Société du Mercure de France (p. 91-100).

CHAPITRE vi

sur la pierre brune

Ce fut seulement plus tard que je pus me rendre compte de la durée de cette léthargie. Quand je m’en éveillai pour la première fois, il me parut également possible qu’elle se fût poursuivie pendant des mois ou pendant une heure. Les événements qui l’avaient précédée étaient si vagues et si extraordinaires que je ne trouvai d’abord en eux nul point où rattacher mes sensations et mes pensées présentes.

La seule impression précise que j’eus fut que ce sommeil aurait encore pu se prolonger longtemps, que c’était accidentellement et non par suite de ma satiété qu’il avait pris fin. Je pensai à de lointaines aubes de mon enfance où un domestique ayant besoin d’entrer dans ma chambre allait et venait un instant en atténuant soigneusement le bruit de ses pas ; quand le silence redevenait absolu, je m’apercevais soudain que mes yeux étaient ouverts… Il avait dû se passer quelque chose d’analogue. Je me rappelle m’être levé en sursaut, avoir regardé avec effarement tout autour de moi : Ceintras ronflait, calé dans un coin de la chambre de chauffe, le buste droit, les jambes étendues, les mains jointes, la bouche ouverte et le front creusé d’une ride : un sommeil pénible et qu’on devinait peuplé de cauchemars. Par les hublots entraient des flots de lumière violette : il faisait « jour ».

Puis ce fut une terrible angoisse : où étions-nous ? Qu’était devenu le ballon livré à lui-même pendant le temps peut-être long qu’avait duré l’inconscience de ses pilotes ? J’ouvris la porte… Le ballon reposait sur le sol, sur ce sol du Pôle où, la veille, nous n’avions pas osé atterrir. Dominant mon appréhension je descendis, fis le tour de la machine et un examen sommaire m’assura que nul organe n’avait souffert ; le moteur s’était arrêté uniquement faute d’essence ; l’enveloppe semblait un peu flasque, mais cela n’était rien et, sitôt que le moteur serait remis en marche, il suffirait d’ouvrir le robinet d’air chaud pour reprendre notre vol.

Je me disposais à aller réveiller Ceintras et à l’avertir lorsqu’un fait me frappa auquel je n’avais tout d’abord pas pris garde : le ballon reposait sur ses amortisseurs d’une manière aussi stable que s’il avait été attaché par de nombreuses et solides amarres ; je remarquai alors que nous avions atterri sur une longue pierre rectangulaire et brune et que les amortisseurs y adhéraient irrésistiblement ; on aurait dit qu’ils y étaient soudés ; pourtant, étant donnée la quantité d’hydrogène qui, visiblement, existait encore dans l’enveloppe, la force ascensionnelle ne pouvait être de beaucoup inférieure à la force d’inertie représentée par le poids brut de l’appareil ; par conséquent un très léger effort aurait dû suffire pour déplacer ou soulever le ballon ; mais ce fut en vain que je voulus le faire, de la main d’abord, puis en utilisant comme levier le canon de ma carabine que j’avais emportée par prudence.

Au bout de quelques minutes, il me parut évident que cette adhérence du ballon à la pierre et l’obstacle mystérieux qui la veille avait entravé notre marche étaient en relation immédiate. Et j’eus dès lors le sentiment très net d’une intelligence cachée qui nous avait longuement épiés, pris au piège et qui dès cet instant nous dominait.

Nous n’étions pas seuls. Preuve tangible, irréfutable, le haut disque de métal brillait d’un éclat terne à quelques mètres de moi. J’entendis soudain, dans les épais fourrés de cactus et de fougères, un bruit qui me fit monter le cœur à la gorge… J’épaulai mon arme et m’avançai en tremblant ; de nouveau les feuilles s’agitèrent à dix mètres environ sur ma gauche. Le coup partit presque malgré moi !… Plus rien… Puis je m’aperçus que ma peur avait créé des fantômes et que dans les brusques frémissements des fourrés le vent seul avait été pour quelque chose ; il venait de se lever et arrivait de la banquise en bouffées glaciales qui, dans la tiédeur du Pôle, me piquaient par instant au visage et aux mains comme l’eussent fait de menus et lancinants coups de couteaux.

