Le Petit Pierre/Texte entier

Calmann-Lévy (p. 1-336).

LE PETIT PIERRE


I

INCIPE, PARVE PUER, RISU COGNOSCERE MATREM


Ma mère m’a souvent rapporté diverses circonstances de ma naissance qui ne m’ont pas paru aussi considérables qu’elle se le figurait. Je n’y ai guère pris garde et elles m’ont échappé.

Quand vient l’enfant à recevoir,
Il faut la sage-femme avoir
Et des commères un grand tas…

Du moins puis-je affirmer, par ouï-dire, que, à la fin du règne de Louis-Philippe, l’usage dont parlent ces vers d’un vieux Parisien n’était pas tout à fait perdu. Car il y eut grande assemblée de dames respectables dans la chambre de madame Nozière pour y attendre ma venue. On était en avril ; il faisait frais. Quatre ou cinq commères du quartier, entre autres madame Caumont, la libraire, madame veuve Dusuel, madame Danquin, mettaient des bûches dans la cheminée et buvaient du vin chaud pendant que ma mère ressentait les grandes douleurs.

— Criez, madame Nozière, criez tout votre saoul, disait madame Caumont ; cela vous soulagera.

Madame Dusuel, ne sachant où mettre sa fille Alphonsine, âgée de douze ans, l’avait amenée dans la chambre, d’où elle la faisait sortir à chaque instant, de crainte que je ne me présentasse tout à coup à une si jeune demoiselle, ce qui n’eût pas été convenable.

Ces dames n’avaient pas le bec gelé et caquetaient, à ce qu’on m’a rapporté, comme au vieux temps. Madame Caumont contait abondamment, au grand déplaisir de ma mère, de terribles histoires de regards. Une femme enceinte de sa connaissance, ayant rencontré un cul-de-jatte qui tenait un fer à repasser dans chaque main et demandait l’aumône, accoucha d’un enfant sans jambes. Elle-même, portant sa fille Noémi, avait eu peur d’un lièvre qui lui était parti dans les jambes ; et Noémi était née avec des oreilles pointues, qui remuaient.

À minuit les douleurs cessèrent et le travail s’interrompit. On avait d’autant plus sujet d’inquiétude que ma mère avait accouché précédemment d’un enfant mort et failli mourir. Toutes les femmes donnaient leur avis ; madame Mathias, la vieille bonne, ne savait à qui entendre. Mon père entrait toutes les cinq minutes dans la chambre, très pâle, et sortait sans dire un mot. Médecin, habile praticien, et accoucheur quand il en était requis, il s’interdisait d’intervenir dans les couches de sa femme et avait appelé son confrère le vieux Fournier, élève de Cabanis. Dans la nuit, le travail reprit.

Je vins au monde à cinq heures du matin.

— C’est un garçon, dit le vieux Fournier.

Et toutes les commères s’écrièrent ensemble qu’elles l’avaient bien dit.

Madame Morin me lava avec une grosse éponge dans un bassin de cuivre. Cela fait songer aux vieilles peintures qui représentent la nativité de Marie. Mais, à vrai dire, je fus trempé dans un chaudron à faire les confitures. Madame Morin annonça que je portais une tache rouge sur le rein gauche due à une envie de cerises qu’avait eue ma mère dans le jardin de la tante Chausson, tandis qu’elle me portait. À quoi le vieux Fournier, qui tenait en grand mépris les préjugés populaires, répliqua qu’il était heureux que madame Nozière s’en fût tenue, pendant la gestation, à un désir si modique, car, si elle se fût laissée aller à souhaiter des plumes, des bijoux, un cachemire, une calèche à quatre chevaux, un hôtel, un château, un parc, je n’eusse point eu assez de peau dans toute ma chétive personne pour porter l’empreinte de ces vastes envies.

— Vous direz ce que vous voudrez, docteur, fit madame Caumont ; mais, la nuit de Noël, ma sœur Malvina étant dans une position intéressante fut prise d’une envie irrésistible de faire réveillon et sa fille…

— Naquit avec un boudin pendu au bout du nez, n’est-ce pas ? interrompit le docteur.

Et il recommanda à madame Morin de ne pas m’emmailloter trop serré.

Cependant, je criais si fort qu’on crut que j’allais étouffer.

J’étais rouge comme une tomate et, de l’aveu de tous, un vilain petit animal. Ma mère demanda à me voir, se souleva à demi, me tendit les bras, me sourit et laissa retomber sur l’oreiller sa tête fatiguée. Je reçus ainsi, pour ma bienvenue, de sa bouche tendre et pure, ce sourire sans lequel on n’est digne, selon le poète, ni de la table des dieux, ni du lit des déesses.

La circonstance de ma naissance qui m’a paru la plus remarquable, c’est que Puck, qui depuis fut nommé Caire, vint au monde en même temps que moi, dans la chambre voisine, sur un vieux tapis. De basse extraction, Finette, sa mère, avait beaucoup d’esprit. Un vieil ami de mon père, M. Adelestan Bricou, qui était libéral et réclamait la réforme, vantait, sur l’exemple de Finette, l’intelligence du peuple. Puck ne ressemblait pas à sa mère brune et frisée ; il avait le poil jaune, court et rude, mais il tenait d’elle des manières communes et un esprit distingué. Nous grandîmes ensemble et mon père fut obligé de reconnaître que l’intelligence de son chien se développait plus rapidement que celle de son fils et qu’au bout de cinq et six années entières, pour le sens de la vie et la connaissance de la nature, Puck l’emportait encore de beaucoup sur le petit Pierre Nozière. Cette constatation lui était pénible parce qu’il était père et aussi que sa doctrine n’accordait pas volontiers aux animaux une part de cette sagesse qu’elle proclamait le propre de l’homme.

Napoléon, à Sainte-Hélène, se montra surpris qu’O’Méara, qui était médecin, ne fût point athée. S’il eût vu mon père, il eût vu un médecin spiritualiste, qui, comme tel, croyait en un dieu distinct du monde et à une âme distincte du corps.

— L’âme, disait-il, est la substance ; le corps, l’apparence. Les mots l’expriment d’eux-mêmes : l’apparence est ce qui se voit, et qui dit substance dit chose cachée.

Malheureusement, je n’ai jamais pu m’intéresser à la métaphysique. Mon esprit se modela sur celui de mon père comme cette coupe moulée sur le sein d’une amante ; il en reproduisit en creux les plus suaves rondeurs. Mon père se faisait de l’âme humaine et de sa destinée une idée sublime ; il la croyait faite pour les cieux ; cette foi le rendait optimiste. Mais, dans le commerce ordinaire de la vie, il se montrait grave et parfois sombre. Comme Lamartine, il riait rarement, n’avait nul sens du comique, ne pouvait souffrir la caricature et ne goûtait ni Rabelais, ni La Fontaine. Enveloppé d’une sorte de mélancolie poétique, il était vraiment un fils du siècle ; il en avait l’esprit et l’attitude. Sa coiffure comme son habit étaient en harmonie avec le génie de l’heure romantique. Les hommes de cette génération se coiffaient en coup de vent. Sans doute une brosse savante imprimait ce désordre à leur chevelure ; mais ils semblaient toujours exposés aux orages et battus de l’aquilon. Mon père, tout simple qu’il était, avait sa part de coup de vent et de mélancolie.

En m’ajustant sur lui, je devins pessimiste et joyeux, comme il était optimiste et mélancolique. En toutes choses, d’instinct, je m’opposais à lui. Il se plaisait, avec les romantiques, dans le vague et l’indéterminé. Je me mis à aimer la raison ornée et la belle ordonnance de l’art classique. Au cours des années, ces contrastes s’accentuèrent et nous rendirent la conversation un peu difficile, sans altérer nos sentiments réciproques. Je dois ainsi à cet excellent père quelques qualités et beaucoup de défauts.

Ma mère, bien qu’elle n’eût pas beaucoup de lait, désirait ardemment me nourrir elle-même. Elle y fut autorisée par le vieux Fournier, disciple de Jean-Jacques. Elle me donna le sein avec une vive allégresse. Ma santé s’en trouva bien, et j’aurais lieu de m’en féliciter si, comme beaucoup le prétendent, les qualités de l’âme se sucent avec le lait.

Ma mère avait un esprit charmant, l’âme belle et généreuse et le caractère difficile. Trop sensible, trop aimante, trop facile à émouvoir pour trouver la paix en elle-même, la religion, disait-elle, lui apportait une tranquillité heureuse. Sobre de pratiques extérieures, elle était profondément pieuse. La vérité m’oblige à dire qu’elle ne croyait pas à l’enfer. Mais c’était sans obstination ni malice, puisque l’abbé Moinier, son confesseur, ne lui refusait pas les sacrements. Encline à la gaîté, une enfance sans joies, puis les soins du ménage et les soucis d’un amour maternel poussé jusqu’à la passion assombrirent son caractère et troublèrent sa santé naturellement bonne. Elle affligea mon enfance par des accès de mélancolie et des crises de larmes. Sa tendresse pour moi allait jusqu’à troubler sa raison, si lucide et si ferme en toutes choses. Elle aurait voulu que je ne grandisse pas pour mieux me serrer toujours contre elle. Et tout en me souhaitant du génie, elle se réjouissait que je fusse sans esprit et que le sien me fût nécessaire. Tout ce qui m’offrait un peu d’indépendance et de liberté lui donnait de l’ombrage. Elle se représentait avec une terreur folle les dangers que je courais sans elle, et je ne suis jamais revenu d’une promenade un peu trop prolongée sans la trouver la tête en feu et les yeux égarés. Elle s’exagérait démesurément mes bonnes qualités et laissait voir à tout propos cette exaltation qui m’était pénible, car, de tout temps, j’ai reçu comme une cruelle humiliation les témoignages d’une estime qui ne m’était pas due. Mais le pis était que ma pauvre mère grossissait dans les mêmes proportions mes torts et mes fautes. Elle ne m’en punissait jamais, mais elle me les reprochait avec un accent si douloureux que j’en avais le cœur déchiré. Maintes fois, il n’a tenu qu’à elle que je ne me crusse un grand coupable et elle m’aurait rendu scrupuleux à l’excès, si je ne m’étais pas fait de bonne heure, pour mon usage, une morale indulgente. Loin d’en éprouver aucun regret, je n’ai point cessé de m’en féliciter. Ceux-là seuls sont doux à autrui qui sont doux à eux-mêmes.

Je fus baptisé en l’église Saint-Germain-des-Prés et tenu sur les fonts par une marraine qui était fée. Elle se nommait Marcelle parmi les hommes, était belle comme le jour et avait épousé un magot nommé Dupont, dont elle était folle, car les fées raffolent des magots. Elle jeta un sort sur mon berceau et partit aussitôt pour les pays d’outre-mer, avec son magot. Je l’ai entrevue un moment au commencement de mon adolescence, comme l’ombre blessée de Didon dans la forêt de myrtes, comme un rayon de lune dans la clairière. Ce ne fut qu’un éclair et ma mémoire en reste toute colorée et parfumée. Mon parrain, M. Pierre Danquin, m’a laissé des souvenirs moins rares. Je le vois encore, gros, court, ses cheveux gris tout bouclés, les joues rondes et lourdes, le regard doux et fin derrière ses lunettes d’or. Son ventre, à la Grimod de La Reynière, était couvert d’un beau gilet de satin à fleurs, brodé par les mains de madame Danquin. Il portait une grande cravate de soie noire qui faisait sept fois le tour de son cou et son col de chemise enveloppait comme un bouquet son visage fleuri. Il avait vu Napoléon à Lyon en 1815 ; il appartenait au parti libéral et s’occupait de géologie.

Dans une des rues qui descendent à ces quais de la Seine où naissait l’enfant qui ne sait encore aujourd’hui, après tant d’années, s’il a bien ou mal fait de venir au monde, parmi cette multitude d’humains qui vivaient leur vie obscure, un homme au vaste crâne, rude et nu comme un bloc de granit breton, et dont les yeux, profondément enfoncés dans des orbites en ogive, naguère jetaient des flammes et maintenant gardaient à peine une faible lumière, un vieillard, morose, infirme, superbe, Chateaubriand, après avoir rempli son siècle de sa gloire, s’éteignait plein d’ennui.

Parfois, descendu des hauteurs de Passy, passait sur ces mêmes quais un vieux promeneur chauve avec de longs cheveux blancs, les joues bourgeonnées, une rose à sa boutonnière, un sourire aux lèvres, bonhomme, aussi plébéien d’allures que l’autre était gentilhomme. Et les passants s’arrêtaient pour voir le chansonnier populaire.

Chateaubriand, catholique et monarchiste, Bérenger, napoléonien, républicain et libre penseur, voilà les deux signes sous lesquels je suis né.


II

LES TEMPS PRIMITIFS


Mon plus ancien souvenir me représente un chapeau haut de forme, à longs poils, à larges bords, doublé de soie verte, dont la coiffe de cuir fauve se découpait, à sa partie supérieure, en languettes recourbées comme les fleurons d’une couronne fermée, à cela près qu’elles ne se rejoignaient pas tout à fait et laissaient apercevoir par une ouverture circulaire un foulard rouge introduit entre la coiffe et le fond armorié du chapeau. Un vieux monsieur tout blanc entrait dans le salon, tenant à la main ce chapeau dont il tirait devant moi le foulard de soie, moucheté de tabac à priser, qui, déployé, laissait voir Napoléon en redingote grise sur la colonne Vendôme. Puis le vieux monsieur faisait sortir du fond du chapeau un petit gâteau sec qu’il élevait lentement au-dessus de sa tête, un petit gâteau rond et plat, luisant et strié sur une de ses faces. Je levais les bras pour le saisir ; mais le vieux monsieur ne me l’abandonnait qu’après avoir joui à loisir de mes inutiles efforts et du gémissement de mes désirs frustrés. Enfin, il se divertissait de moi comme d’un petit chien. Et je crois que, sitôt que je m’en aperçus, je m’en fâchai, me sentant de cette race audacieuse qui domine tous les animaux.

Ces gâteaux, quand on y mordait, mettaient comme du sable dans la bouche ; mais ce sable se réduisait bientôt en une pâte sucrée d’un goût assez agréable, malgré l’âcreté du tabac qui s’y faisait fortuitement sentir. Je les aimai ou crus les aimer jusqu’à ce que je découvrisse qu’ils venaient d’une vieille boulangerie de la rue de Seine où ils étaient conservés tristement dans un bocal verdâtre. Le dégoût m’en prit alors ; et je ne le cachai pas assez au vieux monsieur qui en fut contristé.

J’ai su depuis que le vieux monsieur s’appelait Morisson, et avait été médecin-major dans l’armée anglaise en 1815.

Après la bataille de Waterloo, dînant à la table des officiers, comme on déplorait des pertes illustres, M. Morisson dit :

— Messieurs, vous oubliez un mort, le plus regrettable de tous et celui que nous devons pleurer le plus amèrement.

Et chacun de s’enquérir quel était ce mort.

— L’Avancement, messieurs. Notre victoire, en terminant la carrière de Bonaparte, met fin aux guerres où nous gagnions rapidement nos grades. L’Avancement a été tué à Waterloo. Pleurons-le, messieurs.

M. Morisson donna sa démission et vint habiter Paris, où il se maria et exerça la médecine. Il y mourut du choléra, avec sa femme, en 1848.

Il me souvient aussi que, vers ce temps-là, cheminant accroché au tablier de madame Mathias, je vis un jour dans le salon un homme brun, à gros favoris (c’était M. Debas, surnommé Simon de Nantua), raccommodant, avec un pinceau trempé de colle, le papier vert à ramages qui, fendu et soulevé sur une longueur de deux doigts environ, laissait voir un canevas de toile grossière tout crevé, et, derrière le canevas, de sombres profondeurs. Ces choses m’apparurent avec une extrême netteté, et elles demeurent encore étrangement distinctes dans ma mémoire après l’entière disparition de tant d’autres spectacles offerts à mes yeux en ces temps primitifs. Sans doute n’y fis-je pas réflexion sur le moment, n’étant point en âge de penser. Mais quelque temps après, sur mes quatre ans, quand j’eus acquis une force d’esprit suffisante pour me tromper et l’éducation qu’il faut pour interpréter faussement les phénomènes, je conçus l’idée que, derrière ce canevas grossier, recouvert de papier à ramages, des êtres inconnus flottaient dans l’ombre, différents des hommes, des oiseaux, des poissons et des insectes, indistincts, subtils, animés de pensées malveillantes. Et je ne m’approchais point sans curiosité ni terreur de l’endroit du salon où M. Debas avait bouché la fente, qui néanmoins restait visible : les bords du papier vert ne s’étaient pas si bien rejoints que l’on n’aperçût, dans l’intervalle, une partie du morceau de journal dont on les avait doublés, objet déplaisant à voir, mais précieux, puisqu’il fermait l’accès de la chambre aux esprits des ténèbres, créatures à deux dimensions, obscures et pernicieuses.

Un jour d’entre les jours (ainsi que disent les conteurs orientaux, incertains comme moi de la chronologie), un jour d’entre les jours de ma quatrième année, j’observai que, près du piano, le papier vert à ramages, crevé en étoile, laissait paraître quelques fils de serpillière, croisés sur un trou noir plus effrayant encore que la fente bouchée autrefois par M. Debas. Avec une impiété digne de la race audacieuse de Iapet, j’approchai l’œil de cette ouverture et vis des ténèbres vivantes qui me firent dresser les cheveux sur la tête ; j’y appliquai ensuite l’oreille et entendis une sinistre rumeur, tandis qu’un souffle glacial passait sur ma joue ; ce qui me confirma dans la croyance qu’il y avait derrière la tenture un autre monde.

Mon existence, à cette époque, était double. Naturelle et banale, parfois fastidieuse durant le jour, elle devenait surnaturelle et terrible, la nuit. Autour de mon petit lit, que de ses belles mains bordait sur moi ma mère, passaient d’une allure grotesque et farouche, mais non sans rythme ni mesure, de petits personnages difformes, bossus, tortus, vêtus à une mode très ancienne, et tels enfin que je les ai retrouvés depuis dans les gravures de Callot. Certes, je ne les avais point réinventés. Le voisinage de madame Letord, marchande d’estampes, qui étalait ses gravures sur le terrain vague où s’élève aujourd’hui l’école des Beaux-Arts, explique cette rencontre. Cependant, mon imagination y mettait du sien ; elle armait mes persécuteurs nocturnes de broches, de seringues, de petits balais et de divers autres ustensiles domestiques. Ils n’en défilaient pas avec moins de gravité, le nez fleuri de verrues et chaussé de lunettes rondes, au reste, très pressés et n’ayant pas l’air de me voir.

Un soir, quand la lampe brûlait encore, mon père s’approcha de mon petit lit et me regarda avec le sourire exquis des hommes tristes qui sourient rarement. Je sommeillais déjà, il me chatouilla le creux de la main et me fit une petite amusette où je n’entendis rien sinon ces mots : « Je te vends une vache. » Et, ne voyant pas de vache, je demandai raisonnablement :

— Papa, où est donc la vache que tu m’as vendue ?

Je m’endormis et revis mon père dans mon sommeil. Cette fois, il tenait dans le creux de sa main une petite vache rousse et blanche, animée et vivante, et si vivante que je sentais la chaleur de son souffle et une odeur d’étable. Durant bien des nuits, j’ai revu la petite vache rousse et blanche.


III

ALPHONSINE


Alphonsine Dusuel, de sept ans plus âgée que moi, était maigrichonne et souffreteuse ; elle avait des cheveux gras et le visage taché de son. Ou je me trompe bien, ou ce durent être, par la suite, ses torts les plus impardonnables aux yeux du monde. Je lui en connus d’autres moins graves, tels que l’hypocrisie et la méchanceté, si naturels en elle qu’ils y avaient de la grâce.

Un jour que ma chère maman me promenait sur le quai, nous rencontrâmes madame Dusuel et sa fille. On s’arrêta et les deux dames firent un bout de conversation.

— Ce trésor ! Comme il est joli ! s’écria la jeune Alphonsine en m’embrassant.

Sans avoir alors autant d’intelligence qu’un chien ou un chat, j’étais comme eux un animal domestique, et comme eux, j’aimais la louange que les bêtes sauvages dédaignent. Dans un transport qui toucha les deux mères, la jeune Alphonsine me souleva de terre, me pressa sur son cœur et me couvrit de baisers en vantant ma gentillesse. Et dans le même moment, elle me piquait les mollets avec une épingle.

Et moi de me débattre, de frapper Alphonsine des poings et des pieds, de hurler, de fondre en larmes.

À cette vue, madame Dusuel laissait paraître dans ses yeux et dans son silence de la surprise et de l’indignation. Ma mère me regardait douloureusement, se demandait comment elle avait pu mettre au jour un enfant si dénaturé, et tantôt accusait le ciel de ce malheur immérité, et tantôt s’accusait de l’avoir mérité par ses fautes. Enfin, elle demeurait interdite et troublée devant le mystère de ma perversité. Je ne pouvais pourtant pas le lui expliquer, si je ne savais pas parler. Le peu de mots que je parvenais à balbutier ne m’étaient d’aucun secours en cette circonstance. Planté sur mes pieds, je demeurais haletant et plein de larmes ; et la jeune Alphonsine, penchée sur moi, m’essuyait les joues, me plaignait, m’excusait :

— Il est si petit ! Ne le grondez pas, madame Nozière. J’en aurais du chagrin. Je l’aime tant !

Ce ne fut pas une fois, mais vingt fois qu’Alphonsine m’embrassa avec transports en m’enfonçant une épingle dans les mollets.

Plus tard, quand je pus parler, je dénonçai cette perfidie à ma mère, et à madame Mathias qui prenait soin de moi. Mais on ne me crut pas ; on me reprocha de calomnier l’innocence pour pallier mes torts.

Il y a longtemps que j’ai pardonné à la jeune Alphonsine sa perfide cruauté et même ses cheveux gras. Bien plus, je lui sais gré de m’avoir beaucoup avancé, quand j’avais deux ans, dans la connaissance de la nature humaine.


IV

LE PETIT PIERRE EST DANS LE JOURNAL


Tant que je n’ai pas su lire, le journal a exercé sur moi un mystérieux attrait. Quand je voyais mon père déployer ces grandes feuilles couvertes de petits signes noirs, et lorsqu’on en lisait des parties à haute voix, et que de ces signes sortaient des idées, je croyais assister à une opération magique. De cette feuille si mince, couverte de lignes si fines, sans aucune signification à mes yeux, s’échappaient des crimes, des désastres, des aventures, des fêtes, Napoléon Bonaparte s’évadant du fort de Ham, Tom-Pouce habillé en général, le Bœuf Gras Dagobert promené dans Paris, la duchesse de Praslin assassinée ! Tout cela dans une feuille de papier et mille choses encore, moins solennelles, plus familières, et qui piquaient ma curiosité, tous ces sieurs qui donnaient ou recevaient des coups, qui se faisaient écraser par des voitures, qui tombaient des toits ou portaient chez le commissaire de police le porte-monnaie qu’ils avaient trouvé. Comment tant de sieurs, quand je n’en voyais aucun ? Et je m’efforçais vainement de me représenter un sieur. Je demandais ce que c’était, mais on ne me répondait rien de satisfaisant.

En ces temps reculés, madame Mathias venait à la maison aider Mélanie, avec qui elle s’accordait d’ailleurs fort mal. Madame Mathias, d’un caractère difficile, violente et sensible, me montrait beaucoup d’intérêt. Elle avait imaginé diverses supercheries édifiantes et morales pour me rendre meilleur. Elle feignait, par exemple, de trouver rapporté dans le journal, parmi les faits divers, entre un incendie « attribué à la malveillance » et un accident arrivé « au sieur Duchesne, journalier », le récit de ma conduite de la veille. Elle lisait : « Le jeune Pierre Nozière s’est montré hier, aux Tuileries, désobéissant et colère, mais il a promis de se corriger de ces vilains défauts. »

Ma raison était assez ferme, à deux ans, pour que je ne crusse pas facilement être dans les feuilles, comme M. Guizot et le sieur Duchesne, journalier. Je remarquais que madame Mathias, qui déchiffrait, en ânonnant un peu mais sans trop se reprendre, les nouvelles diverses, était prise subitement d’hésitations singulières quand elle en arrivait à celles qui me concernaient, et j’en concluais que ces dernières, elle ne les trouvait point imprimées dans le journal, mais les improvisait avec une insuffisante habileté. Enfin, je n’étais point dupe, mais il m’en coûtait de renoncer à la gloire d’être imprimé dans le journal, et j’aimais mieux tenir la chose pour incertaine que de la savoir fausse.


V

LES EFFETS D’UN FAUX JUGEMENT


Voici ce que je retrouve encore dans la nuit des temps primitifs. C’est peu de chose, mais toutes les origines ont pour nous l’intérêt du mystère et, ne pouvant connaître les commencements de la pensée humaine, on se plaît à suivre du moins l’éveil de l’intelligence chez un enfant. Et si l’enfant ne présente rien de singulier ni d’extraordinaire, il en offre un sujet plus précieux d’observation, puisqu’il représente à lui seul une multitude d’enfants. C’est pour cette raison que je vais conter mon anecdote, et aussi parce que j’y prendrai un vif plaisir.

Un jour… je ne puis m’exprimer plus précisément, car la place de ce jour dans l’ordre des temps est perdue et ne se retrouvera jamais… un jour, dis-je, revenant de la promenade avec Mélanie, ma vieille bonne, j’entrai, comme de coutume, dans la chambre de ma mère et j’y sentis une odeur que je ne sus point reconnaître et qui venait, comme je l’ai appris depuis, de la fumée de charbon, une odeur non point âcre et suffocante, mais ténue, sournoise, écœurante, et qui toutefois ne m’importunait guère, car, pour l’odorat, j’étais alors plus semblable au petit chien Caire qu’à M. Robert de Montesquiou, le poète des parfums. Or, en même temps que cette odeur inconnue ou plutôt méconnue de moi chatouillait mes narines inhabiles, ma chère maman, après m’avoir demandé si j’avais été bien sage à la promenade, me mit dans la main une sorte de tige d’un vert émeraude, de la longueur d’une lame de couteau à dessert, mais beaucoup plus épaisse, toute étincelante de sucre, et qui m’apparut comme une merveilleuse friandise, empreinte des charmes de l’inconnu : je n’avais encore rien vu d’approchant.

— Goûte, me dit ma mère, c’est très bon.

C’était très bon, en effet. Cette tige, quand on y mordait, se rompait en fibres sucrées d’un goût vraiment agréable et plus fin que tout ce que j’avais goûté alors de confiseries et de sucreries.

Et cette plante d’une telle douceur me fit songer aux fruits de la contrée où coulent des ruisseaux de sirop de groseilles, à travers des rochers de caramel, bien qu’à vrai dire, je crusse aussi peu au pays de Cocagne que Virgile aux Champs Élyséens, admirés des Grecs,


Quamvis elysios miretur Græcia campos ;


mais je me plaisais, comme Virgile, à des fictions enchanteresses, et mon esprit s’émerveillait, ignorant le traitement que les confiseurs font subir à un pied d’angélique pour le rendre plaisant au palais. Car ce bâton d’émeraude tant délectable n’était autre chose qu’un morceau d’angélique offert à ma chère maman par madame Caumont qui en avait reçu de Niort toute une caisse.

À quelques jours de là, revenant pareillement de la promenade avec ma bonne Mélanie, je sentis dans la chambre de ma mère cette particulière odeur de fumée douceâtre et sournoise, que j’avais sentie en voyant de l’angélique pour la première fois, et que je crus être l’odeur de l’angélique.

