Le Peuple vosgien/n°2 du 22 décembre 1849/Instruction publique

Épinal, le 22 Décembre 1849.

Instruction publique.

quel doit être l’objet de l’enseignement ?

Voilà cinquante ans que des pouvoirs de différente origine prennent en main les affaires de la France, et nous les avons tous vus succomber sans rien laisser après eux qui respire l’amour fécondant de la vérité ou une grande pensée d’avenir. Jamais histoire au monde ne fut plus curieuse, et les enseignements qu’on en tire offrent les arguments les plus puissants à ceux qui voient dans la Révolution l’avènement d’un monde nouveau. Ils voulaient tous le bonheur de la France, et tous ont laissé le peuple opprimé, ignorant et malheureux.

Étrange spectacle que celui d’un pouvoir absolu pour faire le bien, et qui succombe dans le mal qu’il fait, qui, au lieu de moraliser et d’instruire le peuple, se complaît, en quelque sorte, à l’abrutir dans la misère !

Nous avons vu la jeunesse élevée tour à tour au bruit du tambour et au son des cloches, dans les camps et les sacristies, par des sergents et des aumôniers, et en dernier lieu par des philosophes nuageux et plagiaires, qui ne croyaient qu’à l’argent, et les générations d’aujourd’hui, après avoir passé par le matérialisme, par le jésuitisme, enfin par l’indifférence religieuse, vivent dans les ténèbres du doute : les pères, au milieu du chaos des idées, hésitent devant toutes les écoles qui s’ouvrent à leurs fils, et l’éducation des filles est abandonnée à la Providence.

Rien n’a été bâti solidement, tout est encore à faire dans l’éducation.

D’où vient donc cette impuissance si prolongée à résoudre ce grand problème de l’instruction publique ?

C’est que l’instruction publique, pour être sérieuse, doit être une institution égalitaire, et que l’égalité, qui renverse les castes et les classes, trouve en elles une opiniâtre résistance.

C’est qu’on veut un peuple qui serve et travaille, et une classe qui commande et jouisse.

C’est qu’on veut nous faire vivre de la vie des siècles passés, quand le siècle veut vivre du mouvement scientifique qui lui est propre.

C’est qu’il n’y a pas d’accord possible entre un peuple qui connaît et réclame sa liberté et sa souveraineté, et des princes qui veulent régner par le droit divin ou par droit de succession.

C’est que, pendant toutes ces luttes politiques et sociales, entre l’ignorance, la bonne foi et le bon droit d’un côté, et de l’autre l’habileté pratique, le mensonge et la force, rien ne peut se fonder, et il n’en peut résulter qu’incohérence dans les institutions, qu’indécision dans les idées, qu’immoralité, fatigue, abrutissement.

C’est à ce résultat qu’en définitive nous conduiraient nos gouvernants, qu’ils vivent à l’ombre d’un trône ou au pied des autels ; c’est à ce dernier terme que mènent le monopole du pouvoir et le monopole de l’enseignement, car ceux qui les possèdent n’en relâchent que ce qui convient à leurs intérêts qu’ils font prédominer sur tout.

Ajoutons à toutes ces causes celle qui les résume toutes :

On n’a jamais bien su ou voulu voir quel devait être l’objet de l’enseignement.

C’est là, pour aujourd’hui, l’objet de nos recherches.

Pour trouver la solution de ce problème, nous devons auparavant poser ces questions.

Qu’est-ce que la science dans la vie humaine ? où est-elle ? d’où vient-elle ?

Quand nous y aurons répondu, nous pourrons alors aborder la question de l’enseignement, nous comprendrons alors la nécessité de rendre l’instruction gratuite, commune, obligatoire ; puis, quand nous chercherons la nouvelle organisation de l’instruction publique, quand nous entrerons dans les critiques de détails, les prémisses que nous aurons posées éclaireront mieux notre route.

La science, nous le croyons, ne prend sa source qu’au fond des travaux humains, au fond de tous les ateliers de la vie journalière ; ce sont les générations successives de tous les ouvriers du monde qui produisent les documents isolés et les idées primitives de la science, puis l’intelligence humaine les assemble, les coordonne, les classe et les répand sur le monde pour en faire sortir de nouveaux germes. C’est en appréciant les faits, en les comparant que nous pouvons saisir le secret de la formation des sciences et de leur croissance, et concevoir la loi d’unité qui les relie et les fait correspondre.

