impuissante. Si ces Romains dans leurs assemblées avaient déjà tressailli sous quelques éclats d’éloquence, pour la première fois ils venaient d’être exposés aux douces violences de la persuasion.

La renommée de ces discours prononcés au sénat ou dans des réunions privées remplit aussitôt la ville, dit Plutarque, traduit par Amyot, « comme si c’eust esté un vent qui eust fait sonner ce bruit aux aureilles d’un chacun. » On vantait surtout Carnéade et on disait « qu’il estait arrivé un homme grec savant à merveilles, qui par son éloquence tirait et menait tout le monde là où il voulait, et ne parlait-on d’autre chose. » On entoura les philosophes, on désira les entendre ; les jeunes gens surtout furent tout à coup saisis « d’un si grand et si véhément désir de savoir, que tous autres plaisirs et exercices mis en arrière, ilz ne vouloyent plus faire autre chose que vacquer à la philosophie, comme si ce fust quelque inspiration divine qui à ce les eust incités. » Plutarque ajoute un fait assez surprenant, qui montre que l’ignorance romaine commençait à être mûre pour la philosophie, c’est que les pères de famille romains, qui jusqu’alors l’avaient repoussée, furent heureux de voir leurs fils se plaire aux discours de ces hommes admirables et prendre goût aux lettres de la Grèce. Du reste, quand on a lu les comédies de Plaute et de Térence, qu’on sait à quoi les jeunes gens à Rome passaient leur temps, quand on les a vus dans leur monde de parasites et de courtisanes, on comprend que les pères romains, sans pourtant partager l’enthousiasme de la jeunesse pour les étrangers, aient encouragé ce goût nouveau pour la philosophie, qui de tous les goûts était le plus innocent, et, ce qui ne déplaisait pas à des Romains, le moins dispendieux.

Durant un assez long séjour à Rome, en attendant l’arrêt du sénat, les ambassadeurs, de plus en plus sollicités à parler en public, ouvrirent des cours ou plutôt, comme nous dirions, des conférences et discoururent séparément dans les lieux les plus fréquentés, devant un nombreux auditoire. S’ils exposèrent chacun, ce qu’on peut supposer, quelques points de leurs doctrines respectives, les leçons du péripatéticien Critolaüs, le disciple d’Aristote, durent bien souvent passer l’esprit des Romains. Aussi est-il des trois philosophes celui qui paraît avoir eu le moins de succès et qui est le plus resté dans l’ombre. Dans le cas où Diogène le stoïcien aurait enseigné que le bien est dans la vertu, le mal dans le vice, que la douleur ne doit pas troubler la sérénité du sage, il eût été compris, parce que de pareils principes sont assez conformes au caractère romain; il y a comme un stoïcisme naturel à Rome, bien avant les philosophes ; les Fabricius, les Régulus, sont d’avance les beaux exemplaires de l’idéal stoïque, si bien que Hegel a pu dire : « Dans le monde romain, le stoïcisme s’est trouvé dans sa maison. » Quant à Carnéade, il éblouit par sa prestigieuse dialectique qu’on ne put oublier; car Lucilius, longtemps après, dans une de ses satires, mettant en scène Neptune qui discute avec les dieux sur une question difficile, lui fait dire plaisamment « qu’on ne pourrait en venir à bout quand même Carnéade sortirait des enfers pour la résoudre. » Peut-être les doctrines frappèrent moins les Romains que l’éloquence diverse de ces orateurs qui parlaient chacun le langage de sa secte. Polybe, qui a pu les entendre, rapporte qu’ils se firent admirer chacun dans un genre différent, et Aulu-Gelle, plus précis, nous apprend que la manière de Diogène était simple et sévère, celle de Critolaüs fine et délicate, celle de Carnéade fougueuse et entraînante. Il ajoute, en grammairien préoccupé de rhétorique, que les trois orateurs représentaient le genre simple, le genre tempéré et le genre sublime, c’est-à-dire les trois aspects de l’éloquence. Ainsi, par la plus heureuse conjoncture, il était donné aux Romains d’admirer toutes les savantes merveilles de l’art oratoire et de goûter en un jour, comme en un somptueux festin littéraire, tout ce que la Grèce polie pouvait offrir de plus délicat.


III.

Durant ces fêtes de l’intelligence, alors si nouvelles à Rome, deux discours de Carnéade, l’un pour, l’autre contre la justice, ont laissé un impérissable souvenir, tant par le talent de l’orateur que par la singularité inquiétante de la discussion. Assurément Carnéade, ayant à parler de philosophie devant les Romains, ne pouvait choisir un meilleur sujet, mieux accommodé à l’esprit de ses auditeurs et à leur degré de culture. En philosophie, ce qui est le plus accessible à la foule, c’est la morale, et dans la morale le plus important des principes est celui de la justice, sur lequel tout le reste repose. Le peuple romain ayant d’ailleurs la prétention plus ou moins fondée d’être le peuple le plus juste de la terre, le choix du sujet semblait encore un hommage flatteur, mais, comme nous le verrons, n’en fut pas un. Le premier jour, Carnéade exposa le droit naturel, et le lendemain démontra que le droit naturel n’existe pas. Là-dessus on s’est fort récrié, sinon à Rome, du moins dans les temps modernes. Ce n’était, dit-on, qu’un misérable rhéteur qui voulait éblouir les Romains par une sorte de prestidigitation oratoire où, après avoir montré son objet, il le faisait disparaître aux yeux ébahis. C’est là bien mal comprendre les intentions et la méthode du philosophe académicien. Comment peut-on croire qu’un homme si fin, qui avait besoin de crédit comme ambassadeur, ait recherché la puérile gloire de passer pour un charlatan? N’était-ce pas s’exposer à s’entendre dire : Les paroles que vous avez prononcées devant les sénateurs avec tant d’autorité et de succès n’étaient donc qu’un jeu trompeur et une moquerie. C’eût été perdre tout le fruit de son éloquence au sénat. Non, en parlant tour à tour pour et contre la justice, il ne faisait que suivre sa méthode ordinaire, celle de la science académique ; il mettait encore une fois en balance les vraisemblances et les probabilités de deux doctrines adverses et rendait les auditeurs juges du problème. « Plaider le pour et le contre, dit Cicéron, répétant Carnéade, c’est le moyen le plus facile de trouver la vérité. » Il y avait même dans ce procédé une certaine bonne foi scientifique, car rien ne forçait Carnéade à étaler d’abord en beau langage les raisons de ses adversaires. En un mot, il a fait ce que font encore aujourd’hui les professeurs de philosophie, ce qu’a fait au Collège de France sur le même sujet Jouffroy dans son célèbre cours sur le droit naturel, où il a d’abord exposé la doctrine qu’il devait réfuter dans la leçon suivante. Sans doute Carnéade et Jouffroy ne sont pas dans le même camp, et leurs rôles semblent inverses, qu’importe? Il s’agit ici non de la conclusion, mais de la méthode. Que d’ignorans Romains, pour qui une pareille discussion était une nouveauté étrange, se soient mis en tête que dérouler avec éloquence un système et le mettre en pièces avec plus d’éloquence encore fut un jeu d’adresse, on conçoit chez eux cette simplicité; mais nous serions un peu simples nous-mêmes si, dans un procédé fort légitime de discussion, nous ne voyions qu’un artifice divertissant de la rhétorique.