J’embrassai ma chère maman avec une exactitude rituelle. Elle me demanda si je m’étais bien amusé à la promenade, et je répondis qu’oui ; si je n’avais pas trop tourmenté Mélanie, et je répondis que non. Et, ayant rempli mes devoirs filiaux, j’attendis que maman me donnât un morceau d’angélique. Comme elle avait repris sa broderie et ne paraissait pas disposée à faire le joli geste que j’attendais, je me décidai à réclamer mon angélique, ce que je ne fis pas sans déplaisir, tant était grande la délicatesse de mes sentiments. Maman leva les yeux de dessus son ouvrage, me regarda un peu surprise et me dit qu’elle n’en avait pas.

Plutôt que de la soupçonner d’un mensonge, même léger, je pensai qu’elle plaisantait et différait le contentement de mon désir soit pour le rendre plus grand, soit en cédant à cette mauvaise habitude qu’ont les personnes sérieuses de jouir de l’impatience des chiens et des enfants.

Je la pressai de me donner mon angélique. Elle me répéta qu’elle n’avait point d’angélique et visiblement elle parlait pour tout de bon. Sûr, hélas ! du témoignage de mes sens et des lumières de ma raison, je répliquai avec assurance qu’il y avait de l’angélique dans la chambre puisque je la sentais.

L’histoire des sciences abonde en exemples d’une semblable aberration ; et les plus grands génies de l’humanité se sont souvent trompés de la même manière que le petit Pierre Nozière. Le petit Pierre attribuait à un corps certaine propriété qui appartient à un autre corps. Il y a en physique et en chimie des lois aussi mal fondées et qui sont respectées et le seront encore jusqu’à leur tardive abrogation.

Ces considérations n’entrèrent pas dans l’esprit de ma chère maman qui haussa les épaules et me traita de petit imbécile. Je fus outré et déclarai que je n’étais pas un petit imbécile et qu’il y avait de l’angélique puisque je la sentais, et que ce n’était pas bien à une maman de mentir à son petit garçon. En entendant ce reproche, ma mère me regarda avec une surprise et une tristesse profondes. Je fus soudain convaincu par ce regard que ma chère maman ne m’avait pas trompé et qu’en dépit des apparences il n’y avait pas d’angélique dans la maison.

Ainsi, pour cette fois, mon cœur éclaira ma raison. Je voudrais en conclure que toujours on doit se gouverner sur les lumières du cœur. Ce serait la morale de cette histoire ; les âmes tendres s’en délecteraient. Mais il faut dire la vérité au risque de déplaire. Le cœur se trompe comme l’esprit ; ses erreurs ne sont pas moins funestes et l’on a plus de mal à s’en défaire à cause de la douceur qui s’y mêle.


VI

LE GÉNIE EST VOUÉ À L’INJUSTICE


Le génie est voué à l’injustice et au mépris ; j’en fis de bonne heure l’expérience. À l’âge de quatre ans, je dessinais avec ardeur ; mais, loin de retracer tous les objets qui s’offraient à mes regards, je représentais uniquement des soldats. À vrai dire, je ne les dessinais pas d’après nature : la nature est complexe et ne se laisse pas imiter facilement. Je ne les dessinais pas non plus d’après les images d’Épinal que j’achetais un sou la pièce. Il y avait encore là trop de lignes dans lesquelles je me serais perdu. Je me proposais pour modèle le souvenir simplifié de ces images. Mes soldats se composaient d’un rond pour la tête, d’un trait pour le corps, et d’un trait pour chaque bras et pour chaque jambe. Une ligne brisée comme un éclair figurait le fusil avec sa baïonnette et c’était très expressif. Je ne faisais pas entrer le shako sur la tête ; je le mettais dessus, pour montrer toute ma science et spécifier à la fois la forme de la tête et celle de la coiffure. J’en dessinais un grand nombre de ce style, commun à tous les dessins d’enfants. C’étaient, si l’on veut, des squelettes et même des squelettes très sommaires. Tels quels, mes soldats me paraissaient assez bien faits. Je les traçais à la mine de plomb, en mouillant excessivement mon crayon pour le faire marquer. J’eusse préféré dessiner à la plume, mais l’encre m’était interdite, de peur des taches. Cependant, j’étais content de mon œuvre et me trouvais du talent. J’allais bientôt m’étonner moi-même.

Un soir, soir mémorable, je dessinais sur la table de la salle à manger, que Mélanie venait de desservir. C’était l’hiver ; la lampe, coiffée d’un abat-jour vert à Chinois, éclairait mon papier d’une chaude lumière. J’avais déjà tracé cinq ou six soldats, par ma méthode ordinaire que je pratiquais avec facilité. Tout à coup, dans un éclair de génie, j’eus l’idée de représenter les bras et les jambes, non plus par un seul trait, mais au moyen de deux lignes parallèles. J’obtins ainsi une surface qui donnait l’illusion de la réalité. C’était la vie même. J’en demeurai ravi. Dédale, quand il fit des statues qui marchaient, ne fut pas plus content du travail de ses mains. J’aurais pu me demander si j’avais été le premier à imaginer un si bel artifice et si je n’en avais pas déjà vu des exemples. Mais je ne me le demandai pas. Je ne me demandai rien, et les yeux écarquillés et tirant une langue d’une aune, stupide, je contemplai mon ouvrage. Puis, comme il est dans la nature des artistes de proposer leurs œuvres à l’admiration des hommes, je m’approchai de ma mère qui lisait dans un livre et, lui présentant mon papier barbouillé, je criai :

— Regarde !

Voyant qu’elle ne faisait aucune attention à ce que je lui montrais, je mis mon soldat sur le livre qu’elle lisait.

Elle était la patience même.

— C’est très bien, me dit-elle avec douceur, mais d’un ton qui montrait qu’elle ne s’apercevait pas assez de la révolution que je venais d’opérer dans les arts du dessin.

Je répétai plusieurs fois :

— Maman, regarde !

— C’est bien, je vois. Laisse-moi tranquille.

— Non ! tu ne vois pas, maman !

Et je voulus lui arracher le livre qui la détournait de mon chef-d’œuvre.

Elle me défendit de toucher à ce livre avec mes mains sales.

Je lui criai désespérément :

— Tu ne vois donc pas !

Elle ne daignait rien voir et m’ordonnait de me taire.

Outré d’un tel aveuglement et d’une telle injustice, je frappai du pied, je fondis en larmes, je déchirai mon chef-d’œuvre.

— Que cet enfant est nerveux ! soupira ma mère.

Et elle me mena coucher.

J’étais en proie à un sombre désespoir. Songez donc ! Avoir fait faire aux arts un bond immense, avoir créé un moyen prodigieux d’exprimer la vie, et, pour tout salaire et pour toute gloire, être envoyé coucher !

Peu de temps après cette disgrâce, il m’en arriva une autre qui ne me fut pas moins cruelle. Voici dans quelle circonstance : Ma mère m’avait appris assez vite à former passablement mes lettres. Sachant un peu écrire, je pensai que rien ne m’empêchait de composer un livre. J’entrepris, sous les yeux de ma chère maman, un petit traité théologique et moral. Je le commençai en ces termes : « Qu’est-ce que Dieu… » et aussitôt je le portai à ma mère pour lui demander si cela était bien ainsi. Ma mère me répondit que c’était bien, mais qu’à la fin de cette phrase, il fallait un point d’interrogation. Je demandai ce que c’était qu’un point d’interrogation.

— C’est, dit ma mère, un signe qui marque qu’on interroge, qu’on demande quelque chose. Il se met après toute phrase interrogative. Tu dois mettre un point d’interrogation puisque tu demandes : « Qu’est-ce que Dieu ? »

Ma réponse fut superbe :

— Je ne le demande pas. Je le sais.

— Mais si ! tu le demandes, mon enfant.

Je répétai vingt fois que je ne le demandais pas, puisque je le savais, et je me refusai absolument à mettre ce point d’interrogation qui m’apparaissait comme un signe d’ignorance.

Ma mère me reprocha vivement mon obstination et me dit que je n’étais qu’un sot.

Mon amour-propre d’auteur en souffrit et je répliquai par je ne sais quelle impertinence pour laquelle je fus mis en pénitence.

J’ai bien changé depuis lors ; je ne me refuse plus à placer des points d’interrogation à tous les endroits où c’est l’usage d’en mettre. Je serais même tenté d’en tracer de très grands au bout de tout ce que j’écris, de tout ce que je dis et de tout ce que je pense. Ma pauvre mère, si elle vivait, me dirait peut-être que maintenant j’en mets trop.


VII

NAVARIN


J’avais connu de tout temps madame Laroque qui, dans notre maison, habitait avec sa fille un petit appartement au fond de la cour. C’était une vieille dame normande, veuve d’un capitaine de la garde impériale. Elle n’avait plus de dents et ses lèvres molles rentraient sous ses gencives ; mais ses joues étaient rondes et empourprées comme les pommes de son pays. N’ayant aucune idée de l’instabilité de la nature et de l’écoulement des choses, je la croyais contemporaine des premiers âges du monde et en possession d’une impérissable vieillesse. On voyait de la chambre de ma mère la fenêtre encadrée de capucines, au bord de laquelle le perroquet de madame Laroque se dandinait sur son perchoir en chantant des couplets grivois et patriotiques. Apporté des Grandes Indes en 1827, il avait reçu le nom de Navarin, en mémoire de la victoire navale remportée sur les Turcs par les flottes de la France et de l’Angleterre, et dont on apporta la nouvelle à Paris le jour même de son arrivée. On supposait que Navarin n’était déjà plus jeune lors de sa venue en Europe. Aux petits soins pour lui, madame Laroque le mettait tous les matins à la fenêtre, afin que le vieillard pût jouir du spectacle animé de la cour. Je ne sais en vérité quel plaisir cet Américain goûtait à voir Auguste laver la voiture de M. Bellaguet et le père Alexandre arracher l’herbe qui croissait entre les pavés. Dans le fait, il ne semblait guère attristé de son long exil. Sans prétendre deviner sa pensée, on eût dit qu’il se réjouissait de sa force ; et c’était assurément un animal étrangement robuste. Quand de ses petites mains grises il empoignait un morceau de bois, il avait bientôt fait de le briser avec son bec.

J’ai toujours aimé les bêtes ; mais alors elles m’inspiraient de la vénération et une sorte de terreur religieuse. Je leur devinais une intelligence plus sûre que la mienne et un sentiment plus profond de la nature. Le caniche Zerbin me paraissait comprendre bien des choses qui m’échappaient et je prêtais à notre bel angora, Sultan Mahmoud, qui connaissait le langage des oiseaux, un génie mystérieux et le don de pénétrer l’avenir. M’ayant une fois mené au musée du Louvre, ma mère me montra dans les salles Égyptiennes des animaux domestiques enveloppés de bandelettes et enduits d’aromates :

— Les Égyptiens, me dit-elle, les adoraient comme des divinités, et, quand ils mouraient, les embaumaient soigneusement.

Je ne sais ce que les anciens Égyptiens pensaient des ibis et des chats ; je ne sais si, comme on le veut aujourd’hui, les animaux furent les premiers dieux des hommes, mais j’étais bien près d’attribuer à Sultan Mahmoud et au caniche Zerbin une puissance surnaturelle. Ce qui surtout me les rendait merveilleux, c’est qu’ils m’apparaissaient dans mon sommeil et conversaient avec moi. Une nuit, je vis en rêve Zerbin gratter la terre de ses pattes et déterrer un oignon de jacinthe :

— C’est ainsi, me dit-il, que sont les petits enfants dans la terre avant leur naissance, et ils éclosent comme des fleurs.

On le voit : j’aimais les animaux, j’admirais leur sagesse et les interrogeais assez anxieusement durant le jour pour qu’ils vinssent, dans la nuit, m’enseigner la philosophie naturelle. Les oiseaux n’étaient point exceptés de mon amitié ni de ma vénération : j’aurais chéri Navarin comme un père, j’aurais comblé ce vieux Cacique de respects et d’égards, je me serais fait son disciple docile, s’il l’eût permis. Mais il ne me permettait pas même de le contempler. À mon approche, il se balançait impatiemment sur son perchoir, hérissait les plumes de son cou, me dévisageait avec des yeux de feu, ouvrait un bec menaçant et montrait une langue noire, grosse comme un haricot. J’aurais voulu connaître la cause de cette inimitié. Madame Laroque en attribuait l’origine à ce que jadis, enfant sans connaissance et ne pouvant encore marcher, je me faisais porter près de lui, approchais mes petits doigts de sa tête pour toucher ses yeux, qui brillaient comme des rubis, et poussais des cris déchirants du regret de ne pouvoir les prendre. Elle l’aimait et lui cherchait des excuses. Mais pouvait-on croire à une rancune si profonde et si tenace ?

Enfin, quelle qu’en fût la cause, l’inimitié de Navarin me semblait injuste et cruelle. Désireux de rentrer en grâce auprès de cette puissance terrible, je pensai que des présents pourraient l’apaiser et que du sucre lui serait une offrande agréable. Malgré la défense de ma mère, j’ouvris le buffet de la salle à manger et choisis le plus gros et le plus beau morceau de sucre qui se trouvât dans le sucrier. Car il faut dire qu’en ce temps-là, on ne cassait pas le sucre à la mécanique ; les ménagères l’achetaient en pain et, chez nous, la vieille Mélanie, armée d’un marteau et d’un vieux couteau ébréché et sans manche, brisait le pain en fragments inégaux, non sans faire jaillir d’innombrables éclats, comme les géologues détachent de la roche des échantillons minéralogiques. Il convient d’ajouter que le sucre coûtait alors très cher. D’une âme bienveillante et tenant mon présent caché dans la poche de mon tablier, je me rendis chez madame Laroque et trouvai Navarin à sa fenêtre. Il écossait nonchalamment de son bec des grains de chènevis. Jugeant l’occasion favorable, je présentai le sucre au vieux Cacique, mais il ne reçut pas mon offrande. Il me regarda longtemps de profil dans le silence et l’immobilité, puis soudain fondit sur mon doigt et le mordit. Le sang coula.

Madame Laroque m’a dit plusieurs fois qu’en voyant mon sang, je poussai des cris affreux, versai des larmes abondantes et demandai si j’en mourrais. Je n’ai jamais voulu l’en croire ; il se peut pourtant qu’il y ait quelque chose de vrai dans ses paroles. Elle me rassura et me mit une poupée au doigt.

Je sortis indigné, le cœur gros de colère et de haine. À compter de ce jour, ce fut entre Navarin et moi la guerre sans merci. À chaque rencontre, je l’insultais et le provoquais, et il se mettait en fureur : c’est une satisfaction qu’il ne me refusait jamais. Tantôt je lui chatouillais le cou avec une paille, tantôt je lui jetais des boulettes de pain et il ouvrait un large bec et proférait d’une voix rauque des menaces inintelligibles. Madame Laroque, tricotant, à sa coutume, un lé de jupon de laine, m’observait par-dessus ses besicles et me disait, en me menaçant de son aiguille de bois :

— Pierre, laisse cet animal tranquille. Tu sais ce qu’il t’est déjà arrivé avec lui. Crois-m’en : il t’arrivera pis, si tu continues.

Je négligeais ces sages avertissements, et j’eus lieu de m’en repentir. Un jour que je ravageais sa mangeoire et en dissipais indignement les grains de maïs, le vieux Cacique sauta sur moi, embarrassa ses mains dans ma chevelure et de ses ongles aigus me laboura la tête. Si l’aigle ravissant effraya l’enfant Ganymède en le prenant amoureusement dans ses serres de velours, qu’on juge de l’effroi que je ressentis, quand Navarin me tenailla de ses doigts de fer. Je poussai des cris qui retentirent jusque sur les berges de la Seine. Madame Laroque, quittant son éternel tricot, détacha l’Américain de sa proie et le ramena sur son épaule au perchoir. Là, le cou gonflé d’orgueil et les dépouilles de ma chevelure attachées à ses griffes, il me jeta, de son œil flamboyant, un regard de triomphe. Ma défaite était complète, mon humiliation profonde.

À peu de temps de là, m’étant introduit dans notre cuisine où sans cesse mille charmes m’attiraient, j’y trouvai la vieille Mélanie qui hachait avec un couteau du persil sur une planche. Je fis diverses questions touchant cette herbe dont l’âcre parfum me chatouillait les narines. Mélanie me répondait abondamment : elle m’apprit que le persil était employé dans les ragoûts et servait d’assaisonnement aux viandes grillées, et m’enseigna enfin qu’il était pour les perroquets un poison mortel. À cette nouvelle, je saisis de cette herbe odorante un brin que le couteau avait épargné et l’emportai dans le cabinet des roses où je méditai seul et en silence. Je tenais dans mes mains la mort de Navarin. Après une longue délibération avec moi-même, je sortis de l’appartement et me rendis chez madame Laroque. Là, montrant à Navarin l’herbe vénéneuse :

— Regarde : c’est du persil, lui dis-je. Si je mêlais ces petites feuilles vertes et frisées à ton chènevis, tu mourrais et je serais vengé. Mais je veux me venger autrement. Je me vengerai en te laissant la vie.

Je dis et jetai par la fenêtre l’herbe funeste.

Depuis lors je cessai de tourmenter Navarin. Je ne voulais pas gâter ma clémence. Nous devînmes amis.


VIII

COMMENT IL PARUT DE BONNE HEURE QUE JE MANQUAIS DU SENS DES AFFAIRES


C’était avant la Révolution de 48 : je n’avais pas encore quatre ans, cela est sûr ; mais en avais-je trois ou trois et demi ? Ce point est douteux pour moi, et, depuis de longues années, il ne demeure plus personne sur la terre capable de l’éclaircir. Il faut prendre son parti de cette incertitude et se dire, en manière de consolation, qu’on trouve de plus grandes et de plus fâcheuses indéterminations dans les éphémérides des peuples. La chronologie et la géographie, a-t-on dit, sont les deux yeux de l’histoire. Si la chose est vraie, tout porte à croire qu’en dépit des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, qui ont inventé l’art de vérifier les dates, l’histoire est pour le moins borgne. Et j’ajouterai que c’est son moindre défaut. Clio, la muse Clio est une personne d’allure grave et même quelquefois un peu sévère, dont la parole instruit (à ce qu’on prétend), intéresse, émeut, amuse ; on l’écouterait volontiers toute la journée. Mais je me suis aperçu, pour l’avoir assidûment fréquentée, qu’elle se laissait surprendre trop souvent oublieuse, vaine, partiale, ignorante et menteuse. Malgré ses travers, je l’ai beaucoup aimée et je l’aime encore. Ce sont les seuls liens qui m’attachent à cette muse. Elle n’a rien à retenir de mon enfance, ni du reste de ma vie. Je ne suis point, par bonheur, un personnage historique, et cette hautaine Clio ne recherchera jamais si je touchais au commencement, au milieu ou à la fin de ma troisième année quand je donnai de mon caractère un signe qui frappa profondément ma mère.

J’étais alors un petit garçon très ordinaire, de qui la seule originalité, si je ne me trompe, était une disposition à ne pas croire tout ce qu’on lui disait : et cette manière d’être, qui annonçait un esprit investigateur, le faisait mal juger ; car ce n’est pas le sens critique qu’on apprécie d’ordinaire chez un enfant de trois ans ou trois ans et demi.

Je pouvais me dispenser de faire ici ces remarques qui ne se rapportent guère au récit que je commence, non plus que la chronologie, l’art de vérifier les dates, et la muse Clio. En faisant tant de détours, en m’égarant par de tels méandres, je n’arriverai jamais ; mais si je ne m’amuse pas en route, si je suis droit mon chemin, je serai tout de suite arrivé ; j’aurai fini en un clin d’œil. Et ce sera dommage, du moins pour moi, qui aime à flâner ; je ne sais rien de plus agréable ni de plus utile à la fois. De toutes les écoles que j’ai fréquentées, c’est l’école buissonnière qui m’a paru la meilleure et dont j’ai le mieux profité. Il n’est tel que de muser, ô mes amis. On y gagne toujours quelque chose. Si le petit Chaperon Rouge avait traversé le bois sans cueillir la noisette, le loup ne l’aurait pas mangé ; et, pour un petit Chaperon Rouge, en bonne morale, le sort le plus heureux est d’être mangé par le loup.

Cette pensée nous ramène heureusement au sujet de ce discours. Car j’étais sur le point de vous dire que dans la troisième année de mon âge, dix-huitième et dernière du règne de Louis-Philippe premier, roi des Français, mon plus grand plaisir était la promenade. On ne m’envoyait pas au bois comme le petit Chaperon Rouge. J’étais moins agreste, hélas ! Né et nourri dans le cœur de Paris, sur le beau quai Malaquais, j’ignorais les plaisirs des champs. Mais la ville a bien son charme aussi ; ma chère maman me conduisait par la main le long des rues aux bruits sans nombre, pleines de couleurs vives, et tout égayées du mouvement des passants ; et, quand elle avait quelque emplette à faire, elle me menait avec elle dans les magasins. Nous n’étions pas riches ; elle ne faisait pas grande dépense ; mais les magasins où elle fréquentait me semblaient d’une étendue et d’une magnificence impossibles à surpasser. Le Bon Marché, le Louvre, le Printemps, les Galeries n’existaient pas encore. Les plus vastes établissements de ce genre, dans les dernières années de la royauté constitutionnelle, n’avaient qu’une clientèle de quartier. Ma mère, qui était du faubourg Saint-Germain, allait aux Deux-Magots et au Petit Saint-Thomas.

De ces deux magasins, situés l’un rue de Seine, l’autre rue du Bac, ce dernier seul subsiste encore, mais tellement agrandi et si différent, avec les mufles de lions qui horrifient sa façade, de ce qu’il était dans sa nouveauté gracile, que je ne le reconnais plus. Les Deux-Magots ont disparu et peut-être suis-je le seul au monde à me rappeler la grande peinture à l’huile qui y servait d’enseigne et représentait une jeune Chinoise entre deux de ses compatriotes. Sentant déjà avec vivacité la beauté des femmes, je trouvais cette jeune Chinoise charmante avec ses cheveux relevés par un grand peigne et ses accroche-cœurs sur les tempes. Mais des deux galants, de leur maintien, de leur regard, de leurs gestes, de leurs intentions, je ne saurais rien dire. J’ignorais tout de l’art de séduire.

Ce magasin me paraissait immense et rempli de trésors. C’est là, peut-être, que j’ai pris le goût des arts somptueux qui est devenu très fort en moi et ne m’a jamais quitté. La vue des étoffes, des tapis, des broderies, des plumes, des fleurs, me jetait dans une sorte d’extase, et j’admirais de toute mon âme les messieurs affables et les gracieuses demoiselles qui offraient en souriant ces merveilles aux clients indécis. Quand un commis, pour servir ma mère, mesurait une étoffe sur un mètre fixé horizontalement à une tige de cuivre qui descendait du plafond, j’estimais son sort magnifique et sa destinée glorieuse.

J’admirais aussi M. Augris, le tailleur de la rue du Bac, qui m’essayait des vestes et des culottes courtes. J’eusse préféré qu’il me fît un pantalon et une redingote comme en portaient les messieurs ; et ce désir devint très ardent un peu plus tard, quand je lus un conte de Bouilly sur un malheureux petit garçon recueilli par un savant bienfaisant et respectable qui l’employait comme secrétaire et l’habillait de ses vieux habits. Ce conte du bon Bouilly me fit faire une grande folie que je dirai une autre fois. Plein d’estime pour les arts et métiers, j’admirais M. Augris, le tailleur de la rue du Bac, qui n’était pas admirable, car il taillait ses étoffes tout de travers. Pour dire vrai, dans les habits de sa façon, j’avais l’air d’un singe.

Ma chère maman achetait elle-même, en bonne ménagère, l’épicerie chez Courcelles, rue Bonaparte, le café chez Corcelet, au Palais-Royal, et le chocolat chez Debeauve et Gallais, rue des Saints-Pères. Soit qu’il donnât libéralement ses pruneaux à goûter, soit qu’il fît briller au soleil les cristaux d’un pain de sucre, soit que, d’un geste élégant et hardi, il tînt renversé un pot de gelée de groseilles pour en éprouver la consistance, M. Courcelles me charmait par ses grâces persuasives et ses démonstrations péremptoires. J’en voulais presque à ma chère maman d’accueillir avec un air de doute et d’incrédulité les affirmations toujours illustrées d’exemples que lui faisait cet éloquent épicier. J’ai su depuis que le scepticisme de ma chère maman était fondé.

Je vois encore la boutique de Corcelet, à l’enseigne du « Gourmand », petite et basse, avec son inscription en lettres d’or sur fond rouge. Elle exhalait un délicieux arôme de café et l’on y voyait une peinture déjà vieille à cette époque, qui représentait un gourmand, habillé à la mode de mon grand-père. Il était assis devant une table couverte de bouteilles, chargée d’un pâté monstrueux et ornée d’un ananas décoratif. Je puis dire, grâce à des clartés qui me sont venues beaucoup plus tard, que c’était un portrait de Grimod de la Reynière peint par Boilly. J’entrais avec respect dans cette maison qui me semblait d’un autre âge et me faisait remonter jusqu’au Directoire. L’employé de Corcelet pesait et servait en silence. Sa simplicité, qui contrastait avec les façons emphatiques de M. Courcelles, faisait impression sur moi, et il se peut qu’un vieux garçon épicier m’ait enseigné des premiers le goût et la mesure.

Je ne sortais jamais de chez Corcelet sans avoir pris un grain de café que je mâchais en chemin. Je me disais que c’était très bon et m’en croyais à demi. Je sentais intérieurement que c’était exécrable, mais n’étais pas encore capable de tirer au jour les vérités enfouies au dedans de moi-même. Si plaisant que me fût le magasin de Corcelet, à l’enseigne du « Gourmand », celui de Debeauve et Gallais, fournisseurs des rois de France, m’agréait davantage et me charmait plus que tout autre. Il me semblait si beau que je ne m’estimais pas digne d’y entrer sans mes habits du dimanche, et j’examinais sur le seuil la toilette de ma chère maman pour m’assurer qu’elle était suffisamment élégante. Eh ! bien, je n’avais pas le goût si mauvais ! La chocolaterie Debeauve et Gallais, fournisseurs des rois de France, existe encore, et le décor n’en a pas beaucoup changé. Je puis donc en parler en toute connaissance et non sur des souvenirs infidèles. Elle a très bon air ; sa décoration date des premières années de la Restauration, alors que le style ne s’était pas encore trop alourdi ; elle est dans le caractère de Percier et Fontaine. Je songe, avec tristesse, en voyant ces motifs un peu secs, mais fins, mais purs et bien ordonnés, combien le goût a décliné en France depuis un siècle. Que nous sommes loin aujourd’hui de cet art décoratif de l’Empire, pourtant bien inférieur au Louis XVI et au Directoire ! Il faut louer dans ce vieux magasin l’enseigne en lettres bien proportionnées, bien carrées ; les fenêtres cintrées et leur imposte en éventail, le fond du magasin arrondi comme un petit temple, et le comptoir en hémicycle qui suit la forme de la salle. Je ne sais si je rêve ; mais je crois y avoir vu des trumeaux avec des Renommées qui pouvaient aussi bien célébrer Arcole et Lodi que la crème de cacao et les chocolats pralinés. Enfin tout cela relève d’un style, offre un caractère, présente une signification. Que fait-on à cette heure ? Il y a toujours des artistes de génie, mais les arts décoratifs sont tombés dans une ignominieuse décadence. Le style Troisième République fait regretter le Napoléon III, qui faisait regretter le Louis-Philippe, qui faisait regretter le Charles X, qui faisait regretter l’Empire, qui faisait regretter le Directoire, qui faisait regretter le Louis XVI. Le sens des lignes et des proportions est entièrement perdu. Aussi vois-je venir avec joie l’art nouveau, moins certes pour ce qu’il crée, que pour ce qu’il détruit.

