Société du Mercure de France (p. 130-142).

CHAPITRE ix

heures d’attente

La période qui suivit fut pénible et trouble, Avant que rien de définitif se manifestât, neuf fois s’éteignit et reparut la lueur violette. Les sensations humaines s’émoussent si vite que, maintenant, dans l’anxiété des nuits, j’attendais véritablement le jour polaire avec impatience. Je devinais que les nuits étaient hantées de présences sournoises, mais je ne voyais pas très clair en moi-même et, aux heures où, recouvert de son manteau violet, le pays redevenait paisible et désert, il m’arrivait de me demander si les visions nocturnes étaient réelles ou si mon cerveau surexcité les enfantait.

C’eût été pour moi un grand soulagement de faire part à Ceintras de mes impressions et de mes découvertes ; il retrouvait parfois sa raison et il me semblait que chaque jour apportait dans son état mental un mieux sensible ; mais je craignais justement de retarder ou de compromettre par ces révélations trop troublantes une guérison dont il ne fallait pas désespérer.

Je vis venir sans trop d’appréhension la nuit qui suivit celle où je m’étais tenu éveillé. Comme j’avais pu échapper une fois au sommeil magnétique, je m’en croyais délivré pour toujours. Ce fut au milieu de cette belle confiance qu’il me saisit brutalement ; je n’eus même pas le temps de lutter et les songes terrifiants recommencèrent.

À mon réveil, Ceintras était assis par terre devant la porte de la cabine et sanglotait, le front dans les mains.

— Pourquoi pleures-tu ? lui demandai-je.

Il ne parut pas m’entendre et ne cessa pas de gémir. Alors, écartant doucement ses doigts sur son visage, je renouvelai ma question avec plus de force :

— Voyons, Ceintras, pourquoi pleures-tu ?

Il fut secoué d’un brusque frisson, puis son regard égaré, après avoir erré çà et là, rencontra le mien.

— Pourquoi je pleure ? pourquoi ?… Eh bien, je croyais que mes malheurs étaient finis, que je pourrais dormir tranquille : je m’étais si bien reposé, l’autre nuit !… Et voilà : à présent, ils reviennent…

— Qui, « ils » ? questionnai-je en m’efforçant de dissimuler mon trouble.

— Eux ! Je ne sais pas comment les nommer, tu comprends… Mais je les sentais bien, ils se penchaient sur moi, me palpaient, me retournaient, me flairaient, et j’étais comme une chose, une pauvre chose qui ne peut pas se défendre, ni crier…

J’essayai de donner à ses idées un autre cours. Mais comme tout ce qu’il me disait concordait avec ce que j’avais éprouvé moi-même ! Pendant mon sommeil en effet, — je m’en rendais bien compte à présent, — j’avais dû subir avec la plus complète inertie le contact mou et froid de tentacules, de pattes, de mains… Et, d’autre part, puisque Ceintras avait dormi tranquillement la nuit où j’avais pu rester éveillé, que conclure de tout cela, sinon que les monstres entrevus, dont la crainte seule entravait l’inquiétante curiosité, avaient profité de notre sommeil et de notre impuissance pour venir nous observer méticuleusement.

Mais que fallait-il penser de ces monstres ? Devais-je dès à présent me résigner à voir en eux l’intelligence du monde polaire, ou n’étaient-ils en définitive que des animaux merveilleusement domestiqués et dressés ? Cette dernière hypothèse me parut d’abord la plus logique, peut-être parce qu’elle me plaisait davantage. Pour mieux me la confirmer à moi-même, — car, bien entendu, je continuais à ne parler de rien à Ceintras, — je cherchais des preuves et je me disais : « Nulle part, ni aux environs des trappes, ni près du ballon, je n’ai relevé l’empreinte d’un pied humainement conformé. Ceintras avait raison : nous devons avoir affaire à des troupeaux qui viennent paître durant la nuit. » Pourtant c’était en vain que je tentais de chasser de mon esprit l’image de la face par deux fois aperçue dans le cadre du hublot ; implacable était l’obsession de son regard presque humain, de ce regard que quelque chose éclairait… Et, malgré tous mes efforts, j’en arrivais constamment à cette supposition, qui pour moi représentait le pire : « Si c’était là l’homme du Pôle ? »

C’est qu’alors cela devenait horrible. Puisque la race polaire, retranchée du reste de la terre, n’avait pas évolué dans le même sens que les autres races humaines, il paraissait peu probable qu’aucun point de contact intellectuel et moral existât entre elle et nous. Si vraiment il en était ainsi, je ne pouvais plus garder l’espoir d’entrer jamais en relations avec mes hôtes.

Du moment que ces êtres se tenaient cachés durant le jour, il me fallait veiller pour éclaircir le mystère ; mais je n’étais même pas le maître de mon sommeil ! Je cherchai désespérément les raisons qui avaient bien pu une fois me prémunir contre la torpeur irrésistible. Ce n’était pas, comme je me l’étais imaginé tout d’abord, l’accoutumance, puisque, encore la nuit précédente, force m’avait été de céder au sommeil. Soudain avec une brusque netteté je me revis dans la cabine, les paupières alourdies déjà, avalant du cognac pour me redonner du courage, et j’eus aussitôt l’intuition que l’alcool avait suffi à m’entretenir dans un état de relative lucidité.