Nous ne connaissons pas le premier discours en faveur de la justice dans lequel Carnéade exposait les hautes théories de Platon, d’Aristote et des stoïciens, où était établie l’existence d’un droit naturel, c’est-à-dire d’une loi universelle, invariable, qui dans tous les temps et dans tous les lieux s’impose à la conscience du genre humain. Mais, grâce à des passages épars de Cicéron, complétés par Lactance, nous pouvons plus ou moins recomposer le second discours contre la justice. Là, selon sa coutume, opposant à la première thèse une antithèse, il niait cette loi immuable et commune à tous les hommes. S’il existait un droit naturel, disait-il, les hommes, qui s’accordent sur le chaud et le froid, le doux et l’amer, s’accorderaient aussi sur le juste et l’injuste; mais parcourez le monde et vous verrez quelle est la diversité entre les mœurs des peuples, leurs opinions, leurs religions. Ici le meurtre est en honneur, là le vol. Les Carthaginois, dans leur piété barbare, immolent des hommes, les Crétois mettent leur gloire dans le brigandage. Les lois sont différentes selon les pays, et dans le même pays, dans la même ville changent avec le temps. Ce que nous appelons justice n’est donc qu’une invention arbitraire et variable pour la protection des faibles et le soutien des états. L’argument n’est pas d’un rhéteur qui se joue, car il est formidable, il a eu l’honneur d’être repris par Montaigne et par Pascal, dont on connaît l’amère et hautaine saillie : « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence... Plaisante justice qu’une rivière borne! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » C’est Carnéade qui le premier a introduit avec éloquence dans la discussion philosophique cette difficulté, qui n’est point méprisable. Pourquoi attribuer à la futilité et à la mauvaise foi d’un sophiste un argument qui n’a point été dédaigné par un Pascal, que de grands philosophes ont repris en leur propre nom, que l’école anglaise n’a point abandonné et qui est encore si spécieux aujourd’hui que l’Académie des sciences morales et politiques s’est crue obligée naguère d’en provoquer la réfutation? Sans doute, si dans la science c’était un crime d’embarrasser les défenseurs de la bonne cause, Carnéade mériterait les injures dont on l’accable, mais alors il n’y aurait plus de philosophie; s’il importe au contraire que même la bonne cause soit attaquée pour qu’elle ait occasion de fournir ses preuves, on ne peut savoir mauvais gré à Carnéade d’avoir contraint la philosophie à faire un effort pour défendre l’existence d’un droit naturel. Grâce à cet effort séculaire, elle est parvenue à dissiper les nuages qui obscurcissaient les principes de la morale, à saisir, sous l’infinie variété des institutions et des coutumes, la loi universelle non écrite, supérieure à toutes les lois qui en émanent, à faire enfin briller d’un éclat nouveau « cette loi immuable et sainte, qui, selon le beau mot de Cicéron, n’est autre à Athènes, autre à Rome, autre aujourd’hui, autre demain. »

Bientôt Carnéade, changeant le point de vue et maniant avec art son procédé critique qui consistait à établir des antinomies inconciliables, fait voir que la sagesse ne peut s’accorder avec la justice. Ici, il faut définir les mots. Par sagesse, il entend cet instinct légitime, naturel ou réfléchi, qui nous fait défendre nos intérêts, et il appelle justice la vertu qui se sacrifie aux autres. Si donc on est sage on n’est pas juste, si on est juste on n’est pas sage. Au premier abord, il semble que ce ne soit qu’une logomachie qui ne répond à rien dans la vie réelle; mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que cette contradiction existe dans les esprits, ainsi qu’en témoigne le langage populaire. Encore aujourd’hui ne dit-on pas d’un homme généreux : il fait une folie; ou bien : je ne suis pas si sot; ou bien : charité bien ordonnée commence par soi-même, ce qui veut dire : j’aime mieux être sage que juste. Bien des proverbes et les banales formules de l’égoïsme mettent en lumière la réalité du conflit. Le chrétien Lactance lui-même ne peut s’empêcher de le reconnaître et dit qu’en effet la justice a un air de sottise, justitia speciem quamdam stultitiœ hahet. Pour faire comprendre l’opposition de la justice et de la sagesse, le philosophe orateur prenait des exemples dans la vie journalière et commune : Vous avez à vendre un esclave vicieux ou une maison insalubre. Révélerez-vous à l’acheteur les vices et les défauts que vous seul connaissez? Si vous le faites, vous serez un honnête homme, mais vous passerez pour un sot; si vous ne le faites pas, on vous trouvera sage, mais vous serez un trompeur. De pareils problèmes moraux étaient faits pour intéresser les Romains, hommes d’affaires, acheteurs et vendeurs, fort regardans. On dit ici que Carnéade corrompait les Romains, ce n’est point notre opinion; il nous semble, au contraire, qu’il éveillait et inquiétait les consciences au lieu de les mettre à l’aise. Croit-on que, jusqu’alors, un propriétaire romain, en train de vendre ou son esclave ou sa maison, se soit mis en peine de déclarer d’avance à l’acheteur des défauts qui auraient déprécié sa chose? Il lui paraissait aussi légitime que naturel de les tenir cachés. Quand donc Carnéade lui montrait, pour la première fois, qu’il n’était que sage sans être juste, il lui ouvrait les yeux sur une délicatesse morale que l’autre n’avait jamais aperçue. Ce n’est peut-être pas calomnier notre temps de dire qu’aujourd’hui encore la plupart des propriétaires vendant leur maison, peu soucieux d’en révéler les défauts, trouveraient Carnéade un peu ridicule, non parce qu’il n’est pas assez scrupuleux, mais pour l’être trop. Laissons donc là ce reproche de corruption. Loin de faire descendre les Romains des hauteurs de la morale, le philosophe les y faisait monter. Il les plaçait dans une sorte d’alternative plus ou moins poignante qui pouvait leur faire préférer la justice à une sagesse vulgaire. En tout temps, les esprits inexpérimentés trouvent un grand intérêt à des questions controversées où l’honnêteté est aux prises avec la prudence. Au fond, Carnéade, qu’on accuse de frivolité, faisait tout simplement de la casuistique, science encore cultivée, bien qu’elle ne soit pas sans danger, car en prétendant fixer avec précision les règles du devoir, elle donne la tentation de chicaner sur les limites, de rester en deçà de peur d’aller au-delà, de fournir des échappatoires en ouvrant d’étroits défilés, qui sont sans doute commodes pour entrer dans la morale, mais non moins commodes pour en sortir. Toutefois, à Rome, devant un peuple neuf encore, cette science à l’état élémentaire n’offrait pas ces périls et pouvait avoir ce bon effet de montrer à plus d’un Romain que la satisfaction de l’intérêt personnel, ce qu’on appelait la sagesse, n’est pas tout l’homme, que le titre de sage ne donne pas droit à celui de juste. En un mot, Carnéade faisait voir à des hommes simples que dans les circonstances les plus ordinaires de la vie se rencontrent des problèmes de morale.