Ai-je besoin de dire que, à trois ou quatre ans, je ne raisonnais pas sur la décoration ? Mais, en pénétrant dans la maison Debeauve et Gallais, je croyais entrer dans un palais de fées. Ce qui ajoutait à mon illusion c’était d’y voir de belles demoiselles en robe noire, et les cheveux tout brillants, assises derrière le comptoir en hémicycle avec une gracieuse solennité. Au milieu d’elles se tenait, douce et grave, une dame âgée qui écrivait dans des registres sur un grand pupitre et maniait des pièces de monnaie et des billets de banque. Il va bientôt paraître que je n’acquis point une suffisante intelligence des opérations qu’effectuait cette dame vénérable. À ses côtés, les jeunes filles brunes ou blondes s’occupaient, les unes à recouvrir les tablettes de chocolat d’une mince feuille de métal clair comme l’argent, les autres à envelopper deux par deux ces mêmes tablettes dans du papier blanc à vignettes et à fermer ces enveloppes avec de la cire qu’elles chauffaient à la flamme d’une petite lampe en fer-blanc. Elles accomplissaient ces tâches très adroitement et avec une célérité qui ressemblait à de l’allégresse. Je pense aujourd’hui qu’elles ne travaillaient point ainsi pour leur plaisir. Alors je pouvais m’y tromper, enclin comme j’étais à prendre tous les travaux pour des amusements. Il est certain du moins que c’était une joie des yeux que de voir courir les doigts fuselés de ces jeunes filles.

Quand maman avait fait son emplette, la matrone qui présidait cette assemblée de vierges sages prenait dans une coupe de cristal placée à son côté une pastille de chocolat qu’elle m’offrait avec un pâle sourire. Et ce présent solennel me faisait aimer et admirer plus que tout le reste la maison de MM. Debeauve et Gallais, fournisseurs des rois de France.

Ayant du goût pour les magasins, il était bien naturel que, rentré à la maison, j’essayasse dans mes jeux l’imitation des scènes que j’avais observées pendant que ma mère faisait ses emplettes. Aussi étais-je, au logis, pour moi seul et à l’insu de tout le monde, tour à tour, tailleur, épicier, commis de nouveautés et même, sans plus d’embarras, marchande de modes et chocolatière. Or, un soir, dans le petit cabinet tendu de boutons de roses où se tenait ma mère, sa broderie à la main, je m’appliquai avec plus de soin que de coutume à contrefaire les belles demoiselles de la maison Debeauve et Gallais. M’étant procuré des morceaux de chocolat en aussi grande quantité que possible, des bouts de papier, et même des lambeaux de ces feuilles métalliques que j’appelais emphatiquement du papier d’argent, le tout à vrai dire fort défraîchi, je m’installai dans ma petite chaise, don de ma tante Chausson, devant un tabouret garni de molesquine, et cela représentait à mes yeux l’élégant hémicycle du magasin de la rue des Saints-Pères. Enfant unique, habitué à jouer seul et toujours enfoncé dans quelque rêverie, vivant beaucoup enfin dans le monde des songes, il ne me fut pas difficile d’imaginer le magasin absent, ses lambris, ses vitrines, ses trumeaux ornés de Renommées et même les acheteurs qui affluaient, femmes, enfants, vieillards, tant je possédais le don d’évoquer à mon gré les scènes et les personnes. Je n’eus point de peine à devenir à moi seul les demoiselles, toutes les demoiselles chocolatières et la dame respectable qui tenait les registres et disposait de l’argent. Mon pouvoir magique était sans bornes et dépassait tout ce que j’ai lu depuis, dans l’Âne d’Or, des sorcières de Thessalie. Je changeais à mon gré de nature : j’étais capable de revêtir les figures les plus étranges et les plus extraordinaires, de devenir, par enchantement, roi, dragon, diable, fée… que dis-je ? de me changer en une armée, en un fleuve, en une forêt, en une montagne. Aussi ce que je tentais ce soir-là était pur badinage et ne souffrait pas la moindre difficulté. Donc, j’enveloppai, je cachetai, je servis la clientèle innombrable, femmes, enfants, vieillards. Pénétré de mon importance (dois-je l’avouer ?) je parlais fort sèchement à mes compagnes imaginaires, pressant leurs lenteurs et relevant sans bienveillance leurs méprises. Mais, quand il s’agit de faire la dame âgée et respectable, préposée à la caisse, je me trouvai soudain embarrassé. En cette conjoncture, je sortis du magasin et allai demander à ma chère maman un éclaircissement sur le point qui restait obscur pour moi. J’avais bien vu la dame âgée ouvrir son tiroir et remuer des pièces d’or et d’argent ; mais je ne me faisais pas une idée suffisamment exacte des opérations qu’elle effectuait. Agenouillé aux pieds de ma chère maman qui, dans sa bergère, brodait un mouchoir, je lui demandai :

— Maman, dans les magasins, est-ce celui qui vend ou celui qui achète, qui donne de l’argent ?

Maman me regarda avec une surprise qui lui arrondit les yeux et lui fit remonter les sourcils, et sourit sans me répondre. Puis elle demeura pensive. Mon père entra, en ce moment, dans la chambre :

— Mon ami, lui dit-elle, sais-tu ce que Pierrot vient de me demander ?… Tu ne le devinerais jamais… Il m’a demandé si c’est celui qui vend ou celui qui achète, qui donne de l’argent.

— Oh ! le petit nigaud ! fit mon père.

Ma mère reprit d’un ton sérieux, avec une sorte d’inquiétude sur le visage :

— Mon ami, ce n’est pas seulement une bêtise d’enfant ; c’est un trait de caractère. Pierre ne saura jamais le prix de l’argent.

Ma bonne mère avait reconnu mon génie et deviné ma destinée : elle prophétisait. Je ne devais jamais connaître le prix de l’argent. Tel j’étais à trois ans ou trois ans et demi dans le cabinet tapissé de boutons de roses, tel je restai jusqu’à la vieillesse, qui m’est légère, comme elle l’est à toutes les âmes exemptes d’avarice et d’orgueil. Non, maman, je n’ai jamais connu le prix de l’argent. Je ne le connais pas encore, ou plutôt je le connais trop bien. Je sais que l’argent est cause de tous les maux qui désolent nos sociétés si cruelles et dont nous sommes si fiers. Ce petit garçon que j’étais, qui, dans ses jeux, ignorait lequel doit payer du vendeur ou de l’acheteur, me fait songer tout à coup au fabricant de pipes que nous montre William Morris dans son beau conte prophétique, ce sculpteur ingénu qui, dans la cité future, fait des pipes d’une beauté non pareille parce qu’il les fait avec amour, et qu’il les donne et ne les vend pas.


IX

LE TAMBOUR


Vivre c’est désirer. Et, selon que l’on croira que le désir est doux ou qu’il est amer, on jugera la vie bonne ou mauvaise. À chacun de nous d’en décider sur son propre sentiment. Raisonner, en ce cas, est vain ; c’est affaire aux métaphysiciens. À cinq ans, je désirais un tambour. Ce désir était-il doux, était-il amer ? Je n’en sais rien. Disons qu’il était amer en ce qu’il résultait d’une privation et qu’il était doux puisqu’il représentait à mon imagination l’objet désiré.

Pour qu’on ne s’y trompe pas, je voulais avoir un tambour, sans me sentir aucune envie d’être tambour. Du métier je ne considérais ni la gloire ni les risques. Bien qu’assez versé, pour mon âge, dans les fastes militaires de la France, je n’avais encore entendu parler ni du jeune Bara mort en pressant ses baguettes sur son cœur, ni de ce tambour de quinze ans qui, à la bataille de Zurich, le bras percé d’une balle, continua de battre la charge, reçut du premier consul, à l’une des revues du décadi, une baguette d’honneur, et, pour la mériter, se fit tuer à la première occasion. Nourri dans une période de paix, je ne connaissais de tambours que les deux tambours de la garde nationale qui, le premier de l’an, présentaient à mon père, aide-major au 2e bataillon, et à son épouse, une lettre de compliments ornée d’une vignette coloriée. Cette vignette représentait les deux tambours, très embellis, saluant, dans un salon tout doré, un monsieur en redingote verte et une dame en crinoline et volants de dentelle. Dans la réalité, ils avaient l’œil émerillonné, de grosses moustaches et le nez rouge. Mon père leur donnait une pièce de cent sous et les envoyait boire un verre de vin, que la vieille Mélanie leur servait dans la cuisine. Ils buvaient tout d’un trait, faisaient claquer leur langue et s’essuyaient la bouche à leur manche. Tout en me plaisant assez par un certain air jovial, ils ne m’inspiraient aucun désir de me rendre semblable à eux.

Non, je ne voulais pas être tambour ; je voulais plutôt être général, et, si je désirais ardemment une caisse et des baguettes noires, c’est que j’associais à ces objets mille images guerrières.

On ne pouvait me reprocher alors de préférer le lit de Cassandre à la lance d’Achille. Je ne respirais qu’armes et combats ; je me réjouissais dans le carnage ; je devenais un héros, si les destins « qui gênent nos pensées » l’eussent permis. Ils ne le permirent point. Dès l’année suivante, ils me détournèrent d’un si beau chemin et m’inspirèrent d’aimer les poupées. Malgré la honte qu’on m’en fit, j’en achetai plusieurs sur mes économies. Je les aimais toutes ; j’en préférais une, et ma bonne mère m’a dit que ce n’était pas la plus jolie. Mais pourquoi me hâter de ternir ainsi la gloire si pure de ma quatrième année, alors qu’un tambour faisait toute mon envie ?

Comme je n’étais pas stoïque, je confiais souvent mon désir aux personnes capables de le satisfaire. Elles faisaient mine de ne rien entendre, ou me répondaient d’une manière vraiment désespérante.

— Tu sais bien, me disait ma chère maman, que ton père n’aime pas les jouets qui font du bruit.

Ce qu’elle me refusait par piété conjugale, je le demandai à ma tante Chausson, qui ne craignait nullement d’être désagréable à mon père. Je m’en étais fort bien aperçu, et c’est sur quoi je comptais pour obtenir ce que je désirais si ardemment. Par malheur, la tante Chausson, parcimonieuse, donnait rarement et peu.

— Qu’est-ce que tu ferais d’un tambour ? me dit-elle. N’as-tu pas assez de jouets ? Tu en as des armoires pleines. De mon temps on ne gâtait pas ainsi les enfants ; mes petites compagnes et moi, nous faisions des poupées avec des feuilles… N’as-tu pas une belle arche de Noé ?

Elle parlait d’une arche de Noé qu’elle m’avait donnée le 1er janvier d’antan et qui m’avait paru d’abord, je dois le dire, quelque chose de surnaturel. Elle contenait le patriarche et sa famille et un couple de tous les animaux de la création. Mais les papillons y étaient plus grands que les éléphants, ce qui, à la longue, choquait mon sens des proportions ; et maintenant que, par ma faute, les quadrupèdes ne se tenaient plus que sur trois pattes et que Noé avait perdu son bâton, l’arche ne me charmait plus.

Un jour qu’étant enrhumé, je gardais la chambre, mon bonnet de nuit noué sous le menton, je me fis un tambour et des baguettes d’un pot de grès et d’une cuiller de bois. Ce devait être d’un style assez hollandais et dans le sentiment de Brauwer et de Jean Steen. J’avais le goût plus noble et, quand ma vieille Mélanie indignée me reprit son pot à beurre et sa cuiller à pot, j’en étais déjà dégoûté.

Environ ce temps, mon père m’apporta certain soir un petit biscuit peint, qui représentait un pierrot battant de la grosse caisse. Je ne sais s’il pensait que l’image tenait lieu de la réalité ou s’il voulait se moquer de moi. Il souriait, selon sa coutume, avec un peu de tristesse. Quoi qu’il en soit, je reçus son présent de mauvais cœur et ce biscuit, horrible au toucher, m’inspira une soudaine aversion.

Je n’espérais plus posséder l’objet de mes vœux, quand, un clair jour d’été, ma mère, après le déjeuner, m’embrassa tendrement, me recommanda d’être sage et m’envoya promener avec la vieille Mélanie, après m’avoir tendu un objet en forme de cylindre, enveloppé dans du papier gris.

J’ouvris le paquet. C’était un tambour. Ma mère n’était déjà plus dans la chambre. Je suspendis ce cher instrument à mon épaule par la ficelle qui servait de bandoulière et ne me demandai point ce que le sort exigerait en retour ; je croyais alors que les dons de la fortune sont gratuits. Je n’avais pas appris à connaître dans Hérodote la Némésis céleste, et j’ignorais cette maxime du poète, que j’ai, par la suite, beaucoup méditée :


C’est un ordre des Dieux qui jamais ne se rompt
De nous vendre bien cher les grands biens qu’ils nous font.


Heureux et fier, la caisse à mon flanc, les baguettes à la main, je m’élançai dehors et marchai devant Mélanie en tambourinant. J’allais au pas de charge, sûr d’entraîner des armées à la victoire. J’avais bien toutefois, sans me l’avouer à moi-même, quelque sentiment que ma caisse n’était pas très sonore et ne s’entendait pas à une lieue à la ronde. Et, dans le fait, la peau d’âne (si c’était une peau, ce dont je doute véhémentement aujourd’hui), mal tendue, ne retentissait point sous le choc de baguettes si petites et si légères que je ne les sentais pas entre mes doigts. Je reconnaissais là le génie paisible et vigilant de ma mère et son zèle à bannir de la maison les jouets bruyants. Elle en avait écarté déjà les fusils, les pistolets et les carabines à mon grand regret, car je me délectais dans le vacarme, et mon âme s’exaltait aux détonations. Sans doute on ne voudrait pas qu’un tambour fût muet ; mais l’enthousiasme supplée à tout. Le tumulte de mon cœur emplissait mes oreilles d’un bruit de gloire. J’imaginais une cadence qui faisait marcher d’un seul pas des milliers d’hommes, j’imaginais des roulements qui pénétraient les âmes d’héroïsme et d’horreur. J’imaginais, dans le jardin fleuri du Luxembourg, des colonnes s’avançant à perte de vue par la plaine infinie ; j’imaginais des chevaux, des canons, des caissons défonçant les routes, des casques étincelants aux noires crinières, des bonnets à poil, des plumets, des aigrettes, des panaches, des lances, des baïonnettes.

Je voyais, je sentais, je créais tout cela. Et, présent dans mon œuvre, j’étais moi-même tout cela, les hommes, les chevaux, les canons, les poudrières et le ciel embrasé et la terre ensanglantée. Voilà ce que je tirais de ma caisse ! Et ma tante Chausson me demandait ce que je ferais d’un tambour !

Quand je rentrai à la maison, elle était silencieuse. J’appelai maman, qui ne me répondit pas. Je courus à sa chambre et à celle des boutons de roses et ne vis personne. J’entrai dans le cabinet de mon père, il était vide. Debout sur la pendule du salon, le Spartacus de Foyatier répondit seul à mon regard inquiet par le geste de son éternelle indignation.

Je criai :

— Maman ! Où es-tu, maman ?

Et je me mis à pleurer.

La vieille Mélanie m’apprit alors que mon père et ma mère étaient partis par la diligence de la rue du Bouloi pour le Havre, avec monsieur et madame Danquin, et qu’ils y passeraient huit jours.

Cette nouvelle m’abîma de désespoir, et je connus à quel prix le sort m’avait accordé un tambour ; je compris que ma mère m’avait donné un jouet pour me dissimuler son départ et me distraire de son absence. Et, me rappelant le ton grave et un peu triste avec lequel elle m’avait dit en m’embrassant : « Sois sage ! », je me demandai comment je n’avais point eu de soupçons. Et je pensais :

— Si j’avais su, je l’aurais empêchée de partir.

J’étais désolé et honteux aussi de m’être laissé tromper. Pourtant, que de signes auraient dû m’instruire ! Depuis plusieurs jours, j’entendais chuchoter mes parents, j’entendais chanter les portes des armoires, je voyais des piles de linge sur les lits, des malles, des valises dans les chambres. Le couvercle bombé d’une de ces malles était tendu d’une peau de bête galeuse et pelée sur laquelle passaient des traverses de bois noir très sale, et c’était hideux. Tant de présages m’étaient vainement apparus, dont un pauvre chien se serait inquiété. J’avais ouï dire à mon père que Finette prévoyait les départs.

L’appartement était grand et froid. L’horrible silence qui y régnait me glaçait le cœur. Et, pour l’emplir, Mélanie était vraiment trop petite : à peine son bonnet tuyauté dépassait-il ma tête. Je l’aimais, Mélanie, je l’aimais de toutes les forces de mon égoïsme enfantin ; mais elle n’occupait pas assez mon esprit. Ses paroles me semblaient insipides. Avec ses cheveux gris et son dos qui se faisait rond, elle me semblait plus puérile que moi. L’idée de vivre une semaine entière seul avec elle me désespérait.

Elle essaya de me consoler : elle me dit qu’une semaine était vite passée ; que ma mère me rapporterait un joli petit bateau que je ferais naviguer sur le bassin du Luxembourg ; que mon père et ma mère me conteraient leurs aventures de voyage, et me décriraient si bien le beau port du Havre, que j’y croirais être moi-même.

Et il faut reconnaître que ce dernier trait n’était pas mauvais, puisque le pigeon du fabuliste l’employa pour consoler de son absence sa tendre compagne. Mais je ne voulais pas être consolé. Je ne croyais pas que ce fût possible et je jugeais que ce serait moins beau.

Ma tante Chausson vint dîner avec moi. Je n’éprouvai aucun plaisir à voir sa face de chouette. Elle me donna aussi des consolations, mais les siennes avaient l’air de vieux rogatons comme tout ce qu’elle donnait. C’était une nature trop avare pour apporter des consolations abondantes, fraîches et pures. À table, elle prit la place de ma mère, empêchant ainsi que sur la chaise de cette chère maman s’élevât une lueur imperceptible d’elle, une ombre impalpable, une invisible image, enfin ce qui reste des absents aimés sur les choses qui leur étaient familières.

Cette incongruité m’exaspéra. Dans mon désespoir, je refusai de manger ma soupe et m’enorgueillis de ce refus. Je ne sais plus si je songeai alors qu’en pareille circonstance Finette en aurait fait autant ; mais cela n’était pas de nature à m’humilier, car je reconnaissais que, pour l’instinct et le sentiment, les bêtes l’emportaient de beaucoup sur moi. Ma mère avait commandé un vol-au-vent et de la crème qu’elle avait jugés propres à me distraire de mon chagrin. J’avais refusé la soupe ; j’acceptai le vol-au-vent et la crème et y trouvai quelque soulagement à mes maux.

Après dîner, ma tante Chausson me conseilla de jouer avec mon arche de Noé ; ce conseil m’enflamma de fureur. Je répondis de la façon la plus impertinente et, par surcroît, lançai mal à propos des injures à Mélanie, qui dans toute sa sainte vie ne mérita que des louanges.

La pauvre créature me coucha avec un soin délicat, essuya mes larmes et dressa son lit de sangle dans ma chambre. Néanmoins, je ne tardai pas à m’apercevoir des effets terribles de l’abandon où ma mère m’avait laissé. Mais, pour comprendre ce qui m’advint, il faut se rappeler que toutes les nuits, dans cette même chambre, avant de m’endormir, je voyais de mon lit une troupe de petits hommes à grosse tête, bossus, bancals, étrangement difformes, coiffés de feutres à plume, le nez chaussé d’énormes lunettes rondes, qui tenaient divers instruments tels que broches, mandolines, casseroles, tambours de basque, scies, trompettes, béquilles, dont ils tiraient des sons étranges, en dansant des danses grotesques. Leur apparition dans cette chambre, à cette heure, ne m’étonnait plus : je ne connaissais pas assez les lois de la nature pour savoir qu’elle y était contraire. Et, puisqu’elle se produisait régulièrement toutes les nuits, je ne la trouvais pas extraordinaire, mais elle m’effrayait, sans pourtant que ma peur fût assez forte pour m’arracher des cris. Ce qui calmait beaucoup mon épouvante, c’est que j’observais que ces petits musiciens rasaient le mur et n’approchaient point de mon lit. Telle était leur coutume. Ils ne faisaient pas mine de me voir et je retenais mon souffle pour ne pas attirer leur attention. C’était assurément la bonne influence de ma mère qui les tenait éloignés de moi, et la vieille Mélanie n’exerçait pas, sans doute le même empire sur ces esprits malins, car, en cette nuit affreuse où la diligence de la rue du Bouloi emportait mes chers parents vers de lointains rivages, ces petits musiciens s’aperçurent pour la première fois de ma présence. L’un d’eux, qui avait une jambe de bois et un emplâtre sur l’œil, me montra du doigt à son voisin, et tous, l’un après l’autre, s’étant tournés vers moi, chaussèrent d’énormes bésicles rondes et m’examinèrent curieusement sans nulle bienveillance. Je commençai de trembler de tous mes membres. Mais, quand ils s’approchèrent de mon lit en dansant et en brandissant broches, scies, casseroles et lorsque l’un d’eux, qui avait un nez en forme de clarinette, braqua sur moi une seringue grande comme la lunette de l’observatoire, glacé d’épouvante, je criai :

— Maman !

La vieille Mélanie accourut à mon appel. À sa vue, je fondis en larmes. Puis je me rendormis.

Quand je me réveillai au chant des moineaux, j’avais tout oublié, la triste absence et ma solitude. Hélas ! le visage clair de ma chère maman ne se pencha pas sur mon lit, les boucles noires de ses cheveux ne caressèrent point mes joues, je ne respirai point l’iris qui parfumait son peignoir. Mais les joues semblables à des pommes d’hiver de ma vieille Mélanie m’apparurent dans un énorme bonnet à bavolet, et je vis sur la camisole de la bonne créature des temples et des amours. Ils étaient imprimés en rose sur le fond beige et elle les portait innocemment. Cette vue renouvela mes douleurs. Toute la matinée j’errai mélancoliquement dans la demeure muette. Ayant trouvé mon tambour sur une chaise de la salle à manger, je le jetai à terre avec fureur, et, d’un coup de talon, le crevai.

Plus tard, devenu homme, il m’arriva peut-être de souhaiter encore quelque chose de semblable à cet instrument sonore et creux que j’avais tant désiré dans ma petite enfance, les tympanons de la gloire, les cymbales de la faveur publique Mais, dès que je sentais ce désir naître et remuer en moi, je me rappelais le tambour de mes quatre ans et le prix dont je l’avais payé et aussitôt je cessais de désirer des biens que le sort ne nous accorde pas gratuitement.

Jean Racine, en lisant sa Bible latine, a souligné cet endroit : Et tribuit eis petitionem eorum. Et il se l’est rappelé quand il a mis dans la bouche d’Aricie ces mots qui font pâlir l’imprudent Thésée :


Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.


X

UNE TROUPE COMIQUE ÉTROITEMENT UNIE


En ce temps-là, quand je restais au lit sans dormir pour quelque indisposition ou seulement pour m’être réveillé plus tôt que de coutume, j’étais regardé par une figure grise et morne, par un visage vaste et sans forme, par un fantôme enfin plus redoutable que la douleur et la crainte, l’Ennui. Et non pas un ennui tel que les ennuis chantés par les poètes, ces ennuis colorés de haine et d’amour et beaux et fiers ; non, mais l’invariable ennui, le profond ennui, le brouillard intérieur, le néant devenu sensible. Pour conjurer la visite du spectre, j’appelais ma mère et Mélanie ; hélas ! elles ne venaient point ou ne restaient qu’un moment près de moi, et me disaient, comme l’abeille au petit garçon de madame Desbordes-Valmore :


… Je suis très pressée…
… On ne rit pas toujours.


Et ma mère ajoutait :

— Mon enfant, pour te distraire, repasse ta table de multiplication.

C’était une extrémité à laquelle je ne pouvais me résoudre. Je préférais imaginer un voyage autour du monde et des aventures extraordinaires. Je faisais naufrage et j’abordais à la nage un rivage peuplé de tigres et de lions. Avec le concours d’une imagination puissante, c’eût été suffisant pour me garantir de l’ennui. Par malheur, les images que j’évoquais étaient si pâles, si ténues, qu’elles ne me cachaient ni le papier de ma chambre ni le visage de brume que je redoutais. Avec le temps, je trouvai mieux et je parvins à me procurer, dans ma couchette, un divertissement agréable, spirituel, très goûté par tous les peuples policés : je me donnai la comédie. Mon théâtre, ai-je besoin de le dire, ne fut pas porté d’un coup à la perfection. La tragédie grecque sortit du chariot de Thespis. Je chantonnai en marquant la mesure d’un mouvement de ma main : telle fut l’origine de mon odéon. Il naissait humblement. Une rougeole bénigne me retint à propos au lit pour le perfectionner. Je dirigeais cinq acteurs ou plutôt cinq caractères comme ceux de la comédie italienne. C’étaient les cinq doigts de ma main droite. Chacun avait son nom comme sa physionomie. Et, ainsi que les masques du théâtre italien auxquels je ne saurais trop les comparer, mes personnages gardaient leur nom dans les rôles qu’ils tenaient, à moins toutefois que la pièce ne les obligeât à en changer, ce qui arrivait, par exemple, dans les drames historiques. Mais ils conservaient invariablement leur caractère propre. À cet égard, sans les flatter, ils ne se sont jamais démentis.

Le pouce s’appelait Rappart. Pourquoi ? Je n’en sais rien. N’espérons pas tout éclaircir. On ne peut donner des raisons de tout. Rappart, court, large, trapu, d’une force prodigieuse, était un individu sans éducation, violent, querelleur, ivrogne, un vrai Caliban, forgeron, commissionnaire, déménageur, brigand, soldat, selon le rôle qu’il remplissait ; il ne commettait que violences et cruautés. Au besoin, il tenait le rôle des animaux féroces, celui du loup dans le Petit Chaperon Rouge, et de l’ours dans une comédie assez belle où l’on voyait une jeune bergère surprendre un ours blanc endormi, lui passer un anneau dans le nez et le mener captif et dansant au palais du roi, qui l’épouse aussitôt.

L’index, qui se nommait Mitoufle, offrait avec Rappart un contraste frappant, au moral comme au physique. Mitoufle n’était ni le plus grand ni le plus beau de la troupe ; il semblait même un peu altéré et déformé par quelque métier manuel, qu’il avait exercé trop jeune. Mais, pour la vivacité des mouvements et l’esprit de repartie, c’était mon meilleur acteur. D’un naturel généreux, son premier mouvement le portait à défendre les opprimés. Sa bravoure allait jusqu’à la témérité et le dramaturge lui donnait des occasions fréquentes de l’exercer. Il n’y avait pas son pareil, dans un incendie, pour arracher un enfant des flammes et le rapporter à sa mère. Son seul défaut était une vivacité excessive ; mais on le lui pardonnait, ou plutôt on l’aimait mieux ainsi.

Achille déplairait moins bouillant et moins prompt.

