Le Peuple chinois et la Réforme

Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 656-676).

LE PEUPLE CHINOIS
ET
LA RÉFORME



Les troupes alliées occupent Pékin et rayonnent dans toute l’étendue du Tchéli ; — la cour de Chine, toujours réfugiée à Ksi-An, débat avec opiniâtreté les termes de paix que lui dictent, tranquillement installés dans la capitale, les représentans des puissances coalisées ; — aux hésitations impériales on oppose l’ultima ratio et l’on mobilise avec fracas ; c’est aujourd’hui la paix, on se demande si demain ce ne sera pas de nouveau la guerre ;… et, tout à coup, au milieu de cette crise dont on ne voit pas la fin, l’empereur Kouanghsü parle à son peuple dans la forme traditionnelle de l’Édit et, dans un langage qui ne manque pas de hardiesse et surtout de franchise, il dénonce la décadence notoire de son empire et réprouve les erreurs et les abus séculaires de tout son corps administratif, qui en sont la cause et dont les conséquences ont amené la catastrophe présente. Il continue en proclamant l’urgente nécessité de réformes radicales dans les institutions, les lois et les méthodes nationales et déclare sa résolution de les entreprendre sans plus tarder ; sur le mode à adopter pour y procéder, il hésite encore, mais annonce à l’avance que c’est dans les méthodes et les systèmes de l’Occident qu’il faut le chercher : il veut une épuration complète de tout ce qui est suranné et mauvais dans l’édifice vermoulu du monde chinois, et il entend y substituer tout ce qu’il y a de bon et de pratique en Europe. Il met la question à l’étude, et pour commencer invite ses grands dignitaires à lui tracer, dans un délai de deux mois, la ligne de conduite à tenir pour remplir ce programme.

Cette déclaration impériale nest pas la première du même genre et laissera froids les sceptiques : — « Le cri de l’homme qui se ramasse après la chute ! diront-ils, il se calmera ! La Chine — vieux peuple, passé et déchu ! » D’autres, plus observateurs et peut-être aussi mieux initiés, n’hésiteront pas à déclarer leur conviction que c’est bien cette fois le réveil qui commence. D’autres encore iront plus loin : hantés du spectre du péril jaune, ils prendront ombrage de ces velléités d’émancipation et, s’alliant à ceux qui, attachés par des intérêts politiques et palpables, inventeraient la théorie du péril jaune si elle n’existait déjà, ne s’occuperont plus que d’aviser aux moyens d’enrayer le mouvement.

Entre ces extrêmes, où est le juste milieu ?

Tout le monde sait en Europe que de nombreuses réformes sont nécessaires en Chine, mais on a pris quelque peu l’habitude d’en reléguer la probabilité dans le domaine des hypothèses les plus lointaines. On peut se demander pourquoi, car, assurément, s’il y a matière à surprise, c’est bien de voir ce vieux peuple faire tant de façons pour partir. La transformation si subite et si complète du Japon dont on s’est émerveillé à juste titre est pourtant elle-même un phénomène d’hier, et le précédent qu’il établit n’est pas insignifiant puisque déjà la puissante indépendance du Japon porte ombrage. Ce qu’a fait le Mikado, Kouanghsü ne le peut-il faire aussi ? Quelle est en réalité la valeur de ces aspirations de la Chine vers le progrès, et, d’autre part, quelles sont ses capacités pour la réforme ?

C’est en 1898 que, par l’effet de la commotion causée par les désastres de la guerre sino-japonaise, la Chine sembla sortir de sa longue léthargie : le gouvernement eut alors la vision nette de sa faiblesse et de son impéritie et voulut sincèrement se transformer par une évolution décisive et rapide ; et, de fait, comme autant de chocs électriques qui secouèrent ce vieux squelette, édits sur édits parurent, bouleversant l’enseignement, dénonçant les abus, déracinant les routines nationales les plus chères et les plus respectées. C’était à en avoir le vertige, on allait trop vite en besogne, la nation s’agitait, on pressentit une catastrophe. En effet, Kang-you-wei, l’auteur du nouveau programme, qui avait pris la tête du mouvement, était Chinois : il ne tarda pas à devenir suspect aux princes mandchous, qui bientôt se demandèrent si ce fameux réformateur aux façons si cavalières n’était pas plutôt un traître en voie de préparer un bouleversement général et l’effondrement de la dynastie. Il en résulta une révolution de palais qui pour la réforme fut le coup fatal : la tête de Kang-you-wei fut mise à prix, plusieurs de ses complices exécutés et l’Empereur lui-même, qui n’avait pas su voir clair, fut écarté violemment du pouvoir, l’Impératrice douairière s’emparant de nouveau des rênes du gouvernement. Le danger dynastique effaçait pour le quart d’heure toute autre nécessité nationale et il fallut bon gré mal gré retrouver pour un temps des soutiens dans les rangs des anciens chefs du parti rétrograde. On sait le reste : le bandeau sur les yeux, ces irréductibles, à leur tour, voulurent aller trop vite, ils conduisirent le char dans le bourbier ; et cette fois le gouvernement put constater son impuissance, non seulement contre l’étranger, mais aussi contre le flot populaire. Cette seconde leçon infligée par l’étranger est cruelle et menaçante : aussi l’Impératrice douairière comprend-elle le danger de surseoir aux réformes ; et, comme l’annonce le souverain, c’est de tout son cœur qu’elle s’associe à son fils pour en déclarer l’urgence. Tous deux à l’unisson, ils vont donc reprendre un programme, mais, pour plus de prudence, en s’aidant des lumières d’hommes éprouvés et de sens rassis, les meilleurs hommes de gouvernement que possède la Chine ; et ce programme sera d’autant plus facile à suivre et à exécuter que les principaux adversaires du mouvement, les chefs mêmes du parti rétrograde, sont précisément ceux dont l’Europe coalisée demande la tête ou le bannissement, et que leurs partisans, après ce terrible fiasco national, sont disgraciés ou convertis : la voie est déblayée ! Le doute ne paraît plus permis : la déclaration de Kouanghsü, d’ailleurs lancée sur l’ordre de sa mère, est aussi sincère qu’elle est catégorique : si donc, à eux deux, ils en ont le pouvoir, l’ère des réformes et du progrès s’ouvre enfin pour cette immense humanité chinoise.