L’orateur laisse là ces exemples vulgaires où la justice n’exige qu’un sacrifice d’argent et, pour frapper plus vivement les esprits, imagine des situations tragiques et romanesques où il s’agit, non d’un simple dommage, mais de la vie même. Tu as fait naufrage, et sur la mer, sans témoins, tu vois un plus faible que toi cramponné à une planche qui ne peut soutenir qu’un seul homme. Si tu lui laisses la planche, tu es juste, si tu la lui arraches, tu es sage. — Après une bataille, dans une déroute, poursuivi par l’ennemi, tu rencontres un blessé à cheval. La sagesse veut que tu prennes le cheval à ce blessé sans défense, la justice que tu le lui laisses. Ces cas de conscience et d’autres pareils étaient fort agités dans les écoles en Grèce, surtout par les stoïciens, qui furent les inventeurs de la casuistique. Quelques-uns de ces exemples, celui du naufragé entre autres, paraissent même avoir été classiques, car nous les voyons reparaître dans les ouvrages de morale comme des difficultés non encore résolues. Hécaton, dans son traité des Devoirs, décide que la planche doit appartenir à celui des deux naufragés qui a le plus de mérite. Quelquefois on compliquait le problème d’une façon ridicule : « Qu’arrivera-t-il, disait-on, si tous deux sont des sages? — La planche doit être cédée à celui dont la vie importe le plus à la république. — Oui, mais si toutes choses sont égales de part et d’autre? — Eh bien! c’est au sort à décider.» Voyez-vous d’ici, au milieu de la mer orageuse, ces deux malheureux à demi noyés, discutant devant le bois sauveur sur leurs mérites comparés, sur leur importance respective, comme pourraient le faire deux dignitaires se disputant la préséance dans une solennité? La morale antique, bien qu’elle fût subtile, peut-être parce qu’elle l’était trop, hésitait sur des points où la morale moderne, plus éclairée, n’hésiterait pas un instant. Ce qui prouve que ces questions étaient embarrassantes pour les anciens, c’est que Lactance, qui cite ces exemples du naufragé et celui du soldat poursuivi, ne trouve guère à répondre que ceci : « Ce sont là des difficultés pour les païens, mais non pour nous, chrétiens, car un chrétien, par cela qu’il méprise les richesses, ne courra pas les mers et ne fera pas naufrage, et comme d’autre part il ne fera point la guerre, il ne se trouvera jamais dans le cas proposé par Carnéade. » Une pareille réponse, si visiblement évasive, montre qu’on ne savait trop que répondre. N’insistons pas davantage sur cette vieille casuistique, aujourd’hui sans intérêt. Ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que Carnéade, en opposant la justice et la sagesse, ne prenait point parti, comme on croit, contre la justice. Il ne résolvait pas les problèmes et trouvait sans doute plus piquant de les livrer aux réflexions de ses auditeurs; mais sa morale ne manquait pas de délicatesse, car elle est de lui, cette pensée admirée par Cicéron : « Si tu savais qu’il y eût en quelque endroit un serpent caché et qu’un homme qui n’en saurait rien et à la mort duquel tu gagnerais fût sur le point de s’asseoir dessus, tu ferais mal de ne pas l’en empêcher; cependant tu aurais pu impunément ne pas l’en avertir. Qui t’accuserait? » C’est donc inutilement dépenser sa sensibilité de dire que Carnéade, par son discours, dépravait les Romains, quand, au contraire, à des esprits uniquement occupés d’intérêts, soit privés, soit publics, il offrait un texte ingénieux de réflexions morales et de salutaires perplexités.

On va donc trop loin quand on assure qu’en soulevant ces difficultés, en imaginant ces exemples et d’autres pareils qui mettaient en lumière la même contradiction, le philosophe s’était proposé de détruire dans les âmes l’idée et le sentiment de la justice. « Carnéade, dit Quintilien, en plaidant pour et contre, n’était pas pour cela un homme injuste. » Numénius, qui pourtant est son détracteur, ne laisse pas de reconnaître que l’ardent dialecticien « qui, par rivalité contre les stoïciens, se plaisait en public à tout confondre, rendait hommage à la vérité dans ses entretiens avec ses amis et parlait comme tout le monde. » Nous voudrions ici pouvoir dire quelque chose de sa morale dogmatique; mais en avait-il une? Le principe même de son scepticisme l’empêchait d’établir un système; d’autre part, son rôle de critique militant lui faisait une loi prudente de ne pas en établir. Un combattant est bien plus à l’aise quand il n’a rien à défendre, qu’il peut porter des coups sans en recevoir. Aussi, son plus fidèle disciple, Clitomaque, affirme que sur n’importe quel point il n’a jamais su quelle était l’opinion véritable de son maître. Cependant, comme le scepticisme n’est pas de mise dans la pratique de la vie, que sans conclure il faut se conduire selon des règles plus ou moins précises et constantes, on peut supposer, d’après certains indices, que la morale de Carnéade avait quelque analogie avec celle d’Épicure, dont il était l’ami, que c’était la morale de l’intérêt bien entendu, où la vertu est honorée comme un plaisir et une sécurité. Il semble avoir gardé le milieu entre Aristippe, « qui n’a soin que du corps, comme si nous n’avions pas d’âme, et Zénon, qui s’attache à l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. » L’union de l’honnête et du plaisir, voluptas ami honestate, telle paraît avoir été sa vague, mais honorable devise.

Quoi qu’il en soit, qu’il eût une morale ou non, pour ne parler que de la discussion présente, l’académicien déclarait seulement que les principes absolus sur la justice proclamés par Platon et les stoïciens n’étaient pas conformes à l’opinion populaire. Le peuple appelle sage celui qui ménage son propre intérêt, les philosophes appellent juste celui qui se sacrifie aux autres. Carnéade se bornait à constater le conflit, car, dit formellement Lactance, « il ne pensait pas que le juste fût en effet un insensé, il se demandait seulement pourquoi il semblait tel au peuple, » et, s’étonnant de cette contradiction, il concluait que l’idée de justice n’est pas si absolue, si universelle qu’on le prétendait, et il arrivait à cette conclusion dernière, que la vérité sur ce point, comme sur les autres, est difficile à découvrir, et que par conséquent son scepticisme était raisonnable et légitime. Le sceptique avait le droit de se prévaloir de cette opposition, qui est réelle.. Non-seulement elle se fait jour, comme on l’a vu, dans les prudentes sentences de la conversation commune, mais encore dans l’histoire, ainsi qu’en témoigne le plus illustre exemple qu’on puisse choisir. Quand la charité chrétienne parut dans le monde, que l’on vit des hommes sacrifier leurs biens et leur vie, on les traita d’insensés. Les chrétiens disaient : « Nous sommes des justes, » les païens répondaient : « Vous êtes des fous. » C’est ce que Bossuet appelle hardiment « l’extravagance du christianisme. » En effet, en donnant ici aux mots le sens qu’ils ont dans notre discussion, les chrétiens étaient justes, mais n’étaient pas sages. Aussi, chose peut-être inattendue, les chrétiens approuvaient Carnéade et se rangeaient de son côté. Lactance estime que Platon et Aristote, les défenseurs de la justice absolue, en dépit de leurs honnêtes intentions, ont établi une doctrine chimérique, opus inane et inutile, que c’est une chimère de vouloir une justice absolument désintéressée qui se sacrifie à l’intérêt d’autrui sans espoir de récompense, qu’une pareille justice serait une duperie : « Il est heureux, dit-il, qu’il se soit rencontré un pénétrant génie, Carnéade, pour réfuter cette doctrine et renverser cette justice qui n’a point de fondement solide. » Lactance insiste avec force, et à plusieurs reprises prétend que Carnéade avait raison contre les anciens philosophes, mais que son argument n’avait pas de valeur contre la doctrine chrétienne, car les chrétiens, disait-il, en sacrifiant leurs biens terrestres sont récompensés par des biens éternels; ils sont donc sages, aussi bien que justes; ils ont pour la première fois concilié deux vertus jusque-là incompatibles, et par ce sacrifice rémunéré ils ont fait de la sagesse et de la justice une seule et même chose. Nous laissons à Lactance la responsabilité de son opinion, mais elle prouve du moins qu’aux yeux de l’antiquité, même de l’antiquité chrétienne, l’antinomie de Carnéade n’était pas vaine et ne peut passer pour une subtilité de rhéteur.