La provision d’alcool que nous possédions était par bonheur considérable ; même, au moment de notre départ, je l’avais trouvée exagérée ; mais Ceintras, uniquement sans doute dans le dessein de me contrarier, s’était refusé à me faire grâce d’une bouteille.

Comme l’on pense, je ne mis pas mon compagnon au courant de ma découverte. Profitant d’un moment où il s’était éloigné, j’enlevai toutes les bouteilles que je pus trouver dans les coffres et les enterrai à l’arrière du ballon après avoir dissimulé dans ma poche une petite fiole destinée à prévenir les premières attaques du sommeil. Ce n’était pas, naturellement, l’égoïsme qui me poussait à agir de la sorte, mais la simple prudence ; il suffisait en effet qu’un seul de nous demeurât éveillé, et ce devait être, en toute logique, celui qui n’avait pas perdu la raison. Je dois dire aussi que Ceintras manifestait depuis quelque temps un penchant immodéré pour les liqueurs, et que, si je n’y avais pas mis le holà, notre précieuse provision eût été rapidement épuisée. Enfin je craignais qu’en restant lui aussi éveillé durant la nuit, il ne gênât, avec sa folie, les observations que je pourrais faire.

Le jour même où les bouteilles furent mises en sûreté, Ceintras, après le repas, ne manqua pas de réclamer la ration que je lui autorisais d’habitude. J’avais préparé à l’avance une petite comédie destinée à lui donner le change ; de l’air le plus naturel du monde je me dirigeai vers le coffre ; l’ayant ouvert, je feignis une extrême stupéfaction et m’écriai :

— Ah ! par exemple !… Toutes les liqueurs ont disparu…

Il s’avança, regarda le coffre, puis tint ses yeux fixés sur moi… Il avait l’air de m’examiner avec méfiance. Alors, afin de dissiper ses soupçons, je fis semblant de réfléchir quelques minutes, puis, me frappant le front, je hasardai :

— Ce sont les habitants du Pôle qui nous les ont volées !

Idée malencontreuse. Ces simples paroles suffirent à rendre furieux mon compagnon ; les poings crispés, le visage congestionné il se répandit contre les pillards en invectives effroyables. Durant près d’une demi-heure, sans qu’il me fût possible de le calmer ou de le retenir, il courut dans tous les sens, fouillant des pieds et des mains les buissons du voisinage. Enfin, épuisé, baigné de sueur, il se laissa tomber sur le sol et ne tarda pas à s’endormir. C’était, du reste, peu de temps avant le crépuscule, et je sentais déjà moi-même une lassitude infinie peser sur mon esprit et mon corps.

J’essayai vainement de hisser Ceintras jusqu’à la cabine. Alors, utilisant ce qui me restait de force, j’allai chercher le petit matelas de la couchette et j’y installai le dormeur aussi bien que je le pus ; puis je ramassai par brassées des fougères sèches qui jonchaient le sol et j’allumai un grand feu destiné à effrayer les monstres ou à leur prouver que nous ne dormions pas. Il est probable que la tactique réussit. En tout cas, c’est à peine si je pus distinguer, tant elles se tinrent éloignées, les quelques formes blanchâtres qui, la nuit venue, apparurent un instant du côté du fleuve pour disparaître presque aussitôt.

Ceintras, en s’éveillant un peu plus tard, ne fut pas médiocrement étonné de constater qu’il avait passé la nuit à la belle étoile, confortablement installé sur le matelas et enveloppé de couvertures.

— Tu dormais si bien, lui expliquai-je, que je n’ai pas pu me décider à te déranger. Au reste, tu vois que cette nuit, bien que nous ne fussions pas à l’abri d’une porte, « ils » ont cru devoir nous laisser tranquilles.

Il me manifesta une grande reconnaissance des soins que j’avais pris de sa personne. Même, se jetant dans mes bras, il me demanda pardon de l’ennui qu’avait dû me causer l’accès de fureur auquel il s’était laissé aller la veille.

En somme, la succession rapide d’événements déconcertants avait seule déterminé la folie de l’infortuné garçon. Dans le calme relatif des jours qui suivirent, son trouble cérébral diminua peu à peu. Pour épargner nos provisions, toujours en vue d’un retour dont je n’avais pas le droit de désespérer encore, je m’étais mis à tuer avec ma carabine les oiseaux au plumage azuré que nous avions aperçus lors de notre première exploration. Je ne tardai pas à renoncer à cette chasse, car, véritablement, le gibier, maigre et de goût médiocre, ne valait pas la poudre. Ceintras avait été plus heureux. Il s’était fabriqué une ligne tant bien que mal ; avec des épingles et de la ficelle, et pêchait dans le fleuve. Encore que son engin fût très primitif, il attrapait des quantités de poissons excellents.

— C’est merveilleux ! s’écriait-il triomphalement à chaque nouvelle prise. Je ne m’ennuie plus du tout ici : le pays est plein de ressources !

