Le Peuple de la mer/II
II
LA FEMME
Ayant reconnu le côtre des douanes à la jumelle, Jean-Baptiste Piron rentra au phare et dit à Sémelin :
— Voilà l’Martroger !
Sur le lit où il reposait, tout vêtu, Sémelin grogna, indifférent.
— Il vient r’lever l’garde-sémaphore, reprit Jean-Baptiste.
Mais importuné, l’homme se tourna brutalement vers le mur en écrasant le sommier, et l’on n’entendit plus que le cri-cri heureux du coquemar qui se cuisait le derrière, sur le fourneau rouge. Jean-Baptiste passa dans la chambre voisine où des cuivres luisaient sous une vitrine. Il regarda l’heure, consulta le baromètre, endossa une capote et sortit.
Dehors des congres séchaient sur des cordes. Il ne faisait pas froid parce qu’il ventait peu. C’était un temps gris de février, tout encotonné de brume, avec un océan de mercure qui ressaquait lourdement dans les roches. On ne voyait point de terre à l’horizon restreint. L’îlot du Pilier, qu’on embrassait d’un coup d’œil, était seul, perdu en mer ; et une petite voile se hâtait vers lui, inclinée par son élan.
Jean-Baptiste longea l’enclos du phare et descendit vers la mer. Devant lui des lapins déboulaient par petits sauts comiques. Il gagna une pointe rocheuse, parallèle à la jetée et s’y tint debout pour voir le départ des Charrier.
Il y a sur ce roc d’un kilomètre, un phare et un sémaphore, abritant quatre êtres humains sous leurs toits bas, accroupis ras la terre, dans la crainte des vents ravageurs. Ils sont séparés des autres hommes qu’ils aperçoivent au loin dans des barques ; ils n’ont même pas un solide canot pour gagner la côte la plus proche ; et durant les mois d’hiver, cernés par la tempête, ils ne voient plus rien de vivant que les mouettes aux abois sauvages qui fuient dans les bourrasques.
Mais pour rendre l’exil plus pénible, la discorde régnait entre le phare et le sémaphore. Là où il y a seulement deux hommes, il y a de la haine. Les gardiens étaient si bien fâchés à propos de gibiers et de poissons, qu’ils ne se parlaient plus, même pour les besoins du service.
Quand le phare s’allumait, Charrier rentrait sa longue-vue et cessait de regarder la mer.
— C’est à eux autres de veiller, disait-il.
Et plus rien au monde ne lui aurait fait aider les garde-phare. Au contraire il se réjouissait de les prendre en faute. Sa femme rôdait sans cesse de leur côté, aux écoutes, aux aguets ; et lorsque passait l’ingénieur, ils l’assommaient de bas racontars. Charrier prétendait que Piron levait ses lignes et tuait ses lapins, d’où la mésentente. Les premiers temps, Jean-Baptiste avait riposté pour se défendre ; maintenant il ne soufflait plus mot, à l’exemple de Sémelin le taciturne.
L’administration avait décidé de déplacer ces geigneurs. Et Jean-Baptiste, un peu pour narguer les partants, curieux aussi de leurs successeurs, s’était venu camper en face de la jetée.
Les mouettes tournoyaient sur la mer déserte ; pas une voile, sauf celle de Martroger qui s’engageait maintenant sous l’îlot. Jean-Baptiste distinguait, à bord, une grande coiffe ailée et la tache rouge d’un caraco qui le firent s’exclamer d’étonnement. Penché en avant, il fronça les paupières, et tout à coup remontant la falaise, il se dirigea résolument vers la cale.
La Gaude ! C’était bien la Gaude, assise sur la lice, le menton dans les paumes et toisant obstinément l’île dont la haute muraille, plaquée de lichens fauves, dominait le sloop. Il avançait à peine, abrité du vent ; il glissait imperceptiblement, sans friser l’eau si limpide qu’on voyait les dessous de la coque, aplatis par la réfraction. Un matelot lança une amarre que Charrier goba au vol et le Martroger accosta.
Piron ne se tenait pas de joie et gambadait comme un jeune chien.
— Ah ben ! c’en est d’une surprise !
— Donne-nous donc la main à débarquer au lieu de japper ! cria la jeune femme en montrant ses dents saines dans un rire satisfait.
Gaud paraissait plus maigre qu’autrefois encore. Le maxillaire, les pommettes, les arcades sourcilières tendaient sa peau et on le sentait blêmi sous le hâle. À l’Herbaudière, la mère Izacar prétendait que le sang lui tournait en eau, mais les hommes disaient qu’il était vidé comme une outre, en désignant la Gaude du coin de l’œil.
À la vérité, Gaud crachait le sang depuis que Double Nerf lui avait défoncé les côtes. Ça le brûlait dans le coffre quand il toussait, et il n’avait plus de goût qu’à se croiser les bras et dormir. Il avait dû débarquer du Secours de ma vie, et sa femme, à force de démarches, — on chuchotait : à force de complaisances, — avait obtenu la garde du sémaphore, au Pilier.
Elle était toujours magnifique dans la force de ses trente ans, épanouie au grand vent comme une algue en pleine eau. Ses jupes et son caraco se gonflaient par-dessus les fruits mûrs de ses hanches et de ses seins proportionnés, qui semblaient s’offrir sans cesse aux mouvements de son corps souple. Elle avait les jambes à l’air sous le cotillon court des Sables, les manches troussées, le cou nu ; elle ne sentait pas le froid tant chauffait le sang qui roulait dans ses artères. De belle humeur, de royale santé, rude au labeur, rude au plaisir, la Gaude était une splendide femelle, qui mâtait les hommes, qui mâtait la vie, redoutable comme une force inconsciente de la nature.
Elle avait embauché Piron qui coltinait joyeusement pour elle des sacs de hardes. Beaulieu, le patron du Martroger, hâtait le débarquement pour rentrer à Noirmoutier avant basse mer. Il y avait trois fûts de pétrole à mettre à terre et du charbon pour le phare. Beaulieu pria Charrier de leur donner la main, mais sa femme répondit aigrement.
— Laisse donc s’débrouiller ceuss qu’arrivent, on fiche le camp nous autres.
— Et Sémelin ? réclama Beaulieu.
— Il dort à c’te heure ! Je vas parer l’treuil…
Piron gagna la petite grue qui tend le col à la pointe de la jetée et sert à hisser la norvégienne couchée là, les fonds en l’air. La poulie cria comme un oiseau perdu. Piron virait gaillardement la manivelle en paradant devant la Gaude.
Ses omoplates et ses biceps moutonnaient sous le maillot.
Gaud montait au sémaphore, plié en deux sous un panier ; sa femme le suivit portant les derniers ballots sur ses hanches.
Le Martroger s’approchait et s’éloignait tour à tour du quai, très doucement, sans osciller. On distinguait le fond sablonneux auquel descend une échelle de fonte, où veillaient deux crabes accroupis. Des bancs de minuscules poissons passaient par moment, comme des taches d’ombre.
À bord, les hommes buvaient le coup du départ à même le goulot d’une bouteille, qui circulait à la ronde, quand, pensant aux siens, Piron demanda :
— Et l’ père ?
— Il liche toujours et cogne sur sa bonne femme.
— Y a du bon, rigola le gars, c’est qu’il s’porte bien s’il s’embreuve et rosse la mère.
Le matelot hissa les focs, puis déborda à la gaffe le sloop pesant qui fit cinq brasses et s’immobilisa. Il fallut parer les avirons de quinze pieds pour gagner le vent, que l’on voyait friser la mer hors de l’abri de l’île.
Toute à ses emménagements, la Gaude ne songea pas que cette barque, qui s’éloignait, l’abandonnait sur un rocher solitaire cerné par l’océan sournois. Piron montait à terre en donnant à Gaud des explications sur son poste, puis il rentra au phare.
Dans la cuisine, Sémelin préparait un court-bouillon pour les congres allongés sur la table blanche. Le chat le guettait de son œil fendu de haut au bas. Il flottait une odeur d’oignon, de persil et de vin blanc chauffés. Jean-Baptiste poussa gaiement la porte.
— Sais-tu qui nous arrive ?… La Gaude ! La Sablaise de l’Herbaudière ! une sacrée belle fille !
Il claqua sa langue contre ses dents et attendit l’étonnement de Sémelin. Mais celui-ci ne bronchant pas, Piron reprit :
— Tu l’as bien connue ! son homme naviguait avec Olichon…
Sémelin souleva tranquillement le couvercle de sa casserole dans une bouffée de vapeur. Un peu dépité, Jean-Baptiste se lança dans une longue tirade où passèrent les cancans de l’Herbaudière, la splendeur de la Gaude, la file de ses amants, la fainéantise de Gaud et les coups de poings d’Aquenette. Il aurait voulu rompre le mutisme tenace de son compagnon, engager une conversation où la belle fille aurait été présente à chacune de leurs paroles, parce que son sang de jeune homme, longtemps sevré d’amour, se pressait tumultueusement dans ses artères. Mais Sémelin lui dit simplement quand il s’arrêta, à bout de souffle :
— On avait bien besoin de c’te femelle !
Et comme il insistait pour que les Gaud vinssent casser la croûte avec eux, Sémelin s’interposa carrément :
— Ah ! non, jeune homme, chacun chez soi !
Sémelin est la loi de l’île. Il porte à la fois la tradition et le devoir dans sa conscience, derrière ce visage strictement rasé, d’où se détache un carré net de barbe blanche. Sémelin a la physionomie classique du loup de mer, qui évoque la vieille marine en bois et les frégates aventureuses, joufflues comme des amours. Dans sa vareuse et sous le béret à rubans, il méprise les jeunes matelots qui font la raie, frisent leur moustache, chaussent la bottine et relèvent la casquette à la russe, à la manière du premier souteneur des ports où les a traînés le service.
Il y a bientôt un siècle, son grand-père était garde du fort au Pilier, et il avait construit, au nord de l’îlot, une chapelle emportée depuis par la mer. Son père lui succéda et fut gardien du premier phare quand on déclassa la forteresse. Et lui, le dernier des Sémelin, sans femme et sans enfants, s’est installé dans la nouvelle tour en 1881, sur ce rocher qui est presque un bien de famille, où il vit tranquillement dans le service, la méditation et la peur de la retraite qui le renverra bientôt sur le continent avec les hommes.
Sémelin ne desserre parfois pas les dents pendant toute une semaine, bien que son second, desséché d’ennui, le harcèle. Mais s’il parle certain soir de veille, il conte interminablement les anciennes légendes de la marine à peu près oubliées, et l’histoire des côtes avoisinantes. Il porte sous son crâne toute la mémoire des ancêtres, et il évoque les vaisseaux fantômes, le Grand Chasse Foudre ou le Voltigeur Hollandais, comme s’il avait vu, au moins une fois dans sa jeunesse, apparaître leur silhouette diabolique. Il sait qu’au nord-ouest de Noirmoutier un follet garde un trésor, dans l’anse du Lutin, qu’à la pointe de la Corbière des oiseaux jadis révélaient l’avenir, que le nom de Pilier signifie l’île des filles — Insula Puellarum — à cause des druidesses qui l’habitaient avant que les bons moines y eussent installé Dieu. Car le Pilier eut son abbaye, dont Sémelin connaît l’emplacement, à l’époque où une chaussée de pierre joignait l’îlot à la grande île.
Avec Piron qu’il nommait « mon p’tit gars » aux heures de confidences, et « jeune homme » dans les périodes de mutisme, il vivait en bonne intelligence, en somme, sous condition qu’il respectât le devoir. Le visage du vieux se plissait gravement chaque soir, à la tombée de la nuit, et il semblait que sa conscience s’allumât en même temps que le grand feu de la lanterne. Il avait coutume de dire à Jean-Baptiste avec une majesté grandiloquente :
— Les hommes comptent sur nous, jeune homme !
Et quand il gravissait l’escalier de son pas ferme, pour gagner la chambre de veille, dominé dans sa volonté, Piron le suivait docilement.
L’après-midi, ils astiquaient avec manie, de la cave à la girouette, et, au temps perdu, Jean-Baptiste pêchait autour de l’île, parce qu’étant jeune, il avait besoin de lutter et de vaincre. Sémelin demeurait paisiblement au phare, à lire ses prières ou à coller des coquillages en forme de bonshommes ; il rapetassait, en outre, les vieilles salopettes, salait du poisson pour l’hiver et préparait les repas.