Nous n’avons pas à réfuter la doctrine de Carnéade, ce qui serait une entreprise inutile, le problème aujourd’hui n’étant plus posé en ces termes. Nous voulons seulement en historien peindre une scène oratoire, et, en rajustant plus ou moins bien des morceaux épars, montrer que le discours de Carnéade ne fut pas un jeu de paroles, mais une discussion sérieuse, pénétrante et forte. Ainsi, ce n’est pas sans de graves raisons que le philosophe sceptique a essayé dans la suite de renverser une des idées les plus sublimes de Platon sur la justice absolue. Platon, dans sa République, pour faire resplendir la beauté de la justice, avait imaginé une comparaison entre l’homme juste et l’homme injuste. D’une part, il nous présente un scélérat qui, trompant ses concitoyens par la ruse et l’éloquence, est parvenu au comble du bonheur, il est honoré, puissant, et, par ses richesses et de magnifiques offrandes, il a même acheté la bienveillance des dieux, si bien qu’il est à la fois le favori de la terre et du ciel; d’autre part, il nous peint l’homme juste méconnu, bafoué, mis en croix, tourmenté par les hommes, abandonné des dieux, et par ce frappant contraste de la prospérité inique et de la misère imméritée, il donne à entendre que la justice est en soi un si grand bien que, dans l’excès du malheur et du mépris, elle sera encore préférable à l’injustice adulée et triomphante. Carnéade refait le tableau de Platon et se demande s’il ne faut pas en tirer une conclusion contraire : « Supposons enfin, dit-il, que l’homme de bien soit le plus malheureux des hommes et qu’il paraisse le plus digne de l’être, que le méchant soit entouré de respect, que les honneurs, les commandemens aillent à lui, qu’il soit proclamé par l’estime publique l’homme le plus vertueux et celui qui mérite le plus d’être heureux, est-il quelqu’un assez insensé pour hésiter sur le choix de ces deux destinées? » Faut-il voir dans cette préférence pour l’injustice heureuse une déclaration impudente ou une platitude? Nous ne le pensons pas. Carnéade, en renversant la théorie absolue du sacrifice entièrement gratuit, n’était encore que l’interprète de l’opinion populaire. Jamais le peuple, qui ne se soucie pas des théories subtiles, si nobles qu’elles soient, n’admettra que le juste puisse être ainsi immolé sans recevoir le salaire de sa vertu soit dans cette vie, soit dans une vie future. C’est l’instinct même de la justice qui lui dit que la vertu, selon le proverbe, doit avoir sa récompense; non sans raison le peuple trouverait étrange que la justice, à laquelle chacun a droit, fût précisément refusée à celui qui en est le plus parfait modèle, et que, par la plus odieuse exception, il n’y eût que l’homme juste à qui la justice ne fût pas accordée. De là vient que toutes les religions, pour répondre à ce sentiment populaire, enseignent que le malheur du juste sera consolé; de là vient que la plupart des doctrines philosophiques, tout en reconnaissant ce qu’il y a d’admirable dans la théorie de Platon, laquelle présente avec tant d’éclat la beauté de la vertu qui se suffit, ne manquent pas de conclure qu’il est dû à l’homme héroïquement juste d’autres satisfactions terrestres ou divines que celles qu’il trouve en lui-même. C’est là ce que Carnéade a vu avec son profond sens critique, c’est ce qui lui a fait dire dans le langage propre à sa doctrine que la justice telle que l’entendaient ses adversaires est contraire à la sagesse; c’est là aussi ce qui nous fait comprendre comment un père de l’église, Lactance, a pu, avec une sorte d’enthousiasme, donner raison au philosophe sceptique contre le divin Platon.

Tout à coup Carnéade, élevant le débat, le transporta dans la politique pour mettre sur ces hauteurs le conflit en pleine lumière et le faire éclater à tous les yeux. « Les exemples que fournit la conduite des gouvernemens sont plus illustres, et, puisque le droit est nécessairement le même pour les nations que pour les individus, il vaut mieux considérer ce que la sagesse exige des états, » car tant qu’il ne s’agit que d’intérêts particuliers, la question reste confuse: qu’un homme se sacrifie et consente à l’exil, à la servitude, à la mort, cela peut rester inaperçu ou ne pas toucher le monde; mais un état peut-il consentir à mourir? « Quel est, dit Carnéade, l’état assez aveugle pour ne pas préférer l’injustice qui le fait régner à la justice qui le rendrait esclave? » C’est donc en politique surtout qu’on voit paraître l’inconciliable contradiction entre la sagesse et la justice. Sans parler ici de ces grandes catastrophes mortelles dont un peuple cherchera toujours à se défendre par n’importe quel moyen, n’est-il pas vrai que la politique, cette sagesse des nations, non-seulement ne craint pas de se mettre en conflit avec la justice, mais qu’elle fait souvent profession de la violer? Il est même pour cela des termes consacrés et solennels. Quand un prince invoque la raison d’état, quand une république proclame que le salut du peuple est la loi suprême, ils déclarent l’un et l’autre, en termes convenus et plus ou moins bienséans, que leur sagesse repousse la justice. Qu’est-ce que l’histoire, sinon le témoin et le juge de cette lutte perpétuelle? Que sont les grandes discussions devant les parlemens, si ce n’est le débat des deux principes contraires? Les nations, comme les individus, selon leur caractère, sont plus ou moins portées à sacrifier un principe à l’autre. De tel peuple trop généreux qui se met gratuitement au service d’une noble idée on peut dire qu’il est follement juste, de tel autre peuple plus pratique on dirait volontiers qu’il est injustement sage. Il y a donc entre les deux grands mobiles de la conduite humaine une réelle contradiction qui, on peut l’espérer, ne sera pas éternelle, puisque le progrès de la raison publique tend à les rapprocher. Ce progrès est constant et visible dans l’histoire. Au temps de Machiavel, on se piquait effrontément d’être sage sans être juste, mais depuis un siècle, ne fût-ce que par un certain besoin de décence, on n’ose plus afficher cette sagesse infâme, et il n’est presque plus de politique ni de conquérant qui ne prétende donner à ses usurpations une apparence de justice. Peut-être un temps viendra où on ne se contentera plus de ces apparences, où on comprendra que, pour les peuples comme pour les particuliers, le parti le plus juste est aussi le plus sage, que la plus sûre politique et la plus durable est celle qui s’accorde avec la morale. Alors l’antinomie de Carnéade pourra être reléguée parmi les erreurs surannées; mais elle subsiste encore aujourd’hui, et durant tant de siècles elle a bien assez consterné la conscience humaine pour qu’il nous soit permis de dire hautement que notre philosophe ne posait pas un problème futile.

