Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 220-234).


XIII. — LE PETIT CHIEN


QUI SECOUE DE L’ARGENT ET DES PIERRERIES.


La clef du coffre fort et des cœurs, c’est la mesme
Que si ce n’est celle des cœurs,
C’est du moins celle des faveurs :
Amour doit à ce stratagême
La plus grand’part de ses exploits :
A-t-il épuisé son carquois,
Il met tout son salut en ce charme suprême.
Je tiens qu’il a raison ; car qui hait les presens ?
Tous les humains en sont friands,

Princes, Roys, Magistrats : ainsi quand une belle
En croira l’usage permis,
quand Venus ne fera que ce que fait Themis,
Je ne m’écrieray pas contre-elle.
On a bien plus d’une querelle
A luy faire sans celle-là,
Un Juge Mantoüan belle femme épousa.
Il s’appelloit Anselme ; on la nommoit Argie ;
Luy déja vieux barbon, elle jeune et jolie,
Et de tous charmes assortie.
L’Epoux, non content de cela,
Fit si bien par sa jalousie,
Qu’il rehaussa de prix celle-là qui d’ailleurs
Meritoit de se voir servie
Par les plus beaux et les meilleurs.
Elle le fut aussi : d’en dire la maniere,
Et comment s’y prit chaque Amant,
Il seroit long ; suffit que cet objet charmant
Les laissa soûpirer, et ne s’en emût guere.
Amour établissoit chez le Juge ses loix ;
Quand l’Estat Mantoüan, pour chose de grand poids,
Resolut d’envoyer ambassade au Saint Pere.
Comme Anselme estoit Juge, et de plus Magistrat,
Vivoit avec assez d’éclat ;
Et ne manquoit pas de prudence,
On le députe en diligence.
Ce ne fut pas sans resister,
Qu’au choix qu’on fit de luy consentit le bon homme :
L’affaire estoit longue à traiter ;
Il devoit demeurer dans Rome
Six mois, et plus encor ; que sçavoit-il combien ?
Tant d’honneur pouvoit nuire au conjugal lien :
Longue ambassade et long voyage
Aboutissent à cocüage.
Dans cette crainte, nostre Epoux
Fit cette harangue à la Belle.
On nous sépare, Argie ; adieu, soyez fidele
A celuy qui n’aime que vous.

Jurez le moy : car, entre-nous,
J’ay sujet d’estre un peu jaloux.
Que fait autour de nostre porte
Cette soûpirante cohorte ?
Vous me direz que jusqu’icy
La cohorte a mal reüssi :
Je le crois ; cependant, pour plus grande assurance,
Je vous conseille en mon absence
De prendre pour séjour nôtre maison des champs.
Fuyez la Ville et les Amans,
Et leurs presens ;
L’invention en est damnable ;
Des machines d’Amour c’est la plus redoutable :
De tout temps le monde a veu Don
Estre le pere d’abandon.
Declarez-luy la guerre ; et soyez sourde, Argie,
A sa sœur cajolerie.
Dés que vous sentirez approcher les blondins,
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains.
Rien ne vous manquera ; je vous fais la maistresse
De tout ce que le Ciel m’a donné de richesse :
Tenez, voila les clefs de l’argent, des papiers ;
Faites-vous payer des fermiers ;
Je ne vous demande aucun conte :
Suffit que je puisse sans honte
Aprendre vos plaisirs ; je vous les permets tous,
Hors ceux d’amour, qu’à vostre Epoux
Vous garderez entiers pour son retour de Rome :
C’en estoit trop pour le bon homme ;
Helas ! il permettoit tous plaisirs, hors un point
Sans lequel seul il n’en est point.
Son Epouse luy fit promesse solemnelle
D’estre sourde, aveugle, et cruelle,
Et de ne prendre aucun present ;
Il la retrouveroit au retour route telle
qu’il la laissoit en s’en allant,
Sans nul vestige de Galant.
Anselme estant party, tout aussi-tost Argie

