Société du Mercure de France (p. 55-63).

CHAPITRE iii

… leur monture

Je voudrais que mes connaissances mécaniques fussent plus étendues et précises afin de donner ici une description vraiment utile de notre ballon. Mon dernier souhait est que la folle entreprise dont nous fûmes victimes porte au moins des fruits pour d’autres que pour nous.

À ne considérer que l’aspect général de l’appareil, il ne différait guère des quelques ballons dirigeables qui ont été construits durant ces dernières années, sinon par ses dimensions considérables : il avait soixante-quinze mètres de longueur et vingt mètres de largeur au maître-couple.

La grande originalité consistait en une disposition qui nous permettait de nous dispenser absolument de lest et de prolonger malgré cela très longtemps, bien plus longtemps qu’aucun aéronaute ne l’avait fait avant nous, notre séjour dans l’atmosphère. Les gaz chauds à leur sortie du moteur étaient recueillis dans un tuyau qui se divisait peu après en deux branches : par l’une d’elles les gaz arrivaient à des serpentins qui circulaient autour de notre cabine et y faisaient fonction de calorifères ; au moyen de l’autre, — et c’est en cela que consistait l’innovation, — les gaz d’échappement, avant leur expulsion définitive à l’air libre, étaient détournés vers un second système de serpentins placé à l’intérieur même de l’enveloppe dans une sphère de cuivre ; le ballon se rapprochait-il de la terre, un robinet plus ou moins ouvert laissait s’échapper par cette voie une quantité de calorique suffisante pour porter le métal de la sphère à une température de 60° centigrades ; ainsi, à notre gré, nous dilations l’hydrogène et augmentions la force ascensionnelle sans aucun risque d’inflammation. De plus, dix obus d’hydrogène comprimé communiquant également par des tuyaux avec l’intérieur de l’enveloppe devaient nous éviter les ennuis de la déperdition progressive du gaz durant notre voyage : un tour de robinet sitôt que le besoin s’en faisait sentir, et une nouvelle provision d’hydrogène allait remplacer le gaz que les six épaisseurs de soie forte et de caoutchouc n’étaient pas parvenues à maintenir absolument prisonnier. Toutes les ramifications de cette tuyauterie compliquée étaient munies de clapets commandés par des manettes, et lorsque la température de notre cabine était assez élevée et que le ballon voguait à une hauteur suffisante nous laissions les gaz s’échapper à l’air libre avec un fracas étourdissant.

N’ayant pas à nous encombrer du poids inutilisable du lest, nous avions pu rendre sans crainte notre vaisseau aérien excessivement solide et confortable ; après diverses hésitations. Ceintras s’était résolu à monter l’enveloppe sur une légère armature d’aluminium qui la maintenait évidemment plus rigide que n’eût pu le faire l’emploi des ballonnets compensateurs. Quant à la stabilité de l’aéronef elle était assurée comme à l’ordinaire par des plans horizontaux et verticaux.

La cabine était une véritable petite maison divisée en deux parties ; à l’avant c’était ce que nous appelions assez prétentieusement la chambre de chauffe, où se tiendrait Ceintras, pilote et mécanicien. Il y avait là les ouvertures des réservoirs d’huile, d’essence, d’eau, les manettes, les boussoles et le volant de direction qui commandait un puissant gouvernail situé à l’arrière ; une porte s’ouvrait sur une galerie découverte par laquelle on pouvait parvenir jusqu’au moteur lui-même. Dans l’autre partie de la cabine se trouvaient les coffres à provisions, une étroite couchette et le petit fourneau électrique sur lequel je préparerais nos repas. Dans ces conditions le voyage lui-même ne paraissait pas devoir être autre chose qu’une agréable et un peu banale partie de plaisir ; à coup sûr nous n’endurerions aucune des souffrances auxquelles avaient dû se résigner à l’avance les autres explorateurs des pays polaires, la faim, le froid, et les anxiétés d’un long exil.

Notre nouveau moteur d’une puissance effective de 100 chevaux, ne nous permettrait pas de couvrir une moyenne de beaucoup supérieure à celle de vingt-cinq kilomètres à l’heure, car le second ballon était autrement lourd et considérable que le premier ; pour accomplir ce raid de navigation aérienne, Ceintras avait préféré en fin de compte, — et non sans raison, — un engin de fond à un engin de vitesse, un cruiser à un racer ; mais, somme toute, en fondant nos prévisions sur la certitude d’un minimum de 20 kilomètres à l’heure, une semaine nous était largement suffi sante pour accomplir les 2000 kilomètres du trajet aller-retour. C’était à l’extrémité de la terre François-Joseph que le navire norvégien devait nous déposer et nous attendre.

Le temps prévu pour l’arrivée de celui-ci à Kabarova nous laissait environ une quinzaine de jours devant nous. Ceintras trouva là le prétexte d’une dernière tergiversation ; elle eut lieu comme nous montions dans la nacelle du ballon pour effectuer les essais :

— Et si nous avions fait venir le navire pour rien, me dit-il soudain… Si maintenant, pour une raison ou pour une autre, le ballon ne nous donnait pas une entière satisfaction ?…

— Nous partirions quand même, répondis-je, c’est à toi de prendre toutes les précautions pour sauvegarder ta glorieuse existence ! Et puis, tu me l’as dit toi-même, ça doit marcher. Ce n’est pas le moment de devenir pessimiste.