Maintenant il faut suivre non plus le philosophe, mais l’orateur, qui se montre tout à coup aussi spirituel que hardi. Encouragé sans doute par le succès de son discours, il ose toucher à la politique de Rome et user d’un argument non pas ad hominem, mais ad populum romanum. Tout en ayant l’air de ne plaider qu’un thème d’école, il fait entendre de courageuses vérités. Ici il nous faut un peu deviner la suite du discours d’après des passages de Cicéron et de Lactance, qui ne sont pas exactement empruntés à Carnéade, mais visiblement inspirés par lui. Si nous ne pouvons pas suivre sa parole dans tout son cours, nous en entrevoyons de loin les détours et les sinuosités. Ce n’est point sans précaution qu’il dut aborder un si dangereux sujet. Il se sert d’abord d’un illustre exemple emprunté à la Grèce, lequel rendra moins insolente l’allusion à la politique romaine. « Voyez Alexandre, disait-il, ce grand capitaine; aurait-il pu étendre son empire sur toute l’Asie s’il avait respecté le bien d’autrui? Et vous-mêmes, Romains, si vous êtes devenus les maîtres du monde, est-ce par votre justice ou par votre politique, vous qui étiez d’abord le moindre de tous les peuples? Sans doute ce que vous avez fait est dans le noble intérêt de la patrie; mais qu’est-ce donc que l’intérêt de la patrie, sinon le dommage d’un autre peuple, c’est-à-dire l’extension du territoire par la violence? L’homme qui procure à sa patrie de tels avantages, qui, renversant des villes, exterminant les nations, a rempli d’argent le trésor public et enrichi ses concitoyens, cet homme est porté jusqu’aux cieux. » Nous refaisons cette partie du discours d’après des résumés plus ou moins fidèles et sur de simples vraisemblances, mais qui ne manquent pas de valeur, puisqu’elles sont confirmées par un texte certain où se trouve cette conclusion : « Tous les peuples qui ont possédé l’empire, et les Romains eux-mêmes, maîtres du monde, s’ils voulaient être justes, c’est-à-dire restituer le bien d’autrui, en reviendraient aux cabanes et n’auraient plus qu’à se résigner aux misères de la pauvreté. » Il faut que Carnéade se soit bien emparé des esprits pour oser proclamer avec un air d’innocence doctrinale de si déplaisantes vérités devant un auditoire de conquérans. Le Grec, confiant dans son éloquence, se donne la joie de faire payer à l’orgueil romain les frais de sa démonstration philosophique.

A qui connaît la finesse grecque il paraîtra évident que Carnéade, en remplissant le rôle de philosophe, n’avait pas oublié pourquoi il était venu à Rome, qu’il était ambassadeur, qu’il était un avocat chargé de plaider la cause d’Athènes accusée et punie pour avoir dévasté la ville d’Orope ; car, en y regardant de près, la conclusion de tout ce discours, conclusion implicite, mais que les Romains pouvaient tirer eux-mêmes, est celle-ci : Si vous, Romains, vous avez patriotiquement pillé le monde, pourquoi seriez-vous sévères pour nous, Athéniens chétifs, qui n’avons pillé qu’une bicoque? Ce qui nous fait croire que telle a été l’intention secrète de l’orateur, c’est que nous trouvons dans un fragment de Cicéron cette anecdote citée par Carnéade : « Un jour Alexandre demandait à un corsaire quel mauvais génie le poussait à infester les mers avec un seul brigantin. — Le même mauvais génie, répondit-il, qui te fait dévaster l’univers; parce que je n’ai qu’un frêle navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on te nomme conquérant. » Alexandre ici c’est Rome, le pirate c’est Athènes. Nous sommes même tenté de croire que tout le discours sur la justice n’a été entrepris que dans ce dessein, et pour incliner les esprits à l’indulgence. Sans doute le scepticisme de Carnéade sur ce point, comme sur tous les autres, était sincère, puisqu’il l’a défendu toute sa vie ; mais, d’autre part, il faut bien reconnaître que jamais ce scepticisme n’a été plus opportun et d’un plus utile emploi. M. Mommsen juge tout le discours avec une extrême sévérité et le blâme surtout pour avoir été impertinent envers les Romains ; il nous semble pourtant que l’illustre savant montre ici un excès de délicatesse et que l’impertinence est plus excusable envers un vainqueur qu’envers un vaincu.


IV.

Cette grande scène oratoire, si imposante par le sujet traité, si piquante par l’éloquence inconnue de l’orateur et par son audace, devait encore une partie de son éclat à la majesté de l’auditoire. À ce discours assistait tout ce que Rome renfermait alors de plus distingué par le nom, le talent, la vertu, l’autorité. C’étaient Scipion Émilien, le futur destructeur de Carthage et de Numance, son ami Lélius surnommé le Sage, le lettré élégant Furius Philus, le futur jurisconsulte Scévola, le savant Sulpicius Gallus, qui avait prédit une éclipse de lune avant la bataille de Pydna, Galba, le plus grand orateur du temps, enfin le vieux et terrible Caton. Jamais leçon de philosophie ne fut faite devant une assemblée plus redoutable et, à ce qu’il semble, plus incommode. Mais il ne faut pas croire que cette leçon ait, comme on a dit, causé du scandale. Tous ces politiques tenaient fort peu à la justice absolue, ignoraient peut-être ce qu’elle est, et n’étaient pas tentés d’en prendre la défense. Leur justice à eux c’était la justice de Rome, la vraie morale, la morale romaine. Quand Carnéade, par exemple, essayait de leur prouver que la diversité des mœurs et des institutions chez les différens peuples est contraire à l’existence d’un droit naturel, les Romains étaient tout prêts à reconnaître cette diversité qu’ils avaient d’ailleurs observée eux-mêmes dans leurs courses à travers le monde, et, bien loin d’être choqués de cette affirmation qui leur paraissait irréfutable, ils en étaient plutôt flattés et en tiraient seulement cette fière conséquence, que les mœurs et les institutions de leur propre cité étaient de toutes les meilleures. Il est d’ailleurs à remarquer que dans tous les temps, aux yeux des hommes politiques, la justice absolue est plutôt un embarras qu’un secours, car c’est en son nom, au nom de ses principes, qu’on demande dans l’état des changemens, que se font les revendications téméraires et que se préparent les révolutions. Si on eût proposé à ces glorieux auditeurs, à ces âmes civiques, de choisir entre la sagesse et la justice, elles n’eussent pas hésité à se ranger du côté de la sagesse, c’est-à-dire de la politique, comme le prouvent d’ailleurs leurs hauts faits. Est-ce pour la justice que Scipion Émilien anéantira les villes rivales de Rome, que Lélius, président futur des commissions répressives, poursuivra avec une sévérité atroce les amis et partisans des Gracques, que Furius Philus, consul, rompra sans pudeur le traité conclu avec les Numantins, que Galba massacrera trente mille Lusitaniens désarmés, que Caton demandera avec tant de constance l’entière destruction de Carthage? C’était non la justice, mais la sagesse romaine, l’intérêt de l’état, qui leur dictait ces terribles et iniques exécutions. On répète partout que Caton, en entendant le discours du philosophe, fut indigné contre sa doctrine. Non, Plutarque dit formellement « qu’il n’en voulait pas à Carnéade. » La doctrine n’était pas ce qui l’irritait, car de tous les philosophes grecs celui que le vieux censeur paraît avoir le plus détesté c’est Socrate, qui est précisément l’auteur de la théorie sur la justice absolue. Caton l’appelait « un bavard et un séditieux qui pervertissait les mœurs de son pays en tirant ses concitoyens en opinions contraires à leurs lois et coutumes anciennes. » Caton, on le voit, exécrait les novateurs par cela qu’ils étaient novateurs, sans même examiner si les innovations étaient justes ou non. Dans la circonstance présente, le vigilant gardien des institutions romaines voyait avec impatience le goût nouveau de la jeunesse pour une éloquence oisive, pour de séduisantes discussions qui pouvaient la détourner des travaux militaires. « Il craignait, dit Plutarque, que les jeunes gens ne tournassent entièrement là leur affection et leur étude et ne quittassent la gloire des armes et de bien faire pour l’honneur de savoir et de bien dire. » Il méprisait les orateurs qui n’étaient point hommes d’action, qui vieillissaient dans les écoles et n’étaient bons, disait-il, « qu’à plaider des causes en l’autre monde devant Minos. » Ce qui l’animait encore, c’était la haine de l’étranger, lui qui disait à son fils en grossissant sa voix plus que la vieillesse ne le lui permettait : « Toutes et quantes fois que les Romains s’adonneront aux lettres grecques, ils perdront et gâteront tout. » En un mot, Caton, — l’homme pratique par excellence, — était l’ennemi des théories et de ceux que depuis d’autres politiques ont appelés les idéologues, et, de plus, en vrai Romain, repoussait les importations étrangères. C’est pourquoi, après le discours et l’inquiétant succès de Carnéade, il courut au sénat et proposa de son ton acerbe et chagrin, non pas d’expulser, comme on a dit, mais d’éconduire sous quelque honnête prétexte les dangereux étrangers : « Pourquoi retenir si longtemps ces ambassadeurs? Ce sont des gens capables de nous persuader tout ce qu’ils veulent. Dépêchez donc leur affaire, renvoyez-les en leurs écoles disputer avec les enfans des Grecs et qu’ils laissent ceux des Romains apprendre à obéir à nos lois, à nos magistrats, comme auparavant. » Le sénat hâta l’affaire d’Orope; l’amende fut modérée, et les Athéniens condamnés à cent talens au lieu de cinq cents. Tout fut pour le mieux : Athènes gagna quatre cents talens et Rome apprit à penser.