S’en alla demeurer aux champs ;
Et tout aussi-tost les Amans
De l’aller voir firent partie.
Elle les renvoya ; ces gens l’embarrassoient,
L’atiedissoient, l’affadissoient,
L’endormoient en contant leur flame :
Ils déplaisoient tous à la Dame,
Hormis certain jeune blondin,
Bienfait, et beau par excellence,
Mais qui ne put par sa souffrance
Amener à son but cet objet inhumain.
Son nom c’estoit Atis, son mestier paladin.
Il ne plaignit en son dessein
Ny les soûpirs ny la dépense.
Tout moyen par luy fut tenté :
Encor si des soûpirs il se fut contenté !
La source en est inépuisable ;
Mais de la dépense, c’est trop.
Le bien de nostre Amant s’en va le grand galop ;
Voila mon homme miserable.
Que fait-il ? il s’éclipse ; il part, il va chercher
Quelque desert pour se cacher.
En chemin il rencontre un homme,
Un Manant, qui, foüillant avecque son bâton,
Vouloit faire sortir un serpent d’un buisson ;
Atis s’enquit de la raison.
C’est, reprit le Manant, afin que je l’assomme.
Quand j’en rencontre sur mes pas,
Je leur fais de pareilles festes.
Amy, reprit Atis, laisse-le ; n’est-il pas
Creature de Dieu comme les autres bestes ?
Il est à remarquer que nostre Paladin
N’avoit pas cette horreur commune au genre humain
Contre la gent reptile, et toute son espece ;
Dans ses armes il en portoit,
Et de Cadmus il descendoit,
Celuy-là qui devint serpent sur sa vieillesse.
Force fut au Manant de quitter son dessein.

Le serpent se sauva ; nostre Amant à la fin
S’establit dans un bois écarté, solitaire :
Le silence y faisoit sa demeure ordinaire,
Hors quelque oiseau qu’on entendoit,
Et quelque Echo qui répondoit.
Là le bon-heur et la misere
Ne se distinguoient point, égaux en dignité
Chez les 1oups qu’hébergeoit ce lieu peu frequenté.
Atis n’y rencontra nulle tranquillité.
Son amour l’y suivit ; et cette solitude,
Bien loin d’estre un remede à son inquietude,
En devint mesme l’aliment,
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment.
Il s’ennuya bien-tost de ne plus voir sa Belle.
Retournons, ce dit-il, puis que c’est nostre sort :
Atis, il t’est plus doux encor
De la voir ingrate et cruelle,
Que d’estre privé de ses traits :
Adieu ruisseaux, ombrages frais,
Chants amoureux de Philomele ;
Mon inhumaine seule attire à soy mes sens :
Esloigné de ses yeux, je ne vois ny n’entends.
L’esclave fugitif se va remettre encore
En ses fers, quoy que durs, mais, helas ! trop cheris.
Il approchoit des murs qu’une Fee a bastis ;
Quand sur les bords du Mince, à l’heure que l’Aurore
Commence à s’eloigner du sejour de Thetis,
Une Nimphe en habit de Reine,
Belle, majestueuse, et d’un regard charmant ;
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre Amant
Qui resvoit alors à sa peine.
Je veux, dit-elle, Atis, que vous soyez heureux :
Je le veux, je le puis, estant Manto la Fée,
Vostre amie et vostre obligée.
Vous connoissez ce nom fameux.
Mantouë en tient le sien : jadis en cette terre,
J’ay posé la premiere pierre
De ces murs, en durée égaux aux bastimens