Cette distraction utile eut en outre l’avantage de contribuer pour beaucoup à le calmer et à le guérir. Moi, afin de ménager mes forces et de rester plus facilement éveillé durant les heures sombres, j’avais pris l’habitude de dormir pendant que Ceintras pêchait.

— Quelle sacrée marmotte tu fais, me disait-il en riant. Vraiment, mon pauvre ami, tu n’es guère l’homme de la situation et, si je n’étais pas là pour te fournir ta nourriture, je me demande ce que tu deviendrais.

Mais, à d’autres moments, je voyais se marquer sur sa physionomie les traces d’une angoisse et d’une inquiétude profondes. Par suite de cette acuité de sensation que possèdent certains malades, il s’avisait de mille petits faits qui m’échappaient, mais qui prenaient dans son esprit une énorme importance en s’y déformant ou en s’y exagérant. Il lui arrivait de me réveiller brusquement :

— Tu n’as pas vu ? Tu n’as pas entendu ? criait-il.

Qu’avait-il entendu ou vu ? J’aurais donné très cher pour le savoir ; seulement, dès que je le questionnais, il faisait un geste vague ou prononçait des paroles plus vagues encore :

— Ce que j’ai vu ? Ah ! voilà !… C’est très difficile à expliquer… Au fait, suis-je bien sûr d’avoir vu quelque chose ? Non, non… certainement non : j’ai eu la berlue ! Dors tranquille, ne fais pas attention, excuse-moi…

Et il recommençait à lancer tranquillement sa ligne dans le fleuve.

D’autres fois il avait des intuitions, des pressentiments de la vérité qui me remplissaient d’une indéfinissable terreur. Il me dit un jour :

— Tu les as vus, tu dois les avoir vus ? Comment sont-ils ? Effrayants, n’est-ce pas ?

— Mais non, je ne les ai pas vus, je t’assure…

— Si ! si ! tu les as vus… et il me semble les voir encore dans tes yeux quand je t’en parle… Oh ! ferme tes yeux, je t’en supplie !…

D’autres fois encore, dans ses instants de lucidité parfaite, il revenait sur le même sujet, mais d’une manière plus rassurante.

— Dis donc, il faudra bien, tout de même, prendre nos dispositions pour les rencontrer, ou pour aller, s’il n’y a pas moyen d’agir autrement, reconquérir le moteur de force.

— Sans doute ! Mais comment pénétrer dans leurs souterrains ?

— Nous avons des cartouches, de la poudre. Nous ferons sauter une de leurs trappes… Oui, c’est cela… Et le plus tôt possible. Cette incertitude est exaspérante… Dis, que penses-tu qu’ils soient, en fin de compte ?

Sur ce point, même si j’avais cru devoir le mettre au courant de ce que je savais, je n’aurais pas pu encore être bien précis. À présent, durant les quelques heures où le soleil seul éclairait le Pôle, les êtres mystérieux ne se laissaient entrevoir que de très loin. Naturellement, j’étais partagé entre la curiosité et la crainte ; il m’arriva souvent de laisser le feu s’éteindre et de simuler le sommeil pour mieux observer les nocturnes visiteurs ; bientôt j’entendais les branches craquer sur leur passage, puis les bruits devenaient plus proches et je distinguais à quelques pas de moi des sortes de chuchotements ; alors la crainte devenait plus forte que la curiosité ; je me levais brusquement, j’enflammais une allumette… et je ne voyais rien que de confuses blancheurs s’évanouissant dans la pénombre.

Cependant, j’avais la persuasion que, bon gré mal gré, je ne tarderais pas à m’instruire davantage sur leur compte. Évidemment ils s’enhardissaient peu à peu ; le feu ne tarda pas à ne plus les intimider outre mesure et ils apparurent alors à la limite même du cercle lumineux. À plusieurs reprises, réfléchissant que somme toute ils ne nous avaient jamais fait de mal alors même qu’ils eussent pu nous tuer sans aucun risque, je me levai et allai à leur rencontre. Mais le moindre de mes mouvements les mettait en fuite.

Le soir du neuvième jour, énervé au delà de toute expression par mon ignorance anxieuse, j’étais résolu à tout pour les examiner de près et savoir, — savoir, enfin ! — Je m’arrêtai même au dessein d’en abattre un d’un coup de carabine, quelles que pussent être les conséquences de cette téméraire cruauté. Je me revois encore marchant à grands pas au bord du fleuve, le sang brûlé par la fièvre, et répétant à haute voix, comme un dément :

— C’est dit ! Sitôt la nuit venue, j’en tuerai un !

Et je fis halte un instant devant une des portes de fer, gardiennes inexorables du mystère ; je cherchai du regard un arbuste ou un pli de terrain où je pourrais me mettre à l’affût… Soudain, j’entendis le grincement du métal le long des rainures, le bruit sec de la plaque à fond de course ; je me retournai : dans l’encadrement de la porte, cloué par l’étonnement ou la peur, livide au milieu de la clarté violette qui abondait sous la voûte du souterrain autant que sous celle du ciel, l’être, en face de moi, se tenait debout.