Mais, se demandera-t-on, en ont-ils le pouvoir ? — Comment en douter encore ?

Pendant le mémorable siège des légations à Pékin l’été dernier, coudoyant nos diplomates aux rares heures de trêve que nous laissait l’ennemi essoufflé lui-même de ses incessantes attaques, se trouvait l’élite de ces hommes dont une longue résidence en Chine a fait comme autant d’oracles en toute question chinoise. Ils ne causaient pas tous, mais quelques-uns parlaient ; et ils auraient pu en vérité, forts de leur longue expérience et de leurs observations, trancher du prophète, car, pendant plus de quatre semaines, toute communication fut interrompue entre les légations et le reste du monde. Or, pour eux, l’insurrection des Boxeurs n’était que le prélude d’une longue période de révolution dans l’empire du Milieu : elle devait déterminer enfin ce soulèvement en masse, longuement attendu, de la race conquise contre la race conquérante. Chinois contre Mandchous, — évolution naturelle vers l’émancipation dont quelques-uns depuis des années veulent voir partout les signes précurseurs.

Ce fut, comme on le sait, tout le contraire qui arriva ; les premières nouvelles qui nous parvinrent dans les légations furent l’objet d’une surprise générale : sur les dix-huit provinces, seize avaient gardé le calme le plus parfait ; la Mandchourie mandchoue avait étourdiment suivi le mouvement, mais la Chine propre s’était abstenue ; la puissance des vice-rois et la fidélité de la race chinoise à l’Empereur avaient sauvé la situation : elles n’avaient jamais brillé d’une façon aussi éclatante, elles avaient préservé la Cour contre les terribles conséquences de l’insigne et inepte folie des princes mandchous eux-mêmes ; les vice-rois voulaient bien reconnaître que le gouvernement avait quelques torts, mais ils tenaient par-dessus tout à en dégager deux personnalités, l’Empereur et l’Impératrice douairière ; et c’est presque sur un ton de menace qu’appuyés sur le peuple chinois ils s’opposaient de toutes leurs forces à une entreprise étrangère quelconque contre la Cour. Nos oracles s’y étaient trompés eux-mêmes : malgré ses défaillances et ses erreurs, malgré sa honte devant l’étranger et sa misère devant son peuple, la dynastie mandchoue ralliait à elle tous les partis ; aux yeux de la nation, elle n’avait rien perdu de sa puissance ; et aujourd’hui même, si on y regarde de près, rien ne le prouve plus éloquemment que cet édit aux termes tranchans dans lequel le représentant du pouvoir mandchou inflige une véritable flagellation publique à tout son corps administratif chinois en lui reprochant ses abus et son incapacité, et en rejetant sur lui tout le blâme de cette situation écrasante.

On a beaucoup écrit récemment sur la Chine, — pays encore à peine entr’ouvert, pays à surprises s’il en fut jamais. Quelle impression se dégage donc de nos lectures récentes sur les conditions normales, le tempérament réel, et l’état général actuel de ce milieu ? Tout est confus et sombre en ce moment, nous avons lu des contes d’horreur, l’indignation est à son comble. Mais, puisqu’il n’y a plus péril en la demeure, revenons au plus vite à des aperçus calmes qui seuls peuvent nous permettre de rester pratiques et justes, comme il est nécessaire de l’être pour voir clair et agir sagement. Les faits et les observations qu’on nous présente sur ce peuple tombent au milieu de vues et de considérations surtout politiques. Rappelons-nous, pour commencer, que, depuis une soixantaine d’années que les rapports commerciaux se sont définitivement établis, nous ne nous sommes occupés de la Chine en Europe que lorsque, par l’effet d’une irritation passagère, elle nous paraissait se fâcher, ce qui ne pouvait assurément nous prédisposer en sa faveur ; et, maintenant que, dans un accès de rage que nous nous expliquons mal, elle vient de nous montrer un fort vilain côté de sa nature, bien pire que tout ce que nous pouvions imaginer en ce genre, elle n’est pas loin de nous inspirer de l’effroi. Mais sommes-nous dans le vrai ? Ce problème chinois dont tout le monde parle, en connaît-on bien tous les facteurs ? Pour arriver à les connaître, est-il besoin de le dire, il faut laisser de côté, pour un moment, toute prévention, et, s’armant de philosophie, regarder avec sérénité, ou même, s’il est possible, quelque fraternité chrétienne, cette masse humaine, le plus colossal des peuples, qui parle de se conformer à de meilleures méthodes et ne demande plus qu’à nous emprunter ce que nous avons de meilleur que lui, afin de nous ressembler. Il n’y a qu’un moyen sûr, c’est de voir ce peuple chez lui, tel qu’il était avant qu’intervinssent ces influences étrangères et fâcheuses qui l’ont irrité et rendu farouche. Voyons-le d’abord tel que l’ont découvert les Pères jésuites, il y a trois siècles.

I

Bien que, comme expression géographique, la Chine fût connue en Europe depuis de longs siècles, les Jésuites sont les premiers qui nous aient parlé en détail de son peuple, et leur récit est merveilleux. Ils nous annoncent une grande nation douée d’une civilisation toujours florissante bien que vieille comme le monde ; la chrétienté se découvrait une sœur en humanité qui avait accompli toute sa croissance dans l’isolement et atteint son plein développement sans l’aide et dans l’ignorance absolue de ses autres sœurs. La Chine avait eu ses Sages deux mille ans avant l’ère chrétienne, Sages dont les enseignemens, éclairés par le grand philosophe qui les avait recueillis, commentés et développés six siècles avant le Christ, étaient demeurés pour la race une règle universelle et immuable. Ce philosophe, Confucius, avait parlé presque comme le Christ, mais en restant humain, rien qu’humain, car il se dérobait à la recherche des destinées futures, et, un jour qu’on l’interrogeait sur l’avenir, il répondit simplement qu’il n’avait pas eu le temps d’y songer. La loi morale, chez ce peuple, bien qu’établie dans l’ignorance d’une vie future et strictement limitée à la loi naturelle et la conscience, avait atteint une perfection remarquable. Son histoire écrite remontait à plus de trois mille ans ; sa littérature était d’une richesse inouïe ; c’était le peuple le plus vieux, et c’eût été probablement le plus grand peuple de la terre s’il avait eu le flambeau de la révélation pour se guider. Malheureusement, il était païen ; il avait le grand tort surtout de s’être fait un culte du respect des ancêtres et de son grand philosophe, et de croire inconsciemment aux esprits et aux diables ; de là, des superstitions innocentes, mais païennes. La vertu nationale et maîtresse était la piété filiale, et comme conséquence, son gouvernement, ses lois, ses institutions émanaient du principe patriarcal ou familial.