Dont Menphis void le Nil laver les fondemens.
La Parque est inconnuë à toutes mes pareilles :
Nous operons mille merveilles ;
Mal-heureuses pourtant de ne pouvoir mourir ;
Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir
Toute infirmité de la nature humaine :
Nous devenons serpens un jour de la semaine.
Vous souvient-il qu’en ce lieu-cy
Vous en tirastes un de peine ?
C’estoit moy, qu’un Manant s’en alloit assommer ;
Vous me donnastes assistance :
Atis, je veux, pour recompense,
Vous procurer la joüissance
De celle qui vous fait aimer.
Allons-nous-en la voir, je vous donne assurance
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps
Vous gagnerez par vos presens
Argie et tous ses surveillans.
Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde,
A pleines mains répandez l’or,
Vous n’en manquerez point, c’est pour vous le tresor
Que Lucifer me garde en sa grote profonde.
Vostre Belle sçaura quel est nostre pouvoir.
Mesme, pour m’approcher de cette inexorable,
Et vous la rendre favorable,
En petit chien vous m’allez
Faisant mile tours sur l’herbette ;
Et vous, en pelerin joüant de la musette,
Me pourrez à ce son mener chez la beauté
Qui tient vostre cœur enchanté.
Aussi-tost fait que dit ; nostre Amant et la Fée
Changent de forme en un instant :
Le voila pelerin chantant comme un Orphée,
Et Manto petit chien faisant tours et sautant.
Ils vont au Chasteau de la Belle.
Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux :
Le petit chien fait rage, aussi fait l’amoureux ;
Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle.

Madame entend ce bruit, et sa Nourrice y court.
On luy dit qu’elle vienne admirer à son tour
Le Roy des épagneux, charmante creature,
Et vray miracle de nature.
Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours :
Madame en fera ses amours ;
Car, veuille ou non son Maistre, il faut qu’il le luy vende,
S’il n’aime mieux le luy donner.
La Nourrice en fait la demande.
Le Pelerin, sans tant tourner,
Luy dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose ;
Et voicy ce qu’il luy propose :
Mon chien n’est point à vendre, à donner encor moins,
Il fournit à tous mes besoins :
Je n’ay qu’à dire trois paroles,
Sa pate entre mes mains fait tomber à l’instant,
Au lieu de puces, des pistoles,
Des perles, des rubis, avec maint diamant.
C’est un prodige enfin ; Madame cependant
En a, comme on dit, la monnoye.
Pourveu que j’aye cette joye
De coucher avec elle une nuit seulement,
Favory sera sien dés le mesme moment.
La proposition surprit fort la Nourrice.
Quoy ! Madame l’Ambassadrice !
Un simple Pelerin ! Madame à son chevet
Pourroit voir un bourdon ! Et si l’on le sçavoit !
Si cette mesme nuit quelque Hospital avoit
Hebergé le Chien et son Maistre !
Mais ce Maistre est bienfait, et beau comme le jour ;
Cela fait passer en Amour ;
Quelque bourdon que ce puisse estre.
Atis avoit changé de visage et de traits ;
On ne le connut pas, c’estoient d’autres attraits.
La Nourrice ajoustoit : A gens de cette mine
Comment peut-on refuser rien ?
Puis celuy-cy possede un Chien
Que le Royaume de la Chine

Ne payeroit pas de tout son or :
Une nuit de Madame aussi c’est un tresor.
J’avois oublié de vous dire
Que le drole à son Chien feignit de parler bas :
Il tombe auss-tost dix ducats
Qu’à la Nourrice offre le Sire.
Il tombe encore un diamant :
Atis en riant le ramasse.
C’est, dit-il, pour Madame ; obligez-moy, de grace,
De le luy presenter avec mon compliment.
Vous direz à son Excellence
Que je luy suis acquis. La Nourrice à ces mots
Court annoncer en diligence
Le petit Chien et sa science,
Le Pelerin et son propos.
Il ne s’en falut rien qu’Argie
Ne batist sa Nourrice. Avoir l’effronterie
De luy mettre en l’esprit une telle infamie !
Avec qui ? Si c’estoit encor le pauyre Atis !
Helas ! mes cruautez sont cause de sa perte.
Il ne me proposa jamais de tels partis.
Je n’aurois pas d’un Roy cette chose soufferte ;
Quelque don que l’on pust m’offrir,
Et d’un porte-bourdon je la pourrois souffrir,
Moy qui suis une Ambassadrice !
Madame, reprit la Nourrice,
Quand vous seriez Imperatrice,
Je vous dis que ce Pelerin
A dequoy marchander, non pas une mortelle,
Mais la Deesse la plus belle.
Atis, vostre beau Paladin,
Ne vaut pas seulement un doigt du personnage.
Mais mon mary m’a fait jurer,
Eh quoy ? de luy garder la foy de mariage.
Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage
Que le premier n’a fait ? qui l’ira declarer ?
Qui le sçaura ? J’en vois marcher teste levée,
Qui n’iroient pas ainsi, j’ose vous l’assurer,