Les hommes, attachés à la terre, en tire bientôt tous les principes de la culture ; assemblés autour d’une enclume, ils étudient les propriétés des métaux ; ici, ils découvrent et s’appliquent à connaître les mouvements du ciel ; là, pour échanger leurs produits, ils bravent les mers et maîtrisent les vents ; partout mille métiers divers, sans cesse perfectionnés, exercent leur génie si souple ; enfin, de tous ces frottements d’idées et de fait, de toutes les sciences communiquées aux voisins, transmises aux générations suivantes, répandues et étudiées incessamment, le genre humain en produit et en apprend encore de plus générales qui en sont le couronnement, comme la science d’un langage de plus en plus commun, celle d’une morale de plus en plus universelle, de plus en plus épurée ; il apprend enfin à connaître cette unité vivante d’où partent et où reviennent sans fin toutes les puissances de la vie universelle.

C’est donc dans la révélation progressive du genre humain qu’il faut chercher la réalité des sciences.

C’est donc dans la vie intime et journalière de la société que se trouve la science, puisque la science est le résultat, la combinaison, la coordination de toutes les puissances de la vitalité humaine et sociale.

Quel pouvoir, assez téméraire, serait assez puissant pour tenter d’arrêter le cours continuel de ce vaste enseignement de toutes choses par tout, d’enchaîner ce développement progressif des puissances de l’homme, par le seul frottement des intelligences ?

Quelle homme assez insensé, quelle académie assez orgueilleuse, quelle société ou quel corps soi-disant savant osera dire : C’est moi seul qui connais, qui dirige, qui développe ; c’est à moi d’enseigner.

Cherchez bien dans l’histoire, et voyez si, partout où il y a eu un corps, un caste possédant le monopole de l’enseignement, la civilisation ne s’est point arrêtée ou n’a point cédé à une autre civilisation, fille de la liberté. Les druides en Gaule, les prêtres en Égypte, les mages de la Perse, les brahmines de l’Inde, n’ont laissé au monde que le souvenir de leurs superstitions. La plupart des merveilles dont nos siècles modernes se glorifient ne sont qu’une imitation de ce qu’ont créé Athènes et Rome où la liberté de la pensée existait tout entière. À quelle école s’est donc formé le génie grec qui rayonne encore partout le monde ; à quelle école ce vaste ensemble de la jurisprudence romaine, encore aujourd’hui le fondement des lois européenne ; à quelle école la civilisation arabe, quand nous étions plongés dans la barbarie ; à quelle école cette architecture gothique, si élégante et si grave à la fois, bien supérieure, selon nous, au genre qui a donné ce vaste pâté architectural du palais de Versailles ; à quelle école enfin l’industrie du moyen-âge et surtout la puissance audacieuse de l’industrie moderne ? Reconnaissez donc, dans toutes ces créations originales, dans toutes ces couches successives de civilisations, l’effort de chaque homme, de chaque siècle, le développement naturel et libre de toutes les facultés par la communion plus ou moins fréquente, plus ou moins assidue des différentes sociétés humaines, dans les idées, dans les mœurs, dans les sentiments, dans tous les faits qui constituent leur vie propre.

Oui, il se fait en dehors des écoles et des pouvoirs un mouvement continuel d’enseignement qui défie toutes les puissances de compression ; et nous le disons, sans vouloir nier la nécessité des écoles, dont le rôle, suivant nous, doit se borner à recueillir, à populariser, à propager la science, et non à enfermer l’intelligence dans un cercle étroit de questions, souvent peu profitables à la société.

Et, en effet, qu’on nous montre les écoles où se perpétuent, où naissent les sciences qui font l’essence de notre vie sociale, de notre puissance, de notre nationalité. Notre agriculture, notre industrie, notre commerce, notre marine marchande sont abandonnés à l’initiative, à la spontanéité des efforts individuels. Et cependant l’État a constitué près de lui un pouvoir enseignant qui a le nom d’Université. Mais sous ce nom menteur, son enseignement est privé de toute puissance créatrice. Les sciences les plus nécessaires sont repoussées par elle ; par elle encore, les plus utiles à l’existence, comme la médecine et la chimie, enveloppées dans un langage et dans des formules barbares ne peuvent se vulgariser et pénétrer dans le peuple où tout doit aboutir, comme c’est là que tout prend naissance. L’Université fait pâlir la jeunesse qui lui est confiée sur l’étude de langues, de doctrines, de sociétés mortes à tout jamais ; elle la confine, pendant toute la période du développement des facultés physiques, intellectuelles et morales, dans la poussière de l’antiquité ; elle met les jeunes gens en présence d’un cadavre au lieu de leur faire étudier la vie dans un milieu de l’activité et dans la méditation des puissances de la vie sociale ; et quand elle les a bourrés de pédantisme et d’ignorance, imbus de préjugés et d’erreurs, elle les abandonne sur le pavé du monde, inutiles à eux mêmes, impuissantes au milieu des grandes forces agissantes qui se dévoilent à eux pour la première fois, à moins que, faisant table rase, pour ainsi dire, de leur faux savoir, ils ne prennent hardiment la route naturelle et toujours grande ouverte par où marche l’humanité. Les quelques écoles où du moins la France trouve une image de sa vie propre, les écoles polytechniques, des ponts-et-chaussées, des mines, de l’agriculture, etc., sont les premières pierres de l’édifice qui succède à l’Université, cette dernière institution du moyen-âge. Aussi, ce grand corps, qui l’a compris et qui ne veut point périr dans l’impénitence finale, a dû laisser introduire dans son enseignement, mais non, sans douleur, l’étude des sciences physiques, naturelles et mathématiques. C’est là le signe de sa chute, ou, si l’on veut, de sa régénération.