L’empereur était le père du peuple, de par la volonté du Ciel, — une puissance supérieure vague, qu’on sentait, à laquelle on rendait même un culte, mais qu’on n’avait pu définir, — et les mandarins, ses représentans, étaient à leur tour, suivant l’expression populaire, « les père et mère » de leurs administrés. Et ce peuple paraissait aux bons Pères jésuites de ce temps-là si parfait, et, par ses principes de morale, si rapproché de nous, nations chrétiennes, que, malgré son idolâtrie pour ses lares et ses ancêtres, ils cherchèrent le moyen d’amener toute cette humanité dans le giron de l’Église en entrant dans la voie des concessions et en lui inculquant les principes du christianisme sans presque toucher à ses règles de morale, à ses coutumes, à ses institutions. Si les Pères dominicains, par jalousie, dit-on, ne s’en étaient mêlés et n’avaient allégué des difficultés de doctrine dont s’émut le Saint-Siège, c’était fait : la Chine fût devenue rapidement chrétienne au xviie siècle, car le gouvernement favorisait les missions et y eût prêté la main[1].

Telle était la Chine d’alors. S’est-elle donc transformée depuis ? Aucunement : c’est un pays qui ne se transforme pas ainsi ; et l’âge vénérable de ses institutions que, de sa propre bouche, le souverain déclare reconnaître comme caduques, le prouve suffisamment. D’où vient le changement ? Nos sociétés chrétiennes, faut-il le faire remarquer ? se sont elles-mêmes modifiées depuis ce temps en continuant leur évolution rapide à travers les convulsions causées par l’émancipation des races, par le progrès et l’application des sciences ; et peut-être bien que maintenant, poussées par de nouveaux besoins, maîtresses de la force, il leur est devenu plus difficile de s’entendre avec les races païennes. Peut-être bien aussi, d’un autre côté, — et faudrait-il s’en étonner ? — que, s’irritant de nos perpétuelles exigences, d’humeur et de taille à s’opposer à l’exploitation, d’après elles égoïste, par l’étranger des champs fertiles qu’elles possèdent, certaines de ces nations païennes se rebellent : c’est le cas aujourd’hui pour la nation chinoise. Les jésuites nous l’ont dépeinte comme admirable, à son état normal, dans un moment où son gouvernement, non encore effarouché par nos demandes incessantes, nous regardait avec faveur ; et si elle a changé, ce n’est pas dans son peuple, dans ses instincts, dans son caractère, mais uniquement dans sa manière d’être à notre égard. Elle ne nous estime plus ; elle voudrait ne plus nous connaître et pouvoir rentrer dans son isolement ; aussi, n’avons-nous plus devant nous que la Chine officielle ; nous ne parlons plus que de celle-là, toujours mal disposée parce qu’elle se tient constamment sur la défensive. Depuis qu’au commencement du siècle dernier nous sommes venus, comme de bons marchands, lui apportant l’opium, — denrée dont elle ne voulait pas, — et que nous le lui avons imposé de force, les choses n’ont fait qu’aller de mal en pis ; nous ne pouvons nous habituer à tenir compte de son tempérament, de ses désirs, de son vouloir, et toujours nous passons outre à ses récriminations. Autour de cet univers chinois, il s’est élevé contre nous comme une digue, comme un cordon sanitaire contre lequel nous nous heurtons sans cesse ; et, depuis 1842, c’est tout ce que nous voyons, tout ce que nous voulons connaître de cette nation. Mais ce n’est pas là la race. Lisez, par exemple, dans la Revue des Deux Mondes des 1er  et 15 décembre, le tableau, tracé de main de maître par M. Arthur Desjardins, de ce qu’est présentement la Chine devant l’histoire et le droit des gens. La logique des faits y est tellement parlante, elle incrimine de façon si terrible la Chine, qu’on reste après lecture sous une impression pénible. Mais de quels faits nous parle-t-on ? D’une nomenclature raisonnée de faits passagers, même d’actes de violence isolés, toujours commis incidemment ou par système de défense contre des provocations incessantes. On ne saurait tirer de conclusions d’ensemble contre un peuple immense comme le peuple chinois : ce serait injuste et assurément peu pratique. La justice et la prudence exigent plus de lumière : à côté des faits qu’on rapporte, n’y en a-t-il pas d’autres qu’on ne rapporte pas, soit qu’on les ignore, soit qu’on ne veuille pas les connaître ? Dans la plupart de nos litiges avec les Chinois, nous n’entendons jamais qu’un son : murée derrière le mutisme que lui impose dans nos démêlés sa langue bizarre, cette race récrimine à peine, pendant que nous allons, les yeux bandés, arrivant sans nous en apercevoir à outrepasser les bornes de sa patience, et lorsque tout à coup elle éclate, nous ne revenons pas de notre surprise.

Voilà des aperçus dont la prudence nous fait un devoir de tenir compte dans l’étude du problème chinois. Une connaissance plus parfaite que nous ne la possédons des qualités de cette race qui va se transformer est non moins essentielle que celle de ses défauts.