Si sur le bout du nez tache pouvoit montrer
Que telle chose est arrivée ;
Cela nous fait-il empirer
D’une ongle ou d’un cheveu ? Non, Madame, il faut estre
Bien habile pour reconnoistre
Bouche ayant employé son temps et ses appas
D’avec bouche qui s’est tenuë à ne rien faire ;
Donnez-vous, ne vous donnez pas,
Ce sera toûjours mesme affaire.
Pour qui mesnagez-vous les tresors de l’Amour ?
Pour celuy qui, je crois, ne s’en servira guere ;
Vous n’aurez pas grand’peine à fester son retour.
La fausse vieille sceut tant dire,
Que tout se reduisit seulement à douter
Des merveilles du Chien et des charmes du sire :
Pour cela l’on les fit monter :
La Belle estoit au lit encore.
L’Univers n’eut jamais d’aurore
Plus paresseuse à se lever.
Nostre feint Pelerin traversa la ruelle
Comme un homme ayant veu d’autres gens que des Saints
Son compliment parut galand et des plus fins :
Il surprit et charma la Belle.
Vous n’avez pas, ce luy dit-elle,
La mine de vous en aller
A S. Jacques de Compostelle.
Cependant, pour la regaler,
Le Chien a son tour entre en lice.
On eust veu sauter Favory
Pour la Dame et pour la Nourrice,
Mais point du tout pour le Mary.
Ce n’est pas tout ; il se secouë :
Aussi-tost perles de tomber,
Nourrice de les ramasser,
Soubrettes de les enfiler,
Pelerin de les attacher
A de certains bras dont il louë
La blancheur et le reste. Enfin il fait si bien,

Qu’avant que partir de la place
On traite avec luy de son Chien.
On luy donne un baiser pour arrhes de la grace
Qu’il demandoit, et la nuit vint.
Aussi-tost que le drosle tint
Entre ses bras Madame Argie,
Il redevint Atis ; la Dame en fut ravie ;
C’estoit avec bien plus d’honneur
Traiter Monsieur l’Ambassadeur.
Cette nuit eut des sœurs, et mesme en trés-bon nombre.
Chacun s’en apperceut ; car d’enfermer sous l’ombre
Une telle aise, le moyen ?
Jeunes gens font-ils jamais rien
Que le plus aveugle ne voye ?
A quelques mois de là, le S. Pere renvoye
Anselme avec force Pardons,
Et beaucoup d’autres menus dons.
Les biens et les honneurs pleuvoient sur sa personne.
De son vicegerent il apprend tous les soins :
Bons certificats des voisins ;
Pour les Valets, nul ne luy donne
D’éclaircissement sur cela,
Monsieur le Juge interrogea
La Nourrice avec les Soubrettes,
Sages personnes et discretes ;
Il n’en put tirer ce secret :
Mais, comme parmy les femelles
Volontiers le Diable se met,
Il survint de telles querelles,
La Dame et la Nourrice eurent de tels debats,
Que celle-cy ne manqua pas
A se venger de l’autre, et declarer l’affaire.
Deust-elle aussi se perdre, il falut tout conter.
D’exprimer jusqu’où la colere
Ou plûtost la fureur de l’Epoux put monter,
Je ne tiens pas qu’il soit possible ;
Ainsi je m’en tairay : on peut par les effets
Juger combien Anselme estoit homme sensible.