Il venait de servir les congres bouillis qui fumaient dans un plat de terre. Un peu penaud, Jean-Baptiste prit sa part et la dépeça avec le pouce et la pointe de son couteau.
Ils étaient assis face à face, assez loin de la table, à la manière des paysans ; un bol de vinaigrette les séparait où ils trempaient alternativement leur bouchée avant de la manger.
Bientôt, grâce à la nourriture et aux rasades, Jean-Baptiste se rassura et recommença de taquiner le vieux avec la Gaude. Mais le visage de Sémelin était clos comme une muraille et, pour mieux ignorer Piron, il s’occupa du chat qui frôlait ses jambes, la queue haute.
Après déjeuner, du vent s’éleva, un lourd vent d’hiver qui sifflait sur le biseau des murs et poussait les houles contre les falaises. La mer verdit et s’empanacha au large en reculant son horizon. Jean-Baptiste alluma une pipe et se dirigea vers la porte.
— Y a les lampes à faire, dit Sémelin.
— Je r’viens tot d’ suite !
Le mât à signaux vibrait dans la brise et ses haubans geignaient en raidissant. Jean-Baptiste contourna le fossé circulaire et franchit le pont-levis de l’ancien fortin transformé en sémaphore. La chambre de veille braquait ses gros yeux de verre sur l’océan et, au sommet de son toit rose, le télégraphe aérien avait replié ses bras, comme un épouvantail dont le vent aurait abattu les membres.
Dans l’enceinte, la Gaude jetait du blé noir aux poules pressées autour de ses sabots. Gaud fouillait à la longue-vue, du côté de la terre qu’il venait de quitter et vers laquelle s’en vont toujours les regards des hommes, si loin qu’ils aillent dans le large, parce qu’elle est la mère et qu’ils sont pétris de sa poussière.
— Te v’la r’venu tourner dans mes jupes, fit la jeune femme.
— Oh ! c’est quasiment pour vous donner la main…
— Ben rentre donc ces deux sacs-là.
Jean-Baptiste se mit docilement à l’œuvre, Gaud le regarda, en toussotant, enlever d’un coup de biceps une lourde poche. Il s’approcha soudain de l’autre, l’empoigna et la hissa nerveusement à la maison. La femme cria :
— Lâche donc ça ! tu vas t’faire du mal !
Mais en ressortant il bougonna :
— Tu crois déjà que j’suis foutu !
À cette remarque Piron se sentit honteux de sa force, et fit le gros dos pour dissimuler sa carrure. La femme les observait tous les deux, Gaud le malingre et lui, avec des yeux clairs, pleins de sourires. La comparaison le gêna et il proposa en manière d’excuses :
— Venez-vous voir le phare ?
La femme accepta joyeusement. Elle n’en avait jamais visité. Gaud grommela en ramassant sa lunette :
— J’ons point l’temps.
Et il rentra dans la maison.
La Gaude ne s’en inquiéta pas et partit avec Jean-Baptiste. Dehors le vent ballonna son cotillon court en menaçant de la trousser. Elle rit largement, plaisanta et continua d’avancer en écrasant les salicornes brûlées sous son sabot gaillard. Ils franchirent la crête de l’îlot que le vent rase jusqu’à la pierre. La mer brisait à blanc à leur gauche, du côté de l’ouest, et ressaquait doucement à leur droite sous la falaise. Les deux tours se dressaient devant eux. L’ancienne découronnée de sa lanterne, colonne granitique évasée en campane au sommet, à quatorze mètres en avant de la nouvelle, plus haute, plus forte, surmontée d’une cage en verre casquée de bronze. Des toits roses, très bas, se serraient à son pied sur des murs immaculés.
Quand ils entrèrent, un bouchon de vent s’engouffra avec eux et le phare ronfla comme une cheminée. Sémelin qui fourbissait des instruments ne se retourna point en entendant deux pas. Piron entraîna la Gaude loin du vieux.
Elle s’émerveillait de la propreté. Il n’y avait que cuivre et chêne ciré. La chambre de l’ingénieur était comme une glace où l’on se mirait en raccourci dans les planchers. Jean-Baptiste s’attarda à montrer sa chambre : un lit de fer, une table, deux chaises. Des images pieuses et une grande croix de coquillages décoraient celle de Sémelin. Mais la Gaude voulait monter à la tour.
D’en bas elle leva la tête pour admirer la hauteur de ce tuyau, sur le mur blanc duquel se développe, en hélice, un escalier de fonte. Jean-Baptiste contemplait sa gorge musclée.
Ils montèrent sur leurs chaussons, elle devant. Il la suivait, le nez dans son cotillon qui ballait aux mouvements de ses hanches. Il haussait la main rapidement sur la rampe pour attraper la sienne le plus souvent possible. Elle s’arrêtait aux fenêtres et regardait l’îlot qui diminuait sous elle. Alors il se penchait sur son épaule et ne trouvait rien à répondre à ses questions.
Ils arrivèrent à un palier. C’était une petite pièce lambrissée de placards vernis, avec, au milieu, le pied de bronze de la lanterne. Une échelle de cuivre y conduisait. La Gaude monta. Mais brusquement Jean-Baptiste lui chatouilla les mollets par derrière.
— Ah ! le petit bougre ! vas-tu finir !
Elle rua dans l’air en rigolant. Le gars rit aussi, du sang aux yeux et cessa parce qu’il craignait de casser quelque chose. Ils débouchèrent dans la cage de verre toute vibrante sous le vent qui modulait des sifflements aigres le long des arêtes. Piron tira les rideaux qui couvrent le fanal et des lentilles de deux mètres apparurent avec leurs échelons et leurs disques de cristal ; puis il poussa l’appareil qui tourna sans bruit sur sa cuve de mercure, en emportant une lumière d’argent dans ses glaces. La Gaude était impressionnée. Jean-Baptiste triomphait dans ses explications. Il lui fit pousser l’appareil à son tour, en lui tenant la main. Et elle s’amusa « parce que c’était très lourd et que ça marchait tout seul ».
L’horizon, élargi pour leurs yeux élevés, découvrait Noirmoutier dans le sud-est. Mais sous eux l’îlot n’était plus qu’un caillou oblong au milieu des eaux solitaires et agitées tumultueusement à perte de vue.
La Gaude resta un moment silencieuse, saisie par la solitude. Autour d’elle régnait la mer, jusqu’aux limites de son regard, jusqu’au ciel, si vaste et si coléreuse que le Pilier semblait un dérisoire refuge qu’elle pouvait anéantir d’une seule charge de ses houles.
— On est quasiment abandonné… dit-elle d’une voix triste.
Mais le gars de riposter gaîment :
— Je suis-t’il point là pour te tenir compagnie !
Alors ils redescendirent à la chambre des placards.
Sur le palier Jean-Baptiste prit la Gaude à la taille en se penchant vers elle par-dessus l’escalier, et sa main rampa jusqu’aux seins. Elle laissait faire. Alors, brusquement, il l’empoigna à bras le corps, la collant à lui, ses lèvres écrasées sur la nuque fraîche. Elle chercha à se dégager, mais il la tenait serrée, une cuisse entre les siennes, épuisant de sa bouche goulue tous les coins de chair découverts. Enfin d’un effort elle le repoussa. Le béret du gars tomba en tournoyant dans le puits du phare. Le vent sifflait autour de la lanterne.
Ils demeuraient face à face, écarlates.
— T’es une grosse brute, dit la femme, j’t’avais déjà giflé chez la mère Cônard, quand t’étais au service…
Un souvenir qu’on porte à deux, même mauvais, rapproche toujours. La Gaude s’amollit en songeant au soir où le jeune gars, avantageux sous le col bleu de la Flotte, l’avait si hardiment pressée, dans une auberge de Noirmoutier, tandis que la même imagination excitait Jean-Baptiste en lui rappelant la longue attente de son désir ; et son sang surchauffé d’homme cria désespérément :
— Marie ! Marie !
À ce moment, comme un écho, le même appel monta d’en bas en résonnant et les saisit.
L’obscurité s’était amassée au fond de la tour et ils devinèrent Gaud qui hélait, la face en l’air, plutôt qu’ils ne l’aperçurent…
— Espère un brin, je visite ! On va y aller ! jeta la femme.
Fâchée d’être dérangée, elle se tourna vers Piron, lui sourit et descendit vite sur la fonte sonore.
Jean-Baptiste ouvrit une porte et sortit sur la galerie extérieure, en plein vent, en plein froid, parce que les tempes lui battaient et que son front ruisselait. La lourde nuit d’hiver pesait déjà sur l’est. Sémelin passait dans l’escalier, silencieusement, une lampe dans les mains.
La veille était longue dans cette nuit de février ténébreuse et calme.
Le doux bruit grésillant de la mer environnait le phare, traversé parfois du cri en mineur d’un oiseau perdu. Piron astiquait des cuivres pour s’occuper. À une table, Sémelin reproduisait, sur un carton, une Sainte Vierge avec des coquillages.
La lampe de Jean-Baptiste, qui marchait sur ses chaussons, errait sans bruit par les chambres en réveillant les objets au passage. Sémelin brassait par moment des coquilles pour en choisir une bleue. Et puis se refermait le silence énorme où la mer grignotait les rochers au dehors.
Tout à coup une sonnerie éclata, stridente à faire frissonner. Sémelin gagna la tour où Piron montait déjà. Toutes les trois heures, l’appareil appelle ainsi quand le contre-poids qui entraîne la lanterne est à bout de course.
Dans la petite chambre des placards, sous le feu qui tournait au-dessus de leur tête, Sémelin visita le mouvement tandis que Piron relevait le poids. Ils faisaient tout avec la lenteur minutieuse des marins, sans parler, parce que la nuit rend les hommes taciturnes.
Un moment encore le vieux surveilla la rotation tranquille de la lanterne, tandis que Jean-Baptiste se penchait aux fenêtres où son regard se heurta aux ténèbres drues. Il ne devina même pas la terre au-dessous de lui, ni le sémaphore où dormait la Gaude. Il semblait que la mer battît directement les murailles de la tour, comme si, depuis hier soir, elle avait dévoré l’île.
Pas d’étoiles, non plus, pour faire un ciel à la nuit.
Seulement l’océan, immense et formidable, parce qu’on le sentait, qu’on l’entendait sans le voir, avec des feux rouges de phares vacillant bas et très loin. Et le mystère et la peur dégagés par cette invisible présence, troublaient vaguement l’esprit des hommes.
Sémelin écouta quelque temps le silence, avec ses sens subtils, comme ceux des bêtes, d’homme qui vit en pleine nature. Le phare tournait avec une régularité magnifique, — éternelle, — en fauchant les ténèbres. Par intervalle, les coups de bec d’un oiseau frappaient aux vitres, là-haut, comme un doigt. Satisfait, Sémelin s’assit sur une marche de l’escalier de bronze, roula une chique et dit :
— P’tit gars, je vas te conter une histoire, pasqu’il est point bon de rester comme ça à entendre la tête vous sonner dans la nuit… C’est un vendredi, 26 février, comme aujourd’hui, que mon aïeux a vu Le Voltigeur, Le 26, c’est un mauvais jour, pasque c’est deux fois treize, et le vendredi, tout le monde sait qu’il est maudit, à cause de la mort de Notre Seigneur ; aussi y a à craindre quand les treize et le 26 se rencontrent avec le vendredi. Donc, mon aïeux, du temps qu’il était gabier sur la Couronne a vu Le Voltigeur ce jour-là. C’était par le travers du Cap de Bonne-Espérance, sous le grand Napoléon, pendant un coup de suroît à démâter un trois-ponts. La Couronne fatiguait à tenir la cape sous ses basses voiles ; alle était quasiment à la merci de Dieu que le capitaine n’invoquait point pasque c’était un mécréant. Même qu’il jura à cause d’un mousse qu’une vague emporta, et au même moment mon aïeux, qui était près de lui, vit une grande lueur par tribord devant et il lui cria :
— Capitaine ! Capitaine ! v’la un feu !