Ceintras, au bruit de la détonation, apparut sur la galerie. Je courus à lui et le mis au courant de tout ce que j’avais constaté depuis mon réveil. Il se contenta de hocher la tête et ne répondit pas il semblait parfaitement ahuri. Alors je lui demandai en affectant l’air le plus détaché et le plus tranquille du monde :

— As-tu bien dormi ?

Il me parut chercher péniblement des mots :

— Mal, très mal… C’est une chose étrange… je me souviens d’avoir subi jadis une opération pour laquelle on fut obligé d’employer le chloroforme…

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai eu celle nuit l’impression d’un sommeil analogue à celui où l’on tombe sous l’influence du chloroforme, d’un sommeil qui accable odieusement et durant lequel, si profond soit-il, on garde toujours une lueur de conscience pour se rendre compte qu’on est un esclave…

— On est comme entravé, ligotté par mille chaînes, on fait des efforts désespérés pour les rompre et l’on sait pourtant qu’il n’y a qu’à attendre le bon vouloir d’un maître…

— C’est cela ; et puis, pour comble, des cauchemars affreux se sont abattus sur moi…

— Quels cauchemars ?

— Comment te dire ? il me semblait que je tombais lentement dans quelque abîme sous-marin, au milieu de pieuvres gigantesques, et je sentais par instant contre ma peau le frôlement de leurs tentacules…

Il se recueillit une minute, puis :

— J’ai peut-être tort, dit-il, de parler de cauchemar : cela ressemblait moins à une chose rêvée qu’à une sensation réelle perçue dans une demi-conscience.

Je ne pus me garder d’un frisson ; les paroles de Ceintras avaient illuminé tout à coup en moi un souvenir obscur et, à présent, j’étais à peu près sûr de m’être débattu quelques instants auparavant dans un cauchemar qui ressemblait au sien… Seulement les pieuvres y avaient été remplacées par des chauves-souris ou des vampires. La coïncidence était tout au moins étrange et si de part et d’autre les rêves n’avaient reposé sur rien de réel, il fallait conclure à un cas de télépathie. Mais une conclusion plus logique et plus effrayante s’imposait, à savoir que des êtres vivants, hôtes de ces régions, des êtres d’une intelligence et d’une puissance qui dès cet instant m’apparaissaient prodigieuses, nous avaient attirés jusqu’à eux en utilisant par des procédés qui m’échappaient une énorme force magnétique ; puis, désireux de nous observer, ils s’étaient approchés de nous durant notre sommeil : un sommeil qu’ils avaient peut-être provoqué artificiellement.

Allais-je faire part à Ceintras du point où venaient d’aboutir mes inductions ?… J’eus pitié de lui. Il s’était laissé tomber sur un rocher et ses yeux vacillants et vagues se fixaient, en deçà ou au delà des objets qu’ils regardaient ; son attitude trahissait un accablement infini ; j’avais l’impression très nette d’assister à une effrayante agonie morale, et je tentai de faire appel à son initiative dans l’espoir de le remonter, de le remettre en possession de lui-même :

— Que comptes-tu faire ? lui demandais-je.

— Je ne sais pas, je vais voir…

Il fit quelques pas, s’avança vers le ballon et sauta sur la pierre brune où les amortisseurs adhéraient. Je le vis alors s’agiter, se balancer comme pour prendre son élan et retomber gauchement sur ses mains sans que ses pieds eussent bougé d’un centimètre. Je m’élançai à son secours.

— N’approche pas, pour Dieu ! n’approche pas, s’écria-t-il en hurlant comme une bête prise au piège.