Il choisit un de ses Valets,
Le charge d’un billet, et mande que Madame
Vienne voir son Mary malade en ta Cité.
La Belle n’avoit point son Village quitté :
L’époux alloit, venoit, et laissoit là sa femme.
Il te faut en chemin écarter tous ses gens,
Dit Anselme au porteur de ces ordres pressans ;
La perfide a couvert mon front d’ignominie :
Pour satisfaction je veux avoir sa vie.
Poignarde-la ; mais prends ton temps :
Tasche de te sauver : voila pour ta retraite ;
Prend cet or : si tu fais ce qu’Anselme souhaite,
Et punis cette offense-là,
Quelque part que tu sois, rien ne te manquera.
Le valet va trouver Argie,
Qui par son Chien est avertie.
Si vous me demandez comme un Chien avertit,
Je crois que par la jupe il tire ;
Il se plaint, il jappe, il soûpire,
Il en veut à chacun ; pour peu qu’on ait d’esprit,
On entend bien ce qu’il veut dire.
Favory fit bien plus ; et tout bas il apprit
Un tel peril à sa Maistresse.
Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien :
Reposez-vous sur moy ; j’en empescheray bien
Ce valet à l’ame traistresse.
Ils estoient en chemin, prés d’un bois qui servoit
Souvent aux voleurs de refuge :
Le Ministre cruel des vengeances du Juge
Envoye un peu devant le train qui les suivoit ;
Puis il dit l’ordre qu’il avoit.
La Dame disparoist aux yeux du personnage :
Manto la cache en un nüage.
Le valet estonné retourne vers l’Epoux,
Luy conte le miracle ; et son Maistre en courroux
Va luy-mesme à l’endroit. O prodige ! ô merveille !
Il y trouve un Palais de beauté sans pareille :
Une heure auparavant c’estoit un champ tout nu.

Anselme, à son tour éperdu,
Admire ce Palais basty non pour des hommes,
Mais apparamment pour des Dieux :
Appartemens dorez, meubles trés-precieux,
Jardins et bois delicieux ;
On auroit peine à voir, en ce siecle où nous sommes,
Chose si magnifique et si riante aux yeux.
Toutes les portes sont ouvertes ;
Les chambres sans hoste et desertes ;
Pas une ame en ce Louvre ; excepté qu’à la fin
Un More trés-lippu, trés-hideux, trés-vilain,
S’offre aux regards du Juge, et semble la copie
D’un Esope d’Ethiopie.
Nostre Magistrat l’ayant pris
Pour le Balayeur du logis,
Et croyant l’honorer luy donnant cet office :
Cher amy, luy dit-il, apprend-nous à quel Dieu
Appartient un tel edifice ;
Car de dire un Roy, c’est trop peu.
Il est à moy, reprit le More.
Nostre Juge à ces mots se prosterne, l’adore,
Luy demande pardon de sa temerité.
Seigneur, ajousta-t-il, que vostre Deïté
Excuse un peu mon ignorance.
Certe, tout l’Univers ne vaut pas la chevance
Que je rencontre icy. Le More luy répond :
Veux-tu que je t’en fasse un don ?
De ces lieux enchantez je te rendray le Maistre,
A certaine condition.
Je ne ris point ; tu pourras estre
De ces lieux absolu Seigneur,
Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur.
…. Entends-tu ce langage ?
Et sçais-tu quel est cet usage ?
Il te le faut expliquer mieux.
Tu connois l’Echanson du Monarque des Dieux ?

Anselme.
Ganimede ?

Le More.
Celuy-là mesme.
Prend que je sois Jupin le Monarque suprême,
Et que tu sois le Jouvenceau :
Tu n’es pas tout-à-fait si jeune ny si beau.
Anselme.
Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sure :
Regardez la vieillesse, et la magistrature.
Le More.
Moy railler ? point du tout.
Anselme.
Seigneur.
Le More.
Ne veux-tu point ?
Anselme.
Seigneur… Anselme ayant examiné ce point
Consent à la fin au mystere.
Maudit amour des dons, que ne fais-tu pas faire !
En Page incontinent son habit est changé :
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausse troussé.
La barbe seulement demeure au personnage.
L’enfant d’honneur Anselme avec cet équipage
Suit le More par tout. Argie avoit oüy
Le Dialogue entier, en certain coin cachée.
Pour le More lippu, c’estoit Manto la Fée,
Par son art métamorphosée,
Et par son art ayant basty
Ce Louvre en un moment ; par son art fait un Page
Sexagenaire et grave. A la fin au passage
D’une chambre à une autre, Argie à son mary
Se montre tout d’un coup : Est-ce Anselme, dit-elle,
Que je vois ainsi déguisé ?
Anselme ? il ne se peut ; mon œil est abusé.
Le vertueux Anselme à la sage cervelle
Me voudroit-il donner une telle leçon ?