Si Caton eut tort de mépriser les lettres et la philosophie, il avait bien raison de railler dans son discours au sénat les « enfans des Grecs » dont les occupations étaient en effet assez ridicules, depuis qu’ils avaient été condamnés aux loisirs forcés de la servitude. Sous la domination macédonienne ou romaine, ne pouvant plus agir, ils se dédommageaient en parlant. Le scepticisme de la nouvelle académie, par cela qu’il n’affirmait rien, permettait de disputer sur tout. Un contemporain, un Grec, Polybe, nous a laissé un spirituel tableau où il nous fait assister à cette folie savante et bavarde qui s’était emparée des maîtres et des élèves. « Quelques-uns de ces philosophes, pour embarrasser leurs adversaires, dans les questions les plus claires aussi bien que dans les plus obscures, usent de telles subtilités, savent vous troubler l’esprit par de si trompeuses vraisemblances qu’on en est à se demander s’il ne serait pas possible de sentir à Athènes l’odeur des œufs cuits à Éphèse, et si, dans le moment même où on se livre dans l’académie à ces disputes, on n’est pas tranquillement chez soi discourant sur autre chose... En, proie à cette manie, les jeunes gens laissent là les questions de morale et de politique, qui seules ont de l’utilité en philosophie, pour chercher leur gloire dans un vide et paradoxal parlage. » Sans doute il eût été fâcheux que cette espèce de maladie mentale pénétrât dans Rome, mais il n’était pas à craindre que la jeunesse romaine s’éprît de ces inutiles exercices. Son esprit était d’ailleurs trop peu souple et trop lourd pour se plaire à ces agilités et à ces tours de la sophistique. A l’opposé des jeunes Grecs dépeints par Polybe, les jeunes Romains devaient ne chercher dans la philosophie que l’utilité pratique, c’est-à-dire précisément la politique et la morale. Sans doute le scepticisme de Carnéade ne leur apportait point la vérité, mais par l’incertitude piquante où il les laissait il les incitait à la chercher. Au premier abord, on est tenté de dire qu’une doctrine sceptique, le dernier fruit d’une civilisation fatiguée, désabusée et sénile, n’était pas faite pour un peuple jeune encore ei à ses débuts ; mais bientôt on reconnaît qu’il fallait d’abord à Rome mettre les esprits en branle, les agiter, les troubler même, montrer qu’il y a des problèmes et par l’éloquence produire un certain entraînement vers la philosophie. Pour des esprits pesans et inertes, il n’y a de coups qui portent que ceux qui renversent. L’étonnement est la première des forces persuasives, et de tout temps une certaine inquiétude a été l’origine de la philosophie. Qu’on estime peu en lui-même le scepticisme de Carnéade, nous le comprenons, mais qu’on reconnaisse du moins qu’il avait plus que toute autre doctrine le pouvoir d’éveiller les intelligences. Carnéade faisait à Rome ce qu’il avait déjà fait en Grèce, au témoignage de Cicéron : « Il donnait aux hommes le désir de chercher le vrai, excitabat... ad veri investigandi cupiditatem. Maintenant à Rome on a soif de lumière; on avait vu briller le soleil. Des écoles vont s’ouvrir non-seulement de philosophes grecs, mais de rhéteurs latins. La vieille discipline catonienne cherchera quelque temps à se défendre et provoquera encore des mesures de rigueur. Il y aura un sénatus-consulte contre les maîtres latins, comme il y en eut cinq ans auparavant contre les maîtres grecs; mais les lois seront impuissantes contre les idées nouvelles. Le sénat, en train de dompter le monde, s’étonnera de ne rien pouvoir sur les esprits. On venait de vaincre Annibal, on ne vaincra pas Carnéade.


V.

Ce grand événement, si important par ses résultats, puisqu’il initia les Romains à la philosophie, mérite d’autant plus d’être raconté en détail que les écrivains modernes en ont toujours parlé avec une dédaigneuse brièveté ou une sévérité injurieuse. Presque partout en des livres d’histoire ou de philosophie on lit des jugemens tels que ceux-ci : Carnéade est un écolâtre grec, un rhéteur, un sophiste ; on flétrit le scandale de sa doctrine, son excès d’impudence, son scepticisme puéril, on parle de son expulsion méritée. De pareils jugemens nous paraissent fort légers et peu conformes aux sentimens éprouvés par les Romains du temps. On méconnaît entièrement la noblesse de la scène : noble a été la controverse profonde de Carnéade, noble le ravissement des auditeurs, noble aussi l’impatience civique de Caton, Il n’y eut ni scandale, ni expulsion, mais des hommages rendus, des hommages si éclatans qu’ils finirent par inquiéter le vieux censeur et lui firent chercher un prétexte, honorable encore, pour ramener chez eux ces trop séduisans étrangers. Pourquoi serions-nous plus sévères que les Romains qui parlent toujours de Carnéade avec admiration et respect? Aux yeux de Lactance, c’est « un homme du plus grand génie ; » Valère Maxime le regarde comme « le laborieux et infatigable soldat de la philosophie ; » Pline l’Ancien appelle la députation athénienne « Cette imposante ambassade des trois princes de la sagesse. » Parmi les modernes, le seul peut-être qui se soit montré équitable c’est Rollin, qui estime que l’éloquence de Carnéade était « solide et ornée; » il va jusqu’à dire que «la prévention de Caton était mal fondée, comme si l’étude de la philosophie et de l’éloquence était opposée à l’obéissance qu’on doit aux lois et aux magistrats. » C’est assurément une des curiosités de notre sujet de voir qu’à propos des prétendus périls que la philosophie fait courir à la vertu, l’écrivain qui a montré le plus libre esprit est le pieux Rollin.