Mais c’était le feu du diable, car il leur courait dessus sous la forme d’une grande corvette qui naviguait tout haut par un temps pareil, aussi tranquille qu’un pétrel, avec de la lumière dans sa voilure comme si elle emportait tout le soleil du matin. Alors, pour éviter le choc, le capitaine voulut arriver, il commanda : tout le monde à son poste ! fit mettre la barre au vent et filer de l’écoute. La Couronne ne gouvernait pas plus qu’une barrique et roulait à embarquer toute la mer, dret devant la corvette qui allait la couper en deux, plein vent arrière. Mon aïeux faisait sa prière ; le capitaine était très pâle et au moment où la corvette l’abordait, il jura de se faire moine si son navire était sauvé, et aussi vrai que j’ te l’ dis, p’tit gars, le vaisseau de feu abattit sur tribord aussitôt et rangea seulement la Couronne, si près que leurs vergues se heurtèrent. Il y avait sur le gaillard d’arrière un vieux habillé d’une mode qu’on ne connaissait plus ; il rigolait dans la bourrasque et fumait sa pipe, et tous les hommes de l’équipage étaient très vieux aussi et hurlaient comme des damnés, pasque le Voltigeur c’est l’enfer des matelots. Mon aïeux disait qu’il avait passé comme un boulet en calmant les vagues autour de lui et on ne le vit pas cinq minutes…
Soudain le sifflet d’un vapeur retentit. Sémelin s’interrompit court, poussa précipitamment une porte et sortit avec Piron sur la galerie extérieure en même temps que le bruit de la mer entrait d’un coup dans leurs oreilles.
À quarante mètres au-dessous d’eux, elle grouillait, animant les ténèbres d’une vie terrible. Ils se penchèrent par-dessus le parapet, le regard forcé vers le large, éblouis, puis aveuglés chaque fois que jaillissait le rayon du phare.
Pour la seconde fois la sirène meugla dans la nuit, plus près et plus longtemps. Sémelin désigna du bras le point d’où partait cet appel et murmura :
— Deux fois treize, un vendredi…
Le vent apportait les coups rythmiques d’une machine par-dessus le gargouillis des flots dans les roches. Jean-Baptiste jeta brusquement :
— Là ! un feu rouge !
La sirène le coupa d’un hurlement désespéré, long jusqu’à l’essoufflement et sinistre dans cette obscurité sans étoile et sans lune, qui décuplait le danger. Cramponnés au parapet, les gardiens tendaient leurs sens vers le gouffre où des hommes criaient. Le foyer du phare fit un tour méthodiquement, et une gerbe de flamme apparut sur la mer où roula, un instant après, une explosion sourde. Puis de nouveau la nuit profonde, ensevelissante.
— Il coule ! il coule ! aux fanaux, p’tit gars !
Jean-Baptiste et le vieux dégringolèrent l’escalier de fonte et, quelques instants plus tard, ils couraient sur l’îlot avec une lanterne qui éclairait un rond de terrain autour de leurs sabots.
— Va chercher Gaud, dit Sémelin, il s’ra pas d’trop. Moi je vas vers Les Chevaux.
Jean-Baptiste partit au pas gymnastique en butant sur le sol inégal. À la porte du sémaphore, il heurta violemment. On ouvrit presqu’aussitôt en demandant :
— De quoi que n’y a ?
Il vit deux jambes nues au haut des trois marches de l’entrée et leva son fanal. C’était la Gaude dans une grosse chemise de toile plissée au cou, et derrière elle la chambre soudain ouverte sentait le chaud et la bête.
Jean-Baptiste sourit niaisement et expliqua :
— C’est un navire qui a coulé dans l’ chenal du sud ; va y a voir du sauvetage…
Une voix grogna au fond de la pièce :
— Je l’avais ben dit en entendant la sirène.
Et comme Jean-Batiste demeurait au seuil, le fanal haut, la voix reprit :
— C’est bon ! on y va !
Il s’en retourna à regrets. À la pointe de l’îlot, Sémelin rôdait dans les roches, tendant sa petite lumière au-dessus de l’eau où elle se mirait en dansant et poussait par intervalle un long cri :
— Ohé ! oh !
Le froid était vif et l’embrun que le ressac lançait au visage cuisait comme une brûlure. La mer poursuivait paisiblement son grand ramage par-dessus lequel on entendait siffler des oiseaux dans la lueur du phare qui balayait régulièrement l’horizon. La nuit n’avait pas cessé d’être calme.
Un autre petit feu, voltigeant sur la falaise, annonça Gaud qui marchait dans les frottements de sa capote cirée.
— Il est quatre heures, dit-il, y a flot.
Et comme il interrogeait sur le naufrage, en émettant des hypothèses, Sémelin le musela d’une réponse.
— Sauve ton homme, il t’ racontera l’affaire !
Le vieux se déployait activement. Des goémons craquaient, des cailloux roulaient sous ses galoches, et de ses yeux, faits à la nuit, il guettait les vagues du plus loin possible. Piron fouilla quelque temps de son côté, puis il escalada la falaise en disant :
— Je vas au phare, rapport au poids…
Rapidement il remonta le mouvement et ressortit après avoir éteint et rangé son fanal. Cinq minutes plus tard, il franchissait à tâtons le pont-levis du sémaphore, enjambait les trois marches de la maisonnette et poussait la porte.
Quelque chose tomba dans l’obscurité avec un bruit mat. Il poursuivit dans le coin droit de la pièce, jusqu’à ce qu’il se heurtât au lit où ses deux bras s’abattirent et rampèrent sur les couvertures.
— C’est toi, Jules ? fit la Gaude.
Il ne répondit pas. Mais avertie par le souffle haletant de l’homme et ces mains fouilleuses, elle dit tranquillement :
— Allons, c’est ce fou d’ Jean-Baptiste ! Va falloir encore que j’ te mette à la porte.
Elle ne s’émut pas davantage, sûre de sa force, de son pouvoir et de le rendre à merci d’un mot, s’il lui plaisait. Déjà sautée du lit, elle lui échappait tandis qu’il battait l’air dans les ténèbres. Il l’entendit buter dans les meubles et se plaindre ; une chaise cria sur le carreau ; une allumette craqua. Et, tenté par les draps chauds, qui sentaient fort près de lui, il y plongea tête première et s’y vautra.
La Gaude reparut au seuil de la chambre voisine, protégeant de la main une bougie dont la lueur rouge bronzait son col et sa face basanés. Elle avait le bras rond, charnu, de la femme accomplie, les épaules pleines. Elle sourit sans crainte et dit :
— Ferme donc ta porte au moins, on gèle…
Il prit ces mots pour une invite, obéit et revint aussitôt, les mains en avant, tandis qu’elle passait une camisole. Mais elle se déroba :
— À bas les pattes donc !
Et le gars soupira lamentablement :
— Marie ! Marie ! moi qui t’aime tant que j’suis tout révolutionné de toi, comme si j’avais un sort…
Alors il dévida sa passion en phrases incertaines et pressées, la bouche pâteuse d’émotion, le cerveau troublé de désirs. Quand il l’avait vue, tout à l’heure, à moitié nue, le sang ne lui avait fait qu’un tour, et il avait fallu qu’il la retrouvât coûte que coûte, même s’il avait dû passer sur le corps de quelqu’un pour la revoir.
Elle s’habillait tranquillement devant lui, insoucieuse de montrer sa chair, peut-être heureuse, car son visage, quand la bougie l’éclairait, paraissait ouvert de satisfaction.
Sans doute l’hommage violent de ce mâle était bon à recevoir, et elle s’attardait dangereusement à le savourer. Mais elle tenait Jean-Baptiste à distance, esquivant toujours ses bras qu’il lançait parfois vers elle, comme un homme à la mer, aussi bien que la promesse de se donner qu’il voulait obtenir.
Par la fenêtre, on vit bientôt le ciel s’engrisailler d’une aube sous nuages. Un coq claironna et le froid du matin, qui pince les endormis, se glissa aux joints des portes.
— T’as pas peur de rencontrer Gaud, fit la jeune femme, s’il rentrait ?
Jean-Baptiste rit en bombant le thorax avec défi. Elle admira ce gars puissant dont les mains lui mâchaient les poignets qu’il avait saisis, d’une manière douloureuse et bonne à la fois.
— Faut t’en aller, reprit-elle, v’la l’ jour…
— Pas avant qu’ tu m’ayes embrassé.
— Tiens donc, grosse bête !
Elle lui tendit son cou où pesait la torsade noire des cheveux, mais il chercha ses lèvres qu’elle détourna en riant, puis abandonna enfin, avec de la joie dans ses yeux hardis.
Il quitta le sémaphore et tourna à gauche de l’enceinte au moment où Gaud rentrait à droite. Gaud regarda cette belle carrure de mâle qui s’éloignait vers le phare tandis que le coq chantait orgueilleusement pour la troisième fois,
La mer avait reparu à l’infini autour de l’îlot, la mer mouvante, d’un vert dur et toujours calme. L’œil du phare se fermait insensiblement à mesure que le jour gagnait. Piron songea au naufrage et marcha vers la falaise.
Des caisses, des barils, des planches dérivaient avec le flot. Sémelin harponnait à la gaffe tout ce qui passait à portée. Une casquette, des oignons et une brosse ballaient dans le clapotis aux entours des roches, tandis qu’une passerelle entière heurtait le granit à chaque vague. Les deux hommes la hissèrent et un nom apparut en lettres de cuivre : Ville de Royan – Bordeaux.
Gaud télégraphia le sinistre au sémaphore de Saint-Gildas. Vers dix heures, ils apprirent que la Ville de Royan avait été abordée par un anglais, rentré depuis à Saint-Nazaire, avec sept hommes de l’équipage recueillis, Les sept autres et le capitaine, surpris dans leur sommeil, avaient dû couler avec le navire.
Sémelin regarda la mer tranquille sous un soleil de printemps qui avait refoulé les nuages. Elle frissonnait joyeusement de l’échine dans la bonne lumière des premiers beaux jours, et la transparence de son eau, le long des falaises, découvrait l’épanouissement moelleux des chevelures qui font croire aux légendes. Il ne semblait pas possible qu’elle eût tué des hommes cette nuit et recelât des cadavres.
Sémelin fit mettre à l’eau la yole du sémaphore où il embarqua, muni d’une bougie et d’un sabot. Gaud prit les avirons et ils tournèrent l’îlot par le sud pour gagner la côte des épaves. Des sloops de l’Herbaudière louvoyaient dans la Grise, chassant les fûts de vin, les caisses de biscuits, les balles de coton, les débris de gréement, tout ce qui flottait, tout ce qu’on pouvait ravir à l’océan.
— Bonne aubaine pour les frères, dit Gaud.
— Le bien d’autrui tu ne prendras, grommela le vieux.
Et comme Gaud tentait de lever des casiers au passage, Sémelin le gourmanda d’une voix grave :
— Les morts nous attendent.
Ils rencontrèrent une pipe, un seau à bosse et une paillasse. À demi submergés et ballotés, les objets prenaient au loin des formes étranges et changeantes. Un simple remous révélait la barrique pleine dont une douelle, parfois soulevée, luisait comme un dos de bar. Beaucoup d’oignons rouges boulaient dans le clapotis.
De terre, Piron continuait à crocheter. Autour de lui le soleil blanchissait les éboulis granitiques, qu’atteignent seules les marées d’équinoxe, et allumait le mica qui les paillette. De l’eau, croupie dans des mares goémonneuses, tournait au purin, croûtait sur les bords et dégageait une violente odeur stercorale et saumâtre, tandis qu’une multitude de crabes noirs, plats et carrés, se chauffaient sur les pierres sous lesquelles ils disparaissaient avec un menu fracas de coquilles lorsque approchaient les sabots de Jean-Baptiste.
La yole explorait la mer, sur les hauts fonds, près de l’île, où Sémelin mit à l’eau le sabot et la bougie fichée tout allumée, droit au milieu. À peine si un papillotement roux se voyait par intervalle. Sémelin récitait le Pater et l’Ave. Le sabot dérivait lentement sur la mer calme où il devait, Dieu aidant, marquer la place des morts.
Fatigué de regarder le large où croisaient les voiles multicolores des écumeurs, Gaud s’intéressa au miracle. Le sabot s’engageait entre les roches, pénétrait dans un cirque de brisants et gagnait insensiblement la côte. Un cristal de quatre ou cinq mètres d’épaisseur couvrait des sablières blondes et des pelouses où l’on distinguait la marche oblique du crabe, l’éclair des mulets en fuite, et les rochers perfides tapis sous des lianes. Gaud poussait la yole le cul en avant, en sciant des avirons, de sorte qu’il avait toujours le sabot sous ses yeux.
La bougie fondait de travers parce qu’un souffle couchait la flamme. Gaud faisait le gros dos sous le soleil de cette fin de février qui commençait à chauffer. Sémelin redisait un Pater.
— Nom de Dieu !