C’est luy pourtant. Oh ! oh ! Monsieur nostre barbon,
Nostre Legislateur, nostre homme d’ambassade,
Vous estes à cet âge homme de mascarade ?
Homme de ? la pudeur me défend d’achever.
Quoy ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire
Vous qu’Argie a pensé trouver
En un fort plaisant adultere !
Du moins n’ay-je pas pris un More pour Galant :
Tout me rend excusable, Atis, et son merite,
Et la qualité du present.
Vous verrez tout incontinent
Si femme qu’un tel don à l’amour solicite
Peut resister un seul moment.
More, devenez Chien. Tout aussi-tost le More
Redevient petit Chien encore.
Favory, que l’on danse ; à ces mots Favory
Danse, et tend la pate au mary.
Qu’on fasse tomber des pistoles ;
Pistoles tombent à foison :
Eh bien, qu’en dites-vous ? sont-ce choses frivoles ?
C’est de ce Chien qu’on m’a fait don.
Il a basty cette maison.
Puis faites-moy trouver au monde une Excellence,
Une Altesse, une Majesté,
Qui refuse sa joüissance
A dons de cette qualité,
Sur tout quand le donneur est bienfait et qu’il aime,
Et qu’il merite d’estre aimé.
En eschange du Chien, l’on me vouloit moy-mesme ;
Ce que vous possedez de trop, je l’ay donné,
Bien entendu, Monsieur ; suis-je chose si chere ?
Vrayment vous me croiriez bien pauvre ménagere
Si je laissois aller tel Chien à ce prix-là.
Sçavez-vous qu’il a fait le Louvre que voila ?
Le Louvre pour lequel… Mais oublions cela ;
Et n’ordonnez plus qu’on me tuë,
Moy qu’Atis seulement en ses laqs a fait cheoir ;
Je le donne à Lucrece, et voudrois bien la voir

Des mesmes armes combatuë.
Touchez-là, mon mary ; la paix ; car aussi bien
Je vous défie ayant ce Chien :
Le fer ny le poison pour moy ne sont à craindre :
Il m’avertit de tout ; il confond les jaloux ;
Ne le soyez donc point ; plus on veut nous contraindre,
Moins on doit s’assurer de nous.
Anselme accorda tout : qu’eust fait le pauvre Sire ?
On luy promit de ne pas dire
Qu’il’ avoit esté Page. Un tel cas estant teu,
Cocüage, s’il eust voulu,
Auroit eu ses franches coudées.
Argie en rendit grace : et compensations
D’une et d’autre part accordées,
On quitta la campagne à ces conditions.
Que devint le Palais ? dira quelque critique.
Le Palais ? que m’importe ? il devint ce qu’il put.
A moy ces questions ! suis-je homme qui se pique
D’estre si regulier ? Le Palais disparut.
Et le Chien ? le Chien fit ce que l’Amant voulut.
Mais que voulut l’Amant ? Censeur, tu m’importunes.
Il voulut par ce Chien tenter d’autres fortunes.
D’une seule conqueste est-on jamais content ?
Favory se perdoit souvent :
Mais chez sa premiere Maistresse
Il revenoit toûjours. Pour elle, sa tendresse
Devint bonne amitié. Sur ce pied, nostre Amant
L’alloit voir fort assidument :
Et mesme en l’accommodement
Argie à son Epoux fit un serment sincere
De n’avoir plus aucune affaire.
L’Epoux jura de son costé
Qu’il n’auroit plus aucun ombrage,
Et qu’il vouloit estre foüetté
Si jamais on le voyoit Page.