On a été plus loin, et en certains livres savans on a déploré la venue de Carnéade à Rome comme le commencement et la cause de la corruption romaine : « Maintenant tout est perdu, s’est-on écrié, vienne un Sylla, un César, ils trouveront les Romains façonnés à la servitude! » En un mot, on attribue à la philosophie la chute des mœurs et de la république. Déjà Montesquieu en avait rendu responsable Épicure; d’autres, après lui, ont imputé cette corruption à diverses doctrines et à l’exercice même de la libre pensée. Sans doute, une fois la digue rompue par Carnéade, l’invasion subite des idées grecques ne fut pas en tout heureuse. Ces sortes d’inondations morales ne vont pas sans dommage. Si dans la suite elles fécondent les esprits, elles commencent par les bouleverser. Rome a dû être particulièrement déconcertée, puisque, par une singulière rencontre, sa simplicité ignorante fut tout d’abord en proie aux raffinemens de la Grèce dégénérée. Il se trouva que la jeune Rome, au moment où elle désira s’instruire, reçut une sagesse usée et doutant d’elle-même. Ce n’était pas en tout pour un peuple neuf encore la meilleure des écoles. Aussi n’est-il pas étonnant que les vieux Romains, à leur tête Caton le censeur, aient repoussé comme un péril public ces idées étrangères, et que par leurs bons mots méprisans ou des mesures de rigueur ils aient résisté à cette science suspecte. Leur erreur seulement a été de croire que l’ignorance était une vertu patriotique, que cette ignorance pourrait durer toujours, qu’un peuple maître du monde, chargé de ses dépouilles, voudrait rester pauvre et simple et ne céderait pas à l’attrait des loisirs, des arts et de la science. Ces vieux Romains opiniâtres, mais à courte vue, travaillaient, sans le savoir, à établir ce qu’ils redoutaient le plus. C’étaient eux qui conseillaient sans cesse de nouvelles conquêtes, qui demandaient la ruine de Carthage; c’étaient eux, Caton surtout, qui dépouillaient le plus consciencieusement les provinces au profit de Rome; c’étaient eux enfin qui, dans leur patriotique avidité, contribuaient le plus à détruire cette pauvreté qu’ils déclaraient, par une singulière contradiction, la gardienne des mœurs.

Les écrivains politiques de Rome, qui pouvaient juger sur place les effets et les causes, n’accusent pas la philosophie et attribuent tout le mal à la soif des richesses que la conquête excita chez les plus humbles comme chez les grands. Tel est le sentiment de Salluste dans ses mélancoliques réflexions sur la conjuration de Catilina. Ces causes étaient si manifestes qu’elles furent sans cesse remises en lumière et finirent par être célébrées par les poètes, interprètes de l’opinion publique. On connaît les beaux vers de Lucain « sur la pauvreté, mère des héros, » ceux de Juvénal « sur l’opulence qui venge l’univers vaincu. » Poètes et moralistes sont d’accord pour reconnaître que l’état déclina quand il n’eut plus à se défendre, pour déclarer que les citoyens furent corrompus d’abord par la victoire et la richesse, puis corrompus par les profusions insensées ou criminelles que la richesse permettait, enfin plus corrompus encore par la ruine qu’amenaient ces profusions, et que tout fut perdu quand il s’éleva une génération de gens qui, selon l’énergique et concise expression de Salluste, « ne pouvaient avoir de patrimoine, ni souffrir que les autres en eussent. » Le peuple était en proie aux mêmes convoitises que les nobles, car c’est une erreur de croire que la foule fut peu à peu dépravée par les classes élevées, les seules alors accessibles à un enseignement philosophique. La contagion fut subite, générale, et courut dans tous les rangs, avec cette seule différence que les uns pouvaient satisfaire de monstrueuses fantaisies, et que les autres se contentaient de les rêver.

Il en est de ces reproches adressés aujourd’hui à la philosophie comme de ceux qu’à Rome on faisait aux beaux-arts. Bien des Romains amoureux d’ignorance, ennemis de tout ce qui était étranger, condamnant tous les luxes, surtout celui de l’esprit, invectivaient contre les nouveaux amateurs de tableaux et de statues, et les regardaient comme des gens pervertis. Ils trouvaient tout naturel qu’on eût enlevé aux peuples vaincus leurs chefs-d’œuvre pour en orner les places et les temples de Rome ; mais ils ne voulaient pas qu’on y attachât les yeux et le cœur. Bizarre et naïf reproche ! Puisque Rome, par droit de conquête, avait rassemblé dans ses murs les merveilles de l’art, que pouvaient faire de mieux les citoyens que d’apprendre à les admirer? C’est une honteuse folie, disait-on, que de donner quelques millions de sesterces pour une toile ou un marbre. Mais, puisque les gigantesques fortunes romaines permettaient de si coûteux caprices, et que rien n’était plus ordinaire que les profusions insensées, n’était-il pas plus honorable d’enlever à l’enchère un Zeuxis ou un Praxitèle que d’acheter au même prix, comme il arriva quelquefois, un surmulet pour la table ou quelque oiseau rare? Ces invectives contre l’influence pernicieuse des arts nous paraissent aujourd’hui outrées, mais elles avaient cours et se rencontrent chez de grands écrivains. En tout temps et en tout pays, les sociétés qui se sentent malades cherchent en aveugles la cause de leur mal ; elles le voient où il n’est pas et ne le voient point où il est. Dans les temps antiques, à Rome du moins, c’étaient les arts qui semblaient être les coupables; dans les temps modernes, c’est le plus ordinairement la philosophie.

On accuse encore la philosophie et, en général, la culture littéraire d’avoir donné aux Romains le goût d’une instruction autre que celle des camps et d’avoir affaibli leur esprit militaire. Qu’un tel regret soit sorti de la bouche de quelque vieux quirite uniquement jaloux de conserver à sa patrie ses fortes et égoïstes vertus, on le comprend, mais sous la plume des modernes ces doléances sont faites pour surprendre. La domination romaine n’a-t-elle pas-été assez universelle et accablante? Peut-on souhaiter que le monde eût été conquis par un peuple resté farouche et ignorant? Peut-on se figurer seulement que la Grèce et l’Asie soient gouvernées par les héros des anciens jours, par les Curius et les Fabricius ? Le joug n’eût-il pas été encore plus pesant sous des mains intègres sans doute, mais rustiques? Qui sait si Fabricius n’eût pas fait en Grèce ce qu’il propose de faire dans la célèbre prosopopée de Rousseau : « Romains, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux... le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde. » Il est plus heureux que les armées romaines dans les pays des lettres et des arts aient été commandées par les Scipions et leurs pareils qui goûtaient le génie délicat des vaincus. C’est peut-être grâce à cette culture de Rome que les monumens des arts et des lettres n’ont pas péri. Que seraient-ils devenus si le grossier conquérant ne s’était pas laissé conquérir par les charmes savans de la nation conquise? A nos yeux, Rome n’a eu des droits sur le monde que pour s’être laissé instruire et pour avoir pu dès lors porter à d’autres peuples une civilisation supérieure. C’est pourquoi, en lisant l’histoire, nous faisons des vœux pour le succès de ses armées, vœux qui seraient déraisonnables et impies si ces armées n’avaient pas amené à leur suite une administration intelligente, une justice éclairée et des lois épurées par la raison des sages et rendues sans cesse plus justes par l’influence croissante de la philosophie.