II

La Chine comprend une masse de quatre cents millions d’êtres humains, étroitement unis par une communauté d’idées, — même histoire, même philosophie, mêmes lois, mêmes coutumes, même langue écrite dans ses dix-huit provinces, — tout cela presque vieux comme le monde. On a envisagé les moyens de sectionner cette masse : la tâche est impossible, désormais elle serait vaine. Outre que nos nations d’Europe, toujours divisées entre elles, trouveraient dès le début l’entreprise au-dessus de leurs efforts, les parties distraites, et instruites séparément, s’émanciperaient à la première révolution pour se rejoindre à la masse et jeter les conquérans à la porte à l’aide de leurs propres armes. Car il ne faudrait pas nous dissimuler ce fait, que l’un des résultats les plus clairs et les plus immédiats de cette majestueuse croisade de l’Europe coalisée contre la Chine au cours des derniers événemens, sera une sorte de consécration de l’unité de race déjà si forte dans le vaste empire du Milieu. Comme premier effet, nous le constatons, il en résulte la réforme, et la réforme avec toute chance de succès : désormais la nation connaît sa voie, comprend son péril, a pris en même temps conscience de sa force de résistance, il y a un but à atteindre : la force dans l’indépendance ; l’impulsion est donnée. L’homme qui, pour son peuple, incarne la toute-puissance, Kouanghsü, se place lui-même à la tête du mouvement et paraît savoir où il veut aller ; le programme qui doit l’y conduire et sur lequel, dans son inexpérience, il hésite encore est pour nous d’une simplicité extrême, il dit : « Abolir tout ce que la Chine a de mauvais et emprunter à l’Europe tout ce qu’elle a de bon, » — cela, naturellement, suivant l’appréciation chinoise. Pour peu qu’on ait quelque connaissance de la vie chinoise pratique, cette appréciation est facile à établir, au moins quant au côté matériel des réformes ; on peut déjà commencer par se rappeler que la Chine n’a pas encore acquis les nouvelles sciences de l’Europe, mais qu’elle se dispose à les acquérir et à les appliquer partout où il sera possible et où cela paraîtra avantageux. En est-elle capable, et quel chemin a-t-elle à parcourir pour y parvenir ?

Il y a trois catégories de milieu à considérer : le peuple, la classe lettrée ou mandarinat, le gouvernement.

En fait de métiers et de travail, l’art à part, les Chinois en sont à peu près au même point que nous en étions nous-mêmes avant la découverte de la vapeur : — cette remarque ne semble-t-elle pas d’un coup les rapprocher singulièrement de nous ? Pour préciser, ils ont le tissage, et tous les genres de métiers à main : la céramique, où ils sont nos maîtres, l’imprimerie à types mobiles, la teinture, la sculpture sur bois et métaux, toutes les petites industries au burin, au tour, à la forge, l’architecture, l’agriculture, très développée, et tous les genres de cultures, etc. ; ils nous ont précédés en tout cela, mais, leurs procédés étant comme eux immuables, tout est maintenant suranné. Les sciences et la vapeur révolutionneront leurs méthodes dont peu subsisteront ; il leur faut : filatures, usines, métallurgie, mines, — ils les exploitent à peine, — génie rural et forestier, — la Chine est déboisée, — machines, voies ferrées, steamers, postes et télégraphes, déjà commencés, etc. Ces innovations détermineront un accroissement rapide dans la production et le gain, et, dans la même proportion, la richesse, le bien-être, le luxe. Nous avons affaire au peuple le plus frugal de l’univers ; il y a tout un monde d’améliorations à lui ouvrir et de nouveaux besoins à lui révéler qui le changeront dans ses habitudes, ses idées, ses tendances. La transformation sera lente, et, comme l’expérience l’a démontré dans nos pays, ne s’accomplira pas sans frottement, sans tapage, mais pourtant sans révolution, car l’impulsion viendra d’en haut, l’autorité y aidera ; et le peuple, toujours obéissant d’ailleurs, y découvrira vite son intérêt. Le succès d’un innovateur convertira ses voisins, et chaque nouveau procédé s’implantera. C’est là surtout que les admirables qualités du Chinois viendront à son aide : — pauvre, il n’y a pas de trop petits gains pour lui, il est infatigable, actif, toujours content ; moins besogneux, les moindres détails l’attirent, il devient méticuleux, chercheur, ingénieux. Déjà, dans l’Inde anglaise, dans nos colonies, au Japon, en Amérique, en Australie, la race a montré tout ce qu’elle valait en résistance, en adresse, en activité, parce que, là, elle trouve à développer ses qualités : les Chinois sont des travailleurs sans rivaux. Les corporations n’existent pas ; chacun tisse, fabrique, forge, travaille chez soi, comme il peut, comme il l’entend. Les associations qui deviendront nécessaires pour l’établissement d’une usine seront toujours des entreprises très bien organisées, très fortes, et, protégées comme elles le seront par l’autorité, l’opposition systématique, si elle se produisait, ne pourrait tenir contre elles. Les bateliers, les porteurs (une légion !), les muletiers, etc., ont des boutiques ou maisons-mères, mais, dans cette catégorie, les bateliers sont les seuls qui pourraient être sérieusement atteints par la navigation fluviale à vapeur et le développement des réseaux de chemins de fer. Mais, outre que cette exception ne s’appliquerait qu’aux provinces à grandes voies fluviales qui permettent ce genre de trafic, nous pouvons, à cet égard, émettre déjà des prévisions favorables, car l’expérience en est faite depuis deux ans sur le Fleuve Bleu et dans tout le Delta de la rivière des Perles ou de Canton, où la navigation fluviale est en plein développement. Nous l’avons nous-mêmes inaugurée aux environs de Macao et jamais nous n’avons eu connaissance d’une opposition populaire ou marchande quelconque, bien que l’innovation fût très spécialement à l’avantage de l’Européen : on paraît trouver au contraire, dans ces parages, que l’apparition du vapeur ajoute tant à l’activité générale, que déjà les petits vapeurs se comptent par centaines. Cela nous amène à parler de la classe, très intéressante pour nous, qui existe entre le travailleur et le lettré, celle des marchands et leurs affiliés, boutiquiers, agens d’affaires, courtiers, banquiers, etc. Ceux-ci ne peuvent que gagner au développement industriel et commercial : ils sont pratiques, éveillés, d’une activité sans égale, concilians toujours, et surtout respectueux de l’autorité ; ils ne peuvent accueillir qu’avec joie toute transformation financière, car, dans l’état présent des choses, ils sont abominablement pressurés ; à eux seuls ils supportent presque tout le poids de l’impôt, légal ou arbitraire. L’Européen qui a eu affaire à eux les a constamment trouvés obligeans et scrupuleusement liés par leurs engagemens.

Nous croyons donc que, parmi le peuple, toute innovation industrielle ou manufacturière, les chemins de fer, les vapeurs, etc., seront bien accueillis et ont toute chance de réussite.