Le médius, élégant, droit, d’une taille haute et superbe, renfermait, sous ces heureux dehors, une âme chevaleresque. Issu des plus illustres aïeux, il se nommait Dunois. Et, pour le coup, je crains bien de savoir pourquoi, et ne puis guère douter que ma chère maman en fût la cause. Ma chère maman ne chantait pas très bien et ne chantait que quand j’étais seul à l’entendre. Elle chantait :

Partant pour la Syrie
Le jeune et beau Dunois
Alla prier Marie
De bénir ses exploits.

Et elle chantait aussi : Reposez-vous bons chevaliers. Et elle chantait encore : En soupirant, j’ai vu naître l’aurore. Ma chère maman raffolait des romances de la reine Hortense, qui étaient charmantes, en ce temps-là.

Excusez mes lenteurs : c’est tout un art que j’expose. À l’annulaire, qui n’avait point d’anneau, s’identifiait une dame d’une grande beauté, nommée Blanche de Castille. C’était peut-être un pseudonyme. Étant la seule femme de la troupe, elle jouait les mères, les épouses, les amantes. Vertueuse et persécutée, le jeune et beau Dunois la sauvait maintes fois des plus grands périls avec le concours empressé et désintéressé de Mitoufle. Elle épousait souvent Dunois, rarement Mitoufle. Un caractère encore et j’en aurai fini avec ma troupe. Jeannot, le petit doigt, était un jeune garçon plein d’innocence, dont à l’occasion on faisait une fillette, comme, par exemple, lorsqu’on jouait le Petit Chaperon Rouge. Et je crois qu’en devenant fille, il lui venait de l’esprit. Les pièces faites pour les interprètes que je viens d’énumérer se rapprochaient de la commedia del arte en ce sens que j’en composais le canevas et que mes acteurs improvisaient le dialogue en se conformant à leur caractère et à leur situation. Toutefois, il s’en fallait de beaucoup qu’elles ressemblassent aux farces italiennes et à ces pièces du théâtre de la foire qui mettent aux prises Arlequin, Colombine et le docteur pour de vils intérêts, et des passions basses. Mes ouvrages, plus nobles, appartenaient au genre héroïque, et c’est en effet celui qui convient le mieux aux êtres innocents et simples. J’étais lyrique et pathétique, tragique et très tragique. Quand les passions s’élevaient à des hauteurs où la parole manquait, on chantait. Il y avait aussi dans ces drames des scènes comiques. Je travaillais à mon insu dans le système de Shakespeare ; il m’aurait été beaucoup plus difficile de travailler dans celui de Racine. Je n’avais pas, comme M. de Lamartine, la bouffonnerie en horreur. Loin de là ! Mais mon comique était très simple et il ne s’y mêlait pas d’ironie. Les mêmes situations revenaient souvent dans mon théâtre. Je n’avais pas le courage de me le reprocher : elles étaient si touchantes ! Princesses captives, délivrées par un vaillant chevalier, enfants volés et rendus à leur mère, tels étaient mes sujets de prédilection.

Cependant, je courais d’autres carrières. Je composais des drames d’amour où je semais de grandes beautés. Les pièces de ce genre manquaient d’action et surtout de dénouement ; ces défauts tenaient à la pureté de mon âme qui, concevant que l’amour est à lui-même tout son objet et tout son contentement, ne lui faisait désirer aucune satisfaction. C’était beau, mais monotone.

Je traitais aussi les sujets militaires et ne craignais point d’aborder l’épopée napoléonienne que je recueillais sur les lèvres des survivants de la grande époque, si nombreux autour de mon berceau. Dunois faisait Napoléon ; Blanche de Castille, Joséphine (je ne connaissais pas Marie-Louise) ; Mitoufle, un grenadier ; Jeannot, un fifre ; Rappart faisait les Anglais, les Prussiens, les Autrichiens et les Russes, l’ennemi. Et avec ces ressources, je trouvais le moyen de remporter les victoires d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Wagram, d’entrer à Vienne et à Berlin. D’ordinaire, on ne jouait pas deux fois la même pièce. J’en avais toujours une toute prête. Pour la fécondité, j’étais un Calderon.

L’on pense bien que, grâce aux jeux de ce théâtre où j’étais à la fois directeur, auteur, troupe et spectateur, je ne m’ennuyais plus au lit. J’y restais au contraire le plus longtemps possible et feignais des maladies pour ne pas me lever. Ma chère maman, qui ne me reconnaissait plus, me demandait d’où venait cette paresse nouvelle. Faute de connaître mon art et mesurer mon génie, elle appelait paresse ce qui était action et mouvement.

Ce théâtre, ayant atteint son apogée vers ma sixième année, entra tout aussitôt dans une rapide décadence, dont il importe d’exposer les causes.

Sur mes six ans, donc, pendant quelques légers troubles de croissance, retenu plusieurs jours au lit et ayant près de moi, sur une petite table, une boîte de couleurs et des rubans, je résolus d’employer les moyens qui se trouvaient sous ma main à embellir mon théâtre et à le porter à un état inouï de perfection. Je me mis aussitôt à l’œuvre et exécutai ardemment mes conceptions fiévreuses. Je ne m’étais jamais aperçu que mes acteurs n’avaient pas plus de visage qu’un œuf ; m’en avisant soudain, je leur fis des yeux, un nez, une bouche, et, voyant qu’ils étaient nus, je les habillai de soie et d’or. Il m’apparut alors qu’il fallait les coiffer, et je leur fis des chapeaux ou des bonnets de formes diverses, mais généralement pointus. Je ne m’arrêtai pas dans ces recherches de l’effet pittoresque : je construisis une scène, je peignis des décors, je fabriquai des accessoires. Et tout ému, je montai une pièce qui s’appelait les Barons du Saint-Sépulcre et devait réunir l’orient et l’occident en une action formidable. Hélas ! je ne pus pas même achever la première scène. L’inspiration s’était glacée : l’âme et le mouvement, tout avait disparu. Plus de passion, plus de vie. Mon théâtre, tant qu’il était sans artifices, se revêtait de toutes les couleurs et de toutes les formes de l’illusion. Quand le luxe apparut, l’illusion se dissipa. Les muses s’envolèrent. Elles ne revinrent plus. Quel enseignement ! Il faut laisser à l’art sa noble nudité. La richesse des costumes et l’éclat des décors étouffent le drame qui ne veut pour parure que la grandeur de l’action et la vérité des caractères.


XI

LA CHARPIE


Je n’avais pas encore accompli mes quatre ans : un matin, ma mère me souleva de mon lit, et mon cher papa, qui avait revêtu son uniforme de garde national, m’embrassa tendrement. Il avait un coq d’or et un pompon rouge à son shako. On battait le rappel sur le quai ; le galop des chevaux retentissait sur le pavé ; par moments passaient des chants et des clameurs farouches et l’on entendait au loin le crépitement de la fusillade. Mon père sortit. Ma mère s’approcha de la fenêtre, souleva le rideau de mousseline et sanglota. C’était la révolution.

Les journées de Février m’ont laissé peu de souvenirs. On ne m’a pas fait sortir une seule fois pendant le combat des rues. Nos fenêtres donnaient sur la cour, et les événements qui s’accomplissaient au dehors étaient pour moi infiniment mystérieux. Tous les locataires de la maison fraternisaient. Madame Caumont, la femme du libraire-éditeur, mademoiselle Mathilde, la fille déjà vieille de madame Laroque, mademoiselle Cécile, la couturière, la très élégante madame Petitpas, la belle madame Moser, qu’on ne fréquentait pas en temps ordinaire, se réunissaient l’après-midi chez ma mère, où elles faisaient de la charpie pour les blessés dont le nombre augmentait de minute en minute. L’usage alors suivi dans tous les hôpitaux était d’appliquer sur les plaies des filaments de toile, et personne ne doutait de l’excellence de ce procédé avant la révolution médicale qui a proscrit les pansements humides. Ces dames apportaient chacune son paquet de linge ; elles s’asseyaient dans la salle à manger autour de la table ronde et, là, déchiraient la toile par bandes étroites, puis l’effilaient. On admire, quand on y songe, que ces ménagères eussent tant de vieux linge. Madame Petitpas lut sur un morceau de drap de lit qu’elle avait apporté le chiffre de son aïeule maternelle et la date de 1745. Maman travaillait avec ses invitées. Nous participions, le jeune Octave Caumont et moi, à cette œuvre charitable, sous la surveillance de la vieille Mélanie, qui, de ses doigts rudes, effilait le chiffon à quelque distance de la table, par déférence. Pour ma part, je m’acquittais de ma tâche avec zèle et mon orgueil grandissait à chaque fil que je tirais. Mais, quand je vis que le tas d’Octave Caumont était plus gros que le mien, j’en souffris dans mon amour-propre et ma satisfaction de préparer le soulagement des blessés en fut beaucoup diminuée.

De temps en temps des personnes de notre intimité, M. Debas, surnommé Simon de Nantua, et M. Caumont, l’éditeur, venaient nous apporter des nouvelles.

M. Caumont était habillé en garde national ; mais il s’en fallait qu’il portât l’uniforme avec autant d’élégance que mon cher papa. Mon papa avait le teint pâle et la taille fine. M. Caumont, le visage bourgeonné, étalait trois mentons sur le devant de sa tunique qui, ne pouvant pas se boutonner, s’ouvrait inglorieusement sur le ventre.

— La situation est terrible, nous dit-il, Paris en feu, ses rues hérissées de sept cents barricades, le peuple assiège le château que le maréchal Bugeaud défend avec quatre mille hommes et six pièces de canon.

Ces nouvelles furent accueillies par de grands mouvements de terreur et de pitié. La vieille Mélanie, à l’écart, faisait des signes de croix et remuait les lèvres en silence.

Ma mère fit servir du vin de Madère et des gâteaux secs. (En ce temps-là, on ne buvait guère de thé et les dames craignaient moins le vin qu’à présent.) Un doigt de vin de Madère anima les regards, fit sourire les lèvres. Ce n’étaient plus les mêmes visages ; ce n’étaient plus les mêmes âmes.

Pendant le goûter, M. Clérot, l’encadreur du quai Malaquais, se présenta devant nous. C’était un très gros homme, bien plus gros que M. Caumont, et que sa blouse blanche faisait paraître encore plus rond. Il salua la compagnie et demanda le secours du docteur Nozière pour les blessés du Palais-Royal, qui manquaient de tout. Ma mère lui répondit que le docteur Nozière était à l’hôpital de la Charité. M. Clérot nous fit un tableau horrible de ce qu’il avait vu aux abords des Tuileries. Çà et là des morts, des blessés, des chevaux qui se soulevaient, une jambe brisée, le ventre ouvert, et retombaient, et cependant les curieux emplissant les cafés et une troupe de gamins s’amusant d’un chien qui hurlait près d’un cadavre. Il conta que, assiégé par une profonde colonne d’insurgés avec armes et munitions, le poste du Château-d’Eau, sur la place du Palais-Royal, était enveloppé de flammes quand ses défenseurs mirent bas les armes.

M. Clérot poursuivit à peu près en ces termes :

— Après la reddition du poste, des hommes de bonne volonté furent requis pour éteindre l’incendie ; je me trouvai du nombre ; on se procura des seaux et nous fîmes la chaîne. J’étais placé à cinquante pas environ du brasier, entre un respectable citoyen d’un certain âge, et un gamin qui portait en sautoir la giberne d’un soldat. Les seaux faisaient la navette. Et je disais ; « Attention, citoyens ! attention ! » Je ne me sentais pas bien ; le vent rabattait sur nous la flamme et la fumée ; j’avais les pieds gelés, et par moments il me coulait le long de la jambe un froid mortel, dont je cherchais la cause, que je ne pouvais trouver, et j’allais jusqu’à me demander si je n’avais pas reçu sans m’en apercevoir une blessure dans le combat et si je ne perdais pas tout mon sang. Et en faisant la chaîne, je me disais : « Ce que j’éprouve n’est pas naturel » ; et je tournais l’œil devant, derrière, à droite et à gauche pour me rendre compte de ce qui m’arrivait. Mais voilà-t-il pas que tout à coup je vois mon voisin de gauche, le gamin, occupé à vider dans la poche de ma blouse le seau que je venais de lui passer… Mesdames, le polisson reçut sur la joue une giroflée à cinq feuilles qu’il pourra montrer à son amoureuse.

» C’est pourquoi, conclut M Clérot, si c’était un effet de votre bonté, madame Nozière, je me chaufferais bien volontiers un moment à votre poêle. Ce morveux m’a glacé jusqu’aux os. Une jeunesse pareille, qui a perdu à ce point le respect, cela fait frémir ! »

Et le gros homme, ayant tiré de sa poche un mètre, un diamant à tailler le verre et un journal réduit en pâte, la retourna dégouttante. Il souleva sa blouse et bientôt ses vêtements commencèrent à fumer à la chaleur du poêle.

Ma mère lui versa un verre d’eau-de-vie, qu’il but à la santé de la compagnie, car il avait de l’usage.

J’étais ravi de ce que j’entendais, et je vis fort bien madame Caumont cacher un fou rire.

À ce moment M. Debas, surnommé Simon de Nantua, parut avec une buffleterie sur sa redingote et un fusil à la main. Il empruntait aux événements une énorme importance et c’est d’un accent solennel, qu’il annonça à madame Nozière que le docteur, retenu à l’hôpital, ne reviendrait pas dîner. Il nous rapporta ce qu’il avait vu ou connu et s’étendit de préférence sur les faits auxquels il avait participé : Six gardes municipaux poursuivis par les insurgés et qu’il avait cachés dans une cave de la rue de Beaune ; un piqueur du Roi, que son habit rouge désignait aux fureurs du peuple et qu’il avait revêtu d’un bourgeron emprunté au marchand de vin du coin de la rue de Verneuil. Il nous apprit que Firmin, le valet de chambre de M. Bellaguet, venait d’être tué sur le quai d’une balle perdue. Et, comme nous sommes particulièrement touchés de ce qui se passe près de nous, la nouvelle de cette mort fut reçue avec un profond émoi.

Je me rappelle aussi que, quelques instants plus tard, à nuit close, étant avec ma chère maman chez madame Caumont, je vis par la fenêtre de l’entresol, qui donnait sur le quai, une voiture très haute et largement évasée sortir tout en feu du guichet du Louvre. Une troupe d’hommes la traîna sur le pont des Saints-Pères entre les deux statues assises, et, avant d’avoir atteint le milieu du pont, la fit basculer. Elle rebondit deux fois sur ses ressorts, puis, emportant la balustrade de fonte, tomba dans la Seine. Et ce spectacle, auquel succédèrent soudain les ténèbres profondes, me parut splendide et mystérieux.

Voilà mes souvenirs du 24 février 1848, tels qu’ils se sont imprimés dans mes faibles esprits, et tels que ma mère me les a maintes fois rafraîchis ; les voilà dans leur candide indigence. J’ai pris grand soin de ne les point orner, de ne les point enrichir.

La manière dont j’appris alors les événements contemporains exerça une influence durable sur mon intelligence de la vie publique et contribua grandement à former ma philosophie de l’histoire. Dans ma première enfance, les Français avaient un sentiment du ridicule qu’ils ont perdu depuis, sous l’empire de causes que je ne saurais démêler. Le pamphlet, la gravure et la chanson exprimaient leur esprit moqueur. Je naquis à l’âge d’or de la caricature et c’est par les lithographies du Charivari et par les moqueries de mon parrain M. Pierre Danquin, bourgeois de Paris, que je me fis une idée de la vie nationale ; elle me parut comique en dépit des émeutes et des révolutions, parmi lesquelles je fus nourri. Mon parrain appelait Louis-Napoléon Bonaparte le perroquet mélancolique. Je me plaisais à imaginer cet oiseau combattant le spectre rouge, représenté comme un épouvantail à moineaux, promené sur un manche à balai. Et autour d’eux, je voyais s’agiter les orléanistes ayant pour tête une poire, M. Thiers en nain, Girardin en paillasse, et le Président Dupin avec une face de passoire et des souliers grands comme des bateaux. Mais je m’intéressais surtout à Victor Considérant que je savais habiter près de nous, sur le quai Voltaire, et qui m’était figuré se suspendant aux arbres par une longue queue que terminait un gros œil.


XII

LES DEUX SŒURS


En ce temps-là, maman m’emmenait très souvent dans la rue du Bac. L’hiver approchait. Elle achetait, dans cette rue marchande, des tricots et toutes sortes de lainages et me faisait faire un vêtement chaud par M. Augris, tailleur plein de politesse et d’inexactitude, qui demeurait vis-à-vis de l’hôtel où l’année précédente M. de Chateaubriand était mort. Ce souvenir ne me touchait guère et je regardais négligemment la porte à médaillons, d’un style noble et pur, qui s’était ouverte pour le laisser passer sans retour. Ce qui me ravissait dans la belle rue du Bac, c’étaient les boutiques pleines d’objets merveilleux par la forme et la couleur, mille ouvrages de tapisserie, du papier à lettres chiffré d’or et d’azur, des lions et des panthères sur des descentes de lit, des figures de cire artistement coiffées, des biscuits de Savoie dont le dôme, pareil à celui du Panthéon, portait une rose épanouie ; c’étaient enfin des petits fours prodigieux, en façon de tricorne, de dominos, de mandoline. En me faisant voir ces merveilles, ma mère me les rendait d’un mot plus merveilleuses encore. Elle avait ce don rare d’animer toutes choses et de faire naître des symboles.

Il y avait alors dans cette rue, au coin de la rue de l’Université, un marchand de tableaux chez qui l’on pénétrait par une porte assez étroite, peinte en jaune et décorée dans le style du temps, non sans richesse. De la corniche qui la surmontait je ne dirai rien, n’en ayant gardé nul souvenir ; mais il est certain qu’aux deux consoles qui supportaient cette corniche s’adossaient des figurines longues comme le bras, bizarrement composées de parties empruntées à l’homme, au quadrupède et à l’oiseau. Ce n’étaient pas proprement des chimères, car elles ne procédaient en rien du lion ni de la chèvre ; ce n’étaient pas non plus des griffons, puisqu’elles avaient un sein de femme. De longues oreilles coiffaient leur tête qui tenait de la chauve-souris ; leur corps délié participait du lévrier. On voit aujourd’hui sur les candélabres du pont de Suresnes de petites bêtes fantastiques assez semblables à celles-là, qu’on pourrait aussi rapprocher du monstre qui soutient une lanterne sur la façade du palais Riccardi à Florence. Enfin, c’étaient de petites figures décoratives exécutées vers 1840, par un sculpteur comme Feuchère ; mais elles étaient douées d’une physionomie très singulière, et elles tiennent trop de place dans ma vie pour que je les confonde avec aucune autre figure de ce genre.

C’est ma mère qui me les fit remarquer un jour en passant :

— Pierre, regarde ces petites bêtes, me dit-elle. Elles ont beaucoup d’expression. Leur mine est pleine de malice et de gaîté. On passerait des heures à les regarder tant elles ont l’air spirituel et semblent vivantes ! Vois comme elles rient.

Je demandai comment elles s’appelaient. Ma mère me répondit qu’elles n’avaient point de nom en histoire naturelle, parce qu’elles n’existaient pas dans la nature.

Je dis :

— Ce sont les deux sœurs.

Il nous fallut retourner le lendemain chez M. Augris pour essayer une fois encore mon vêtement d’hiver. Quand nous repassâmes devant les deux sœurs, ma chère maman me les montra gravement du doigt.

— Vois ; elles ne rient plus.

Et maman disait vrai. Les sœurs avaient changé d’expression, elles ne riaient plus et leur visage se faisait sévère et menaçant.

Je demandai pourquoi elles ne riaient plus.

— Parce que tu n’as pas été sage aujourd’hui.

Nul doute à cet égard. Je n’avais pas été sage ce jour-là. J’étais allé dans la cuisine où mon cœur m’attirait, j’y avais trouvé la vieille Mélanie qui épluchait les navets. Je voulus les éplucher aussi, ou plutôt les sculpter ; car je méditais de les tailler en forme d’hommes et d’animaux. Mélanie s’y opposa. Irrité de ce refus, je lui arrachai son bonnet tuyauté, à bavolet de dentelle. Ce pouvait être là le mouvement d’un génie fougueux ; ce n’était pas assurément un acte de sagesse. Je contemplai les deux sœurs, et, soit qu’en effet elles me parussent douées d’une puissance surnaturelle, soit plutôt que mon esprit avide de merveilleux se prêtât à l’illusion, un petit frisson de peur, aigre-doux, me secoua la poitrine.

— Elles ne savent pas tes fautes, reprit ma mère, mais tu les lis dans leurs yeux. Sois bon, et elles te souriront, comme te sourira la nature entière.

Depuis lors, chaque fois que nous passions, ma mère et moi, devant les deux sœurs, nous nous inquiétions de voir si elles se montraient irritées ou sereines, et toujours leur expression répondait exactement à l’état de ma conscience. Je les consultais avec une entière bonne foi et trouvais dans leur visage, ou souriant ou sombre, le loyer de ma sagesse ou la peine de mes fautes.

De longues années s’écoulèrent. Devenu un homme et ayant acquis une pleine liberté d’esprit, aux heures de trouble et d’irrésolution, je consultais encore les deux sœurs. Un jour que j’avais un particulier besoin de voir clair en moi-même, j’allai les interroger. Je ne les trouvai plus : elles avaient disparu avec la porte qu’elles ornaient. Je m’en retournai, plein d’incertitude et d’hésitation, et pris un mauvais parti.


XIII

CATHERINE ET MARIANNE


La mer, quand je la vis pour la première fois, ne me parut vaste que par la tristesse immense que je sentis à la regarder et à la respirer. C’était la mer sauvage. Nous étions allés passer un mois d’été dans un petit village breton. Un aspect de la côte s’est gravé à l’eau-forte dans ma mémoire, l’aspect d’une rangée d’arbres flagellés par le vent du large et tendant, sous le ciel bas, vers la terre plate et nue, leur tronc courbé et leurs maigres rameaux. Ce spectacle me mordit au cœur ; il reste en moi comme le symbole d’une incomparable infortune.

Les rumeurs et les odeurs marines me troublaient. Chaque jour, à toute heure, la mer m’apparaissait transformée, tantôt lisse et bleue, tantôt couverte de petites lames tranquilles azurées d’un côté, argentées de l’autre, tantôt comme cachée sous une toile cirée verte, tantôt lourde et sombre et portant sur ses crêtes agitées les moutons farouches de Nérée ; hier fuyant en souriant, aujourd’hui s’avançant en tumulte. Tout enfant que j’étais et parce que j’étais un pauvre enfant, cette perfide instabilité diminua beaucoup la confiance et l’amitié que m’inspirait la nature. La faune marine, les poissons, les coquillages, les crustacés surtout, ces animaux plus effrayants que les monstres des Tentations de Saint-Antoine, que, sur mon quai Malaquais, j’examinais si curieusement à l’étalage de madame Letord, ces langoustes, ces poulpes, ces étoiles de mer, ces crabes, me révélaient des formes de la vie trop étonnantes et des animaux moins fraternels vraiment que mon petit chien Caire, que le poney de madame Caumont, que les ânes de Robinson, que les moineaux de Paris, et moins amis même que le lion de ma Bible en estampes et les couples de mon arche de Noé. Les monstres marins me poursuivaient dans mon sommeil et m’apparaissaient, la nuit, immenses en leurs carapaces d’un bleu noir, épineuses et chevelues, tout armés de pinces, de dards, de scies, et sans visage et plus effrayants de n’avoir pas de visage que de tout le reste.

Dès le lendemain de mon arrivée, je fus enrôlé par un grand garçon dans une troupe d’enfants qui, munis de pelles et de pioches, construisaient sur la plage une forteresse de sable, y plantaient le drapeau français et la défendaient contre la mer montante. Nous fûmes vaincus avec gloire. Je sortis un des derniers du fort démantelé, ayant fait mon devoir, mais acceptant la défaite avec une facilité qui n’annonçait point un grand homme de guerre.

Un jour, j’allai en barque pêcher des coquillages avec Jean Élô qui avait des yeux d’un bleu pâle dans un visage tanné et boucané. Ses mains étaient si rudes qu’elles me râpaient la peau quand elles tenaient les miennes, en signe d’affection. Il pêchait au large, raccommodait ses filets, calfatait sa barque et, à ses heures de loisir, construisait dans une carafe une goélette parfaitement gréée. Bien qu’il se servît peu de la parole, il me conta son histoire qui se composait uniquement de la mort de ses proches, qui avaient péri en mer. Trois de ses frères et son père s’étaient noyés ensemble, le précédent hiver, à une encablure du port. En quoi il ne voyait que du bien comme en tout événement. Ce que j’avais de religion me fit découvrir en Jean Élô une sagesse céleste. Un dimanche soir, nous le trouvâmes étendu ivre-mort en travers du chemin et nous dûmes l’enjamber. Il n’en resta pas moins pour moi un être parfait. Sentiment empreint, il se peut, de quiétisme. À d’autres d’en juger : je n’étais guère théologien alors, et je le suis bien moins encore aujourd’hui.

Mes plaisirs les plus chers étaient de pêcher la crevette en compagnie de deux fillettes qui m’inspiraient une amitié émerveillée et fugitive. L’une, Marianne Le Guerrec, était fille d’une dame de Quimper avec qui ma mère avait fait connaissance sur cette plage ; l’autre, Catherine O’Brien, était Irlandaise. Toutes deux blondes et les yeux bleus. Elles se ressemblaient, ce qui n’était pas pour surprendre ;


Car les vierges d’Erin et les vierges d’Armor
Sont des fruits détachés du même rameau d’or

Averties par un secret instinct de leur grâce à entrelier leurs mouvements, elles se montraient constamment enlacées. Agitant de concert leurs minces jambes nues, brûlées du soleil et de l’eau de mer, elles couraient sur le sable avec des ondulations et des sinuosités comme pour former des figures de danse. Catherine O’Brien était la plus jolie, mais elle parlait mal le français, ce dont s’offusquait mon ignorance. Je cherchais, pour les leur offrir, de beaux coquillages qu’elles dédaignaient. Je m’ingéniais à leur rendre des soins dont elles feignaient ou de ne pas s’apercevoir ou d’être obsédées. Quand je les regardais, elles détournaient la tête ; mais si, à mon tour, je faisais semblant de ne pas les voir, elles attiraient mon attention par quelques agaceries. Elles m’intimidaient ; à leur approche, je ne trouvais plus les mots que j’avais préparés pour elles. Si je leur parlais quelquefois avec rudesse, c’était par peur, par dépit ou par une perversité inexplicable. Marianne et Catherine s’entendaient pour se moquer et rire des petites baigneuses de leur âge. Sur tout autre sujet, elles se querellaient plus souvent qu’elles ne s’accordaient. Elles se faisaient un grief mutuel de n’être pas nées dans le même pays. Marianne reprochait vivement à Catherine d’être Anglaise. Catherine, ennemie de l’Angleterre, bondissait sous l’insulte, frappait du pied, grinçait des dents et criait qu’elle était Irlandaise. Mais Marianne n’y voyait pas de différence. Un jour, dans le chalet de madame O’Brien, leur dispute pour la patrie finit par des coups. Marianne nous rejoignit sur la plage, les joues égratignées. Sa mère, en la voyant, s’écria :

— Miséricorde ! que t’est-il arrivé ?