Gaud avait enlevé la yole en cinq coups d’aviron, la jetait à terre où elle monta sur une vague tandis qu’il sautait au rivage. Il escalada les éboulis, s’élança dans une coupure qui fend l’îlot en travers jusqu’à la côte ouest où il arriva tout à bout de souffle.
Piron y chargeait tranquillement une caisse sur son épaule et la Gaude s’éloignait sur la sente, là-bas, le cotillon ballant. Il aurait juré avoir vu la coiffe embrasser le béret, en dépassant le gros rocher tout à l’heure. Des yeux il chercha les traces, mais le granit n’est pas dénonciateur. Alors il guetta Jean-Baptiste qui grimpait la falaise.
— Tu t’assommerais si tu tombais en arrière avec cette caisse, lui dit-il sournoisement.
Jean-Baptiste s’arrêta, prit son aplomb, et la face cramoisie riposta :
— Crois-tu ?
Gaud ricana, inquiet et gêné à la fois. Piron montait au phare ; Gaud vit le vieux Sémelin qui ramenait la yole le long de l’île ; alors il rejoignit sa femme en courant.
Elle se détourna au bruit des galoches, parut honnêtement surprise et demanda :
— Eh ben, avez-vous trouvé un corps ?
Gaud ne répondit pas et fixa ses regards sur le visage clair de Marie. Il avait envie de la battre et de l’étreindre tout à la fois. Il aurait voulu calmer sa jalousie par des gestes de châtiment et de possession, être le maître dont la mâle puissance plie la femelle victorieusement. Elle marchait près de lui, tranquille, les mains sur ses hanches, la poitrine en avant. Et comme il fut pris, aux portes du sémaphore, d’une quinte de toux, qui secoua son maillot trop large en lui arrachant le sang des poumons, elle s’apitoya de manière blessante :
— Mon pauvre homme, tu t’es esquinté au sauvetage, va donc te r’poser !
Mais Gaud ne devait plus se reposer maintenant que l’inquiétude habitait son cœur.
Il retourna sur la jetée où Sémelin hissait la norvégienne à l’aide de la grue. Pour renouer, il s’excusa un peu longuement et s’offrit à virer le treuil. Plein de ressentiment, le bonhomme l’écarta :
— Va veiller ta femme et laisse la mer tranquille !
En vain plaisanta-t-il ; Sémelin ne prononça plus une parole et retira ses yeux si loin dans ses creuses orbites que plus rien ne vécut sur cette face stigmatisée par la mer.
Les jours suivants, Gaud rôda par les falaises, marchant sans galoches sur des chaussons de cuir. Il tendait ses lignes sous le phare, ou, par temps calme, passait des heures dans les enfléchures de son mât, la jumelle à la main, dominant l’îlot entier de son regard. Le soir il clava la porte de leur maison, qu’il n’avait point encore l’habitude de fermer, et, lorsque sa femme s’en fut pêcher des patelles du côté des Chevaux, il l’accompagna désormais.
Les garde-phare l’ignorèrent.
Sémelin n’existait plus hors le service depuis la journée du miracle interrompu. Durant les veilles, il lisait interminablement dans le Paroissien Romain, ou assemblait des coquillages en figures simples. Piron affectait de ne pas approcher du sémaphore, mais l’après-midi, il montait à une fenêtre haute d’où il pouvait voir la Gaude vaquer autour de chez elle.
Un matin le Martroger accosta la jetée du Pilier. Les hommes débarquèrent les approvisionnements, le charbon, le pétrole. Il ventait sec par-dessus l’île et des nuages tassés roulaient bas, crevant parfois en giboulées. Jean-Baptiste descendit du phare un sac sur le dos.
C’était son tour de congé. Il allait passer dix jours à terre. Le petit sloop l’emmena sur la mer cahoteuse. Dans l’enceinte du sémaphore, la Gaude lavait son linge, les bras nus dans la mousse ; elle ne s’était pas dérangée. Gaud suivit la barque à perte de vue, rentra chez lui, tira du buffet un flacon d’alcool et en avala deux grandes lampées en signe de joie.
Quand Jean-Baptiste débarqua dans l’Herbaudière, le village agonisait de liesse. On achevait de boire le chargement de la Ville de Royan recueilli après le naufrage. À l’enseigne du XXe Siècle Zacharie se lamentait parce qu’on délaissait son auberge ; mais c’était là feinte d’honnête commerçant qui loge les gendarmes, car il avait enterré dans sa cave deux barils de rhum et trois caisses de bougies crochetés à la côte.
La plupart des pêcheurs se réjouissaient naïvement. Ils s’invitaient les uns les autres, tant que pissait le fût installé sur la table. Des femmes qui voulurent d’abord s’interposer avaient fini par trinquer, en parlait très haut de leur misère pour s’excuser.
Le soir du naufrage, Aquenette avait résumé l’opinion générale :
— C’est d’la chance, tôt de même, ren qu’ du bon !
De fait il n’y avait que des alcools de marque et des apéritifs. Ils se les étaient disputés sur la grève, à coups de poing. Double Nerf et Perchais avaient fait des rafles. Et personne n’avait songé aux morts.
Le capitaine seul de la Ville de Royan avait été pêché sous Belle-Ile par un caboteur. Il venait de mourir sans doute, après trente heures d’épouvantable espoir, durant lesquelles la mer avait roulé cette souffrance humaine avant de l’achever. Son corps, enfilé dans une bouée, était à demi scié par le frottement du liège ; il avait à chaque pied une boule de crabes qui ne lâchèrent point prise quand on le tira de l’eau.
Le brigadier Bernard avait tenté de contenir les pirates, mollement aidé par le garde-champêtre, qui fermait plutôt les yeux, et même prenait sa part en ricanant :
— Qu’ voulez-vous, c’est l’bon Dieu qui nous l’envoie !
Et pendant plus d’une semaine, une folie alcoolique secoua le village. À peine si quatre ou cinq barques sortaient tous les jours pour aller en pêche. Les mareyeurs n’avaient plus de poissons, les usines manquaient de sardines et les gérants étaient incapables de rassembler leur personnel.
La nuit on alluma plusieurs fois de grands feux sur la grève, autour desquels les gars et les filles nouaient des rondes fantastiques, tandis que des reflets d’incendie fulguraient sur l’eau du port. Et le matin au petit jour, au lieu de la belle agitation des vareuses claires, des sabots sonores, des embarquements bruyants et des appareillages, le soleil éclairait des corps affalés, comme des cadavres, sur le sable ravagé et des tas de cendres qui parfois fumaient encore.
Le syndic de la marine et le maire de Noirmoutier durent intervenir parce qu’il y eut des soulées tragiques. Le désir d’être le premier, ardent chez ces hommes, qui vivent dans la lutte et l’émulation, s’exaspérait avec l’ivresse. Aux souvenirs interminables des tempêtes affrontées, des pêches mémorables et des régates épiques, des champions se défièrent et l’on vit l’acier luire au bout des poings. Aquenette le Nain, qui n’a pas la force, fut prompt à dégaîner. Il fallut les gendarmes pour mettre fin au pillage et faire rentrer les couteaux. On arrêta Double Nerf, Bourrache et Charrier.
Le père Piron, qui n’avait pas désoûlé depuis huit jours, retrouvait chaque matin des forces pour gagner la maison des ribottes. On l’y accueillait joyeusement ; on le faisait danser et chanter, et plus il était ivre, plus les assistants s’amusaient. Le soir, lorsqu’il ne pouvait pas rentrer chez lui, des camarades le hissait à sa cabane.
Sa femme et sa fille préféraient ne pas le voir revenir sur ses jambes parce qu’il les rossait tant qu’il tenait debout. Il reprochait à sa femme sa fainéantise et à Louise le gros poupon dont elle accoucha un beau matin, avec l’aide de la mère Olichon. Le déshonneur quoi ! Et il distribuait de vigoureux coups de bottes « pour dresser les femelles ».
Elles accueillirent Jean-Baptiste comme un défenseur contre le père « qui s’était jamais tant boissonné », et comme une providence parce qu’il avait des sous. Ainsi que beaucoup de gens des côtes et des campagnes, entretenus par leurs enfants, les Piron vivaient des secours de leurs trois filles en service à la ville et des sept gars qui naviguaient sur toutes les mers.
Jean-Baptiste se laissa dépouiller sans trop rechigner. À terre, comme tous les marins en congé, il faisait le libéral et payait volontiers la tournée aux camarades chez Zacharie. On l’y avait taquiné, en trinquant, au sujet de la Gaude qui devait le désennuyer un brin au phare.
— C’est seul’ment Gaud que je plains, avec un gars comme toi ! avait dit Perchais.
Et Double Nerf, au milieu d’une tempête de rires, émit cette plaisanterie séculaire qui fera éternellement la joie des simples :
— Gaud ! il est ben à l’habitude ! C’est pus des cornes qu’il porte à ct’ heure, c’est une mâture !
Jean-Baptiste n’avait pas trouvé ces propos à son goût, et s’absorbant dans la confection d’une cigarette, il avait répondu simplement :
— On n’a point l’ temps de se voir là-bas, y a le service qui commande.
Les hommes n’avaient pas compris à ce silence qu’il était amoureux. Ils savent lire dans le ciel et sur la mer, mais point au cœur de leurs semblables. Désirée Zacharie seule s’en était douté, parce qu’elle est une femme, bien plus, une jeune fille qui cherche l’amour et le flaire dès qu’il passe auprès d’elle.
Jean-Baptiste lui-même pénétrait mal ses sentiments. Il mettait son inquiétude au compte de l’inaction et cherchait à s’occuper. Il retourna le carré de pommes de terre qui est derrière leur cabane et planta des salades.
Mais à la maison, s’il jouait avec le petit que sa sœur a eu de ce Léon Coët noyé dans le naufrage du Dépit des Envieux, sa pensée s’attardait sur la Louise qui est une belle fille, car les poupons sont encore si près de la femme qu’ils y ramènent toujours l’esprit des hommes. Et de la Louise, une comparaison le menait à la Gaude plus magnifique encore.
Elles ont la même façon de porter orgueilleusement la poitrine en avant, le rein creux, les hanches larges. Elles marchent avec la même inconscience de leur splendeur, semble-t-il, le regard clair, le front tranquille. Seulement la Louise est plus petite et n’a pas cet élancement, à la fois ample et souple, d’arbuste, qui fait dire de l’autre « qu’elle a de la branche ».
Jean-Baptiste regrettait chaque jour plus violemment son absence, et il guettait ce moment du crépuscule où le feu du Pilier paraît soudain au loin, pas plus gros qu’une étincelle. Il savait que la Gaude était au bas de la tour qui lui faisait signe et il tentait d’imaginer ses occupations.
Cependant, avec la nuit, une fièvre malsaine l’envahissait, lui donnant ensemble le dégoût du travail et le besoin de se dépenser. Sur la route qui mène à Noirmoutier, au travers des marais plats, il marchait alors, avec frénésie, à grands pas exténuants, puis il se lançait au travers des bossis pour sauter les étiers. Mais toujours, de plus en plus éclatant, l’œil du grand phare clignait au loin, comme un appel.
Jean-Baptiste connaissait des filles faciles dans le village. Plusieurs fois déjà, il était descendu au port, à la sortie des usines, pour tomber dans le remous des cotillons. Ses paletots de molleton, sa casquette à ancre d’or et sa bonne mine avaient du succès ; Il était entouré de petites faces vives, un peu sournoises, qui l’épiaient. Plus hardies, la fille à Charrier, qui a le vice dans les yeux, et la grande Bourrache se moquaient de lui à tue-tête parce qu’il ne leur avait point cédé.
Un beau soir, il se décida et rejoignit la Bourrache dans les paillers d’Izacar, qui sont accotés au mur du cimetière. Il l’a choisie parce qu’elle ne porte point le petit bonnet Vendéen, ni ces corsages étriqués qui brident la poitrine. Elle a les cheveux libres, sans résille, et les seins à l’aise sous un caraco de couleur. Vigoureuse et chaude, sentant la brume et le poisson, elle garde le cou nu, bien que les nuits soient fraîches, et le gars retrouvait la Gaude dans l’insolence de ces allures et de cette santé.
Devant eux, de l’autre côté du jardin, le pignon blanc de la maison du mareyeur s’éclairait dans la nuit à chaque tour du phare. Niché au creux d’une meule, les yeux bien en face de ces éclats rapides qui passaient de vingt secondes en vingt secondes et venaient du Pilier, Jean-Baptiste s’abandonnait à la ronde des souvenirs. Les branches tortes d’un pommier grimaçaient parfois des ombres dans un coup de vent sur le mur clair ; de la paille courait sur l’aire avec un frottement soyeux ; et la mer bruissait doucement aux oreilles comme dans un coquillage.