Enfin la suprême accusation contre la philosophie romaine, c’est qu’elle a ébranlé la religion. C’est le grief qu’on fait surtout valoir dans les livres qui se piquent le plus d’être chrétiens. Pourquoi donc prendre tant à cœur les intérêts de l’Olympe? Ne devrait-on pas savoir gré aux philosophes d’avoir signalé les hontes et les inepties du culte païen ? Sans doute la religion romaine n’était pas en tout corruptrice ; elle prétendait être la gardienne des mœurs et souvent le fut en effet. Le Grec Polybe en a fait la remarque, et il est le plus autorisé des témoins. Par une sorte d’arrangement difficile à démêler entre la terre qui voulait être morale et le ciel qui ne l’était pas, arrangement qui était le résultat du temps et de successifs ajustemens qui se firent d’eux-mêmes, on concilia plus ou moins une religion sans raison et sans vertu avec la vertu et la raison. Jupiter, ce don Juan céleste, ne laissa pas d’être le protecteur de la foi conjugale, les hommages rendus à des divinités impudiques n’empêchaient pas de consacrer et même d’immoler des vestales à la pudeur. Ce n’était pas la religion qui était morale, c’étaient les hommes qui la contraignaient à l’être. Ainsi que l’a dit un chrétien du IVe siècle, Théodoret, « les païens avaient une morale, le paganisme n’en avait pas. » On ne doit donc pas condamner les philosophes pour avoir repoussé de ridicules légendes indignes de la divinité et de l’homme et préparé la voie à des doctrines religieuses plus pures. En cela les sages païens ont rendu un immense service aux premiers chrétiens, qui du reste s’en sont montrés fort reconnaissans et qui ont souvent déclaré que Dieu avait suscité les philosophes pour ouvrir le chemin à la foi chrétienne. Que serait en effet devenue la doctrine nouvelle, si elle n’avait rencontré que des esprits aveuglément retranchés dans leur foi antique comme dans une forteresse non encore attaquée? Pour tout dire en un mot, peut-on se figurer saint Paul venant prêcher à Rome au temps de Caton le censeur ? Au reste il règne un trouble assez étrange dans les jugemens que certains modernes portent sur la philosophie aux prises avec le paganisme. Par une singulière contradiction, on y maltraite à la fois les personnages qui ont de la piété païenne et ceux qui n’en ont point. Si, par exemple, un général romain observe consciencieusement les rites, s’il immole des victimes, s’il croit aux présages et en tient compte, on blâme sa crédulité ; si des historiens tels que Tite-Live ou Tacite racontent des prodiges et se montrent bons païens, on accuse sur ce point leur petit esprit ou leur lâche complaisance; quand, au contraire, d’autres personnages négligent les cérémonies, se mettent au-dessus des préjugés religieux, on prononce des paroles déplaisantes et sévères sur leur incrédulité ; quand un Cicéron ou un Lucrèce déclarent leur mépris pour les dieux du paganisme, on condamne leur audace. Il nous semble pourtant, en bonne logique, que si les premiers ont tort, les seconds ont raison, et qu’il n’est pas permis de condamner les uns et les autres.

L’inévitable corruption romaine eût été bien plus hideuse si les arts et la philosophie n’avaient adouci les caractères et si les vieilles vertus n’avaient été remplacées du moins par des goûts délicats et des bienséances nouvelles. Sans une haute culture qu’auraient donc été les riches Lucullus, sinon des Apicius? Même l’esprit guerrier ne paraît pas avoir souffert, puisque jamais la puissance de Rome ne fut plus irrésistible. Il est à remarquer qu’au temps dont nous parlons, un peu avant la venue des philosophes, la discipline militaire était affaiblie, que tous les généraux étaient sans cesse battus et que le sénat, pour rappeler la-victoire, se vit obligé de donner le commandement, avant l’âge, à un jeune homme qui était précisément l’auditeur de Carnéade, l’intime ami du stoïcien Panétius, à Scipion Emilien. Quant à la religion, elle était déjà fort en péril, et il était opportun qu’a sa mourante influence se substituât celle des doctrines, qui peut-être n’ont rien corrigé, mais du moins ont tout ennobli. Aux écrivains qui prétendent que la philosophie a précipité la chute des institutions, il est facile de répondre par les faits qu’elles ont été défendues par ceux qui étaient philosophes et attaquées par ceux qui ne l’étaient pas. Ici notre sujet nous invite à recourir un moment à la célèbre balance où Carnéade avait coutume de peser les vraisemblances et qui peut servir aussi à peser les mérites de ceux qui ont détruit la république et de ceux qui ont tenté de la sauver. D’un côté on trouve Marins, Sylla, Catilina, Pompée, César, Antoine, Octave, auxquels on ne reprochera pas de s’être beaucoup occupés de philosophie : de l’autre, l’académicien Brutus, l’épicurien Cassius, le nouvel académicien Cicéron, le stoïcien Caton d’Utique. Ceux qu’on ajustement appelés les derniers des Romains sont des hommes de doctrine : au moment suprême, dans les champs de Philippes, c’est la philosophie qui tient le drapeau de la liberté. C’est elle encore qui, sous le despotisme des premiers Césars, résiste seule, proteste, défend la dignité humaine et s’honore par de beaux trépas, ou bien console les victimes impériales, et, quand elle désespère d’apprendre aux hommes à bien vivre, leur enseigne encore à bien mourir. Plus tard, lorsqu’il est donné au monde de respirer, c’est sous l’autorité clémente du philosophe Marc-Aurèle : enfin, au IVe siècle, après les fils de Constantin, quand le pouvoir de plus en plus avili n’a pu reprendre quelque grandeur, même entre des mains chrétiennes, l’empereur philosophe Julien fera reparaître sur la scène des vertus antiques dont l’étrangeté un peu théâtrale ne doit pas faire méconnaître la beauté. Il ne faut donc pas maudire la philosophie romaine, ni se plaindre de sa naissance. Puisqu’elle a été l’honneur de Rome, qu’elle a soutenu les esprits, les mœurs et surtout les courages, que les ouvrages qu’elle a produits sont encore parmi les plus admirés de nos jours et servent encore à l’éducation morale de nos enfans, il ne doit déplaire à personne que les barrières qui s’opposaient à sa venue aient été renversées, et que Carnéade ait donné par son éloquence un puissant coup de bélier an plus épais de l’ignorance romaine.


CONSTANT MARTHA.

  1. Ce mot malin est mal interprété par M. Zeller, l’exact, l’éminent historien de la philosophie grecque; il y voit l’hommage reconnaissant d’un disciple; non, le mot est une parodie et déclare l’acharnement d’un adversaire.