Marianne répondit très simplement :

— Catherine m’a griffée parce que je suis Française. Alors je l’ai appelée vilaine Anglaise, et je lui ai donné un coup de poing sur le nez qui l’a fait saigner. Madame O’Brien nous a envoyées nous laver dans la chambre de Catherine. Et nous nous sommes réconciliées, parce qu’il n’y avait qu’une cuvette pour nous deux.


XIV

LE MONDE INCONNU


Chaque jour, après le déjeuner, la vieille Mélanie, dans sa chambre sous les combles, chaussait ses souliers plats qui reluisaient, nouait devant sa glace les brides de son bonnet blanc à bavolet de dentelle, croisait sur sa poitrine son petit châle noir et l’y fixait par une épingle. Elle prenait ces soins avec une studieuse application, car, en toutes choses, l’art est difficile, et Mélanie n’abandonnait au hasard rien de ce qu’elle jugeait de nature à rendre la personne humaine respectable, décente et digne de sa divine origine. Assurée enfin d’avoir satisfait à toutes les convenances de son sexe, de son âge et de son état, elle fermait à clef la porte de sa chambre, descendait avec moi l’escalier, s’arrêtait, stupide, dans le vestibule en poussant un grand cri et remontait précipitamment l’escalier jusqu’à sa mansarde pour y prendre son cabas qu’elle avait oublié selon son antique coutume. Elle n’aurait jamais consenti à sortir sans ce cabas de velours grenat, qui contenait son tricot sempiternel, où elle trouvait au besoin des ciseaux, du fil et des aiguilles et dont, une fois, elle tira un petit carré de taffetas d’Angleterre pour le mettre à mon doigt qui saignait. Elle conservait encore dans ce sac un sou percé, une de mes dents de lait et son adresse sur un bout de papier, afin, disait-elle, que, si elle mourait subitement dans la rue, on ne la portât pas à la morgue. Quand, descendus sur le quai, nous tournions à gauche, nous donnions le bonjour à madame Petit, la marchande de lunettes qui, siégeant en plein air, contre le mur de l’hôtel de Chimay, près de sa vitrine, sur sa haute chaise de bois, droite, immobile, le visage brûlé du soleil et de la gelée, gardait une tristesse sévère. Et les deux femmes échangeaient des propos qui variaient peu d’une rencontre à l’autre, sans doute parce qu’ils se rapportaient au fond immuable de la nature. Elles s’entretenaient d’enfants atteints de la coqueluche ou du croup ou consumés par une fièvre lente, de femmes sujettes à des troubles plus secrets, de journaliers victimes de terribles accidents. Elles disaient l’influence maligne des saisons sur les tempéraments, renchérissement des vivres, la cupidité croissante des hommes devenus de jour en jour plus mauvais et les crimes multipliés épouvantant le monde. Je me suis aperçu plus tard, en lisant Hésiode, que la marchande de lunettes du quai Malaquais pensait et parlait comme les vieux poètes gnomiques de la Grèce. Loin de m’émouvoir, cette sagesse m’accablait d’ennui et je tirais ma bonne par sa jupe pour y échapper. Quand, au contraire, descendus sur le quai, nous tournions à droite, je voulais m’arrêter devant les gravures que madame Letord étalait le long d’une palissade de bois qui fermait le terrain vague sur lequel s’élève aujourd’hui le palais des Beaux-Arts. Ces images me remplissaient de surprise et d’admiration. Et spécialement Les Adieux de Fontainebleau, La Création d’Ève, La Montagne qui présente l’aspect d’une tête d’homme, La Mort de Virginie me causaient une émotion que les ans n’ont pas encore tout à fait calmée. Mais la vieille Mélanie me tirait en avant, soit qu’elle ne me jugeât pas d’âge à examiner toutes ces gravures, soit plutôt qu’elle-même n’y sût rien distinguer. Car il est de fait qu’elle n’y donnait pas plus d’attention que notre petit chien Caire.

Nous allions soit aux Tuileries, soit au Luxembourg. Par les temps clairs et tempérés, nous poussions jusqu’au Jardin des Plantes ou jusqu’au Trocadéro qui élevait alors, au bord de la Seine, dans la solitude, sa colline verte et fleurie. En des jours fortunés, on me menait jouer dans le jardin de M. de La B… qui m’en accordait l’accès en son absence. Ce jardin frais et désert, planté de grands arbres, s’étendait derrière un bel hôtel de la rue Saint-Dominique. J’apportais une pelle de bois, large comme ma main, et quand c’était la saison où les troncs des platanes se dépouillent de leur écorce mince et lisse, et, lorsque, à leur pied, la pluie avait amolli la terre et creusé de légers sillons ondulés, qui devenaient dans mes jeux des ravins, des précipices, j’y jetais des ponts de bois, je bâtissais sur leurs bords, avec l’écorce fine, des villages, des remparts, des églises ; j’y plantais des herbes et des branches qui représentaient des arbres et formaient des jardins, des avenues, des forêts ; et je me réjouissais de mon œuvre.

Ces promenades dans la ville et les faubourgs me semblaient tantôt lentes et monotones, tantôt agitées, parfois pénibles, parfois riantes et pleines de gaîté. Parcourant de vastes espaces, nous suivions cette longue avenue tout en fête bordée de boutiques de pains d’épice, de bâtons de sucre de pomme, de mirlitons et de cerfs-volants, ces Champs-Élysées où passait la voiture aux chèvres, où les chevaux de bois tournaient au son de l’orgue, où Guignol, dans son théâtre, se battait avec le Diable. Puis nous nous trouvions sur les berges poudreuses où les grues déchargeaient des pierres tandis que, sur le chemin de halage, les percherons remorquaient les chalands. Les pays succédaient aux pays, les contrées aux contrées ; nous en traversions de populeuses et de désertes, d’arides et de fleuries. Mais il y en avait une où je souhaitais de pénétrer préférablement à toute autre, que je me croyais, à certains moments, près d’atteindre et que je n’atteignais jamais. J’ignorais tout de cette contrée et j’étais sûr qu’en la voyant je la reconnaîtrais. Je ne l’imaginais ni plus belle ni plus agréable que celles que je connaissais, bien au contraire, mais tout autre, et j’aspirais ardemment à la découvrir. Cette contrée, ce monde, que je sentais inaccessible et proche, ce n’était pas le monde divin que m’enseignait ma mère. Pour moi, celui-là, le monde spirituel, se confondait avec le monde sensible. Dieu le père, Jésus, la Sainte Vierge, les anges, les saints, les bienheureux, les âmes du purgatoire, les démons, les damnés n’avaient pas de mystère. Je savais leur histoire, je trouvais partout des images à leur ressemblance. La rue Saint-Sulpice m’en offrait seule des milliers. Non ! Le monde qui m’inspirait une folle curiosité, le monde de mes rêves, était un monde inconnu, sombre, muet, dont la seule idée me faisait éprouver les délices de la peur. J’avais de bien petites jambes pour l’atteindre et ma vieille Mélanie, que je tirais par sa jupe, trottait menu. Pourtant, je ne me décourageais pas ; j’espérais pénétrer un jour dans ces contrées que cherchaient mon désir et mon effroi. À certains moments, en certaines régions, je m’imaginais que quelques pas de plus en avant m’y amèneraient. Pour y entraîner Mélanie avec moi, j’employais la ruse ou la violence, et, quand la sainte créature prenait déjà le chemin du retour, je la rebroussais violemment vers des frontières mystérieuses, au risque de déchirer sa robe ; et comme elle ne comprenait rien à ma fureur sacrée, doutant de mon cœur et de mon esprit, elle levait au ciel des yeux pleins de larmes. Je ne pouvais cependant lui donner les raisons de ma conduite. Je ne pouvais pas lui crier : « Un pas encore et nous pénétrons dans l’empire innomé. » Hélas ! combien de fois depuis lors ai-je dû dévorer désespérément le secret de mon désir !

Certes, je ne traçais pas dans mon esprit la carte de l’Inconnu, je n’en savais pas la géographie, mais je croyais reconnaître quelques points où ce monde touchait au nôtre. Et ces confins supposés n’étaient pas tous très éloignés des lieux que j’habitais. Je ne sais à quoi je les reconnaissais, sinon à leur étrangeté, à leur charme inquiétant, à la curiosité mêlée de crainte qu’ils m’inspiraient. L’un de ces bords, que je n’avais pu franchir, était marqué par deux maisons que reliait une grille de fer, et qui ne ressemblaient pas aux autres maisons, deux maisons de pierre carrées, lourdes, tristes, ceintes d’une belle frise de femmes qui se tenaient par la main entre de grands écussons muets. Et c’était là, en réalité, sinon la barrière du monde sensible, du moins une de ces barrières de Paris construites sous le règne de Louis XVI par l’architecte Ledoux, la barrière d’Enfer[1]. Dans les humides Tuileries, non loin du sanglier de marbre assis à l’ombre des marronniers, il est, sous la terrasse du bord de l’eau, un caveau glacial, où dort une femme blanche, un serpent enroulé autour du bras. Je soupçonnais que ce caveau communiquait avec le monde inconnu, mais qu’il fallait, pour y descendre, soulever une lourde pierre. Dans les caves de la maison même que j’habitais, une porte inquiétait ma vue ; elle était à peu près semblable aux portes des caves voisines ; la serrure en était rouillée ; des cloportes luisaient sur le seuil et dans les fentes du bois qui pourrissait ; mais, au contraire des autres portes, personne ne la venait ouvrir. Il en est ainsi de toutes les portes du mystère ; elles ne s’ouvrent jamais. Enfin, dans la chambre où je couchais, parfois, des fentes du parquet montaient des formes, non pas même des formes, des ombres, non pas même des ombres, des influences qui me terrassaient d’épouvante et ne pouvaient venir que de ce monde si proche et pourtant inaccessible. Peut-être, ce que je dis là ne paraîtra pas clair. En ce moment, c’est à moi seul que je parle, et, pour une fois, je m’écoute avec intérêt, avec émotion.

Désespérant, à certaines heures, de découvrir le monde inconnu, je souhaitais le connaître du moins par ouï-dire. Un jour que Mélanie tricotait, assise sur un banc du Luxembourg, je lui demandai si elle ne savait rien de ce qui existait dans le caveau de la femme blanche couchée, un serpent autour du bras, ni derrière la porte qui ne s’ouvrait jamais.

Elle semblait ne pas me comprendre.

J’insistai :

— Et les deux maisons des femmes de pierre, qu’y-a-t-il après qu’on les a passées ?

N’ayant point obtenu de réponse, je donnai un autre tour à mes questions.

— Mélanie, conte-moi un conte du pays inconnu ?

Mélanie sourit :

— Mon petit monsieur, je ne sais pas de conte du pays inconnu.

Comme je la pressais et devenais importun :

— Mon petit monsieur, écoute une chanson. Et elle fredonna imperceptiblement :


Compère Guilleri,
Te lairreras-tu mouri’?


Hélas ! la vie, cette reine des métamorphoses, m’a laissé semblable à l’enfant qui demandait à sa bonne ce que nul ne sait. J’ai traîné une longue chaîne de jours sans renoncer à trouver le pays inconnu. Dans toutes mes promenades, je l’ai cherché. Combien de fois, lorsque, au bord de la Gironde argentée, j’errais sur l’océan onduleux des vignes, avec mon compagnon, mon ami, le petit chien jaune Mitzi, combien de fois n’ai-je pas tressailli au tournant de la voie nouvelle et du sentier inexploré. Tu m’as vu, Mitzi, épier à tous les carrefours, à tous les angles du chemin, à tous les détours des sentiers dans les bois, l’apparition terrible, sans forme, et pareille au néant, et qui m’eut soulagé un moment de l’ennui de vivre. Et toi, mon ami, mon frère, ne cherchais-tu pas aussi quelque chose que tu ne trouvais jamais ? Je n’ai pas pénétré tous les secrets de ton âme ; mais j’y ai découvert trop de ressemblances avec la mienne pour ne pas croire qu’elle était inquiète et tourmentée. Comme moi, tu cherchais en vain. On a beau chercher, on ne trouve jamais que soi-même. Le monde, pour chacun de nous, est ce que nous en contenons. Pauvre Mitzi, tu n’avais pas comme moi, pour conduire tes recherches, un cerveau aux circonvolutions nombreuses, la parole, des appareils savants et ces trésors d’observation contenus dans nos livres. Tes yeux se sont éteints et le monde avec eux, ce monde dont tu ne savais presque rien. Oh ! si ta chère petite ombre pouvait m’entendre, je lui dirais : Bientôt mes yeux aussi se fermeront pour l’éternité, sans que j’en aie appris beaucoup plus que toi sur la vie et la mort. Quant à ce monde inconnu que je cherchais, j’avais bien raison, quand j’étais enfant, de le croire près de moi. Le monde inconnu nous enveloppe, c’est tout ce qui est hors de nous. Et, puisque nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, nous ne l’atteindrons jamais.



XV

MONSIEUR MÉNAGE


Administrée par le propriétaire lui-même, M. Bellaguet, notre maison du quai était honnête, paisible et, comme on dit, bourgeoisement habitée. Bien qu’il comptât parmi les grands financiers de la Restauration et du Gouvernement de Juillet, M. Bellaguet s’occupait seul des locations, rédigeait les baux, dirigeait les réparations avec parcimonie et surveillait les travaux chaque fois qu’un appartement était mis à neuf, ce qui arrivait rarement. Il ne se posait pas dans l’immeuble vingt mètres de papier à huit sous le rouleau qu’il n’y fût présent. Au reste, bienveillant, affable et s’efforçant d’obliger ses locataires quand il ne lui en coûtait rien. Il habitait parmi nous comme un père au milieu de ses enfants, et je voyais de ma fenêtre les rideaux de sa chambre à coucher qui étaient d’un bleu vif. On ne lui en voulait pas d’être grand ménager de son bien, et peut-être l’en estimait-on davantage. Ce que l’on considère chez les riches, c’est leur richesse. Leur avarice, en les faisant riches, les rend plus considérables, tandis que leur libéralité, qui diminue leur trésor, diminue en même temps leur crédit et leur renommée.

M. Bellaguet avait fait toutes sortes de métiers, dans sa jeunesse, à l’époque de la Révolution. Il était, comme son roi, un peu apothicaire. En cas d’urgence, il donnait les premiers soins aux blessés et aux asphyxiés, et les bonnes gens lui en avaient de la reconnaissance. On ne pouvait voir plus beau vieillard, plus vénérable et de plus noble maintien. Il savait être simple. On citait de lui des traits dignes de Napoléon. Un soir, il avait tiré le cordon lui-même plutôt que de réveiller son portier. Il était bon père de famille ; ses deux filles, par leur air de joie et de bonheur, témoignaient de la tendresse de leur père. Enfin M. Bellaguet jouissait de l’estime générale dans sa maison et était regardé avec considération sur toute l’étendue d’où l’on pouvait apercevoir son bonnet grec et sa robe de chambre à ramages. Par le reste de la terre, on ne l’appelait jamais que ce vieux filou de Bellaguet.

Il avait acquis une célébrité de cet ordre en participant à une affaire d’escroquerie et de corruption qui couvrit le Gouvernement de Juillet des éclats d’un fulgurant scandale. M. Bellaguet était soucieux de l’honneur de son immeuble, et n’y admettait que des locataires irréprochables. Et si, seule entre toutes les habitantes, la belle madame Moser n’avait pas une très bonne renommée, un ambassadeur répondait pour elle, et elle se tenait parfaitement bien. Mais la maison était vaste et divisée en de nombreux appartements dont plusieurs petits, bas et sombres. Les mansardes, plus nombreuses qu’il ne fallait pour loger les gens de service, étaient étroites, incommodes, mal closes, chaudes l’été, froides l’hiver. Sagement M. Bellaguet réservait petits logements, soupentes et mansardes à des personnes comme monsieur et madame Debas, et madame Petit la marchande de lunettes, gens de peu, qui ne payaient pas cher, mais qui payaient tous les trois mois.

M. Bellaguet qui était ingénieux avait même établi dans la gouttière un petit atelier où M. Ménage faisait de la peinture. Cet atelier se trouvait porte à porte avec la chambre de ma bonne Mélanie, dont il n’était séparé que par la largeur d’un étroit corridor gluant, visqueux, aimé des araignées, où traînaient des odeurs lentes d’évier. L’escalier y finissait en se raidissant. La première porte qu’on trouvait devant soi était celle de la chambre de ma bonne Mélanie. Cette chambre, très lambrissée, s’éclairait par une fenêtre à tabatière vitrée de vitres verdâtres, cassées en plusieurs endroits, raccommodées avec du papier, poudreuses, et qui salissaient le ciel. Le lit de Mélanie était couvert d’une courtepointe en toile de Jouy où l’on voyait, imprimé en rouge et plusieurs fois répété, le couronnement d’une rosière. C’était avec une armoire de noyer tout le bien de ma chère bonne. En face de cette chambre s’ouvrait l’atelier de peinture. Une carte de visite portant le nom de M. Ménage était clouée à la porte. À main droite, quand on se tournait vers cette porte, on recevait d’une lucarne tapissée de toiles d’araignées un jour triste, et l’on discernait un plomb avec son tuyau d’où s’échappait une sempiternelle odeur de chou. De ce côté, qui était celui du quai, il n’y avait jusqu’à la lucarne qu’un espace d’une dizaine de pas au plus. De l’autre côté, on ne voyait qu’une lueur trouble qui montait de l’escalier : le corridor s’enfonçait dans l’ombre et me paraissait sans fin. Mon imagination le peuplait de monstres.

Parfois ma bonne Mélanie, quand elle allait ranger son linge dans son armoire, me permettait de l’accompagner. Mais je n’avais pas licence de monter seul à cet étage, et il m’était spécialement interdit d’entrer dans l’atelier du peintre et même d’en approcher. Selon Mélanie, je n’en aurais pu supporter la vue ; elle-même n’avait su voir sans effroi un squelette qui y était pendu et des membres humains d’une pâleur de mort accrochés aux murs. Cette description fit naître en mon esprit de la crainte et de la curiosité, et je brûlais d’entrer dans l’atelier de M. Ménage. Un jour que j’avais suivi ma vieille bonne dans sa mansarde où elle mettait en ordre beaucoup de vieilles paires de bas, je jugeai l’occasion favorable. Je m’échappai de la chambre et fis les deux pas qui me séparaient de l’atelier. Le trou de la serrure laissait passer de la lumière ; j’allais y mettre un œil lorsque, épouvanté du bruit horrible que faisaient les rats sur ma tête, je reculai et me rejetai vivement dans la chambre de Mélanie. Je n’en contai pas moins à ma vieille bonne ce que j’avais vu par le trou de la serrure.

— J’ai vu, lui dis-je, des membres humains d’une pâleur de mort, il y en avait des millions… c’était affreux ; j’ai vu des squelettes qui dansaient une ronde ; et un singe qui sonnait de la trompette ; c’était affreux. J’ai vu sept femmes très belles, vêtues de robes d’or et d’argent et de manteaux couleur du soleil, couleur de la lune et couleur du temps, qui pendaient égorgées à la muraille et leur sang coulait à flots sur le pavé de marbre blanc…

Je cherchais ce que j’avais pu voir encore lorsque Mélanie me demanda, en se moquant, s’il était vraiment possible que j’eusse vu tant de choses en si peu de temps. Je passai condamnation pour les dames et les squelettes que je n’avais peut-être pas très bien distingués, mais je jurai avoir vu des membres humains d’une pâleur de mort. Et je le croyais peut-être.


XVI

ELLE POSA LA MAIN SUR MA TÊTE


M. Morin avait la face pleine et de grosses lèvres dont les coins retroussés rejoignaient des favoris poivre et sel. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout son visage largement ouvert, respiraient la franchise. Simple dans sa mise et d’une exacte propreté, il sentait le savon de Marseille. M. Morin était entre deux âges et si, comme l’homme de la fable, il était entre deux femmes qui voulaient l’assortir à leur âge, c’était assurément madame Morin, son épouse, qui lui arrachait les poils noirs, car elle paraissait plus vieille que lui. Elle avait aussi de plus belles manières et beaucoup d’élégance pour son état. Mais je ne l’aimais pas, parce qu’elle était triste.

Concierge d’une maison voisine de celle que j’habitais et qui appartenait à M. Bellaguet, madame Morin tenait la loge avec mélancolie et distinction ; ses traits pâles et flétris auraient convenu à une illustre infortune, et maman disait qu’elle ressemblait à la reine Marie-Amélie. M. Morin relevait bien aussi de la conciergerie et tirait le cordon quand il en était requis. Mais il s’en acquittait comme de la moindre de ses fonctions. Deux emplois importants l’occupaient davantage, celui d’homme de confiance de M. Bellaguet, et celui d’employé à la Chambre des députés. Mon père le tenait dans une telle estime qu’il me laissait en sa compagnie des matinées entières, M. Morin était un homme considéré. Tout le monde dans le quartier le connaissait et il appartenait à l’histoire pour avoir porté dans ses bras le comte de Paris le 24 février 1848.

On sait que, après l’abdication de Louis-Philippe en faveur de son petit-fils et la fuite de la famille royale, la duchesse d’Orléans, quittant le palais envahi, se rendit, avec ses deux enfants en bas-âge, le comte de Paris et le duc de Chartres, et suivie de quelques familiers, à la Chambre des députés où elle se fit annoncer comme mère du nouveau roi et régente du royaume. Un groupe de républicains entra tumultueusement dans la salle en même temps qu’elle. Debout au pied de la tribune et tenant ses deux enfants par la main, elle attendait que l’assemblée consacrât ses pouvoirs. Les applaudissements qui avaient accueilli son entrée s’apaisèrent vite. La majorité n’était pas favorable à une régence. Le président Sauzet enjoignit aux personnes étrangères à la Chambre de se retirer. La princesse quitta lentement l’hémicycle ; mais, soit ambition, soit amour maternel, résolue à soutenir, au milieu des périls, les droits de son fils, elle refusa de sortir, monta par les degrés du centre au sommet de l’amphithéâtre, et là, dépliant un papier, elle essaya de parler. Cette femme petite et si pâle dans ses longs voiles de veuve, pouvait surprendre les cœurs, elle n’avait rien pour dominer les masses humaines. On ne l’entendit pas, on la voyait à peine au milieu des groupes tumultueux, pressés autour d’elle. Tout à coup, une rumeur formidable qui gronde au dehors, s’enfle, approche ; par les portes, défoncées à coups de crosse, hommes du peuple, étudiants, gardes nationaux s’engouffrent dans l’hémicycle en criant :

— Plus de Bourbons ! plus de roi ! la république !

Des coups de feu partent dans les couloirs. Et à travers les cris et les détonations, l’oreille épouvantée perçoit un bruit lointain, sourd, faible encore, et plus terrible, les vagues d’un océan humain qui battent les murs du palais. Bientôt un nouveau flot d’hommes fait irruption, dégorge cette fois par la tribune publique et submerge l’assemblée. Des bandes, armées de piques, de coutelas et de pistolets, poussent des cris de mort. Lamartine est à la tribune, soupçonné (bien faussement) de parler en faveur de la régence ; les canons des fusils et la pointe ensanglantée des sabres se tournent vers lui. Les députés épouvantés se précipitent vers les issues. La duchesse d’Orléans est emportée avec ses enfants par l’avalanche des fuyards, poussée vers la petite porte qui s’ouvre à gauche du bureau et jetée dans l’étroit couloir où, foulée, étouffée entre les députés qui se sauvent et le peuple qui accourt, écrasée contre la muraille, séparée de ses enfants, elle tombe à demi évanouie au pied de l’escalier. Morin, qui se trouve alors dans le couloir, entend les cris d’un enfant et voit le petit comte de Paris renversé, piétiné. Il l’enlève dans ses bras, l’emporte à travers les salons et les vestibules et le passe par une fenêtre basse, ouverte sur le jardin, à un officier d’ordonnance qui cherchait ses princes. Cependant, la duchesse, réfugiée dans un salon de la Présidence, appelait à grands cris ses enfants. On lui remet le comte de Paris et on l’avertit que le duc de Chartres était en sûreté, déguisé en fille, sous les combles du palais.

Tel était le récit de M. Morin. Il le faisait souvent et le terminait par cette réflexion :

— La duchesse d’Orléans déploya en cette circonstance un courage inouï et une force de résistance dont peu d’hommes eussent été capables. Si elle avait eu dix-huit pouces de plus, son fils était roi. Mais elle était trop petite. On ne la voyait pas dans cette foule.

Ce qui montre le mieux le cas que mes parents faisaient des époux Morin, c’est qu’ils me laissaient en leur compagnie tant qu’il me plaisait, bien qu’ils se montrassent très sévères sur le choix de mes fréquentations. Leur rigueur à cet égard m’était pénible. Il y avait, par exemple, à l’étage supérieur au nôtre, une madame Moser sur le compte de laquelle on chuchotait ; elle passait de longues journées dans son appartement meublé à la turque, seule, oisive, en robe de chambre rose, chaussée de babouches d’azur et d’or, et parfumée. Chaque fois que l’occasion se présentait, elle m’attirait chez elle pour se distraire. Étendue languissamment sur son divan, elle me prenait, en jouant, dans ses bras. Je rapporterais de bonne foi qu’elle me dressait en l’air sur la plante de ses pieds, comme un petit chien, si je ne réfléchissais que je n’étais pas assez mignon pour cela et que l’idée m’en fut probablement suggérée par la Gimblette de Fragonard, que je vis pour la première fois quand les beaux pieds de madame Moser reposaient déjà depuis plusieurs années dans les ombres éternelles ; mais il arrive que des souvenirs d’âges divers se superposent dans la mémoire, se fondent et composent un tableau. C’est de quoi je me défie dans ces récits qui ne sauraient avoir d’autre mérite que l’exactitude. Madame Moser me donnait des dragées, me contait des histoires de brigands et me chantait des romances. Pour mon malheur, mes parents me défendaient de répondre aux avances de cette dame et me menaçaient de leur plus noir ressentiment si jamais je franchissais le seuil de l’appartement turc, plein de couleurs riantes et de suaves odeurs. Il m’était pareillement interdit de m’aventurer, sous les toits, dans l’atelier de M. Ménage. Mélanie donnait pour raison de cette défense que M. Ménage pendait des membres livides et des squelettes dans son atelier. Et ce n’étaient pas là, certes, les seuls griefs dont ma bonne chargeât son voisin le peintre. Elle se plaignit un jour à M. Danquin que cet affreux Ménage l’empêchait de dormir en faisant toute la nuit une musique enragée avec ses amis. Et mon parrain confia à la simple créature, dont il n’avait pas honte de se moquer, que ces artistes non seulement chantaient et dansaient toute la nuit, mais encore buvaient du punch enflammé dans des têtes de morts. Mélanie était trop honnête pour mettre en doute une parole de mon parrain. Le peintre d’ailleurs se noircit aux yeux de la respectable servante d’une action plus horrible. Un soir, en montant à sa mansarde, sa chandelle à la main, Mélanie vit sur sa porte un Amour dessiné à la craie ; son arc et son carquois pendaient entre ses ailes, et, l’air suppliant, il heurtait de son petit poing la porte close. Soupçonnant véhémentement M. Ménage d’avoir fait ce dessin injurieux, elle l’en traita de polisson et d’olibrius, et m’interdit, à nouveau, toute familiarité avec un tel malappris.

Peu de personnes enfin étaient jugées propres à frayer avec moi.