Jean-Baptiste revenait quotidiennement à ces rendez-vous, chercher dans ces possessions de hasard la seule femme qu’il désirait. On ne le voyait plus chez Zacharie autour des cartes, et les vieux le plaisantaient. D’ailleurs la grande Bourrache descendait avec lui tous les soirs sur la jetée, à l’heure où les gars et les filles causent par couple, le long des filets bleus qui sèchent en grésillant.
Généreuse de sa chair, contente d’être satisfaite et d’appartenir à un beau garçon, elle triomphait naïvement dans la faute. La moue de ses compagnes et la joie de son corps lui suffisaient. Elle n’avait jamais rien réclamé à Jean-Baptiste et il n’avait point songé à donner parce qu’il n’était pas amoureux d’elle. Mais, vers la fin de son congé, elle lui demanda brusquement un cadeau en témoignage de leurs amours.
— Tu vas t’ n’aller, dit-elle, j’ai seulement ren de toi ; et quand c’est-il que j’ te reverrai !
Il ne répondit point, mais il pensa tout soudain que ce serait gentil de rentrer au Pilier avec un bijou qu’il offrirait à la Gaude, quelque chose qui plairait à une femme, qui la ferait belle… Et il interrogea la fille :
— Qu’est qu’ t’aimerais pour toi ?
Elle regarda vaguement devant elle, voyant, dans son désir, trop de choses ou peut-être bien aucune, et dit :
— Ah ! c’ que tu voudras, faut qu’ce soit une surprise !
Et elle l’embrassa à pleines joues, comme une enfant, puis s’éloigna insoucieuse, avec son cotillon plat sur le derrière et son caraco lâché d’où sortait partout sa peau dorée de soleil.
Rentré chez lui, Jean-Baptiste alla droit à sa sœur.
— Et toi, qu’est qu’ t’aimerais qu’on te donne pour te parer ?
— Moi !
— Oui toi… une broche ?
Alors elle réfléchit gravement à son tour, car le choix d’une parure est un problème, puis affirma :
— Moi ! un collier comme çui à la fille à Zacharie, en perles de toutes les couleurs qui brillent.
— On trouve ça à la ville ?
— Je pense ben…
Ils entendirent soudain le vieux Piron qui vociférait et jurait derrière la maison parmi des cris de femme. La mère appela :
— Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste !
Mais las des scènes, il haussa les épaules et se déroba sans que sa sœur, qui espérait un cadeau, le retînt. Elle gémit seulement :
— Encore saoul ! Je vas toujours sauver mon gosse…
Les voix de la dispute, des bruits de coups sauvages le poursuivirent un moment sur la route. Jean-Baptiste se hâtait en palpant le gros porte-monnaie à fermoir de cuivre qui bossuait son pantalon sur la cuisse. Au bout du marais, la ville surgissait dans un éclat blanc, chaque fois qu’un nuage démasquait le soleil, puis l’ombre à nouveau rasait la plaine grise. Jean-Baptiste marchait fièrement, la casquette en arrière, les bras lancés : il allait acheter un collier pour la Gaude ! Et il avait envie de le crier aux champs, comme on proclame une victoire.
À Noirmoutier il visita les amis, et parce que les hommes ne peuvent se voir, ni causer, sans boire, il trinqua chez Beaulieu, chez Malchaussé le charpentier de la place d’Armes et chez les Goustan. Puis, tous ensemble, ils prirent « la dernière » au cabaret de la mère Cônard où Jean-Baptiste s’enferma dans une joie intérieure en songeant à cette gifle qu’il reçut de la Gaude, ici même, au temps où il avait le béret de l’État au nom glorieux de Marseillaise.
Il rentra tard par les bossis, le sang chaud, la tête légère ; et quand, à la croix de la Ménissière, il rencontra sa mère, chargée de hardes, et la Louise qui portait son petit dans un tablier, il demeura pantois de surprise.
— Ben quoi ! où donc qu’ vous allez !
— À Lépine, chez ma sœur, répondit la bonne femme ; y a pus à tenir chez nous, c’ te brute nous tuera !
— Le père ?
— Il est fou d’alcool à ct’ heure, c’est pis que l’ diable !
Jean-Baptiste réfléchit, puis, avec une sympathie d’ivrogne, il excusa le vieux, raisonna sa mère et s’efforça de l’emmener.
— Pour un p’ tit qu’il a liché ! ç’arrive-t-il pas à tout l’ monde ! faut d’ la miséricorde…
Mais la bonne femme continua son chemin en jurant.
— Le bon Dieu m’y f’rait point r’venir ! Vas-y vouère si tu veux !
Alors la Louise, attardée en arrière, lui demanda soudain à l’oreille :
— T’as-t-il l’collier ?
La face contractée de Jean-Baptiste se détendit.
— Oui, là ! dit-il en claquant sa poche.
Et tandis que sa sœur relevait, d’un coup de rein, le fardeau qui lui pesait au ventre, et attendait, de la convoitise plein les yeux, il se tourna vers l’Herbaudière en criant :
— Eh ben ! à vous r’voir !
La nuit tombait uniformément sur le marais où il n’y a pas de point pour accrocher l’ombre. La route blanchissait dans le crépuscule ; le phare s’allumait à l’horizon et le gars marchait vers lui, à grands pas cadencés, la main sur son beau collier de quatre francs. Des formes se retiraient des champs. Le piétinement d’un âne le précédait obstinément sur le chemin, et le vent, qui ployait l’herbe, semblait faire ramper les talus autour de lui.
Quand il arrive à sa cabane, il est nuit close. Il pousse la porte et heurte une masse inerte qui brimballe dans le noir. Il recule, craque une allumette et voit d’abord une ombre longue osciller sur le mur, puis un corps qui pend du plafond… L’allumette brûle les doigts de Jean-Baptiste qui la lâche et ressort peureusement.
Il court au cabaret qui est un peu plus bas sur la route, et crie aux hommes qui boivent :
— L’ père qui s’a pendu ! l’ père qui s’a pendu !
On se précipite avec des chandelles dans le creux des mains ; quelqu’un balance un falot au ras du sol et des voix s’appellent dans la nuit.
A la porte de la cabane il y a un arrêt. On tend les petites lumières et on regarde. Un corps qui n’en finit plus descend du toit jusqu’à toucher deux galoches, qui luisent à terre. Louchon, le facteur, tire son couteau et, du haut d’une chaise, tranche la corde. Le vieux s’affale lourdement dans les bras du garde-champêtre qui le tâte et dit d’un air entendu :
— Ça y est ! y a pu qu’ le curé pour lui faire du bien !
On se tait. Le cadavre gît, froid, violâtre, rendant sa langue. Louchon détord méthodiquement la corde, torons à torons, et la coupe par petits bouts qu’il distribue aux assistants en manière de porte-bonheur. Jean-Baptiste, hébété, répète sans discontinuer :
— Si j’aurais cru ! si j’aurais cru !
Il ne voit pas la grande Bourrache qui vient d’entrer, attirée par le bruit, après l’avoir vainement attendu dans les paillers d’Izacar. La mère Olichon s’aperçoit la première que la Piron et sa fille sont absentes et les réclame. Alors Jean-Baptiste explique qu’elles sont parties à Lépine, à bout de patience et lasses de recevoir des gifles.
— Ça lui a fait un coup à c’ te pauvre homme ! et voilà !… soupire la bonne femme.
Elle dispose le mort sur son grabat, entre quatre bougies, la tête appuyée sur un sac. Elle s’affaire dans cette besogne macabre où tout le monde lui obéit. La mère Olichon est respectée et crainte à la fois parce qu’elle connaît les herbes, délivre les filles, accouche et ensevelit. Elle vient d’instinct aux douleurs humaines, hante le lit des parturiantes, des moribonds, et va vers l’amour aussi, parce qu’il est souvent tragique. Maintenant elle se cale sur une chaise, près du cadavre, pour la veillée mortuaire.
Les femmes entrent, s’agenouillent par terre et prient, tandis que les hommes défilent, le béret aux doigts, avec cette gravité rigide de la face, spéciale aux marins. Et Jean-Baptiste reprend la route, dans la nuit, pour aller chercher sa mère.
Deux jours après tout était fini. On avait enterré le vieux dans le petit cimetière de la falaise où toutes les croix, pourtant basses, penchent sous le vent de mer qui leur souffle au dos, à longueur d’année et les abat par-dessus les tombes. Zacharie avait fait la bière, avec des planches sauvées de la Ville de Royan, et on l’avait porté à bras jusqu’à son trou, dès six heures du matin, parce que le curé voulait avoir son monde avant la pêche.
Les hommes vinrent au complet avec une vareuse propre et un visage solennel. L’aube était douce, cotonneuse, la mer lourde sous le cimetière. Des femmes agitaient des chapelets avec des airs absents, en remuant les lèvres. Et le sacristain n’eut pas plutôt jeté la terre sur le cercueil retentissant que le curé apostropha l’assistance :
— Voilà où mène la boisson ! à mourir comme un chien, sans le pardon de la Sainte Eglise ! Il y a plus de quatre païens parmi vous qui avaient besoin d’un exemple ; que ceux-là réfléchissent !
Les hommes furent émus, chacun pensa à son voisin ; et pour se remettre d’aplomb avant d’embarquer, ils allèrent tous prendre une goutte.
La mère Piron avait pleuré, d’abord à cause de la secousse, et puis parce qu’elle avait découvert que son homme n’était pas méchant au fond, quand elle l’avait vu bien mort. Qui aurait dit que ça l’aurait retourné ce vieux, de ne plus avoir ses femmes pour taper dessus !… Enfin c’était tout de même une grâce du bon Dieu qu’il fût parti, car vers la fin il devenait brutal et mangeait tout.
Jean-Baptiste écrivit la nouvelle à ses frères et sœurs :
« C’est notre pauvre père qu’a défunté en se pendant tout net au plafond, à cause de la mère qui l’avait quitté. Il était noir comme un charbon quand on l’a décroché et il a point revenu ; alors le curé l’a béni, et il faudra bien prier pour lui… »
Et cela s’en fut jusqu’à Paris et jusque dans les mers de Chine.
Puis Jean-Baptiste fit son sac. On lui avait offert de prolonger son congé, mais ayant retrouvé le collier dans une poche, il refusa net et se disposa. Sa mère ne chercha pas à le retenir ; elle lui avait tiré son dernier sou.
— Faut t’ n’aller gagner ta vie, dit-elle, on a si tellement besoin d’argent !
Mais la Louise rôdait autour du grand frère, inquiète de son départ et gonflée de questions qui finirent par échapper :
— Pour qui c’est donc l’ collier qu’ t’as achté ?
Flatté par la convoitise de sa sœur, Jean-Baptiste sourit, mais ne répondit pas. Elle insista :
— Montre-le moi ?
Alors il tira de sa vareuse un bouchon de papier crasseux qu’il défroissa.
— Tiens ! il est tout rouge !… J’aime mieux çui à la Zacharie !
— Y en avait pus comme ça…
Jean-Baptiste fut troublé. — S’il n’allait pas plaire à la Gaude ? Il regarda sa sœur qui avait saisi le collier et l’appliquait à sa gorge devant un éclat de miroir qui faisait dans la muraille une cassure lumineuse. Alors il ne put s’empêcher de l’admirer, tant les grains rouges avaient d’éclat sur la chair brune. Mais quand il voulut le reprendre, la Louise se déroba en minaudant :
— Pour qui qu’il est ?
— Ça te regarde-t-il ! et puis t’as pas honte de t’parer quand c’est qu’ton père est mort !
Alors elle le donna vivement à son enfant qui jouait sur le sol avec des pattes de cancres.
— Dis à tonton qu’il est beau son collier !
Le petit agrippa les perles en riant, les agita, les porta à sa bouche et comme Jean-Baptiste se penchait pour les lui enlever, la Louise s’interposa :
— Ah ! laisse-le donc, tu vas l’faire pleurer !
Tout de même le gars les empoigna, les serra dans leur papier et sortit en rigolant parce que la Louise criait de jalousie :
— On sait ben qu’c’est pour la Bourrache, grand galvaudeux !
Celle-là, Jean-Baptiste l’avait évitée depuis deux jours dans la crainte qu’elle ne réclamât son cadeau. Mais le soir, comme il la rencontra sur la jetée où il allait une dernière fois voir la pêche, il la prévint :
— Tu sais, avec la mort du vieux, j’ai oublié ta surprise.