Quant à la classe lettrée, cette sorte de noblesse de Chine où se recrute tout le mandarinat civil, commençons par dire que l’empereur Kouanghsü ne lui ménage pas ses vérités dans son édit et qu’elle le mérite bien : on dirait qu’il tient à l’écraser publiquement de son mépris. « … Les affaires publiques, dit le souverain, ne sont plus qu’un prétexte à l’échange d’élégantes pièces de prose, dans lesquelles tout est creux ; l’égoïsme du fonctionnaire paralyse le gouvernement, le formalisme l’entrave ; au lieu de sonder les principes que nous ont légués les Sages de l’antiquité, on ne cultive plus que le talent de la « phrase, » indispensable pour ces basses pratiques de servilité et de flatterie qui ramènent tout au moi ; le savoir ne consiste plus qu’en un clinquant de surface…, » et le reste à l’avenant. C’est cependant à la classe des personnages ainsi décrits par Sa Majesté qu’incombe la tâche de s’assimiler les sciences de l’Europe dans toutes leurs variétés et leurs applications : en sera-t-elle capable ?

Rappelons, pour arriver à bien la connaître, que le système de gouvernement qui, depuis des temps immémoriaux, prévaut en Chine et constitue comme la clef de voûte de l’édifice administratif et social, repose sur l’élévation de l’homme de lettres aux emplois publics. Des grades universitaires s’obtiennent par voie de concours, dont le premier, pour les bacheliers, se tient dans le chef-lieu de préfecture, le second, dans la capitale de province, et le troisième, pour les docteurs et le Hanlin (Académie nationale) à Pékin. Bien qu’il y ait aussi trafic des places et favoritisme, la proportion en est si restreinte qu’on peut dire qu’il n’y a d’autre voie aux charges et aux honneurs que celle de ces concours. De plus, avant de se rendre en fonctions dans un poste, tout titulaire est astreint à faire un stage dans les bureaux de la capitale. Il résulte de ce système une étiquette, une cohésion ou esprit de corps extrêmement tenace, et l’Empereur trouve avec justice que cet esprit est mal dirigé et mal appliqué en ce moment. Cette noblesse dans la nation est infatuée d’elle-même et pleine de préjugés : l’homme de lettres ne connaît que les livres et le pinceau ; toucher au plus petit travail manuel, s’occuper de détails matériels, marcher dans la rue autrement qu’avec majesté, etc., serait une dérogation : ces coutumes sont celles de tout l’Orient et nous ne devons pas y faire grande attention. Toute famille de lettrés a son mên-fong, lustre ou blason de la famille, à respecter : les hommes y sont tous lettrés de père en fils, et l’on n’y connaît qu’une carrière, celle des emplois publics ; ils vivent pour les distinctions et les honneurs dont les plus insignes planent au-dessus de leur propre personnalité sous la forme d’honneurs posthumes conférés rétrospectivement à une ou plusieurs générations d’ancêtres.

Comme on peut s’en douter d’après ces prémisses, nous nous trouvons en présence d’une classe peu pratique ; c’est même incontestablement, nous le ferons observer en passant, au manque total de sens pratique chez cette classe, qui détient dans la nation le monopole de l’intelligence et de l’étude, qu’est dû le retard de la Chine dans les sciences : moins de superstition pour ses lettrés lui eût permis d’autres recherches, elle nous eût peut-être précédés de plusieurs siècles dans cette course vers le progrès. Tout ce qui regarde les besoins matériels du peuple, travail, commerce, industrie, sont choses qu’elle méprise : elle ne les connaît que pour les taxer ; de là, aussi, ce mépris qu’elle professe pour l’Européen, toujours actif, affairé et pratique. Les Chinois possèdent pour administrer la justice un code de lois, mais c’est bien plutôt la coutume ou le précédent qui priment, et ainsi une grande marge reste à la corruption, marge dont le mandarin ne se fait pas faute de profiter, car, n’étant que très insuffisamment rétribué, il lui faut de l’argent et il se fait payer tous ses services. Pourtant, il y a limite à tout, et cet homme a deux maîtres : le souverain et le peuple, l’un avec le pouvoir absolu, l’autre avec sa vox populi dont il n’use que rarement, tant l’impression en est durable dans ses effets restrictifs. Voici la manière dont il procède : qu’un fonctionnaire vienne à dépasser la mesure dans ses extorsions, que sa tyrannie soulève contre lui le ressentiment populaire, la foule court en tumulte le trouver à son tribunal, au milieu même de cette pompe quelque peu sordide du yàmen chinois, et, lui présentant avec respect une chaise à porteurs, elle l’invite à vouloir bien s’y asseoir ; puis, sans plus de cérémonie, elle le porte hors des murs de la ville et va le déposer dans la campagne : — cet homme n’est plus rien, c’est un fonctionnaire congédié par son peuple, et il est sans exemple qu’une sentence de ce genre ait été révoquée. Le mandarin, d’un autre côté, doit compter avec ses chefs hiérarchiques, des mains toutes-puissantes desquels dépend sa carrière : un mot de plainte dans un rapport au trône contre lui pour prélèvement irrégulier ou insoumission entraîne sa destitution sommaire. L’obéissance, à tous les rangs de l’échelle administrative, est passive, ce qui nous explique cette puissance absolue des vice-rois et des gouverneurs dans les provinces, bien que quelques-unes soient aussi éloignées de Pékin que le Caucase l’est de Paris. Donc, malgré sa majesté imperturbable, cette classe dirigeante, vue dans ses élémens séparés, demeure perpétuellement pour ainsi dire « entre l’enclume et le marteau, » et c’est ce qui la laisse incapable d’une opposition systématique quelconque, en eût-elle des velléités.