Je ne devais pas jouer, dans la cour, avec l’enfant de la cuisinière de M. Bellaguet, le jeune Alphonse, doué d’un esprit fertile en artifices et d’un caractère audacieux ; mais il avait de mauvaises manières, parlait grossièrement, jouait des mains comme un vilain, et vagabondait. Alphonse m’emmena un jour chez un boulanger de la rue Dauphine, connu de lui, qui vendait des rognures d’hosties, dont il commanda pour un sou, que je payai, car c’était moi le riche. Nous en fîmes deux parts que nous emportâmes dans nos tabliers ; et Alphonse, en chemin, les mangea toutes. Cette équipée m’attira des reproches sévères, et je dus rompre avec Alphonse. Tout contact avec Honoré Dumont me fut également interdit. Fils d’un conseiller d’État, Honoré était de bonne famille et beau comme le jour, mais cruel envers les animaux et doué d’instincts pervers. Il n’était pas jusqu’à la famille Caumont, ruée en cuisine, et, père, mère, fils, fille, chien et chat, crevant de graisse en riant aux anges, qu’on ne m’empêchât de fréquenter depuis le jour où, ayant lavé à la pompe les encriers des Caumont somnolents, j’étais rentré à la maison trempé d’encre et d’eau depuis les pieds jusqu’à la tête. On me laissait au contraire toute liberté de rechercher la compagnie des époux Morin.

J’usais avec réserve de cette licence à l’égard de madame Morin qui, coiffée de grandes coques blanches comme la reine Marie-Amélie, la face longue et morne, plus jaune qu’un citron, exhalait la tristesse et la désolation. Si encore madame Morin eût inspiré à ceux qui l’approchaient une vaste tristesse, profonde et ténébreuse, une désolation d’une belle horreur, j’y eusse peut-être goûté l’espèce de plaisir que me procurait alors toute chose excessive, et hors de l’ordre accoutumé. Mais la tristesse de madame Morin était égale, mesurée et monotone, médiocre. Elle me pénétrait comme une pluie fine, j’en étais transi. Madame Morin ne quittait guère sa loge, pratiquée au bord de la porte cochère, étroite, basse, humide et n’ayant de considérable que le lit, si bien garni de paillasses, de matelas, de couvertures, de courtepointes, de traversins, d’oreillers, d’édredons qu’il me semblait incroyable qu’on pût y coucher sans être aussitôt étouffé. Je supposai que monsieur et madame Morin, qui y dormaient toutes les nuits, devaient leur salut miraculeux au rameau de buis, qui, piqué sous la croix d’un bénitier de porcelaine, surmontait cette couche homicide. Une couronne de fleurs d’oranger, posée sous un globe, ornait la commode de noyer. Sur la cheminée de marbre noir une pendule, pareillement sous globe, à la fois turque et gothique, servait de base à un groupe doré représentant, comme me l’apprit madame Morin, « Mathilde engageant sa foi à Malek-Adhel, au milieu de l’ouragan du désert ». Je n’en demandais pas davantage, non que je ne fusse un petit garçon questionneur et curieux, mais cette histoire inexpliquée me charmait par son mystère. Je ne l’ai pas beaucoup éclaircie depuis, et les noms de Malek-Adhel et de Mathilde demeurent associés dans ma mémoire à l’odeur de poireaux bouillis, d’oignon brûlé et de fumée de charbon qui régnait dans la loge de madame Morin. Cette personne respectable faisait mélancoliquement la cuisine dans un fourneau très bas dont le tuyau s’emmanchait dans la cheminée et qui fumait toujours. La plus vive distraction que je trouvasse auprès d’elle était de la voir écumer le pot-au-feu et éplucher les carottes avec un soin de n’en pas trop ôter, qui révélait une âme parcimonieuse. Au contraire le commerce de Morin m’était très agréable.

Quand, armé de brosses, de plumeaux et de balais, il se préparait à mettre dans une salle cette propreté qu’il aimait, un rire d’allégresse fendait sa bouche jusqu’aux oreilles, ses yeux tout ronds s’illuminaient, sa large face s’éclairait ; quelque chose de l’héroïsme domestique d’Hercule en Élide apparaissait en lui. Si j’avais la chance de le surprendre en un tel moment de sa journée, je me pendais à sa main rude et velue qui sentait le savon de Marseille, nous montions ensemble l’escalier, et nous entrions dans quelque appartement confié à ses soins en l’absence des maîtres et des serviteurs. Il y en a deux dont j’ai gardé le souvenir.

Je vois encore le vaste salon de la comtesse Michaud, avec ses glaces pleines de fantômes, ses meubles ensevelis dans des housses blanches et le portrait d’un général en grand uniforme, dans la fumée et la mitraille. Morin m’apprit que cette peinture représentait le général comte Michaud, à Wagram, avec toutes ses décorations. Le troisième étage m’agréait mieux. Là était le pied-à-terre du comte Colonna Walewski. Il s’y voyait mille choses étranges et charmantes, des magots chinois, des écrans de soie, des paravents de laque, des narghilehs, des pipes turques, des panoplies, des œufs d’autruche, des guitares, des éventails espagnols, des portraits de femmes, des divans profonds, des rideaux épais. Et quand je m’émerveillais de toutes ces choses inconnues, Morin me disait, en se rengorgeant un peu, que le comte Walewski était un lion à tous crins. Il avait longtemps habité l’Angleterre et, de passage à Paris, se disposait à partir pour l’Italie où il était nommé ambassadeur. J’apprenais le monde avec Morin.

Or, un jour que je montais en sa compagnie l’escalier assez étroit de la comtesse Michaud, du comte Waleswski, et de quelques autres locataires dont les noms me sont échappés (la façade de la maison, que je regarde bien souvent, n’a pas changé ; comment, pour quelle raison inconnue de moi-même, par quel instinct secret, ne suis-je pas allé voir si l’escalier aussi est resté tel qu’il était dans mon enfance ?) un jour, dis-je, me trouvant avec Morin, entre le premier et le second palier, nous vîmes au-dessus de nous une jeune dame qui descendait les marches. Aussitôt Morin, qui était d’une politesse accomplie, et m’enseignait, en toute occurrence, la civilité puérile et honnête, me fit ranger à son côté contre le mur, m’avertit de tenir ma casquette à la main, et souleva son bonnet grec.

Cette jeune dame portait une robe de velours carmélite et un châle de cachemire de l’Inde, à grandes palmes. Une capote, en forme de cabriolet, encadrait son visage mince et pâle. Elle descendait les degrés avec grâce. En passant, elle abaissa sur moi ses grands yeux ardents et noirs, puis de sa petite bouche, de sa très petite bouche, pareille à une grenade, sortit une voix grave et voilée, telle que je n’en entendis jamais une autre de ce timbre et de cette expression.

Elle disait :

— Morin, c’est à vous ce petit garçon ?… Il est gentil.

Elle posa sur ma tête sa main gantée de blanc.

Morin lui ayant répondu que j’étais un voisin, elle reprit :

— Il est gentil. Mais que ses parents prennent garde : il a les pommettes rouges et il est bien pâle.

Ces yeux-là, qui me regardaient avec douceur, s’allumaient au théâtre de la « flamme noire » dont Phèdre est dévorée ; cette main fine, affectueusement posée sur ma tête, commandait d’un signe, devant les spectateurs émus, l’assassinat de Pyrrhus. Rachel, atteinte du mal dont elle devait mourir, en épiait les signes sur le visage d’un pauvre enfant rencontré par hasard dans un escalier avec le portier. Trop jeune encore quand elle quitta le théâtre, je ne l’ai jamais entendue sur la scène ; mais je sens encore sur ma tête sa petite main gantée.


XVII


« UN FRÈRE EST UN AMI DONNÉ PAR LA NATURE »


Ma tante Chausson habitait Angers où elle était née et s’était mariée. Devenue veuve, elle gérait avec une sévère économie son modique avoir et faisait un petit vin mousseux dont elle se montrait fière et avare. Quand elle venait à Paris, ce que l’on regardait alors comme un grand voyage, elle descendait chez mes parents. La nouvelle de son arrivée était accueillie sans joie par ma mère et par la vieille Mélanie, qui redoutait l’humeur acariâtre de la provinciale. Mon père disait d’elle :

— Il est étrange que ma sœur Renée, veuve après huit ans de mariage, réalise le type de la vieille fille dans sa funeste perfection.

Ma tante Chausson, de beaucoup l’aînée de son frère, maigre et jaune, de mise étriquée et démodée, paraissait plus vieille qu’elle n’était, et je la croyais chargée d’ans, sans l’en vénérer davantage ; j’en fais l’aveu qui me coûte peu. Le respect de la vieillesse n’est point naturel aux enfants : il leur vient de l’éducation et n’est jamais profond en eux. Je n’aimais pas ma tante Chausson ; mais, n’ayant aucune envie de l’aimer, je me sentais très à l’aise avec elle. Sa venue me causait une vive joie, parce qu’elle apportait des changements dans la maison et que tout changement m’était délicieux. On roulait mon lit dans le petit cabinet des roses, et j’exultais.

Au troisième séjour qu’elle fît dans notre maison depuis ma naissance, elle m’observa avec plus d’attention que par le passé et cet examen ne me fut pas favorable. Elle me trouvait des défauts nombreux et contraires : une turbulence importune, qu’elle reprochait à ma mère de ne pas réprimer sévèrement, une tranquillité qui n’était point de mon âge et ne lui disait rien de bon, une paresse invincible, une activité effrénée, une intelligence attardée, un esprit trop précoce. À ces qualités mauvaises et diverses, elle assignait une origine commune. Selon ma tante, tout le mal (et il était grand) venait de ce que j’étais un fils unique.

Quand ma chère maman s’inquiétait de me voir languissant et pâle :

— Il ne peut pas être gai et bien portant, lui disait ma tante, il n’a pas d’enfant avec qui jouer : il n’a pas de frère.

Si je ne savais pas ma table de multiplication, si je renversais mon encrier sur ma blouse de velours bleu, si je mangeais avec excès des pistoles et des pommes tapées, si je me refusais obstinément à réciter à madame Gaumont Les Animaux malades de la peste, si je me faisais en tombant une bosse au front, si Sultan Mahmoud me griffait, si je pleurais mon canari trouvé un matin dans sa cage immobile, les yeux clos, les pattes en l’air, s’il pleuvait, s’il ventait, c’était que je n’avais pas de frère. Un soir, à table, je m’avisai de mettre à la dérobée une pincée de poivre sur la part de tarte à la crème réservée à la vieille Mélanie qui raffolait de sucreries. Ma chère maman me prit sur le fait et me reprocha cette action qu’elle estimait de nature à ne faire honneur ni à mon esprit ni à mon cœur. Ma tante Chausson, qui renchérissait sur ce jugement et voyait dans cette espièglerie la preuve d’une dépravation profonde, m’en excusa sur ce que je n’avais ni frère ni sœur.

— Il vit seul. La solitude est mauvaise ; elle développe chez cet enfant les instincts pervers dont il porte en lui les germes, Il est insupportable. Non content de vouloir empoisonner cette vieille servante dans un gâteau, il me souffle dans le cou et me cache mes bésicles. Si j’habitais longtemps chez vous, ma chère Antoinette, il me ferait tourner en bourrique.

Comme je me sentais innocent de toute tentative d’empoisonnement et que je ne me faisais aucun scrupule de faire tourner ma tante Chausson en bourrique, ces accusations me touchèrent peu. Loin de croire la vieille dame sur parole j’étais disposé à prendre le contre-pied de ses opinions et il suffisait qu’elle souhaitât que j’eusse un frère ou une sœur pour que je ne le souhaitasse pas. Aussi bien, je me passais aisément d’un compagnon de jeux. Sans trouver les heures aussi courtes qu’elles me semblent aujourd’hui, je m’ennuyais rarement, pour la raison que, dès lors, j’avais une vie intérieure très active, que je sentais et ressentais fortement les choses et absorbais tout ce qui, dans le monde extérieur, correspondait à ma faible intelligence. Je savais d’ailleurs que les frères viennent ordinairement tout menus, ne sachant point marcher, incapables de toute conversation et n’offrant aucune espèce d’utilité. Je n’étais pas sûr, quand le mien aurait grandi, d’en être aimé, ni de l’aimer. L’exemple auguste et familier de Caïn et d’Abel ne me rassurait pas. Il est vrai que je voyais de mes fenêtres les deux potirons jumeaux, Alfred et Clément Caumont, potironner côte à côte dans une paix profonde. Mais je voyais souvent dans la cour Jean, l’apprenti couvreur, battre comme plâtre son frère Alphonse qui lui tirait la langue et lui faisait des pieds de nez. De sorte qu’il me semblait difficile de s’instruire sur l’exemple. Enfin, mon état d’enfant unique offrait à mon avis de précieux avantages : ceux, entre autres, de n’être jamais contrarié, de ne partager avec personne l’amour de mes parents et de sauvegarder ce goût, ce besoin de m’entretenir avec moi-même, que j’eus dès ma plus tendre enfance. En même temps, je souhaitais un petit frère pour l’aimer. Car mon âme était pleine d’incertitudes et de contrariétés.

Un jour, je demandai à ma chère maman de me dire en confidence si elle ne pensait pas à me donner un petit frère. Elle me répondit en riant que non, qu’elle craindrait trop qu’il fût aussi mauvais garçon que moi. Cette réponse ne me parut pas sérieuse. Ma tante Chausson retourna à Angers et je ne songeai plus à ce qui m’avait tant occupé durant son séjour parmi nous.

Mais quelques jours après son départ, quelques jours ou quelques mois (car ce qui me donne le plus de peine en ces récits, c’est la chronologie), un matin, mon parrain, M. Danquin, vint déjeuner à la maison. Le jour était radieux. Les moineaux piaillaient sur les toits. J’éprouvai subitement une irrésistible envie d’accomplir une action étonnante, et, autant que possible, merveilleuse, qui rompît la monotonie des choses. Mes moyens pour concevoir et exécuter une telle entreprise étaient très restreints. Pensant découvrir des ressources dans la cuisine, j’y pénétrai et la trouvai flambante, odorante et déserte. Au moment de servir, Mélanie, selon sa coutume constante, était allée chercher chez l’épicier ou le fruitier quelque herbe, quelque graine, quelque condiment oublié. Sur le fourneau, un civet de lièvre chantait dans la casserole. À cette vue, une inspiration soudaine s’empara de mes esprits. Pour y obéir, je retirai le civet du feu et l’allai cacher dans l’armoire aux balais. Cette opération s’effectua heureusement, à cela près que j’eus quatre doigts de la main droite, le coude gauche et les deux genoux brûlés, le visage échaudé, mon tablier, mes bas et mes souliers gâtés et que la sauce fut aux trois quarts renversée sur le carreau avec nombre de lardons et de petits oignons. Incontinent, je courus chercher l’arche de Noé que j’avais reçue pour mes étrennes et je versai tous les animaux qu’elle renfermait dans une belle casserole de cuivre que je mis sur le fourneau à la place du civet de lièvre. Cette fricassée, dans mon esprit, rappelait, avec avantage, ce que j’avais ouï dire et vu sur une image coloriée du festin de Gargantua. Car, si le géant piquait avec sa fourchette à deux dents des bœufs entiers, je faisais un plat de tous les animaux de la création depuis l’éléphant et la girafe jusqu’au papillon et à la sauterelle. Je jouissais par avance de l’émerveillement de Mélanie, quand cette simple créature, croyant trouver le lièvre, qu’elle avait apprêté, découvrirait en son lieu, le lion et la lionne, l’âne et l’ânesse, l’éléphant et sa compagne, enfin toutes les bêtes échappées du déluge, sans compter Noé et sa famille que j’avais fricassés avec elles par mégarde. Mais l’événement trompa mes prévisions. Une puanteur insupportable qui venait de la cuisine ne tarda pas à se répandre dans tout l’appartement, imprévue de moi et surprenante pour tout autre. Ma mère, suffoquée, courut à la cuisine pour en chercher la cause et trouva la vieille Mélanie qui, tout essoufflée et son panier encore au bras, tirait du feu la casserole où fumaient horriblement les restes noircis des animaux de l’arche.

— Ma « castrole » ! ma belle « castrole » ! s’écria Mélanie avec l’accent du désespoir.

Venu jouir du succès de mon invention, je me sentis accablé de honte et de regrets. Et c’est d’une voix mal assurée qu’à la demande de Mélanie, je révélai qu’on trouverait le civet dans l’armoire aux balais.

On ne me fit pas de reproches. Mon père, plus pâle que de coutume, affectait de ne pas me voir. Ma mère, les joues ardentes, m’observant à la dérobée, épiait sur mon visage le crime ou la folie. C’est mon parrain dont l’aspect était le plus déplorable. Les coins de sa bouche, si joliment encadrée d’ordinaire par des joues rondes et un menton gras, tombaient tristement. Et, derrière ses lunettes d’or, ses yeux, naguère vifs, ne brillaient plus.

Quand Mélanie servit le civet, elle avait les yeux rouges et des larmes coulaient sur ses joues. Je n’y pus tenir, et, me levant de table, je me jetai sur ma vieille amie, l’embrassai de toutes mes forces et fondis en larmes.

Elle tira de la poche de son tablier son mouchoir à carreaux, m’essuya doucement les yeux de sa main noueuse qui sentait le persil, et me dit avec des sanglots :

— Ne pleurez pas, monsieur Pierre, ne pleurez pas.

Mon parrain se tournant vers ma mère :

— Pierrot n’a pas mauvais cœur, dit-il ; mais c’est un enfant unique. Il est seul ; il ne sait que faire. Mettez-le en pension : il sera soumis à une discipline salutaire et pourra jouer avec ses petits camarades.

En entendant ces paroles, je me rappelai le conseil donné à maman par ma tante Chausson et je désirai un frère pour n’être pas mis en pension et aussi pour l’aimer et en être aimé.

Je savais qu’un frère était donné par la nature, et, sans connaître les conditions dans lesquelles ce don était fait aux familles aimées du ciel, j’étais certain que rien, pour le produire, ne peut suppléer à cette force qui fait germer les plantes et fleurir la vie sur la terre. J’avais un obscur et profond sentiment de cette puissance mystérieuse qui me nourrissait, après m’avoir mis au monde ; et je distinguais parfaitement les travaux de cette Cybèle que j’adorais sans la nommer, des ouvrages les plus merveilleux des hommes. J’aurais cru très facilement qu’un magicien est capable de fabriquer un homme qui se meut, qui parle, qui mange, mais je n’aurais jamais admis que cet homme fût de la même substance qu’un homme naturel. Bref, je renonçai à l’idée d’avoir jamais un frère selon la chair et je résolus de demander à l’adoption ce que la nature me refusait.


Sans doute, je ne savais pas que l’empereur Adrien en adoptant Antonin le Pieux, Antonin en adoptant Marc-Aurèle avaient donné quarante-deux ans de félicité à l’univers. Je ne m’en doutais pas ; mais l’adoption me semblait une pratique excellente. Je ne l’envisageais pas dans des conditions strictement juridiques, car du droit j’ignorais tout. Toutefois, je la concevais environnée de quelque solennité, ce qui n’était pas pour me déplaire, et je pensais vaguement que mes parents mettraient leurs vêtements de cérémonie pour adopter l’enfant que je leur présenterais. La difficulté était de le trouver. D’étroites limites fermaient le champ de mes recherches. Je voyais peu de monde, et dans les familles que je fréquentais, on n’eût point cédé un fils sans une raison puissante, comme celle, par exemple, qui obligea la mère de Moïse à exposer son petit enfant sur le Nil. Certes madame Caumont n’eût jamais consenti à se séparer de l’un de ses potirons. Je pensai qu’il serait moins difficile d’obtenir un petit pauvre, et j’en touchai un mot à mon ami Morin, qui se gratta l’oreille et me répondit qu’il était fort chanceux de mettre un enfant trouvé dans une famille, que d’ailleurs mes parents ne pouvaient pas adopter un enfant puisqu’ils en avaient déjà un. Cette raison, dont je méconnaissais la valeur juridique, ne me frappa point, et je continuai à chercher un frère adoptif dans mes promenades au Luxembourg, aux Tuileries et au Jardin des Plantes, avec ma bonne Mélanie. Malgré la défense de la pauvre vieille, je m’accointais avec les petits garçons que nous rencontrions. Timide et gauche, de chétive apparence, je recevais d’eux le plus souvent le mépris et l’injure. Ou, si je trouvais d’aventure un enfant aussi timide que moi, nous nous séparions muets, la tête basse et le cœur gros, sans avoir su témoigner l’un à l’autre la tendresse que nous éprouvions. J’ai acquis, en ce temps, la certitude que, sans être excellent, je vaux mieux que la plupart des autres hommes.

À quelque temps de là, un jour d’automne, me trouvant seul dans le salon, je vis sortir de la cheminée un petit Savoyard noir comme un diable ; cette apparition me divertit sans trop m’effrayer.

Les petits Savoyards qui, comme celui-là, ramonaient les cheminées, n’étaient pas rares à Paris. Dans les vieilles maisons, telles que la nôtre, les tuyaux de cheminées pratiquées en l’épaisseur des murs, étaient assez gros pour qu’un enfant pût s’y introduire. De petits Savoyards, le plus souvent, faisaient ce travail. On disait qu’ils avaient appris de leur marmottes à grimper ; mais ils s’aidaient d’une corde à nœuds. Celui-ci, tout barbouillé de suie, coiffé jusqu’aux oreilles d’un petit bonnet à la phrygienne noir comme lui, montrait, en souriant, des dents d’une blancheur éclatante et des lèvres rouges, qu’il léchait pour les nettoyer. Il portait sur son épaule des cordes et une truelle, et était tout menu dans sa veste et ses culottes courtes. Je le trouvai gentil et lui demandai son nom. Il me répondit d’une voix nasillarde et très douce qu’il se nommait Adéodat, natif de Gervex, près de Bonneville.

Je m’approchai de lui et, dans un mouvement de sympathie, je lui dis :

— Voulez-vous être mon frère ?

Il roula à travers son masque d’arlequin des prunelles étonnées, ouvrit la bouche jusqu’aux oreilles et me fit signe de la tête qu’oui.

Alors, saisi d’une sorte de délire fraternel, je l’avertis de m’attendre un moment, et courus dans la cuisine. Ayant fouillé le garde-manger, l’armoire et le buffet, je trouvai un fromage dont je m’emparai. C’était un de ces fromages de Neufchâtel, qui, en forme de ce bouchon de bois qu’on met à la bonde des tonneaux, en ont pris le nom de bondon. Il se trouvait à point, de petites taches rouges parsemaient sa peau bleuâtre et veloutée. Je l’apportai à mon frère qui n’avait pas plus bougé de place qu’une horloge et roulait des prunelles étonnées. Il ne refusa point, tira son couteau de sa poche et se mit à creuser le bondon et à porter à la pointe de la lame de gros morceaux dans sa bouche. Il mâchait avec une lenteur qui lui devait être habituelle, gravement, d’une âme recueillie et sans perdre une seconde pour souffler ou respirer. Ma mère survint. Il ne restait guère alors du bondon que la peau. Je crus devoir m’expliquer :

— Maman, c’est mon frère : je l’ai adopté.

— C’est très bien, fit ma mère en souriant. Mais il va s’étouffer. Donne-lui à boire.

Mélanie, que je trouvai à propos dans la cuisine, apporta un verre d’eau rougie à mon frère qui le but d’un trait, s’essuya la bouche sur sa manche et soupira d’aise.

Ma mère l’interrogea sur son pays, sa famille, son état, et, sans doute, il répondit convenablement, car, lorsqu’il fut parti, ma chère maman me dit :

— Il est très gentil, ton frère !

Elle décida qu’on demanderait à son patron, qui demeurait rue des Boulangers, de nous l’envoyer un dimanche.

Je dois en convenir, Adéodat, débarbouillé et dans ses beaux habits, me plut moins qu’avec son bonnet noir et son masque de suie. Il déjeuna dans la cuisine où nous allâmes le voir ma mère et moi, un peu gênés de notre curiosité. La vieille Mélanie nous faisait signe de ne pas trop l’approcher, de peur de la vermine. Il se montra bien poli, mais il refusa absolument de manger avant d’avoir remis sur sa tête son chapeau qu’on lui avait retiré. Ces façons nous parurent un peu rustiques. À y mieux regarder, elles étaient fort nobles, au contraire. Au XVIIe siècle un homme de qualité ne se serait pas mis à table tête nue. Et il était bienséant qu’il portât son chapeau sur sa tête pendant le repas, puisque la civilité l’obligeait à le tirer à tout moment, quand il recevait quelque bon office de son voisin ou qu’il faisait agréer ses services par sa voisine. Dans son nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France, publié en 1702, à Paris, M. de Courtin dit expressément, à l’article de la table : « Que si la personne de qualité vous porte la santé de quelqu’un ou même boit à la vôtre, il faut se tenir découvert, s’inclinant un peu sur la table jusqu’à ce qu’elle ait bu… Quand elle vous parle, il faut aussi se découvrir pour luy répondre et prendre garde de n’avoir pas la bouche pleine. Il faut observer la même civilité toutes les fois qu’elle vous parlera jusqu’à ce qu’elle vous l’ait défendu, après quoy il faut demeurer couvert, de peur de la fatiguer par trop de cérémonie. » Adéodat garda son chapeau pendant le repas comme un vieux gentilhomme de la cour de Louis XIV, mais, à vrai dire, il salua moins. Il mettait la chair sur son pain et portait les morceaux à sa bouche avec son couteau ; et il était très grave. Après déjeuner, à la demande de ma mère, il nous chanta, d’une voix presque imperceptible, une chanson de son pays :


Escouto, Jeannetto,
Veux-tu dbiaux habits ?
La ridetto.


Il répondit brièvement, avec beaucoup de sens, aux questions de ma chère maman. Nous apprîmes qu’il travaillait l’hiver à Paris, et, vers le printemps, retournait à pied dans son pays. Sa mère, trop pauvre pour acheter une vache, se louait dans les fromageries. Il travaillait avec elle ou cueillait dans la montagne, pour les confituriers de la ville, des maurels : c’est le nom qu’il donnait aux baies du myrtil. Ils vivaient de galette et n’en avaient pas leur saoul.

Je résolus de faire des économies pour acheter une vache à la mère d’Adéodat, mais ne tardai pas à oublier cette résolution. Le petit ramoneur partit pour son pays au printemps. Ma chère maman envoya des vêtements de laine et un peu d’argent à sa mère. Et, l’ayant trouvé sérieux et intelligent, elle écrivit au maître d’école du village qu’il lui apprît à lire, à écrire et à compter, qu’elle se chargeait des frais de son instruction. Adéodat lui écrivit en lettres moulées ses remerciements.

Je demandai plusieurs fois des nouvelles de mon frère, j’en demandai encore à l’entrée de l’hiver.

— Ton frère est resté dans son pays, me répondit maman, qui craignait de m’affliger en m’en disant davantage.

Mon frère Adéodat ne devait plus revenir. Il dormait dans le petit cimetière de son village. Ma mère avait reçu du maître d’école de Gervex une lettre qu’elle ne m’avait pas montrée. Cette lettre lui annonçait que le petit Adéodat était mort d’une méningite sans s’en apercevoir, étonné seulement de sentir sa tête si pesante. Quelques heures avant sa mort, il avait parlé de la bonne dame Nozière et chanté sa chanson :


Escouto, Jeannetto…


XVIII

LA MÈRE COCHELET


Un matin que j’avais accompagné la vieille Mélanie dans sa mansarde, j’examinai avec plus d’attention que de coutume la couverture en toile de Jouy qu’elle étendait sur le lit et qui représentait, ne l’ai-je point dit ? le couronnement d’une rosière. La scène était imprimée en rouge et plusieurs fois répétée. Elle me semblait gracieuse, parlait à mon imagination et excitait ma curiosité. Mélanie me reprocha de m’amuser à des niaiseries.