— J’ t’en veux pas, mon pauvre gars, dit-elle doucement.
Puis elle ajouta en souriant du coin des yeux :
— J’ons d’aut’es souvenirs, pas vrai !
Le phare était vague là-bas sur l’horizon, et l’îlot qui lui sert de socle s’abaissait dans une vapeur dorée au ras des flots. Jean-Baptiste lui envoya un regard comme une flèche et demeura longtemps à le contempler, en sifflotant, une main dans la poche où il cachait, ainsi qu’un secret, son collier de perles ardentes.
Le coucher du soleil avait, ce soir-là, un lustre automnale comme il arrive parfois que d’une saison à l’autre, des jours semblables jusqu’en leur atmosphère, se répètent en mystérieux écho. Le grand ciel ouaté, qui se mouvait tout d’une pièce, s’était arrêté, ouvert, et du soleil avait coulé à flot sur la mer calme. Et maintenant, la lumière rejaillissait sur l’océan frappé, des brumes cernaient les barques et les roches, tandis que l’horizon s’exhaussait vers l’astre rouge, comme un peuple entier soulevé vers son dieu.
De la jetée, Jean-Baptiste assistait au prodige sans l’admirer. Les gens de mer ne s’émerveillent point des aspects du temps ; ils les jugent. Sans doute, ils sentent confusément leur nature, puisqu’ils l’ont mise dans des airs et des couplets. Mais le sentiment de leurs chansons est surtout la résignation des vaincus, et quand ils regardent l’Ennemie, c’est pour la pénétrer au travers de sa face.
Et Jean-Baptiste se réjouissait parce qu’il voyait du vent dans le couchant écarlate.
Le lendemain il fut à bord du Martroger avant le patron. Il ventait jolie brise et la barque cingla vite vers le Pilier, pareil, dans la brume matinale, avec sa silhouette allongée et ses deux tours, à quelque grand navire à l’ancre. L’air était vivant, corsé de salure, âpre de froid ; à l’horizon, le ciel et la mer s’unissaient sous un voile qu’enfonçaient les barques sardinières, promesse de soleil pour l’après-midi.
Sitôt le sloop accosté, Jean-Baptiste courut vers le sémaphore. Il ne s’inquiéta pas de Gaud, perché aux enfléchures du mât à signaux et qui visait une fumée au large, à la lorgnette. Il alla droit à la Gaude debout au seuil de la maison. Frais rasé, il sentait la pommade. Elle sourit doucement et il fut très ému.
— Je sais la nouvelle, dit-elle, t’as perdu ton père, mon pauv’e gars, et on t’attendait point.
Ce brusque souvenir le gêna ; il avait d’autres pensées en tête.
— Je m’ennuyais d’toi, fit-il, et puis r’ garde c’ que j’ t’apporte…
Il avait hâte de montrer son cadeau, le beau collier de porcelaine rouge. Elle lui prit des mains, le tourna dans les siennes où il roulait avec un petit bruit de billes, et, remarquant sa monture élastique, elle l’étira et se le mit au cou. Elle rit de toutes ses dents et se mira dans une petite glace où les images ondulaient. Sous la chevelure noire, le collier rutilait d’un rouge cru que soutenait le bronze de la peau. Jean-Baptiste riait par derrière.
— Il est beau comme du sang ! dit-elle.
En vérité, la matière sèche des perles s’attendrissait sur la nuque chaude qui les animait comme des gouttes vives.
Jean-Baptiste avait une grosse joie d’enfant, une joie qui se serait manifestée par des cris et des gambades s’il ne s’était tenu à quatre, parce que ses artères battaient, que ses muscles sautaient ainsi que des ressorts. Mais quand la Gaude se jeta à lui et l’embrassa violemment pour le remercier, il l’empoigna aux aisselles, et la souleva de ce geste puissant et possesseur du mâle auquel les femmes s’abandonnent heureusement, comme des vaincues.
Une minute, l’émoi sacré qui livre l’un à l’autre deux êtres, avant qu’ils ne se prennent, les troubla jusqu’au sexe. Le gars plia la femme sous son étreinte, lorsqu’elle se dégagea brusquement, d’un coup d’échine, toute rieuse et toute ardente, et le poussant dehors lui souffla demi-bas :
— Sauve-toi ! sauve-toi ! mon ménage traîne à ct’heure !
Il obéit sans trop rechigner, parce qu’il était joyeux. Il feignit d’ignorer Gaud en passant près du mât sur lequel il se tenait perché, mais une voix goguenarda au-dessus de sa tête :
— Eh ! bonjour Piron !
Il leva le nez, comme surpris, répondit « bonjour ! » et rentra au phare. Sémelin l’accueillit avec sympathie.
— T’as bien fait de r’venir, p’ tit gars, tu prieras à l’aise pour ton vieux ici…
Ah ça ! cette mort allait-elle le poursuivre longtemps ? Il croyait se heurter au pendu chaque fois qu’on en parlait.
Il avait repris son poste pour la Gaude, bien sûr, mais aussi pour se distraire des faces contrites et des propos apitoyés de l’Herbaudière ; et voilà qu’il retrouvait l’obsession du village sur ce caillou, en plein océan ! — Eh bien oui, le père était mort ! N’était-on pas tous mortels ! Mais bon Dieu qu’on vous fichât donc la paix tandis qu’on était là !
Furieux, Jean-Baptiste s’enferma dans un mutisme que le vieux prit pour du recueillement — lui qui avait tant de fête dans la poitrine ! Et ses affaires rangées, il se livra, avec acharnement, à cette besogne d’astiquage qui est la vie des gardiens de phare.
Maintenant il ne lui restait plus que la joie mauvaise d’avoir contrarié Gaud par son retour imprévu. Ils croyaient si bien tous que la mort du père l’aurait quelque temps éloigné ! Mais ils ne connaissaient pas Jean-Baptiste Piron, un gars qui avait du cœur au ventre et des bras pour enlever une femme, quand il voulait !
En goût de défi, l’énergie provocante, il jura de regarder Gaud face à face, désormais ; en adversaire. D’ailleurs, il n’avait jamais dissimulé, la ruse des villes n’étant point le fait des gens de mer. Mais au début, s’il s’effaçait devant le mari, c’était qu’il retrouvait en lui la Gaude et n’avait point de désirs impérieux.
À présent la victoire serait au plus fort, au delà des droits. Et il se mit à exécrer l’homme, d’autant plus qu’il le savait jaloux.
À l’Herbaudière on se moquait de Gaud « qui couvait sa femelle, disait Perchais, quasiment comme un œuf, sans la faire éclore », car elle n’a jamais eu d’enfants. Il s’est souvent battu pour elle et n’a pas toujours été le plus fort, témoin cette dernière lutte où Double Nerf lui a troué les côtes. La hantise du cocuage l’a rendu sournois. Il rôde, guette et ricane pour dissimuler ses soupçons. Il s’ingénie pour attacher sa femme, alors qu’elle le tient, ainsi qu’un chien en laisse, sans y prendre garde, par la seule puissance de sa chair.
C’est pour cette chair qu’il l’avait épousée jadis, aux Sables-d’Olonne, bien qu’elle eût déjà pas mal traîné, comme la plupart des filles de ce pays, à la charpente et aux traits forts, aux yeux insolents, aux hanches vives.
Elle travaillait à la sardine et on l’appelait « marée montante » à cause de la glorieuse poitrine qui, dès sa puberté, souleva son corsage comme un flux. Quand il la vit, Gaud tomba dans l’amour, comme à la mer, et s’y noya. C’est que les hommes qu’une femme a empoignés par sa peau sont perdus sans rémission. On endort peut-être bien son cœur en le berçant avec des chansons, mais on ne calme point sa bête, à moins de l’égorger.
Le gars, qui naviguait au thon, embarqua sur une sardinière, parce qu’il ne pouvait vivre une semaine à la mer, avec l’inquiétude de sa femme abandonnée à terre. Il lui fallait revenir chaque soir au port où il retrouvait la Gaude parmi les piles de paniers, les mannes de sel qui sent la violette, les bottes de fougères et les balles où tremble l’argent bleu des sardines. Mais las de la prendre trop souvent à rire et à trinquer avec des hommes, il entra chez un mareyeur pour demeurer sur les quais et tenir sa femme à l’œil.
Elle le supporta avec une grande égalité d’humeur, plaisantant ses surprises, riant des scènes, et se dédommageant au bal du dimanche où elle s’amusait avec la fureur de sa jeunesse exubérante, redevenue la libre « marée montante » qui entraîne dans son flot les mâles ainsi que des épaves. Gaud rageait dans un coin, buvait, s’échauffait, et parfois livrait aux galants une bataille dont elle le dégageait avec des cris de mère pour l’emmener ensuite à son bras, comme un enfant.
Il décida de quitter le pays. Il y avait trop de fêtes, trop de tentations, surtout pendant ces tirs de campagne que les régiments de l’ouest font aux Sables.
Alors c’est la kermesse. Remplie d’uniformes écarlates et de la fierté brutale des jeunes hommes, la ville rutile au soleil et chante aux lampions la nuit entière. Il y a des marches aux fanfares qui emportent les filles au long des compagnies ; il y a des concerts où l’on se cherche pour s’accoupler, le soir ; et au noir ; il y a, sous bois, des spasmes et des cris comme si la terre elle-même assouvissait son rut. Il tombe là quelques milliers de gaillards, tout roides de sève et qui ont vingt ans, parmi un peuple de chaudes luronnes saumurées, et leurs sangs s’appellent au rythme large de l’instinct. Après, les soldats s’en reviennent avariés, et les filles restent grosses.
Gaud fit son ballot et emmena sa femme. Ils allèrent à Saint-Gilles où ils ne trouvèrent point à vivre, parce que personne n’avait besoin de leur temps ni de leurs bras. Ils gagnèrent Noirmoutier. A l’Herbaudière, elle put s’embaucher aux usines, et lui s’embarqua sur un côtre. Ils s’installèrent.
La Gaude accepta joyeusement la nouvelle existence et ne parut point regretter les Sables. Les hommages de tous les gars vinrent à elle, là comme ailleurs, avec les diffamations de toutes les filles, et elle ne manqua pas d’amoureux, bien que Gaud montrât les dents.
Au Pilier enfin, il avait espéré la paix. C’était l’exil, sur un rocher, dans le large. Il avait compté sans les garde-phare, et par chance, encore, n’en avait-il qu’un seul à redouter.
Aussi bien, quand, il y a deux jours, le Brin d’amour, mouillé sous l’île, lui avait appris la mort du vieux Piron, il s’était réjoui d’être débarrassé du gars.
Ç’avait été deux jours de délicieuse flemme, sans soucis, le cœur débridé sous la vareuse, et Sémelin l’avait entendu chanter d’une voix aigre au bord des falaises.
Tout de même il avait voulu connaître le remplaçant de Jean-Baptiste, et du plus loin qu’il aperçut le Martroger il prit position sur son mât. — Et voilà ! Ce fils de vesse de Piron lui-même revenait, comme ça, à peine le bonhomme en terre ! Pour le coup c’était point naturel !
L’après-midi, le soleil magnifique réalisa les présages des brumes matinales. La température s’alourdit et la mer eut des ondulations huileuse qui mouvaient d’énormes reflets pour les regards à son niveau. Mais Jean-Baptiste, élevé dans la tour, ne voyait qu’une plaine transparente, colorée par ses fonds, à la manière d’une carte d’atlas, en blond, en vert et en noir. Des vagues passaient, de longs rouleaux qui soulevaient par-dessous la surface sans la rider et n’éclataient qu’au heurt des roches, brusquement, comme du canon.
Une fumée planait tout là-bas en s’étirant. C’est un grand navire chargé de vies humaines qui s’en va, imperceptible sur la mer si vaste dans son calme. Çà et là, des chaloupes faisaient des points téméraires. Noirmoutier, haussé par le mirage, semblait accroché aux nues. Les mouettes aux ailes arquées comme des pattes d’ancre, maraudaient, et des vols triangulaires de ces oiseaux qui s’écrasent contre les phares dans les nuits d’épouvante, traversaient le ciel.
De la tour, Jean-Baptiste vit la Gaude sortir, un panier au bras et il descendit rapidement pour la rejoindre. Dehors il aperçut Gaud dévaler la falaise. Il ralentit, puis gagna la jetée d’où il découvrit l’homme et la femme, sur la cale, au-dessous de lui.