Son antipathie pour l’Europe, dans l’état actuel des affaires, n’est malheureusement pas douteuse : des gens moins entichés n’aimeraient pas voir l’étranger les déranger chez eux, et c’est un travers qu’ils partagent avec d’autres mortels. Seulement, cette fois, l’Empereur a parlé, et, si l’opportunité des réformes est encore discutable dans leur esprit, on leur fait voir le spectre du danger national : l’ordre du jour est la réforme, et il faut obéir, car, dans un avenir prochain, les hommes au pouvoir ne seront plus que des hommes de progrès ; il faudra compter avec eux et se mettre à même de leur complaire autant qu’on l’a fait pour les intransigeans puissans qui s’effacent. La transaction, d’ailleurs, est à plusieurs points de vue acceptable pour tous. Cette noblesse de lettres conservera tous ses privilèges, car les hommes nouveaux continueront comme par le passé à se recruter dans ses rangs ; la période de transformation sera longue : il ne s’agit point d’écarter des affaires la génération actuelle des fonctionnaires pour faire place à d’autres, mais uniquement de préparer et d’accueillir dans ses rangs une génération naissante, aux attributions nouvelles, avec un programme nouveau. Ce sont les fils des présens titulaires qui recueilleront les avantages du nouvel état de choses et devant lesquels s’ouvrira une carrière rapide et certaine ; les premiers élus redoreront le blason familial dont on est si fier et, chez ces pères récalcitrans, l’infatuation du savant s’effacera devant le devoir sacré envers les ancêtres non moins que devant l’intérêt même. Il n’est pas question non plus, ce qui serait une tâche impossible, de contraindre à l’étude des sciences pratiques de vieilles gens qui ont moisi dans les cartons ; c’est à toute une jeune légion de travailleurs et d’ambitieux qu’on offre une manière d’arriver et d’arriver vite. D’où donc viendrait la rébellion ? qui songerait à s’opposer sérieusement à un programme qui ne demande à personne de sacrifice appréciable et qu’on représente à tous comme une nécessité nationale ?

N’oublions pas, en outre, ce que nous avons dit au début de cet article : il existe déjà dans la nation un noyau de réformateurs ardens qui ne demandent qu’à agir, et les hommes rassis, actuellement au pouvoir et qui appuient l’Empereur dans sa résolution, sont eux-mêmes d’anciens récalcitrans convertis : donc, le mouvement a déjà commencé, et commencé dans les plus hautes sphères du gouvernement.

Quant à la procédure à suivre tout d’abord, cette hiérarchie que nous avons dépeinte comme si admirablement établie, et cette cohésion si parfaite de toute la machine administrative résultant de ce système de concours suivis d’un stage à Pékin, nous montrent un moyen pratique à la disposition de S. M. Kouanghsü pour déterminer un commencement d’exécution, et cela sans difficulté, sans secousse. Fidèle à ses traditions, la Chine se révolterait contre l’abandon forcé de ses belles-lettres et de l’étude de ses chers philosophes ; aussi, le gouvernement, s’il est sage, ne changera-t-il rien aux programmes antérieurs, ni aux concours qui lui amènent à Pékin toute la fleur de la race, venant y chercher la dernière consécration et l’appel aux emplois publics : c’est un système de succion ou de tri qui a trop de mérite pour être rejeté. Seulement, entre le dernier ou troisième concours et ce stage après élection à la capitale dont nous avons parlé, on pourrait intercaler un quatrième concours, celui-là tout aux sciences, — à ces sciences de l’Europe dont l’Empire a besoin pour avoir ses légistes, ses financiers, ses ingénieurs, ses nouveaux hommes d’État. Des traités pour toutes ces sciences existent déjà dans la langue, mais il y a un choix scrupuleux à faire, une revision à appliquer, et de plus, pour ces traités, il faut l’adoption d’un style uniforme, simple, clair, qui les rende propres et accessibles à toutes les intelligences : par là s’impose la création d’un bureau supérieur de traduction qui peut devenir l’Académie nationale des sciences, et, à côté, des universités, des écoles de démonstration et d’application, des usines et fabriques-modèles sous la direction des hommes les plus capables, Chinois et Européens.

Et si, graduellement, ce quatrième concours prend le caractère qu’on attache à présent au troisième comme critérium d’aptitude aux charges, tout le mandarinat de la Chine peut, dans une période relativement courte, devenir exclusivement le privilège d’hommes versés dans les sciences et doués chacun d’une spécialité quelconque, celle dont les études lui auront souri le plus, et non plus d’hommes exclusivement adonnés à cette littérature dont l’engouement noie l’intelligence et le génie de toute la nation. Est-il nécessaire d’entrer plus avant dans le détail après ces aperçus qui font voir le point essentiel, la clef du système à adopter pour procéder et progresser sans crise ? On peut aussi sans danger, et pour marcher plus vite, avoir recours à ces missions d’instruction en Europe dont on a déjà essayé, mais dont on n’a pas su tirer tout le parti possible, les jeunes gens ainsi formés n’ayant pas trouvé à leur retour dans leur pays la bienveillance et l’appui officiels nécessaires à leurs débuts. Pour savoir comment s’y prendre et commencer, la Chine n’a qu’à tourner ses regards vers le Japon, et à l’imiter en tout, sans oublier toutefois que sa masse décuple l’oblige à de sages lenteurs ; elle devra s’armer de patience et mener toujours de front sa littérature, les sciences et leurs applications. Elle peut le faire sans peine, car cette race de lettrés, qui pèche tant par défaut de sens pratique, possède en revanche des facultés remarquables pour les longues études, facultés qui sont devenues héréditaires dans les familles : non seulement on étudie en Chine, mais on étudie toute sa vie ; il n’y a pas de peuple au monde dont la littérature renferme des richesses comparables ; il y a tout un monde d’auteurs anciens et modernes dont la culture est de convention, et que tout homme de lettres distingué doit connaître sous peine d’avoir à rougir devant ses pairs.

La classe lettrée ou mandarinat n’est donc pas un obstacle à la réforme de la Chine : elle en sera le véhicule.

III

Nous n’avons encore parlé ni des mandarins militaires ni des Mandchous. Chez les premiers, il y a une hiérarchie avec des grades équivalens aux nôtres, mais qui sont loin de conférer la considération dont jouissent ceux-ci dans nos pays. La Chine, on le sait, méprise la guerre : par ses institutions mêmes et le respect du droit que lui ont inculqué ses philosophes, elle est assurément le pays le plus pacifique de la terre, — nous parlons des Chinois chez eux ! — Les réformes de l’armée seront toutes celles qu’on jugera bon de lui appliquer et seront acceptées sans opposition, car, bien que moins disciplinées que les nôtres, les troupes chinoises ont leur code de lois et savent obéir.