À côté de ce pouvoir enseignant, il est une caste rivale qui voudrait diriger ce grand mouvement des esprits, si indépendant, quoi qu’on fasse, des efforts de tout pouvoir absolu. Les jésuites, dans ces derniers temps, ont fait encore retentir bien haut leurs prétentions ; ils ont presque posé leur ultimatum. Mais est-ce au nom de l’humanité que cette caste avide du pouvoir et détournée de son origine évangélique vient déclarer qu’à elle seule appartient la direction des esprits ? Est-ce pour laisser à l’âme humaine le champ libre à ses vastes aspirations ? Est-ce pour retirer des antiquailleries grecques, latines et juives, six ou sept millions de jeunes âmes dont on étouffe les vives facultés sont des doctrines incapables d’ajouter quelque chose à l’activité sociale ? Non, leur dogme anti-évangélique est toute leur science, et, comme le leur reprochait déjà Chateaubriand, ils enferment l’homme dans un cercle de fer infranchissable où ils le font se débattre sans fin dans sa misère et dans son impuissance. C’est au profit d’une idée étroite de domination qu’ils veulent le monopole de l’enseignement. Leur rôle est ailleurs et les prêtres du Christ ne devraient point l’oublier. Mais, dans sa lutte, nous devons le dire, ce parti est franc et on aime un ennemi de cette nature, tandis que l’Université, qui trouve en lui son adversaire le plus acharné, n’a pas même le courage de son hypocrisie ; elle enseigne un autre Dieu que celui des chrétiens, et ne cesse d’encenser publiquement celui que, dans ses écoles, elle expulse des cieux.

Nous n’avons, pour le moment, qu’un mot à dire des écoles primaires que l’Université n’a pas même daigné prendre sous sa protection. Loin de les regarder, dans l’état où on les a mis, comme ayant un but d’émancipation pour les masses, nous ne voyons en elles que le moyen de faire des enfants du peuple des valets mieux dressés pour l’usage de ceux qui se rangent dans les classes élevées.

Si l’Université et le clergé, tous deux comme pouvoirs enseignants, sont des rouages qui ne sauraient rien donner au mouvement de la machine sociale, si nous ne trouvons nulle part un enseignement social bien ordonné, il faut nécessairement une institution nouvelle qui perfectionne, étende et facilite le grand apprentissage des sciences vivantes, et ne l’abandonne point au hasard ; car ces sciences-là sont les seules, après tout, qui doivent survivre aux générations fugitives ! les seules qui, enchaînées l’une à l’autre, unissent les hommes dans toutes les activités du corps et de l’esprit ! Les seules qui soient comme le rendez-vous social, comme le foyer de vie populaire où les cœurs et les esprits de tous les travailleurs viennent se communiquer, se mêler, s’agrandir dans une confraternité toujours naissante.

Laissons donc les sciences mortes, laissons-les aux curieux, aux antiquaires. Il n’y a que les sciences de la vie journalière qui soient dans la vie ; si les conceptions et les sentiments dont elles se composent viennent aider plus directement, plus profondément à l’existence des peuples, elles sont dans la vie plus intimement encore ; enfin, si une science sert à former, à multiplier entre les hommes les liens et les nécessités de la vie mutuelle, à les rapprocher comme frères, comme égaux, nous pouvons dire que cette science est réellement vivante, qu’elle est sociale, qu’elle est dans la destinée du genre humain et dans le courant général de l’enseignement universel, et par conséquent de la vérité.

Pour nous se trouve là toute la question révolutionnaire de l’instruction publique, et nous la posons en ces termes plus simples : Quel doit être l’objet de l’enseignement ?

Nous y répondrons en quelques mots : Les sciences qui font la vie des sociétés, qui survivent aux révolutions, qui suivent l’homme partout et font de lui un être complet.

Ce sera là le point de départ des idées d’organisation que nous aurons à émettre et des critiques que les circonstances feront naître dans notre feuille.