Elle tirait la corde grasse d’un vivier qui flottait le long du quai. Elle était penchée en avant, sans bonnet, la chevelure luisante et la nuque, tout imprégnée de soleil, orgueilleusement nue dans la lumière. Le collier rouge coupait sa chair comme une blessure.
Gaud le toucha du doigt et demanda :
— D’où que ça t’ vient ?
— Un cadeau…
Elle hissa sur la cale le vivier qui pissait à grand bruit et sentait les entrailles de la mer, une odeur d’alcali et de fermentation doucereuse.
— Qui te l’a donné ?
— Qui qu’ çà peut t’ faire…
Elle poursuivit sa besogne, ouvrit le vivier. Là-haut Jean-Baptiste observait, tapi le long de la yole.
— Qui te l’a donné ! insista Gaud, en maître.
Elle se redressa et le regardant bien en face :
— Jean-Baptiste !
Gaud n’avait pas bronché. Elle se recourba, enfonça son bras dans le vivier où l’on entendait gratter des pattes. Mais brusquement la main de l’homme s’abattit, empoigna le collier dont l’élastique étiré cassa, et lança les perles dans la mer. La Gaude était toute droite, le sang à la tête. Elle cria, le poing menaçant :
— Tu m’ le paieras, mon cochon ! et escalada la falaise en claquant du sabot.
Jean-Baptiste remarqua qu’elle avait au cou une trace rouge. Un peu saisi, Gaud contemplait des grains de corail immobiles sous le cristal de l’eau. La houle du large abaissait et levait tour à tour le niveau de la mer, le long du granit, avec un clapotis flaqué. Gaud haussa les épaules, choisit un homard dans le vivier qu’il repoussa, remonta la cale. Mais la voix de Jean-Baptiste le surprit au moment où il gagnait le haut :
— Y aura d’ l’orage ce soir, la mer crie…
Les deux hommes se toisèrent un instant et Gaud mâcha dans sa moustache :
— P’ tête ben.
La bourrasque est imminente. Depuis la tombée de la nuit, on la sent si proche que l’attente mouille les échines et oppresse. La mer a crié et tiré de fond jusqu’au soir, plaintive et tressaillante comme une femme qui va enfanter. Maintenant, dans un répit formidable, elle retient son souffle, mais se gonfle en vagues lisses qui marchent irrésistiblement jusqu’aux rivages qu’elles bombardent.
Les vents suspendus grandissent la menace. Tout est immobile et ployé de crainte. Les hommes sont las et ont de l’amertume dans la bouche. La terre semble morte. Et l’océan seul vit et pousse ses masses, sans déferler, à l’assaut du bord.
Au large, les barques roulent bas dans le clapotement des voilures fouettées par les garcettes. Le gréement geint, les écoutes battent, le gouvernail gémit dans ses fers, et l’on entend se tordre les bois qui se disjoignent. Les barques sont déjà comme des épaves perdues dans la houle, où des hommes muets se cramponnent, avec de la peur au ventre et de la foi au cœur. D’un instant à l’autre, le grain va tomber ainsi qu’un coup de faux.
Le phare brille avec cette acuité que prennent les feux dans les soirs d’orage, car les colères du temps les troublent et ils font signe de toute la force de leur lumière. La gerbe de l’Ile d’Yeu rase au sud la nuit sourde ; le Four, la Banche, le Charpentier, éclatent dans l’estuaire. Il y a donc encore de la terre et des hommes dans ces ténèbres : cela donne du cœur.
Descendu de la tour où il veillait sous la lanterne, Sémelin cherchait son matelot dans les chambres basses et l’appelait :
— Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste !
Mais le gars n’étant nulle part, il ouvrit la porte, fit trois pas sur l’ilot et répéta :
— Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste !
Son cri porta loin dans le silence. Il écouta. Un pas sembla sonner là-bas, du côté du sémaphore. Puis plus rien que le tonnerre d’une vague dans les roches.
Le vieux rentra en grognant :
— Toujours la femelle !
Mais Gaud, qui se rendait au phare pour chercher sa femme, connut, à l’appel de Sémelin, qu’elle avait rejoint Piron, par là, dans les ténèbres. Il ôta ses galoches et vint à la sourdine. Les chardons se froissaient bruyamment sous ses pas. Il profita du tumulte des vagues pour courir, chopant rudement sur les pierres invisibles. Il ne sentait ni le mal, ni le froid de la sueur évaporée de son front.
Brusquement, un coup de vent passa lourd et sifflant. Gaud pensa qu’ils devaient être à l’abri de la côte est et gagna la falaise. Il ne distinguait pas le vide et ne savait où poser le pied. Soudain, croyant apercevoir deux ombres, il se jeta vers elles. Un caillou déboula pesamment, tomba dans l’eau, tandis que l’homme s’agrippait au roc pour ne pas le suivre.
Au moment où il se redressait, une seconde rafale s’abattit sur l’île, si violente qu’il chancela et entendit siffler l’étai du mât. Déjà la mer soulevée déferle, car son bruit de chaudière commence.
Où sont-ils ?… Gaud est debout sur la crête de l’île, indécis, affolé. La grande lueur du phare tourne à trente mètres au-dessus de lui, et il la suit des yeux pour fouiller la terre. Mais il ne voit plus que la mer toute blanche et monstrueuse.
D’instant en instant, le vent force. Des paquets d’embrun tombent sur l’homme. Le sol frémit. C’est la tempête, accourue du fond des solitudes, qui gonfle l’océan et l’emporte dans sa course dévastatrice au delà des bornes des continents.
Gaud courbe l’échine et rampe vers le sémaphore. Deux formes qui passent en courant le bousculent. D’un bond il est sur elles. Un cri perce le fracas de la nuit et une masse roule sur le sol. Les deux hommes se tiennent à la gorge ; mais d’un coup d’épaule, Jean-Baptiste écarte la main de Gaud, et empoignant l’adversaire à bras le corps, le retourne et le cloue au sol sous ses genoux et sous ses poings.
Il pleut à torrent, il vente en furie. La Gaude serre ses jupes pour ne pas être renversée et cherche à voir. Jean-Baptiste tient Gaud une seconde sous sa force, puis le lâche en lui criant aux oreilles :
— Maintenant tu peux rentrer ta femme.
Elle se penche sur Gaud qui demeure étendu. L’embrun rejaillit sur eux en cinglant. Piron gagne le phare en marchant de biais dans la bourrasque.
Quand il y rentre, la porte se referme sur lui brutalement, et la tour sonne au choc comme une caverne. Sémelin paraît dans la cuisine avec un visage solennel où dansent les lueurs de sa lampe qui tremble. Il ne dit qu’un mot :
— Le service !
Un peu honteux, Jean-Baptiste ne réplique pas
et se change, tandis que le vieux monte à son poste,
le dos bien droit, et le pas ferme.
Des secousses ébranlent la maison basse ; le toit craque ; des lames de vent pointent aux serrures et aux joints des portes ; les murs suintent et coulent sur les planchers.
Par moment, les paquets de mer qui franchissent l’îlot, d’un seul jet, claquent les tuiles et les fenêtres. Les lampes s’affaissent de peur, les cuivres tintent sous leur vitrine et le phare oscille comme un roseau.
Cela dura trente-six heures, deux nuits et un jour.
Il semblait que la tempête se renouvelât au lieu de s’épuiser, et l’allure durable du fléau épouvantait. L’océan éprouvait sa force dévastatrice une dernière fois, avant les apaisements printaniers où couve, dans ses flancs, la vie prodigue et se propagent les bancs de gades aux surfaces tièdes.
Sémelin n’était pas sans inquiétude. Il avait déjà vu, dans l’ancien phare, les vitres éclater et le grand feu soufflé comme une veilleuse. Il se tenait dans la chambre de veille, au pied de la lanterne qui vacillait sur sa cuve, en éclairant rouge au panneau du plafond. Sous lui, le plancher tanguait à trente mètres du sol.
Par deux fois Jean-Baptiste essaya de le faire descendre.
— On ne compte pas avec Dieu, jeune homme, répondit-il.
La seconde nuit surtout fut interminable et sinistre, avec des bruits étranges qui traversaient le tumulte. Des forces mystérieuses semblaient déchaînées dans l’inconnu ténébreux. Il y avait peut-être plus que de la mer et du vent dehors, et la peur crispait un peu les entrailles des hommes.
Vainement Jean-Baptiste s’efforçait de penser à la Gaude ; les coups de mer lui sonnaient trop aux oreilles. Alors il se tournait vers le vieux pour solliciter une histoire. Mais Sémelin égrenait méthodiquement son chapelet et, quand il se signait et baisait la croix, Jean-Baptiste se signait aussi, d’un geste nerveux, puis revenait à la tempête.
Elle se coupait maintenant d’accalmies, pendant lesquelles on entendait les glaces crépiter là-haut sous des chocs, comme si les pierres de l’îlot volaient contre le phare.
— Ils vont nous défoncer ! fit Piron.
Le vieux leva sa barbe vers la lumière, Jean-Baptiste gravit quelques marches. Des ombres fonçaient sur les vitres. À peine s’il reconnaissait des oiseaux, précipités dans le rayon protecteur, dont le crâne éclatait contre les glaces. La coupole de cuivre vibrait comme une tôle sous la ruée des bêtes culbutées par l’espoir sur le faux soleil. Les cervelles giclaient, du sang coulait, les ténèbres elles-mêmes paraissaient grouiller autour de la lanterne, la serrant, la culbutant, et quand, soudain, le fanal s’arrêta, les hommes sursautèrent d’inquiétude. Mais c’était le poids qui appelait à bout de chute, et déjà Sémelin le relevait.
L’assaut criard des oiseaux devenait plus distinct dans les répits plus longs de la bourrasque. Le vent s’essoufflait, reprenait haleine, espaçait les lourdes rafales dont tremblait la tour de pierre, et Jean-Baptiste consultant le baromètre annonça :
— Il remonte un p’tit !
À quatre heures seulement, le phare cessa d’osciller. Le vent se cassa brusquement après quelques ressauts d’agonie, mais la mer continua de gronder autour de l’île. D’une fenêtre, Jean-Baptiste aperçut trois étoiles et les feux de l’estuaire, La Banche, Le Grand Charpentier, Kerlédé, comme d’autres étoiles. Le froid se glissait sous les portes. Le bruit de l’océan s’éloignait sous la tour.
Et ce fut l’aube, si claire qu’elle étonna après cette nuit de tempête. L’est blanchit d’un coup, découvrant un ciel balayé jusqu’en ses profondeurs, où l’on sentait que le soleil allait bientôt éclater. La mer moutonnait toujours, à perte de vue, parce qu’une fois déchaînée il lui faut du temps pour s’apaiser et rétablir l’équilibre de ses masses.
Jean-Baptiste sortit sur l’îlot trempé et luisant d’eau. Les barriques où Sémelin nourrissait des pommiers, gisaient, éventrées parmi les roches. Le carré de légumes, l’euphorbe et le chardon bleu étaient fauchés sur la terre rase.
Mais une plus grande surprise l’attendait à l’est. Du pied du phare jusqu’à la mer une jonchée d’oiseaux matelassait le sol. Il n’en avait jamais tant vu, entassés les uns sur les autres, accrochés au littoral, aux tuiles des bâtiments et jusqu’au garde-fou de la lanterne. Les pluviers mêlés aux bernaches faisaient des taches grises sur des fonds noirs. Amaigris par la migration, ils gisaient le crâne sanglant, et beaucoup vivaient encore.
Jean-Baptiste cria, non pas tant pour manifester sa joie que pour avertir le sémaphore dont il approchait, car il lui tardait de voir la Gaude, recluse depuis l’avant-dernier soir où il s’était colleté avec son bonhomme.
L’aurore avait une fraîcheur, une gloire de renouveau qui lui fouettait le sang. Il gorgeait ses poumons d’air tonique, satisfait d’enfler son thorax ; et malgré la nuit blanche il éprouvait l’abondance de sa force musculaire dans le jeu de ses articulations. Mais rien ne bougeant au sémaphore, il se mit à chanter à tue-tête en tournant le dos et ramassant un à un les oiseaux morts.
Sont partis deux matelots,
Pour l’amour d’une belle,
Avec leur pipe et leurs sabots
Dessus les flots.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !
Sa voix vendéenne, où les syllabes sonnent, dominait la mer. Il chantait comme un perdu dans une écharpe de soleil.