Mais j’étais déjà sur la pierre où je continuais comme je l’avais fait auparavant à pouvoir aller et venir sans encombre. Ceintras, lui, était aussi incapable d’y faire un pas que si ses pieds y eussent été du premier coup inexorablement rivés.

— Est-ce que tu souffres ? fis-je en essayant vainement de le dégager.

— Non, évidemment non, mais ils vont venir, à présent, et s’emparer de moi… Sauve-toi, au plus vite ; seulement, de grâce, tue-moi avant de partir, ne me laisse pas tomber vivant entre leurs mains… un coup de carabine… là… entre les deux yeux… fais vite !…

— Tu parles comme un fou, répondis-je en haussant les épaules. Et puis, tiens ! essaye de te déchausser, je crois que cela m’évitera de te donner la mort.

Il obéit sans comprendre encore et son trouble seul l’empêcha de tirer facilement ses pieds hors de ses souliers délacés.

— Emporte-moi, s’écria-t-il ensuite, ne me laisse pas toucher le sol puisque leur damné sortilège ne semble pas avoir prise sur toi…

J’éclatai de rire :

— Tu peux être tranquille : le sortilège n’avait prise que sur tes souliers, probablement parce que leurs semelles étaient ferrées…

On connaît à présent suffisamment Ceintras pour ne pas trouver extraordinaire que l’heureuse issue de cette aventure l’ait fait passer d’un excès de découragement à une joie exagérée et en tous cas intempestive… Quant à sa confiance dans l’avenir, qu’il manifesta aussitôt à grand renfort de gestes et d’éclats de voix, elle eût réconforté le plus abattu des mortels, si ce mortel n’avait vécu depuis près d’un an dans l’intimité du pauvre diable…

— Un aimant !… Ils voulaient nous attraper à l’aide d’un aimant ! Ils s’imaginaient que nous en ignorions les propriétés… Au fait, ils doivent être encore plus effrayés que nous : pourquoi se cacheraient-ils s’il en était autrement ? Est-ce que je me cache, moi ? Est-ce que je me cache ? Ah ! Ah ! Ah ! Qu’ils se montrent donc un peu ! Je les attends… Je me promets de leur faire passer pour longtemps l’envie de nous jouer de vilains tours…

Je crus bon de réfréner légèrement cet enthousiasme :

— Mais, dis donc, le ballon ?… comment comptes-tu le tirer de là ?

Ceintras n’était pas embarrassé pour si peu.

— Le ballon… Ah ! oui !… Eh bien, nous déboulonnerons les amortisseurs, et pffft !… Le ballon délesté fera un petit bond d’un millier de mètres dans l’atmosphère… Qu’ils viennent nous y chercher… Ils pourront garder les amortisseurs en souvenir de nous, ainsi que ma paire de souliers !… Nous en serons quittes pour ne plus atterrir jusqu’à notre retour ou pour n’atterrir qu’avec une extrême prudence… Tiens ! parlons d’autre chose : j’ai faim. Cuisinier, à tes fourneaux !

Le repas fut abondant, bien arrosé et fort gai. Lorsqu’une cause de tristesse ou de peur persiste un peu plus de vingt-quatre heures, il est inévitable qu’une détente se produise dans l’esprit de ceux qui subissent cette tristesse ou cette peur. Nous apportâmes à manger, à boire et à deviser un entrain qui n’avait rien de factice, qui n’était nullement dû au désir plus ou moins conscient de nous étourdir, mais qui venait du fond le plus sincère de nous-mêmes… Nous nous étions à moitié accoutumés à l’étrange paysage, nous ne pensions plus à nous inquiéter des mystères qui nous entouraient et, dans la clarté violette du Pôle, confortablement installés sur les fougères, auprès du fleuve couleur d’argent bruni, nous débouchions du champagne avec autant de plaisir que nous eussions pu le faire au bord de la Seine ou de l’Oise, sous un ciel limpide et léger d’Île-de-France.

Réconfortés moralement et physiquement, nous résolûmes d’un commun accord d’aller à la découverte.