La race mandchoue, autre noblesse d’État, ne connaît d’autres intérêts que ceux de la dynastie dont elle est le plus puissant soutien : casernée à Pékin, ou distribuée en garnison dans les principales capitales des provinces, elle est passivement aux ordres de celui qui est toujours comme son chef de tribu, l’Empereur de Chine, et l’on connaît en outre ce système de dualité, chinois-mandchou, dans l’autorité suprême des provinces, qui place près du yamen du vice-roi un résident mandchou, — le général tartare, — lequel, sans attributions civiles quelconques, est son collègue et son égal pour tout ce qui a trait aux questions militaires ou de police. Les Mandchous étaient autrefois une race guerrière : ils n’ont pu s’adonner aux lettres comme les Chinois, et, pour leur conserver le prestige, on leur donne aussi des titres et des grades littéraires ; mais cela par le moyen de concours spéciaux extrêmement faciles ; aussi ces grades inspirent-ils quelque mépris aux Chinois, toujours à cheval sur « le vrai savoir. » Inutile d’ajouter que ces Mandchous sont corps et âme esclaves des bons plaisirs de Sa Majesté, réforme ou non-réforme.

La plus urgente parmi les réformes gouvernementales qui s’imposent est sans contredit celle des traitemens officiels : le yanglien ou traitement fixe des fonctionnaires est dérisoire et les place tous dans l’obligation de se récupérer par un système de taxes arbitraires ou d’extorsions. L’effet en est déplorable et l’on peut dire que cet abus, dont le degré varie suivant le tempérament, la conscience ou les besoins des individus, est au fond de tout ce qu’il y a de mauvais en Chine ; aussi, peut-on s’attendre à voir prochainement le gouvernement se préoccuper d’y porter remède, et cette mesure entraînera une réforme financière complète. Alors seulement on pourra connaître le revenu exact et les ressources encore si imparfaitement mises en valeur de ce vaste Empire.

Dans tout ce qui précède nous n’avons pas touché à la réforme morale : est-elle nécessaire ? est-elle possible ? est-elle probable ?

En quoi consiste la supériorité d’une race ? Nous pourrions répondre : dans l’excellence de sa loi morale, dans sa vitalité supérieure, dans la puissance de ses moyens d’action. La Chine a toute la vitalité désirable ; les moyens d’action, elle ne les possède pas au même degré que nous, mais elle les cherche et elle les trouvera, car ils ne sont pas la résultante de qualités morales ; d’ailleurs, elle s’apprête à les prendre chez nous. Cette race laborieuse et policée, que nous avons décrite en commençant, peut donc devenir à peu près notre égale en vitalité et en force. Quant à son développement moral, il s’est accompli sans les lumières du christianisme et de sa loi divine : ses principes, pour si parfaits qu’ils soient, émanent de la loi naturelle et l’autorisent à des actes que nous réprouvons, sans nous en rendre compte, par sentiment chrétien. Nous trouvons ce peuple cruel, parce que d’instinct l’homme est cruel dans ses vengeances et ses colères, mais que, chez nous, chrétiens, la nature s’est adoucie : nous avons réglé nos colères et sommes devenus clémens. Devant nos civilisations, — et sinon devant la politique, du moins devant la philosophie, — n’est-ce pas là l’excuse de la Chine pour la cruauté de certaines de ses lois, pour la barbarie même de certains de ses procédés ? Pour s’élever à notre niveau et rétablir la confiance, elle a donc d’autres dons à nous demander que la vapeur, l’électricité et les sciences : il lui faut ceux du christianisme, qui adouciront ses mœurs, aboliront ses lois cruelles et jetteront sur cette sombre humanité le rayon bienfaisant d’un monde idéal, la vie future.

Jusqu’à quel point et dans quel avenir peut-on attendre la conversion de la Chine au christianisme ? Cette immense société, qui s’apprête à rivaliser avec nous, nations chrétiennes, en vitalité et en force, sera-t-elle jamais chrétienne ? Ce n’est pas assurément là le moins intéressant des facteurs du problème chinois ; mais c’est l’un de ceux dont on ose à peine parler, parce que devant lui on s’arrête perplexe. La question commerciale, on la voit clairement avec ses résultats palpables et toujours croissans ; mais des missions, on ne sait guère qu’une chose, c’est qu’elles donnent perpétuellement maille à partir et qu’elles font peu de progrès. Comment se fait-il que, chez ce peuple, que les Jésuites nous ont décrit comme si raisonnable, cette doctrine chrétienne, qui lui apporte précisément la chose la plus essentielle qui lui manque, — la prescience d’une destinée future, — soit reçue avec cette froideur et ne semble pas y vouloir prendre racine ? Les efforts et les sacrifices qu’ont coûté et que coûtent journellement les missions en Chine, on les connaît, on les apprécie : ils sont énormes et grandioses : seulement, si l’on se livre à un examen attentif de la question, on finit par se demander, non plus quelle est la somme de ces efforts, mais bien quelle en est la valeur réelle et quel est leur effet quant au but à atteindre ; or, le résultat, tout compte fait, nous semble assez peu satisfaisant.

Nous avons connu dans le Cantonnais un bon Père français, le plus dévoué des prêtres, mort depuis longtemps à la tâche dans cette province meurtrière où le missionnaire, nous disait-il lui-même avec un sourire d’abnégation, ne dure guère plus de sept à huit ans : il nous confessait que les conversions sincères étaient bien rares ; seulement, que les néophytes même chancelans laissaient plus tard baptiser leurs enfans, et qu’alors ceux-ci faisaient de bons chrétiens ! Ce calcul du bon Père, vraiment bien modeste et qui faisait sa consolation, était cependant encore exagéré, car, à ce compte, après trois siècles de prédication, les néophytes seraient légion en Chine, et tel n’est pas le cas. Mais, si nous enregistrons avec tant de soin cet aveu du saint prêtre en toute sa simplicité, c’est qu’il nous fournit un fait à retenir, fait qui nous permet d’entrevoir les causes pour lesquelles le christianisme progresse si lentement en Chine. Nous avons montré plus haut ce qu’est le peuple, simple, doux, industrieux, et, au-dessus de lui, la classe lettrée, qui a le monopole exclusif de la culture intellectuelle et de l’influence. Eh bien ! on peut établir comme règle à peu près absolue que les convertis appartiennent exclusivement à la classe du peuple, et que, dans l’autre classe, celle des lettrés, le converti n’existe pas. Il serait du domaine de la philosophie de montrer jusqu’à quel point un homme illettré, perpétuellement entouré d’influences contraires, — influences sentimentales, familiales et d’intérêt, — peut jamais devenir un néophyte convaincu ; en tout cas, il est permis de conclure qu’il ne peut jamais être qu’un bien pauvre agent de transmission ou d’inoculation quand il s’agit, comme c’est le cas, d’une doctrine étrangère. C’est là le fait capital qui explique le retard du progrès évangélique en Chine.