Elle avait dit au premier :
Pour l’amour d’une belle,
Reviens maître timonier,
Ou bien gabier.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !
Elle avait dit au second :
Pour l’amour d’une belle,
Reviens maître à deux galons
Ou bien patron.
À ce moment, un vol de mouettes blanches tournoya sur l’îlot jonché de cadavres, en cisaillant le refrain de leurs piailleries.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !
Mais derrière lui une voix presque mâle, la voix des femmes qui chantent avec leur gorge magnifique, reprit :
L’premier partit-z-au Congo,
Pour l’amour d’une belle,
Mais dans un grain tombe à l’eau,
Adieu l’bateau !
Jean-Baptiste la regarda qui venait sur la sente, toute rieuse.
— T’as l’cœur gai, à matin, p’ tit gars !
— Pasque j’ t’espérais…
— Brigand !
Et tout à coup elle se récria devant le champ de gibier, Jean-Baptiste en avait déjà trié de gros tas par espèces, mais tant gisaient encore, qu’on en écrasait sous le sabot malgré soi. Ils parlèrent de bernaches et de pluviers en se mirant dans leurs yeux. La brise frétillait dans le cotillon de la Gaude. Jean-Baptiste riait en montrant les dents.
Ils ramassèrent les bêtes ensemble. Les seins de la Gaude pesaient au caraco en le gonflant davantage quand elle se penchait vers le sol, sa large croupe élargie dans une ampleur bestiale. Les mains caleuses du gars cherchaient les mains rudes de la femme. Et c’étaient des attouchements coriaces mais satisfaisants, tandis qu’ils se lutinaient en paroles.
Des sloops sortaient de l’Herbaudière sur la mer apaisée au jusant. La vie coutumière reprenait. Les hommes retournaient en confiance à l’océan, après cette grande colère où il avait sûrement tué des hommes, et les barques recommençaient la lutte où leur bois crie et se démembre jour à jour.
Sémelin dégageait la galerie du phare. Jean-Baptiste et la Gaude descendaient à la plage tout imprégnée de soleil. La mer se retirait, abandonnant des lianes vertes, des rouleaux de fucus roses, des laminaires gaufrées, et des seiches flasques, aux tentacules gluantes, dont le ventre luisait comme un moulage de stuc.
— V’là ton homme, fit soudain Jean-Baptiste.
La Gaude se retourna et aperçut, aux enfléchures de son mât, Gaud qui regardait. Elle haussa les épaules.
— Tu sais qu’il a jeté ton collier !
Jean-Baptiste grogna :
— Faut monter ! Il nous fichera donc point la paix !
— J’ t’ai promis pour ce soir, dit-elle.
Sur la falaise, elle chargea son tablier d’oiseaux et s’éloigna, tandis que Jean-Baptiste relançait à toute gorge, d’une voix qui portait mieux dans le calme :
Carguait l’hunier d’artimon,
Pour l’amour d’une belle,
Quand a ché dessus le pont,
Défunt l’second !
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !
Fut envoyé leur magot
Pour l’amour d’une belle,
Avec leur pipe et leurs sabots,
À la margot.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !
Lors prit son beau tablier,
Pour l’amour d’une belle,
Et dret s’en alla marier
Quand et l’meunier.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !
La Gaude et Jean-Baptiste s’étaient rejoints trois fois pendant les nuits, pour des joies hâtives. Gaud les guettait comme une proie, et leur dernier rendez-vous faillit être tragique.
C’était au phare où Jean-Baptiste avait introduit la femme à l’insu de Sémelin. Ils se tenaient dans la chambre de l’ingénieur, qui est à l’angle sud, quand on heurta à la porte à grands coups. Ils entendirent Sémelin répondre du haut de la tour, tandis qu’ils se regardaient, le cœur battant. Alors la fille ouvrit doucement la fenêtre et s’évada dans l’obscurité, ses sabots à la main.
Ce fut Sémelin qui vint ouvrir. Gaud le bouscula, courut aux chambres et resta stupide en voyant Jean-Baptiste dormir sur son lit où il s’était jeté pour feindre le sommeil.
Il disputa sa femme d’autant plus fort qu’il comprenait moins son absence. Elle riposta, leva le poing, et devant l’aplomb de cette gaillarde, il se sentit chétif et plia.
Maintenant il rusait, rôdait, fouinait, contournant l’îlot dans sa yole silencieuse, ou l’enfermant sous son regard du haut du mât. De son côté Sémelin s’était reclus dans le mutisme avec dégoût ; mais sa force morale et la crainte de la délation le faisaient respecter.
Indifférente, la mer fleurissait comme un jardin aux chaleurs du printemps. Parfois encore, certains soirs orageux, des nuages compacts pesaient sur l’horizon, en découvrant, par-dessus leurs crêtes d’or, le ciel profond d’azur. Mais ils ne bougeaient ni éclataient et fondaient à la fraîcheur de la nuit ou sous un rayon de lune.
Jean-Baptiste se livrait à la pêche avec acharnement. L’après-midi, à l’ombre du phare, il remaillait des filets, cerclait des casiers ou amorçait des lignes. Il en tendait partout, comme une traîne autour de l’île, en se dissimulant si bien parmi les roches, qu’il mettait en défaut la vigilance de l’adversaire.
À l’aide de la norvégienne, il allait aux champs de lianes des Sécé mouiller ou relever les casiers qui sortent du ventre de la mer, alourdis d’ophiures et gras de gélatines vives, dans une bouffée de relent iodé. Et il rapportait les tourteaux poilus qui font le mort et les homards aux queues cinglantes.
Toute cette agitation lui permettait de voir souvent la Gaude et de rire un brin avec elle. A l’embarquement, au retour, quand il courait la falaise ou tendait le filet, elle passait et s’arrêtait pour la causette.
Impossible de se dérober davantage. L’océan les emprisonnait avec l’ennemi. Le soir Gaud enfermait sa femme à double tour et Sémelin, pour éviter une nouvelle scène, verrouillait la porte du phare.
Gaud se rongeait, toussait, maigrissait. Une barbe inculte lui creusait les joues. Délaissé par sa femme, il portait des guenilles.
Elle ne comprenait pas sa folie. Elle lui avait reproché sérieusement en le reprenant sur son sens pratique.
— Qu’ t’es bête, mon pauvre homme ! pisque t’es pus bon à rien, qui qu’ça peut t’faire ! Laisse-moi tranquille et j’te soignerai comme un éfant !
Gaud manqua l’étrangler sur cette parole.
Il n’avait de répit qu’aux congés de Jean-Baptiste. Alors il sommeillait les trois quarts du temps, étalé au soleil, la casquette sur les yeux, car la paresse satisfaite est, pour lui, le comble du bonheur, et l’existence des riches inoccupés lui parait enviable. Il ne pêchait même pas ; la ligne le fatiguait. Mais il savait bien demander du poisson aux sardiniers qui passent à ranger l’îlot dans les calmes d’été.
Les chaleurs le retinrent chez lui. Il redoutait le soleil que méprisait sa femme. Tête nue, gorge et bras nus, elle promenait glorieusement dehors sa peau brune qui accrochait la lumière. À peine si elle se vêtait, même, d’un caraco libre et d’un cotillon court sous lesquels gonflait son corps comme mûrit un fruit.
Un matin, — il était onze heures — Jean-Baptiste la vit descendre à la plage du phare, une langue de sable dans une mâchoire de granit. Il se cacha parmi les roches et guetta pour la surprendre.
Il y a déjà de l’ombre dans cette falaise, parce que le soleil gagne le sud en s’élevant. La grève renvoie, comme un métal, une lumière qui brûle les yeux ; les varechs ternissent, craquent de sécheresse et l’eau, évaporée, dépose du sel. Le silence est peuplé d’un fourmillement presqu’imperceptible, comme si la terre rissolait, et l’on s’aperçoit que l’océan fume lui-même aux lointains blanchis de vapeurs.
La limpidité de la mer donne une impression de fraîcheur bienfaisante. Elle est immobile et l’on suit la plongée du sol jusqu’à ses fonds. À peine si elle soulève par instant sa lisière, dans une ondulation qui fait grésiller le sable chaud.
En un tour de main, la Gaude a mis bas corsage et cotillon. Elle se frotte les reins une seconde avec sa grosse chemise de toile bise et l’enlève par-dessus sa tête. Elle est nue. Elle quitte ses sabots et s’élance brusquement dans le soleil.
Le hâle coupe ses jambes, ses bras, sa gorge, rehaussant la blancheur de son corps par l’opposition des extrémités cuites. Jean-Baptiste la mange des yeux, halète. L’eau qui bruit quand elle y entre lui bourdonne aux oreilles. Il est fasciné par la croupe fastueuse sur des cuisses puissantes.
La mer monte au ventre de la femme. Elle a un frisson, plonge ses bras qu’elle frictionne, avance. Dans l’eau, ses formes paraissent d’un blanc verdâtre, ondoyantes et lumineuses. Le passage de la mer à la femme est insaisissable ; l’onde se continue dans la chair qui s’étend à l’onde. Elle nage et s’allonge de son sillage, tandis que ses épaules, entre sa chevelure d’ébène et le cristal glauque, resplendissent comme un marbre. Jean-Baptiste est debout, l’œil injecté, à moitié fou et entre ses mains il appelle sourdement :
— Marie ! Marie !
Elle prend pied, émerge ruisselante, les seins tremblants, aperçoit le gars et sourit au moment où un sabot rase la tête de Jean-Baptiste et se brise contre le roc.
Il se tourne pour recevoir le second en pleine mâchoire. Il chancelle, hurle, crache du sang et des dents. Gaud est déjà sur lui, le couteau à la main. Jean-Baptiste dégringole à la plage, mais Gaud lui pousse sur le dos une lourde pierre qui l’affaisse avec un han de geindre.
Il s’est relevé et attend l’adversaire en démence qui grimace et trépigne devant lui. Il n’a que ses poings qu’il durcit à force de crispation. La poitrine le brûle et du sang dégouline chaudement de sa bouche sur le maillot.
La Gaude est demeurée stupide dans l’eau tant l’attaque a été brusque.
Les rivaux sont face à face, le masque tragique. Gaud brandit son couteau à gaîne qui luit et disparaît dans les alternatives de lumière et d’ombre. Maigre, fuyant, il plie, se redresse, s’agite pour déconcerter Piron campé de pied ferme, carré comme une tour.
Gaud s’élance, Jean-Baptiste pare le choc d’un coup de poing formidable qui se perd au-dessus de Gaud, subitement aplati. Déséquilibré par l’élan, il tente un coup de pied au moment où une douleur lui fend le ventre. Il y porte sa main qui rougit, crie et, fou de rage, se jette sur l’adversaire.
Sans sabots, l’autre est léger sur le sable mouvant où Jean-Baptiste s’épuise à courir en se vidant comme un cheval de corrida. La Gaude crie maintenant, toute nue au bord de la mer. Jean-Baptiste bute, tombe, et déjà Gaud a bondi sur lui, larde son dos sauvagement, quand un dernier ressaut de sa victime le culbute à son tour.
La Gaude vient au blessé qui râle, le nez dans le sable ; mais son homme lui coupe la route, la face hagarde, écumant. D’une gifle qu’elle ne peut éviter, il lui claque le torse en rugissant :
— Chez nous ! chez nous ! sacrée putain !
Alors elle escalade la côte, épouvantée, toujours nue, poursuivie par l’homme qui jure, menace, s’emportant les pieds aux cailloux, les jambes aux chardons, galopant vers le phare dont elle ébranle la porte. Mais Sémelin, qui a vu accourir la femelle impudique et folle, s’est barricadé.
— Le diable la tient ! pense-t-il.
Et la Gaude repart en plein soleil, par la côte ouest, les cheveux croulant de sa résille, tandis que Gaud, à bout de souffle, s’arrête et la chasse à coups de pierres comme une chienne en rut.
Jean-Baptiste a expiré, à plat ventre sur la grève. Ses deux mains écartées ont fouillé convulsivement le sable dont elles étreignent une poignée. La plage est ravagée, tachée de noir, de sang déjà bu. La mer ondule joliment sur les coquillages qui bruissent. La chemise de la Gaude est très blanche dans l’ombre qui gagne. Un lapin sort des roches et flaire, le nez palpitant.
D’une fenêtre de la tour, Sémelin entend hurler au sémaphore. Il ne sait pas où est Jean-Baptiste, mais grogne :
— Faut que tout ça finisse.
Et il monte jusqu’à la lanterne, envoyer le pavillon pour demander la chaloupe.