— Qu’est-ce que tu peux trouver de beau à cette vieillerie, Pierrot ? Elle est toute reprisée. Défunte madame Sainte-Lucie, chez qui j’étais en service, avait sur son lit de mort cette couverture toute propre, qui me revint quand les messieurs de Sainte-Lucie partagèrent entre les femmes de service la garde-robe de leur mère.

Cependant, je m’écriais et j’interrogeais sans discontinuer.

— Qui est cette jolie demoiselle qu’un seigneur couronne de roses ? Pourquoi ces tambours, ces trompettes ? ces jeunes filles en cortège, ces paysans qui joignent les mains ?

— Où vois-tu tout cela, mon petit monsieur ? Ce n’est pas possible qu’il se trouve en cette place tout ce que tu dis. Il faut que je mette mes bésicles pour le voir.

Elle s’aperçut que je n’inventais rien.

— C’est ma foi vrai ! Il y a là, en peinture, des jeunes filles, des seigneurs, des villageois. Que sais-je encore ? Eh ! bien, depuis cinquante ans que cette couverture est sur mon lit, je ne m’étais pas avisée de cela. On m’aurait demandé seulement sa couleur que je n’aurais pas su la dire. Et pourtant, je l’ai reprisée bien souvent.

Comme je sortais de la chambre avec Mélanie, j’entendis un bruit de béquilles et de pas qui résonnait dans la sombre profondeur du corridor et s’approchait lentement. Je m’arrêtai et fus saisi d’épouvante en voyant peu à peu sortir de l’ombre une affreuse vieille, pliée en deux, le dos à la place de la tête et portant sur la poitrine un visage terreux, l’œil droit bouché par une loupe énorme. Je saisis le tablier de Mélanie. Quand l’apparition fut passée, ma bonne me dit que c’était la mère Cochelet. Mélanie n’en pouvait rien dire, ne causant jamais avec elle, non plus qu’avec personne, assertion que répétait souvent ma vieille amie, et qu’il ne fallait pas prendre au sens précis et littéral, mais comme un témoignage qu’elle se rendait elle-même de sa discrétion. La mère Cochelet habitait, au bout du corridor, un taudis infect. Pourtant, on ne la croyait pas dans le besoin, car elle avait trois chats à qui elle donnait chaque matin pour deux sous de mou. M. Bellaguet s’était offert plusieurs fois à la placer dans une maison de vieillards, mais elle s’y était refusée avec tant de force qu’il avait dû y renoncer.

— Elle est fière, ajouta Mélanie.

Puis baissant la voix :

— Elle est pour le roi (Mélanie prononçait roué). Et l’on dit qu’elle a, dans sa soupente, où tout est en pourriture, une magnifique courtepointe brodée de fleurs de lis.

C’est tout ce que j’appris de la mère Cochelet. Mais à quelque temps de là, comme nous nous promenions aux Tuileries, ma bonne Mélanie et moi, nous rencontrâmes la vieille femme qui, sur un banc, offrait une prise de tabac à un invalide. Elle portait un mauvais chapeau de paille noire par-dessus son bonnet tuyauté, à la mode de 1820, et s’enveloppait d’un châle jaune à palmes tout taché. Son menton appuyé sur sa béquille branlait, et la loupe qui lui bouchait l’œil tremblait.

L’invalide avait le nez et le menton en patte de homard. Ils causaient ensemble.

— Allons ailleurs, me dit Mélanie.

Et elle se leva. Mais, curieux d’entendre ce que disait la mère Cochelet, je m’approchai du banc où elle était assise.

Elle ne parlait pas, elle chantait. Elle chantait ou plutôt elle fredonnait :


Que ne suis-je la fougère ?…


XIX

MADAME LAROQUE ET LE SIÈGE DE GRANVILLE


Madame Laroque habitait avec sa fille Thérèse et son perroquet Navarin un appartement situé dans la même maison que nous, au fond de la cour. Je la voyais de ma chambre et parfois de mon lit, et son visage sain et ridé ainsi que les pommes conservées dans le cellier m’apparaissait à sa fenêtre encadrée de capucines, entre un pot d’œillets et la cage en pagode du perroquet, comme ces figures de bonnes ménagères peintes par les vieux maîtres flamands, dans une embrasure de pierre et de fleurs. Tous les samedis, après le dîner qui finissait alors vers les six heures, ma mère mettait sa capeline pour traverser la cour et m’emmenait passer avec elle la soirée chez les dames Laroque. Elle emportait son ouvrage dans un sac, afin de coudre ou de broder avec ses voisines ; les autres dames qui fréquentaient dans la même maison en faisaient autant : vieille coutume de l’ancien régime, et non point bourgeoise et particulière aux petites gens comme on pourrait croire aujourd’hui, mais suivie, à l’époque de Louis XVI, par la société la plus aristocratique, qui n’était pourtant point austère. Sous Louis XVI, les femmes du plus haut rang parfilaient en compagnie. Madame Vigée-Lebrun conte dans ses mémoires que, pendant l’émigration, reçue à Vienne chez la comtesse de Thoun, elle prenait place à la grande table autour de laquelle des princesses et des dames de la cour faisaient de la tapisserie. Ce que j’en dis n’est pas pour qu’on croie que ma chère maman et moi allions une fois la semaine chez des princesses.

Madame Laroque était une bien simple vieille, mais grande de labeur, de patience, d’amour et d’une sagesse domestique à l’épreuve de la bonne et de la mauvaise fortune. Elle portait en elle presque un siècle de la vie française et deux régimes, l’ancien et le nouveau, réunis et fondus par le cœur et l’esprit des femmes ses pareilles qui, comme les Sabines de David, se jetèrent entre les combattants.

Riche et jolie paysanne de Normandie, fille de bleus, Marie Rauline était en âge de se marier lors de la guerre de Vendée. Quand je la connus, elle avait plus de quatre-vingts ans, et dans son fauteuil, en tricotant des bas, elle contait des histoires de sa jeunesse que personne n’écoutait plus, parce qu’elle les contait tous les jours, et d’occurrence plusieurs fois par jour. Telle était l’histoire du prétendant qui, pas plus haut qu’une botte, avait été reconnu impropre au service lors de la grande réquisition, et dont Marie Rauline ne voulut point puisque la République n’en avait point voulu, histoire qu’elle terminait d’habitude en chantonnant le joli air :


Il était un petit homme
Qui s’appelait Guilleri
Carabi.


L’histoire que madame Laroque contait le plus volontiers, et que j’écoutais avec le plus de plaisir, était celle du siège de Granville.

Marie Rauline épousa en l’an IV un soldat de la République, Eugène Laroque, qui, devenu capitaine sous l’Empire, fit la guerre d’Espagne et, surpris par les guérillas de Julian Sanchez, périt assassiné. Veuve avec deux filles, madame Laroque vécut à Paris d’un petit commerce de mercerie. Sa fille aînée se fit religieuse et devint supérieure des Dames du Saint-Sang à Cercy ; on l’appelait la mère Séraphine. L’autre fit une petite fortune dans les modes. Quand je les connus, elles étaient déjà vieilles toutes deux. La mère Séraphine, que je voyais rarement, m’imposait par sa noble simplicité ; mademoiselle Thérèse, sa cadette, me plaisait par son humeur égale et riante ; elle excellait à faire des bêtises. On appelait ainsi des bonbons au caramel qu’on servait dans une petite caisse de papier, ce qui me paraissait un grand effet de l’art. Elle jouait aussi très bien du piano.

Nous étions sûrs de trouver chez les dames Laroque mademoiselle Julie qui croyait aux esprits, et dont je cultivais l’amitié, bien qu’elle fût sèche et rèche. Mais elle contait des histoires de revenants, des prophéties terribles et certaines, des prodiges. Et, dès l’âge de cinq ans, j’avais besoin d’être affermi dans ma croyance aux diableries.

Hélas ! je trouvais chez les dames Laroque un serpent sous l’herbe. C’était mademoiselle Alphonsine Dusuel qui jadis me piquait les mollets en m’appelant « trésor ». Je me plaignais bien encore à ma mère des cruautés horribles d’Alphonsine ; mais elle me faisait plus de peur que de mal et, pour dire toute la vérité, elle ne me faisait ni mal ni peur. Elle ne s’apercevait même pas de ma présence. Alphonsine devenait une grande demoiselle ; ses perfidies, moins naïves, avaient désormais d’autres objets qu’un petit garçon comme moi. Je voyais bien qu’elle se plaisait maintenant à les exercer sur un neveu de mademoiselle Thérèse, Fulgence Rauline, qui jouait du violon et se préparait à entrer au Conservatoire, et, bien que je ne fusse point d’un naturel jaloux, bien qu’Alphonsine fut laide et tachée de son, j’eusse préféré qu’elle m’enfonçât encore des épingles dans les mollets. Non, je n’étais point jaloux, et si je l’eusse été ce n’eût point été d’un préféré d’Alphonsine. Mais égoïste, avide de soins et d’amour, je voulais que l’univers entier s’occupât de moi, fût-ce pour me tourmenter ; et, à l’âge de cinq ans, je n’avais pas encore dépouillé le vieil homme.

Quand les dames et les demoiselles, lasses de travailler, pliaient leur ouvrage, on jouait à l’oie ou au loto. Le loto ne me plaisait pas. Je ne dis point que mon intelligence en pénétrait la morne stupidité. Mais c’est un fait qu’il ne contentait pas mes jeunes esprits. Tout en chiffres, il ne parlait pas à mon imagination. Et il fallait bien que mes partenaires aussi le trouvassent trop abstrait, puisqu’ils s’efforçaient à l’envi de l’animer par de plaisantes fantaisies, non point tirées de leur cerveau, certes, mais reçues des aïeux, et en prêtant aux chiffres arabes des ressemblances avec quelque objet sensible : 7 la pioche, 8 la gourde, 11 les deux jambes, 22 les deux cocottes, 33 les deux bossus, ou bien en ajoutant à l’énoncé trop froid du nombre un ornement poétique, comme : 9, je tiens mon pied de bœuf. Il était enfin de très vieilles façons d’appeler les nombres et que madame Laroque demeurait seule à savoir, telles que : 1 cheveu sur la tête à Mathieu, et 2 testaments, l’ancien et le nouveau. Sans doute, ces agréments ôtaient au loto quelque chose de sa sécheresse, mais j’y trouvais encore trop d’abstractions pour mon goût. Au contraire, le noble jeu de l’oie renouvelé des Grecs me ravissait. Dans le jeu de l’oie, tout vit, tout parle, c’est la nature et la destinée ; tout y est merveilleux et tout y est vrai, tout y est ordonné et tout y est hasardeux. Les oies fatidiques placées de 9 en 9 m’apparaissaient ainsi que des divinités, et comme j’étais porté alors à adorer les animaux, ces grands oiseaux blancs me remplissaient de respect et d’effroi. Ils représentaient dans ce jeu la part du mystère ; le reste était du domaine de la raison. Retenu à l’hôtellerie, j’y sentais l’odeur du rôti. Je tombais dans le puits au bord duquel se tenait, pour mon salut ou ma perte, une jolie paysanne en corsage rouge et tablier blanc ; je m’égarais dans le labyrinthe où je n’étais pas surpris de trouver un kiosque chinois, vu mon ignorance de l’art crétois ; je tombais du haut du pont dans la rivière, j’étais mis en prison, j’échappais à la mort, je parvenais enfin au bosquet gardé par l’oie céleste, dispensatrice de toutes les félicités. Quelquefois pourtant, rassasié d’aventures comme Sindbab le Marin, je ne tentais plus la fortune, je n’affrontais plus le puits, le pont, le labyrinthe, la prison. J’allais m’asseoir sur un petit tabouret rouge, aux pieds de madame Laroque, et là, loin de la table et de la lampe, je me faisais conter le siège de Granville.

Et madame Laroque, en tricotant un bas, me faisait le récit que je rapporte ici mot pour mot :

— En quittant Fougères, monsieur de la Rochejacquelein, qui commandait les brigands, voulait aller à Rennes, mais des émigrés habillés en paysans lui apportèrent d’Angleterre des lettres et de l’or dans des bâtons creux. Aussitôt monsieur Henri, comme ils l’appelaient entre eux, commanda aux brigands d’aller à Granville parce que les Anglais promettaient à ces Messieurs d’envoyer des navires de guerre pour attaquer la ville par mer tandis que les brigands l’attaqueraient par terre. Mais il ne faut point se fier aux promesses des Anglais. Cela je l’ai ouï dire plus tard par un homme de Bressuire. Voici ce que j’ai entendu de mes propres oreilles et vu de ma propre vue. Les brigands arrivèrent par milliers à Granville, si bien que, de la promenade, on les voyait se répandre comme une fourmilière sur la grève. Le général qui commandait dans la ville marcha contre eux avec les volontaires de la Manche et les canonniers parisiens qui portaient dessiné en bleu sur le bras un bonnet phrygien avec ces mots : « La Liberté ou la Mort ». Mais le nombre des brigands augmentait sans cesse ; ils s’étendaient à perte de vue, et monsieur Henri, qui avait l’air d’une jeune fille, les commandait vaillamment. Alors le général vit qu’ils étaient trop nombreux. Il avait nom Peyre ; on en a dit blanc et noir, comme de tous les hommes qui tinrent la queue de la poêle en ce temps-là, mais il était honnête et avait des moyens. Voyant donc le nombre des brigands, il fit sonner la charge pour les effrayer et battit en retraite.

» Ce jour-là, ma mère étant alitée malade, j’allai porter à la commune notre vieux linge dont il était fait réquisition. Le canon grondait, une fumée épaisse couvrait les faubourgs. Des hommes criaient : « Nous sommes trahis ! Ils viennent : sauve qui peut ! » Les femmes poussaient des cris à réveiller les morts. Alors, le citoyen Desmaisons accourut sur la promenade avec son chapeau à plumes et son écharpe tricolore, et je le vis, tout proche de moi, buter comme un homme ivre, porter la main sur sa poitrine et s’abattre la tête la première. Il avait été tué d’une balle au cœur. Et, malgré ma frayeur, je fis réflexion que c’était vite fait de mourir. Mais on n’y prenait pas garde, en ce moment, et deux femmes venaient de tomber sur la promenade. J’arrivai en rasant les murs à la maison, et trouvai à la porte un canonnier parisien qui venait nous demander du bois pour rougir les boulets. « Il fait chaud », me dit-il pour rire, car le vent soufflait en tempête et l’on sentait l’aigreur des premiers froids.

» Je lui dis : « Venez prendre du bois. » Mais voilà que la fille Chappedelaine accourt et me crie : « Ne lui donne point de bois, Marie. Les faubourgs ne brûlent-ils déjà point assez ? Et n’y a-t-il point assez de chrétiens grillés comme des pourceaux ? On les sent d’ici ! Si tu donnes du bois, tu en recevras ta digne récompense. Quand les Vendéens seront entrés, ils te feront mourir. » C’était la peur qui la faisait parler ainsi et l’intérêt, car il y avait des riches dans la ville qui payaient pour faire entrer les brigands. Je lui répondis : « Mathilde, sache bien que ces Messieurs, s’ils prennent la ville, y rétabliront la dîme et y mettront les Anglais. Si tu veux servir comme devant, et te tourner Anglaise, cela te regarde. Moi, je veux rester libre et Française. Vive la République ! » Alors le Parisien voulut m’embrasser. Je lui donnai un soufflet par bienséance. Cependant on criait : « Voilà qu’ils montent à l’assaut ! » J’avais de la crainte et plus de curiosité que de crainte. Je me coulai jusqu’à la promenade et vis les Vendéens enfoncer leurs baïonnettes dans les murs pour s’en faire des échelons. Mais les bleus tiraient du haut des remparts et faisaient tomber les pauvres assaillants qui se brisaient sur les rochers. Enfin, voyant la mer démontée et n’attendant plus les Anglais, les brigands s’enfuirent en jetant leurs sabots. La grève était couverte de morts qui tenaient encore leur chapelet entre leurs doigts crispés. La fille Chappedelaine leur montrait le poing et disait qu’ils étaient morts trop doucement. Et tous ceux qui tantôt voulaient leur livrer la ville les outrageaient, de peur d’être dénoncés comme traîtres à la République. »

Ainsi disait madame Laroque, et le récit d’un fait qui date aujourd’hui de plus de cent vingt ans, je l’ai entendu de la bouche d’un témoin.


XX


« AINSI BRUYAIENT LES DENTS DE CES MONSTRES INFÂMES »
(ronsard.)


Ce furent, à la maison, des temps sombres. Mon père était soucieux, ma mère agitée, la vieille Mélanie larmoyante. Des paroles brèves coupaient les froids silences des repas.

— Gomboust a-t-il pourvu à l’échéance ?

— Gomboust n’a pas paru.

— As-tu vu l’huissier ?

— Rampon a fait les fonds. Mais à quel taux !… Cet homme nous dévore.

On se taisait : les visages étaient mornes. Ayant besoin de joie comme les plantes de soleil, je m’étiolais dans cette tristesse.

Ce furent des temps sombres. Mon père, l’homme du monde le moins propre aux affaires, était entré dans une affaire je ne sais pourquoi, par une confiance aveugle en l’ami qui la lui avait proposée, par obligeance extrême, par espoir d’assurer à sa femme une existence aisée et facile et de pourvoir largement à l’éducation de son fils, par philanthropie, que sais-je ? par distraction, peut-être, et sans s’en apercevoir. Il s’était associé à son ami Gomboust pour l’exploitation de l’eau de Saint-Firmin, qui fut analysée par d’éminents chimistes et reconnue par plusieurs membres de la Faculté de Médecine très efficace contre les maladies de l’estomac, du foie et des reins.

Cette affaire, qui devait produire des bénéfices énormes, aboutit à un prompt désastre. Il me serait bien impossible de dire quelle sorte de société fut constituée pour l’exploitation de cette eau minérale, ni la part qui y fut faite à mon père. C’est un sujet pour un Balzac, non pour Pierrot. Je me borne très volontiers à rappeler de cette affaire le peu que mon esprit d’enfant en a saisi.

Adélestan Gomboust, propriétaire des sources de Saint-Firmin, dans les Hautes-Pyrénées, était un grand corps paralytique, qui ne donnait, autant dire, nul signe de vie. Des paupières immobiles recouvraient ses yeux creux ; ses lèvres desséchées laissaient voir deux dents blanches ; toute sa face était morte ; et de cette bouche de momie sortait une voix d’une fraîcheur délicieuse qui, comme une flûte d’argent, modulait des sons mélodieux. Conduit par un enfant, soutenu par des potences (pour parler comme ma vieille bonne), il apparaissait sinistre et glacial.

Mélanie, à sa vue, soupirait :

— Voilà le malheur qui entre dans la maison !…

Et soit qu’elle ne pût retenir son nom, soit plutôt qu’elle crût ce nom funeste, elle ne le prononçait pas et annonçait tout bas :

— Le monsieur qui a des yeux en peau.

Souvent dans le salon, je me trouvais seul avec ce corps inanimé qui me faisait peur et que j’osais à peine regarder. Mais, dès qu’il ouvrait la bouche, le charme opérait. Gomboust m’enseignait à gréer un bateau, à lancer un cerf-volant, à construire une fontaine de Héron, et l’agrément de sa parole, l’ordre de ses pensées, la pureté de ses expressions me ravissaient, si peu capable que je fusse de goûter l’art de dire. Cet homme sans regard, sans action, était la persuasion même. Je recherchais tout à l’heure pourquoi mon père, si sage et si désintéressé, était entré dans la société de l’eau de Saint-Firmin. La raison pourtant apparaît : c’est qu’il avait écouté Gomboust. La parole de Gomboust produisait le même effet sur mes parents que sur moi. En voici une preuve.

C’était un soir, un des soirs les plus noirs de ces tristes temps. M. Paulin, avoué, homme doux, M. Bourisse, avocat-conseil, plus doux que M. Paulin, M. Phélipeaux, huissier, plus doux que M. Bourisse, M. Rampon, qui prêtait à la petite semaine, plus doux que M. Phélipeaux, avaient doucement comblé d’effroi l’âme craintive et pure de mon père. Ma mère, qui voyait en Gomboust l’unique machinateur de notre ruine, avertie par Mélanie que l’homme « aux yeux en peau » demandait à la voir, le reçut sans bienveillance dans l’antichambre où j’étais caché sous une banquette dans l’imagination que c’était la grotte de la nymphe Eucharis et que j’étais Télémaque. J’y demeurai coi, et j’entendis ma mère accabler de reproches l’inerte Gomboust. Je sentis un coup au cœur quand elle lui dit :

— Monsieur, vous nous avez trompés ; vous n’êtes pas un honnête homme.

Après un long silence, Gomboust répondit d’une voix tremblante, que l’émotion rendait plus mélodieuse encore que de coutume. Je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il parla longtemps. Ma mère l’écoutait sans l’interrompre, et j’observai de ma cachette son visage qui se calmait, son regard qui s’adoucissait. Elle subissait le charme. Le lendemain, à déjeuner, mon père lui tendit un papier qu’elle parcourut des yeux et lui rendit en s’écriant :

— C’est une nouvelle infamie de Gomboust.

Encore aujourd’hui, je ne sais pas grand’chose de la société des eaux de Saint-Firmin, n’ayant pas eu la curiosité de lire le dossier concernant cette affaire, que j’ai trouvé dans la succession de mon père et qui m’a été volé avec tous mes papiers de famille. Mais j’ai tout lieu de croire que ma mère ne faisait point tort à Gomboust en le jugeant avare, cupide et sans scrupules, enfin un malhonnête homme, et c’est aujourd’hui pour moi un sujet de surprise que ce malheureux aux trois quarts aveugle, presque incapable de mouvement, retranché autant dire de la nature, à charge à autrui et à lui-même, cet homme qui vivait moins dans un corps animé que dans un cercueil de chair, aimât l’argent jusqu’à la trahison et la cruauté. Qu’en faisait-il, grands dieux, de son argent ?

À certains indices, je soupçonne mes parents d’avoir, par inexpérience et délicatesse, exagéré leur responsabilité dans la société des eaux de Saint-Firmin.

Ils furent la proie des hommes de loi et des hommes d’affaires. Rampon, l’obligeant Rampon, se fit un devoir de venir en aide à un médecin distingué, à un bon père de famille, et nous fûmes entièrement dépouillés. À vrai dire ce ne fut pas une grande catastrophe, mais il ne nous resta rien. Les pauvres bijoux de ma mère, légers d’or et peu fournis de diamants et de perles, la vieille argenterie de famille toute bossuée et dépareillée, le sucrier ayant pour anses des cygnes, la cafetière au chiffre de mon grand-père Saturnin Parmentier, la louche pesante, tout fut mis en gage et demeura aux gens de loi.

Un jour, en rentrant à la maison, mon père dit :

— C’est fait, le Mimeur est vendu.

Le Mimeur, petite ferme près de Chartres, était le seul bien patrimonial qui restât à ma mère. J’étais allé tout petit au Mimeur et il me souvenait seulement d’un papillon blanc sur une haie de ronces, d’un vol strident de libellules autour des roseaux agités par le vent, d’un mulot effrayé qui courait le long d’un mur et d’une petite fleur gris de lin, en forme de mufle, que me montra ma mère en me disant :

— Vois, Pierrot, comme elle est jolie[2].

C’était là pour moi tout le Mimeur, et il me semblait étrange et cruel qu’on vendît cette haie, ces roseaux, ces fleurs d’un gris bleu, ce mulot, ce papillon et ces libellules. Je ne concevais pas bien comment une telle vente pouvait se faire. Mais mon père disait qu’elle était faite. Et je méditais dans mon cœur ce mystère douloureux.

Le Mimeur alla comme le reste à Rampon qui ne l’a pas emporté dans l’autre monde. Tous les morts sont pauvres, Gomboust et Rampon comme les autres. Si je savais dans quel cimetière est la tombe de Gomboust, j’irais souffler ces mots dans les herbes qui la recouvrent : « Où est maintenant ton trésor ? »

Ainsi j’appris, dès ma plus tendre enfance, à connaître la race des hommes de loi et des hommes d’affaires, race immortelle : tout change autour d’eux et ils demeurent semblables à eux-mêmes. Ils sont tels aujourd’hui que Rabelais les a peints ; ils ont gardé leur bec, leurs griffes ; ils ont gardé jusqu’à leur affreux grimoire.

Cinq ans environ après ces mauvais jours, auxquels succédèrent pour nous des temps plus sereins, étant au collège, M. Triaire, notre professeur, nous donna à expliquer l’épisode des Harpies, dans l’Énéide. Ces oiseaux funestes, ces vautours à tête humaine qui, fondant sur la table du pieux Énée et de ses compagnons, enlevaient les viandes, souillaient les mets et répandaient une odeur infecte, plus expérimenté que mes Condisciples, je les connaissais, je savais que c’étaient des gens d’affaires et des gens de loi, des Gomboust, des Rampon. Mais combien cette caverne des harpies, que Virgile nous montre empestée de fiente et de chairs dégouttantes, est propre et plaisante en comparaison du bureau et des cartons verts d’un huissier !

En haine de ces paperassiers homicides, je n’ai jamais voulu avoir de cartonniers, ni de cartons. Aussi ai-je toujours perdu tous mes papiers, tous mes innocents papiers.



XXI

LE PAPEGAI


La vieille Mélanie nous apprit en servant le café que le perroquet de la comtesse Michaud s’était envolé. On croyait le voir sur le toit de l’hôtel habité par M. Bellaguet. Je me levai de table et m’élançai à la fenêtre. Dans la cour un groupe formé du concierge et de quelques domestiques regardait en l’air et levait des bras indicateurs vers la gouttière. Mon parrain, sa tasse de café à la main, me rejoignit à la fenêtre et me demanda où était le papegai.

— Là, lui dis-je, en levant le bras comme les gens de la cour.

Mais mon parrain ne le voyait pas et je ne pouvais le lui montrer puisque je ne le voyais pas moi-même et affirmais sa présence sur l’autorité d’autrui.

— Et vous, madame Nozière, voyez-vous le papegai ? demanda mon parrain.

— Le papegai ?

— Le papegai ou le papegaut.

— Le papegaut ?

— Le papegai, répétait mon parrain en riant. Son rire qui sonnait comme un grelot lui secouait le ventre et faisait carillonner ses breloques sur son gilet de soie verte. Cette gaîté me gagna et je répétai en riant, sans savoir ce que je disais :

— Le papegai, le papegai.

Mais ma chère maman, dans sa prudence, ne consentit à sourire que lorsque mon père l’eut instruite que le perroquet s’appelait autrefois papegai ou papegaut. Ce que mon parrain illustra par cet exemple :

— Gai comme un papegai, dit Rabelais.

À ce nom de Rabelais, que j’entendais pour la première fois, je me mis à rire aux éclats par bêtise, sottise, niaiserie, baguenauderie et nullement par pressentiment, intuition et révélation de tout ce qu’il y a, sous ce nom, de sublime bouffonnerie, de joyeuse humeur, et de folie plus sage que la sagesse. Il n’en est pas moins vrai que ce fut dignement saluer l’auteur du Gargantua. Ma chère maman me fit signe de me taire et demanda si l’on a bien sujet de dire que les perroquets sont gais.