D’ailleurs, comme les événements allaient le prouver aussitôt, il n’avait aucun motif de le devenir. L’immense machine reposait sur le sol, amarrée par des câbles à des poteaux. Les amarres rompues, elle ne quitta pas de suite la terre, la force ascensionnelle au moment du départ ne devant pas dépasser le poids brut de l’appareil. Mais une fois le moteur mis en mouvement, l’air réchauffé dans la sphère de cuivre alla dilater l’hydrogène de l’enveloppe et le ballon commença à s’élever ; pour activer au besoin la rapidité de l’ascension il eût suffi d’injecter en outre dans l’enveloppe une certaine quantité de l’hydrogène comprimé tenu en réserve dans les obus. Comme on le voit ce dispositif ne nous permettait pas seulement de nous dispenser de lest, il nous donnait aussi la faculté précieuse d’atterrir où bon nous semblerait et de repartir ensuite à notre gré.

Il y avait dans la lente ascension de la machine se délivrant pour la première fois des chaînes de la pesanteur tant de souple docilité jointe à tant de majestueuse puissance, que toutes sortes d’émotions puissantes, — orgueil, admiration, respect presque religieux de nous-même et de l’œuvre, — firent battre éperdument nos cœurs. En vérité ces triomphales minutes n’étaient pas payées trop cher par les inquiétudes, les ennuis et les mille difficultés exaspérantes au milieu desquelles je me débattais depuis de longs mois. Lorsque le moment décisif fut arrivé, que nous eûmes atteint l’altitude suffisante et que Ceintras, fermant pour un instant le tuyau par lequel l’air chaud arrivait dans l’enveloppe, eut embrayé l’hélice propulsive, toutes nos querelles, tous nos dissentiments furent oubliés, et nos mains s’étreignirent tandis que nous cherchions en vain des mots dignes d’exprimer notre bonheur et notre mutuelle reconnaissance.

Tout cela était d’un heureux augure et il faut bien dire que rien ne le démentit. Je n’ai pas, du reste, le dessein de raconter nos expériences par le menu ; ce serait fastidieux et inutile. Durant les dix jours qui suivirent, le ballon accomplit plus de 3000 kilomètres et resta en état de marche sans qu’il eût été nécessaire de renouveler notre provision d’essence et d’hydrogène. Les menues mésaventures que nous eûmes à subir ne servirent en définitive qu’à affermir davantage encore notre confiance. C’est ainsi qu’une fois, à une centaine de kilomètres de Kabarova, notre moteur resta en panne par suite d’un excès d’huile et d’un encrassement des bougies ; le ballon atterrit doucement, nous procédâmes à un nettoyage rapide des cylindres, puis le moteur fut remis en marche, le ballon s’éleva de nouveau et nous rentrâmes au port d’attache avec un retard d’une demi-heure à peine sur l’horaire prévu. Une seule modification importante fut apporlée à la machine durant ces derniers jours : nous renforçâmes les amortisseurs destinés à éviter les heurts au moment des atterrissages et nous les disposâmes d’une façon nouvelle, qui devait nous permettre d’atterrir sans danger dans des espaces extrêmement restreints.

Je crois également inutile de raconter notre voyage de Kabarova à la terre François-Joseph. La lente navigation dans les mers boréales, les brumes opaques qui semblent être là depuis des siècles et des siècles et ne s’entr’ouvrir qu’avec peine ou paresseusement pour laisser passer le vaisseau, l’inquiétude perpétuelle des glaces dans les étroits chenaux d’eau libre à mesure qu’on se rapproche de la banquise, les icebergs flottant au loin comme des brumes plus pâles dans la brume, tout cela est connu par les relations des explorateurs et n’a rien à faire dans mon histoire, surtout lorsque je pense que mes jours, sans doute, sont comptés.

Le ballon, dont on n’avait pas eu besoin de démonter la partie mécanique, fut regonflé et prêt à partir cinq jours après notre débarquement. Il ne me reste qu’à reproduire ici le document écrit en double dont nous gardâmes un exemplaire et dont l’autre fut confié aux soins du capitaine la veille même de notre départ.

« Le 18 août 1905, le Tjörn, bâtiment norvégien, capitaine Hammersen, a déposé à l’extrémité sud de la terre François-Joseph MM. Jacques Ceintras et Jean-Louis de Vénasque, sujets français, domiciliés l’un et l’autre à Paris, 145 bis, avenue de la Grande-Armée, lesquels sont partis de là le 26 août pour tenter d’atteindre le Pôle Nord en ballon dirigeable. Un autre document a été remis par eux à M. Henri Dupont, domicilié à Paris, 75 rue Cujas, chef de l’équipe d’ouvriers qui les assista durant la période des essais à Kaharova (Russie). En cas de réussite Hammersen, capitaine du Tjörn, H. Dupont et les autres hommes de l’équipe confirmeront l’exactitude des dits documents. En cas d’échec et de disparition définitive des deux explorateurs, ils sont priés de divulguer les faits dont ils ont été témoins. MM. Ceintras et de Vénasque tiennent à cette divulgation moins pour la satisfaction, d’ailleurs légitime, cl’être inscrits au nombre des victimes de la science que pour donner un exemple et un enseignement à ceux qui, ayant dès à présent conçu, par suite des progrès de la navigation aérienne, des desseins analogues, seraient tentés de les réaliser à leur tour. »