Mais pourquoi le lettré ne se convertit-il pas ? C’est qu’étant fort intelligent et très cultivé, il pense, il observe, il analyse comme nous le ferions nous-mêmes et qu’il trouve dès le début deux choses qui l’arrêtent et qui l’empêchent de continuer ses recherches. Premièrement, des anomalies : à côté du catholicisme, il découvre le protestantisme, l’anglicanisme et toute la série en isme des pasteurs anglais et américains, et qu’il ne voit pas la raison pour laquelle il se déciderait pour l’un plutôt que pour l’autre ; et, secondement, l’intolérance : car, par exemple, dans la religion catholique, qu’il préférerait sans contredit aux autres, s’il se décidait à faire un choix, il trouve des obstacles infranchissables et qui pour lui sont irraisonnables. Parmi ces obstacles, citons-en trois : le culte à la mémoire des ancêtres, le culte à la mémoire du sage national, Confucius, et la défense du mariage entre chrétiens et païens.

Lorsqu’on interroge un lettré bien au fait de ses classiques sur le rite à la mémoire des ancêtres et de Confucius et qu’on lui laisse entendre qu’il croit au surnaturel puisqu’il invoque leurs esprits, il vous rit au nez, surpris qu’on puisse le croire si niais : il vous explique alors avec recueillement que cette vénération qu’il porte à la mémoire de ses bienfaiteurs, — ses auteurs, qui lui ont donné l’être, le nom, le rang, et l’autre, le Maître qui lui a laissé des enseignemens dont il a fait sa règle de conduite et de morale, — que cette vénération n’est qu’un culte de gratitude, un hommage de reconnaissance, qu’il exprime suivant la manière chinoise par des prosternations et des offrandes d’encens et de viandes ; — viandes sur lesquelles, après la cérémonie, toute la famille festoie joyeusement. Il est difficile d’y voir autre chose que des cérémonies commémoratives, et, s’il y a quelques nuances entre ces cérémonies et celles que nous accomplissons dans nos pays chrétiens en déposant les restes de nos grands hommes au Panthéon et des couronnes sur les tombes des morts dont nous chérissons la mémoire, il faut convenir que ces nuances paraissent insaisissables. C’est du reste ce que pensaient eux-mêmes les premiers Jésuites, qui n’ont jamais voulu voir dans ce culte qu’un rite civil. Or, quelle est la conséquence de ces trois défenses ? Parmi le peuple, elles retranchent moralement les chrétiens du reste de la nation, pour en faire une caste à part : ils ne peuvent plus contracter d’alliance avec les familles de leurs concitoyens, ils ne participent plus aux réjouissances publiques, ils deviennent suspects et antipathiques à leurs voisins : il y a persécution sourde, il y a litiges, il y a haine : et nous savons jusqu’où peut aller cette haine, puisque les Boxeurs ont pris la peine de nous le montrer récemment. Quant au lettré, lui, s’il se convertit, non seulement il répudie toutes les traditions de famille qui l’obligent à respecter le culte des ancêtres, mais il devient un renégat quant aux traditions du corps auquel il appartient, puisqu’il cesse de rendre le rite d’État au sage national et qu’il se rend impropre, de ce fait, à toutes fonctions publiques. Comprend-on bien l’énormité de ces sacrifices ?

En 1581, Matthieu Ricci posa le pied sur la terre de Chine et fit lui-même œuvre d’apôtre jusqu’en 1610, œuvre qui fut continuée, sur les bases qu’il avait établies, par la vaillante cohorte des premiers jésuites pendant plus d’un siècle. Ceux-ci firent merveille, et on les trouve partout accueillis, même à la Cour où plusieurs devinrent précepteurs, amis ou conseillers des premiers empereurs de cette dynastie. C’était un apostolat ouvert et grandiose. Ils avaient fait certaines concessions à l’usage chinois et admettaient chez leurs néophytes la pratique du culte des ancêtres et de Confucius. Malheureusement, une discussion dogmatique s’éleva entre eux et de nouveaux apôtres, et, en 1703, c’est-à-dire cent vingt-deux ans après l’arrivée de Ricci, Clément XI trancha la question en donnant tort aux Jésuites d’avoir permis ce culte à leurs néophytes : cette sentence infirmait tous les résultats acquis jusque-là. Ceux qui, dans la partie pensante et influente de la nation, s’intéressaient aux missions, y compris l’Empereur Kouanghsi lui-même, s’en indignèrent, et, sur un tollé universel des lettrés en 1723, l’exercice du culte catholique fut interdit dans toute la Chine : l’ère de la lutte et des persécutions commençait.

Depuis lors, la philosophie chrétienne a vieilli de deux siècles : quelle issue voit-elle à cette situation embarrassée que nous venons de constater ? Aujourd’hui la Chine s’oriente : elle arrive au tournant du chemin ; et le temps presse, car dorénavant on est en droit de se demander si la Chine forte sera toujours la Chine à demi tolérante qu’elle est encore aujourd’hui.


A. T. Piry.

Pékin, 16 mars 1901.
  1. Les premiers Jésuites qui visitèrent la Chine, et notamment Ricci (1581 à 1610), avaient choisi le mot T’ien pour désigner Dieu en Chinois ; mais, dès l’arrivée des Dominicains en 1631, commencèrent de longues controverses ; on accusa les Jésuites de chercher, par ce choix du mot T’ien et l’autorisation qu’ils accordaient à leurs néophytes de continuer leur culte à la mémoire des ancêtres et du sage Confucius, à assimiler la doctrine du vrai Dieu à la religion des Chinois. La question fut portée devant Innocent X, qui, en 1645, condamna les Jésuites ; mais, dix ans plus tard, Alexandre VII leva cette sentence en déclarant que les rites chinois en litige étaient purement civils et ne pouvaient d’aucune façon porter atteinte aux dogmes de la foi chrétienne. La question en resta là jusqu’en 1703, date à laquelle Clément XI condamna de nouveau les Jésuites. L’empereur K’anghsi se mêla lui-même de la question : il tint pour les Jésuites et déclara que seuls les missionnaires qui suivaient les principes de Ricci seraient autorisés en Chine.
    (Le Saint-Édit, note p. 136.)