— Madame Nozière, répondit mon parrain, papegai rime à gai ; c’est déjà une raison pour le commun des hommes, qui considère plus le son des mots que leur sens. L’on peut croire aussi que le papegai prend plaisir à se voir si bien habillé de vert. Ne nomme-t-on pas le vert de ses plumes vert gai ?

Aux environs de ma cinquième année, j’avais eu avec Navarin, le perroquet de madame Laroque, des démêlés dont il me souvenait encore. Il m’avait mordu au doigt, j’avais médité de l’empoisonner. Nous nous étions réconciliés ; mais je n’aimais pas les perroquets. Je connaissais leurs mœurs par un petit livre intitulé La Volière d’Ernestine, qu’on m’avait donné pour mes étrennes et qui traitait en quelques pages de tous les oiseaux. Le désir de briller dans la conversation me fit dire, sur l’autorité de mon livre, que les sauvages de l’Amérique se nourrissent de perroquets.

— La chair de cet oiseau, objecta mon parrain, doit être noire et coriace. Je n’ai pas ouï dire qu’elle fût comestible.

— Quoi, Danquin, fit mon père, ne vous souvient-il pas que la princesse de Joinville, nouvellement amenée de ses pampas aux Tuileries, se trouvant enrhumée, refusa un bouillon de poulet et demanda un bouillon de perroquet ?

Mon père, hostile à la monarchie de juillet et gardant encore après la révolution de 48 quelque animosité contre la famille de Louis-Philippe, jeta ce trait avec malice, en regardant ma mère, sujette à s’attendrir sur le sort des princesses exilées.

— Pauvres princesses ! soupira-t-elle, elles payent bien cher les honneurs publics qu’on leur rend.

Tout à coup, découvrant le perroquet dans sa gouttière, j’en poussai un cri de triomphe si sauvage que ma mère s’en effraya d’abord et m’en réprimanda ensuite.

— Là ! là ! là, maman !

Et je m’emportais contre ceux qui ne le voyaient pas.

— Connaissez-vous Vert-Vert, madame Nozière ? demanda mon parrain.

Ma mère fit signe que non.

— Quoi ! vous ne connaissez pas Vert-Vert ? Cela vous manque.

— On n’a pas le temps de lire, monsieur Danquin, quand on est la mère d’un enfant qui use ses culottes comme par enchantement. C’est un poème, n’est-ce pas ?

— C’est un poème, madame Nozière, et charmant.


À Nevers, donc, chez les Visitandines
Vivait naguère un perroquet fameux.
Il était beau, brillant, leste et volage,
Aimable et franc comme on l’est au bel âge.


Les religieuses l’aimaient à la folie. Il était


Plus mitonné qu’un perroquet de cour.


La nuit


Il reposait sur la boîte aux agnus.


Vert-Vert parlait comme un ange. Mais…

Mon parrain s’arrêta.

— Mais quoi ? lui demandai-je.

Mon père fit très à propos cette réflexion que je ne parlais pas comme un ange.

— Mais, reprit mon parrain, ayant voyagé sur la Loire, en compagnie de bateliers et de mousquetaires, Vert-Vert prit un très mauvais ton.

— Tu vois, Pierre, conclut ma mère, le danger des mauvaises fréquentations.

— Parrain, est-ce qu’il est mort, Vert-Vert ? demandai-je.

Mon parrain ouvrit une bouche de de profundis et annonça d’un ton lugubre :

— Il est mort d’avoir trop mangé de dragées. Que son sort serve d’exemple aux enfants gourmands !

Et mon parrain, regardant la cour que dorait le soleil, sourit avec mélancolie :

— Quel temps radieux ! Les derniers beaux jours nous sont les plus chers.

— Ils nous semblent une faveur du ciel, fit ma mère. Bientôt viendront les temps froids et sombres. C’est cet après-midi que le père Debas viendra ramoner le tuyau du poêle de la salle à manger.

Et elle passa dans sa chambre.

J’ai retenu les moindres circonstances des événements mémorables qui marquèrent cette journée.

Ma mère reparut avec sa capote de velours à brides nouées sous le menton, son mantelet de soie puce et son ombrelle à manche pliant.

À son air calculateur et réfléchi, je devinai qu’elle allait faire des emplettes pour l’hiver et méditait un emploi avantageux de son argent, qui lui était cher non par lui-même, mais pour la peine qu’il coûtait à son mari. Elle approcha de mon front son cher visage que la capote enfermait comme un écrin de velours, me donna un baiser sur le front, me recommanda d’apprendre ma leçon, rappela à Mélanie de déboucher une bouteille de vin à l’intention de M. Debas et sortit. Mon père et mon parrain quittèrent l’appartement presque aussitôt.

Demeuré seul, je n’étudiai point ma leçon, faute d’habitude, par la force de l’instinct et sous l’inspiration du puissant démon qui gouvernait mes pensées. Il me persuadait de ne point apprendre mes leçons et m’en ôtait tout loisir en m’imposant à toute heure des tâches ardues, d’une étonnante diversité.

Ce jour-là, il me suggéra impérieusement de me tenir à la fenêtre et d’épier le perroquet fugitif. Mais mon regard fouilla en vain toits, gouttières et cheminées : il ne se montra pas. Je commençais à bâiller d’ennui quand un assez grand bruit qui éclata derrière moi me fit tourner la tête et je vis M. Debas, une auge sur la tête, avec une échelle, une cruche, un grapin, des cordes et je ne sais quoi encore.

Il ne faut pas croire pour cela que M. Debas fût maçon ou fumiste. C’était un bouquiniste qui étalait ses livres dans des boîtes sur le parapet du quai Voltaire. Ma mère l’avait surnommé Simon de Nantua, du nom d’un marchand ambulant dont elle me faisait lire l’histoire, en un petit livre aujourd’hui tombé dans l’oubli. Simon de Nantua courait les foires avec un ballot de toile sur le dos et moralisait sans trêve. Il avait toujours raison. Son histoire m’ennuya cruellement et j’en garde un triste souvenir. J’y acquis pourtant la connaissance d’une grande vérité : c’est qu’il ne faut pas avoir toujours raison. M. Debas, comme Simon de Nantua, moralisait du matin au soir et faisait tout, excepté son métier. Serviable aux voisins, travaillant pour tous, il montait et démontait les poêles, raccommodait la vaisselle cassée, remettait des manches aux couteaux, posait des sonnettes, graissait les serrures, réglait les pendules, opérait les déménagements et les emménagements, donnait des soins aux noyés, mettait des bourrelets aux portes et aux fenêtres, faisait chez le marchand de vin de la propagande pour les candidats du parti de l’ordre et chantait, le dimanche, dans la chapelle des petites sœurs des pauvres. Ma mère le tenait pour un homme de bien que son caractère élevait au dessus de sa condition, et elle le considérait. Pour moi, je n’eusse pas souffert aisément les préceptes sempiternels de bienséance et de civilité dont M. Debas m’assommait s’il ne m’eût extrêmement amusé par une ardeur excessive au travail dont j’étais seul au monde à comprendre le comique. Je m’attendais toujours en le voyant à quelque agitation divertissante. Cette fois encore je ne fus pas déçu.

Le poêle de notre salle à manger était de faïence blanche, toute craquelée et fendue en plusieurs endroits. Il occupait dans un angle de la pièce une niche où s’élevait un tuyau pareillement de faïence surmonté d’une tête barbue que je savais, pour l’avoir entendu dire à M. Dubois, être celle de Jupiter Trophonius. Et la barbe d’un si grand dieu me faisait impression. M. Debas ayant revêtu une blouse blanche monta à l’échelle et déjà Jupiter Trophonius gisait sur le plancher, détaché de sa colonne d’où s’échappaient des flots de suie, tandis que le poêle lui-même, disloqué, rompu, couvrait de ses débris la salle entière et que des nuages de cendre froide assombrissaient l’air. Les ténèbres furent accrues par une poudre subtile qui monta au plafond pour descendre ensuite lentement en couche épaisse sur les meubles et les tapis. M. Debas gâchait du plâtre dans une auge débordante et dégouttante. Visiblement il se réjouissait de travailler à l’exemple du dieu qui tira l’univers des abîmes du chaos. À ce moment, la vieille Mélanie pénétra, son cabas sous le bras, dans la salle, promena de haut en bas et de long en large des regards désolés, poussa un long gémissement et demanda :

— Alors, comment que je ferai pour servir le dîner de mes maîtres ?

Puis, sans espoir d’une réponse heureuse, elle s’en alla aux provisions.

Le chaos régnait encore quand de nouveau une grande rumeur monta de la cour. Le cocher de M. Bellaguet, le père Alexandre, concierge de notre maison, la bonne des Caumont, le jeune Alphonse criaient ensemble :

— Le voilà, le voilà !

Cette fois, je le vis distinctement sur le faîte du toit, le papegai de la comtesse Michaud. Il était vert avec du rouge sur les ailes. Mais à peine s’était-il montré qu’il disparut.

Les gens de la cour disputèrent entre eux sur la direction qu’il avait prise. L’un croyait qu’il s’était envolé vers le jardin de M. Bellaguet qui lui rappelait, pensait-on, les forêts du Brésil où s’était écoulée son enfance. Un autre affirmait qu’il avait gagné le quai, prêt à se jeter dans la rivière. Le concierge l’avait vu s’élancer sur le clocher de Saint-Germain-des-Prés. Mais l’imagination de ce vieux napoléonien, hantée par le souvenir de l’aigle aux couleurs nationales, l’égarait. Le perroquet de la comtesse Michaud ne volait pas de clocher en clocher. Le commis de M. Caumont conjecturait avec plus de vraisemblance que, pressé par la faim, l’oiseau fugitif gagnait le toit qui abritait sa mangeoire. Simon de Nantua, accoudé à la fenêtre, écoutait pensif. Je lui dis, pour montrer mon savoir, que ce perroquet n’était pas aussi beau que Vert-Vert.

— Qui appelles-tu Vert-Vert ?

Je m’enorgueillis de lui apprendre que c’était le perroquet des Visitandines de Nevers, qui parlait comme un ange, mais qui avait pris un mauvais ton en voyageant sur la Loire avec des bateliers et des mousquetaires. Je connus aussitôt qu’on se fait du tort en montrant son savoir aux ignorants. Car Simon de Nantua, m’ayant regardé sévèrement de ses gros yeux aussi expressifs que deux globes de lampe, me reprocha de dire des futilités.

Cependant il roulait dans son esprit de profondes pensées.

Parmi les innombrables soins qu’il se donnait bénévolement pour le service du prochain, celui qu’il prenait peut-être le plus volontiers était de rattraper les oiseaux échappés. Il avait notamment rapporté plusieurs fois à madame Caumont ses serins domestiques. Il jugea que rendre à la comtesse Michaud son perroquet était pour lui un devoir impérieux, et il ne balança pas à l’accomplir. Ayant remplacé à la hâte sa blouse blanche par une vieille redingote verte qui jaunissait comme les feuilles d’automne, il m’annonça son intention et, laissant régner dans la salle à manger le chaos qu’il n’avait pas eu le loisir d’organiser, il sortit, la tête pleine de son dessein. Je me jetai dans l’escalier à sa suite ; nous franchîmes d’un bond le court espace qui nous séparait de la maison, bien connue de moi, la maison du concierge Morin, où habitait la comtesse Michaud ; nous dévorâmes les degrés jusqu’au palier du deuxième étage et pénétrâmes par la porte grande ouverte dans l’appartement où tout respirait la désolation. Nous vîmes dans la salle à manger le perchoir abandonné. Mathilde, la femme de chambre de madame la Comtesse, nous exposa les circonstances qui avaient précédé et provoqué la fuite de Jacquot. La veille, à cinq heures du soir, un chat gris, à poil ras, un énorme matou, signalé depuis longtemps pour ses attentats, avait bondi dans la salle à manger. À son approche, Jacquot effrayé s’était enfui dans l’escalier et avait passé par la lucarne. Mathilde fit deux fois ce récit. Comme elle se disposait à le faire une troisième fois, je me coulai dans le salon et contemplai le portrait en pied du général comte Michaud qui occupait le plus grand panneau. Le général était représenté (je l’ai déjà dit) en grande tenue, culotte blanche et bottes vernies, à la bataille de Wagram. À ses pieds des morceaux d’obus, un boulet de canon, une grenade fumante ; au fond, des soldats, tout petits par l’effet de leur éloignement, chargeaient. Le général portait sur sa large poitrine le ruban de grand-aigle de la Légion d’Honneur et la croix de Saint-Louis. Je ne fis pas de difficulté à ce qu’il portât la croix de Saint-Louis à Wagram. J’en eusse fait quand je revis plus tard ce portrait chez un brocanteur, si l’on ne m’eût appris que le général comte Michaud, comblé de faveurs et d’honneurs par les Bourbons, avait fait ajouter, en 1816, cette croix à son portrait. Simon de Nantua me tira de ma contemplation et m’enseigna qu’on n’entre dans un salon qu’après en avoir été prié et s’être essuyé les pieds. Sa réprimande fut courte, car le temps était cher.

— Allons ! fit-il.

Et muni d’une grosse corde, apparemment pour se suspendre dans le vide, il monta l’escalier. Je le suivis, portant un verre qu’il m’avait confié et qui contenait du pain trempé dans du vin, appât pour attirer Jacquot. Mon cœur battait avec violence à la pensée des dangers où cette expédition m’allait jeter. Jamais, dans leurs plus effroyables aventures de guerre ou de chasse, trappeurs de l’Arkansas, flibustiers de l’Amérique du Sud, boucaniers de Saint-Domingue, ne sentirent mieux que moi l’ivresse du péril. Nous gravîmes jusqu’à ce que l’escalier nous abandonnât, puis, grimpâmes à une échelle de meunier des plus roides jusqu’à une lucarne par laquelle Simon de Nantua passa la moitié de son corps. Je ne voyais plus que ses jambes et son énorme derrière. Tantôt il appelait Jacquot d’une voix caressante, tantôt il imitait la grosse voix enrouée de Jacquot lui-même, pour le cas, je pense, où l’oiseau préférerait son propre organe à la parole humaine ; par moment il sifflait, par moment il chantait à voix de sirène et interrompait de temps à autre ces incantations pour m’adresser, si j’ose dire, des préceptes qui allaient de la civilité à l’éthique et pour m’enseigner l’art de me moucher en compagnie et mes devoirs envers la divinité.

Les heures passaient, le soleil en s’abaissant allongeait sur les toits l’ombre des cheminées. Nous désespérions, quand Jacquot parut. Les présomptions du commis de M. Caumont se vérifiaient. Je passai la tête par la lucarne et vis le papagai qui, d’une marche difficile, en balançant son gros corps, descendait lentement le pignon. C’était lui ! Il venait à nous. J’en tressaillis de joie. Il était tout proche. Je retenais mon souffle. Simon de Nantua lui jeta un appel sonore et, ayant pris le morceau de pain trempé de vin, le tendit à bout de bras, poing fermé. Jacquot s’arrêta, regarda de notre côté, d’un air de défiance, s’éloigna, battit des ailes et s’enfuit d’un vol d’abord difficile, mais qui, devenu peu à peu plus rapide et plus soutenu, le porta jusqu’au toit d’une maison voisine où il disparut à nos yeux. Notre déconvenue à l’un et à l’autre fut grande, mais Simon de Nantua ne se laissait point abattre par la mauvaise fortune : il tendit le bras vers l’océan des toits.

— Là ! fit-il.

Ce geste énergique, cette parole brève me transportèrent d’enthousiasme.

Je m’attachai à sa vieille redingote et, pour rapporter les faits tels que mon souvenir me les retrace, je fendis l’air avec lui et descendis du haut des nuées dans une enceinte inconnue où se dressaient des façades de pierre sculptée ; et je vis une multitude d’hommes nus, énormes, effrayants, suspendus dans un ciel sans lumière. Les uns y soutenaient le poids de leur puissante structure, les autres, par groupes, descendaient désespérément vers la rive sombre où des démons hideux les attendaient. Cette vision me remplit d’une sainte épouvante ; mes yeux se voilèrent, mes jambes fléchirent. Voilà les faits tels qu’ils frappèrent mes sens et mon esprit et tels qu’ils demeurent imprimés dans ma mémoire : j’en porte un témoignage fidèle. Toutefois, s’il faut les soumettre aux règles d’une critique sévère, je dirai que vraisemblablement nous avons, Simon de Nantua et moi, avec une étourdissante rapidité, descendu l’escalier, suivi le quai, pris la rue Bonaparte et atteint l’École des Beaux-Arts où je vis, par une porte entr’ouverte, une copie du Jugement Dernier de Michel-Ange peinte par Sigalon. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est vraisemblable. Sans nous prononcer plus affirmativement sur ce point, poursuivons notre récit. Je ne contemplai qu’un instant les colosses flottants et me trouvai dans une cour spacieuse au côté de Simon de Nantua, qu’entouraient des gardiens coiffés d’un bicorne et de jeunes hommes aux longs cheveux ombragés d’un chapeau de feutre à la Rubens et portant un carton sous le bras. Les gardiens niaient avoir vu l’oiseau de la comtesse Michaud. Les jeunes gens conseillaient en riant à Simon de Nantua de lui mettre, pour l’attraper, un grain de sel sur la queue ou plutôt de lui gratter la tête. Il n’y avait rien, affirmaient-ils, qui fût plus agréable aux perroquets.

Et les jeunes hommes nous saluèrent en nous priant de présenter leurs hommages à la comtesse Michaud.

— Malappris ! murmura Simon de Nantua.

Et il sortit indigné.

De retour chez la comtesse Michaud, nous trouvâmes dans la salle à manger… qui ?… le papegai sur son perchoir. Il s’y tenait d’une assiette tranquille et accoutumée et semblait ne l’avoir jamais quitté. Quelques grains de chènevis répandus sur le parquet attestaient qu’il venait de manger. À notre approche, il tourna vers nous un œil rond et fier comme une cocarde, se balança, se hérissa et ouvrit largement ce bec qui formait tout son visage. Une vieille dame, coiffée d’un bonnet de dentelle noire et dont les maigres joues s’encadraient de boucles blanches, la comtesse Michaud, sans doute, assise près de Jacquot, en nous voyant, détourna la tête. La femme de chambre allait et venait sans desserrer les dents. Simon de Nantua passait son chapeau d’une main dans l’autre, affectait de sourire et restait stupide. Enfin Mathilde nous fit connaître, sans daigner nous regarder, que Jacquot venait d’entrer seul et de son propre mouvement, par la lucarne, dans la mansarde où elle couchait, sous les combles, et que le cher animal connaissait bien, pour y être venu souvent sur l’épaule de sa Mathilde.

— Il serait rentré plus tôt, ajouta d’un ton amer la servante, si vous ne l’aviez pas effrayé.

On ne nous retint pas. Et comme Simon de Nantua m’en fit, dans l’escalier, la remarque attristée, on ne nous offrit pas même un rafraîchissement.

Quand, à la tombée de la nuit, je rentrai au logis, je trouvai la maison consternée, ma mère agitée et fiévreuse, la vieille Mélanie en larmes, mon père gardant un calme affecté. On m’avait cru volé par des bohémiens ou des saltimbanques, écrasé par une voiture, arrêté devant quelque boutique dans une rafle de filous ou, pour le moins, perdu dans des rues lointaines. On m’avait cherché chez madame Caumont, chez les dames Laroque, chez madame Letord, la marchande d’estampes, et jusque chez M. Clérot le géographe, où m’attirait quelquefois le désir de contempler sur une sphère la figure de ce monde où je croyais tenir une place considérable. On parlait, quand je sonnai à la porte, d’aller à la préfecture et d’y demander qu’on fît des recherches. Ma mère m’examina attentivement, me toucha le front qui était moite, passa la main dans mes cheveux emmêlés et pleins de toiles d’araignées, et me demanda :

— D’où viens-tu, fait comme tu es, sans chapeau, ton pantalon déchiré au genou ?

Je contai mon aventure et comment j’avais suivi Simon de Nantua à la recherche du papegai.

Elle s’écria :

— Je n’aurais jamais cru monsieur Debas capable d’emmener cet enfant toute une après-midi, sans m’en demander la permission et sans avertir personne.

— Quand l’éducation n’y est pas !… ajouta, en secouant la tête, la vieille Mélanie, bonne créature, mais qui, humble et petite, se montrait sévère aux humbles et aux petits.

On dîna dans le salon, la salle à manger étant impraticable.

— Pierre, me dit mon père, quand j’eus pris mon potage, comment n’as-tu pas pensé que ta disparition prolongée jetterait ta mère dans une mortelle inquiétude ?

J’essuyai encore quelques reproches, mais visiblement c’était sur Simon de Nantua que tombait la réprobation.

Ma mère m’interrogeait touchant mes escalades, et paraissait troublée encore des dangers que j’avais courus.

Je l’assurai que je n’avais couru aucun danger. Je cherchais à la tranquilliser, mais en même temps, je voulais montrer ma force et mon courage, et, tout en lui répétant que je m’étais tenu loin de tout péril, je me dépeignais montant à des échelles suspendues dans le vide, escaladant des murailles, grimpant sur des toits aigus, courant dans des gouttières. En m’écoutant, elle laissa paraître tout d’abord un léger tremblement des lèvres qui trahissait son trouble. Puis, peu à peu rassurée, elle hocha la tête et finit par me rire au nez. J’avais passé la mesure. Et quand je contai que j’avais vu une multitude d’hommes nus, énormes, suspendus dans l’air, on cria holà ! et l’on m’envoya coucher.

L’aventure du perroquet resta fameuse dans ma famille et parmi nos amis. Ma chère maman racontait, peut-être avec quelque orgueil maternel, ma course dans les gouttières en compagnie de M. Debas auquel elle ne pardonna jamais. Mon parrain m’appelait ironiquement chasseur de papegauts ; M. Dubois[3] lui-même, tout grave qu’il était, souriait presque en entendant conter une si étrange aventure et faisait cette remarque qu’avec son habit vert, sa grosse tête, son cou épais et court, sa vaste poitrine, ses formes trapues, son air rébarbatif, le perroquet amazone sur son perchoir offre assez le profil de Napoléon à bord du Northumberland. À ce récit enfin M. Marc Ribert, romantique chevelu, tout de velours habillé et qui ronsardisait, se prenait à murmurer :

Quand le printemps poussait l’herbe nouvelle
Qui de couleurs se faisait aussi belle
Qu’est la couleur d’un gaillard papegai,
Bleu, pers, gris, jaune, incarnat et vert gai…

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XXII

L’ONCLE HYACINTHE


Je fus fort surpris, ce jour-là, en entrant dans le salon, d’y trouver ma mère conversant avec un vieillard d’un air respectable que je voyais pour la première fois. Son crâne dénudé, ceint d’une couronne de cheveux blancs, se colorait de rose. Son teint était clair, ses yeux bleus, sa bouche souriante. Rasé de frais, deux pattes de lièvre encadraient ses joues rondes. Il portait un bouquet de violettes à la boutonnière de sa redingote.

— C’est ton petit bonhomme, Antoinette ? demanda-t-il, en me voyant. On dirait une fille, tant il est doux et timide. Il faut lui faire manger de la soupe pour qu’il devienne un homme.

M’ayant fait signe d’approcher, il me posa la main sur l’épaule :

— Mon petit, tu es dans l’âge où l’on croit que la vie n’a que des sourires et des caresses. On s’aperçoit un jour qu’elle est souvent dure et parfois injuste et cruelle. Je te souhaite de ne pas en faire l’expérience dans des conditions trop pénibles. Mais sache bien et n’oublie jamais qu’avec du courage et de la probité, on surmonte toutes les épreuves.

Son visage exprimait la franchise et la bonté. Sa voix allait au cœur. On ne pouvait soutenir sans émotion le regard de ses yeux qui se mouillaient.

— Mon enfant, la fortune t’a donné d’excellents parents qui te guideront, à l’heure voulue, dans le choix difficile d’une carrière. N’as-tu pas envie de devenir soldat ?

Ma mère répondit pour moi qu’elle ne le croyait pas.

— C’est pourtant un beau métier, repartit le vieillard. Le soldat, aujourd’hui sans pain et sans gîte, couche comme un gueux sur la paille ; le lendemain, il soupe dans un palais où les plus grandes dames tiennent à honneur de le servir. Il connaît toutes les vicissitudes, vit toutes les vies. Mais, si tu as un jour l’honneur de porter l’uniforme, souviens-toi, mon enfant, que le devoir d’un soldat est de protéger la veuve et l’orphelin et d’épargner l’ennemi vaincu. Celui qui te parle a servi sous Napoléon le Grand. Hélas ! voilà déjà plus de trente ans que le dieu des batailles a quitté la terre ; et personne après lui n’est capable de conduire nos aigles à la conquête du monde. Enfant, ne te fais pas soldat !

Il me repoussa doucement et, se tournant vers ma mère, reprit la conversation interrompue.

— Oui, une installation modeste. Quelque chose comme le logis d’un garde-chasse… C’est donc une affaire décidée, et je puis, grâce à toi, ma chère Antoinette, réaliser mes vœux les plus chers. Au terme d’une vie agitée et pleine de traverses, je goûterai le repos. Il me faut si peu pour vivre ! J’ai toujours souhaité de finir mes jours dans la paix des champs.

Il se leva, baisa galamment la main de ma mère, m’adressa un signe de tête affectueux et sortit. Son port était noble et sa démarche assurée.

J’éprouvai une grande surprise en apprenant que cet aimable vieillard était l’oncle Hyacinthe dont je n’avais entendu parler qu’avec effroi et réprobation, qui portait partout la ruine et le désespoir, l’oncle Hyacinthe enfin, la terreur et l’opprobre de la famille. Mes parents lui avaient fermé leur porte. Mais Hyacinthe, après dix ans de silence, venait d’annoncer à ma mère, par une lettre touchante, sa résolution de se retirer dans un hameau de son pays natal, si elle pourvoyait aux frais du voyage et d’une modeste installation. Il se faisait fort d’y subsister en administrant les propriétés d’un frère de lait avec lequel il restait en excellents termes. Et ma mère, trop crédule, sourde aux conseils de mon père, consentit le prêt.

À quelque temps de là, elle apprit que l’oncle Hyacinthe, ayant dissipé dans la débauche l’argent reçu pour un autre usage, tenait l’emploi de comptable chez un marchand d’hommes de la rue Saint-Honoré. Ainsi nommait-on ceux qui fournissaient, moyennant salaire, des remplaçants aux jeunes gens riches, peu désireux d’être soldats. Les marchands d’hommes étaient fort achalandés, mais tenus en médiocre estime et leurs secrétaires ne pouvaient aspirer à beaucoup de considération. Ces marchands d’hommes habitaient, pour la plupart, une grande maison de la rue Saint-Honoré qui faisait le coin de la rue du Coq, et que couvraient du haut en bas des enseignes ornées de croix d’honneur et de drapeaux tricolores. Au rez-de-chaussée s’ouvraient un magasin de vieux galons et d’épaulettes et une brasserie fréquentée par les soldats qui, ayant fourni le service de sept ans exigé par l’État, désiraient se rengager. Il y pendait, pour enseigne, une peinture sur tôle représentant deux grenadiers attablés sous une tonnelle et débouchant tous deux en même temps leur cannette de bière d’une main libérale et assez heureuse pour que chaque jet de la liqueur mousseuse, échappée de la bouteille d’un soldat, après avoir décrit une courbe hardie, allât retomber dans le verre du camarade. C’était là, je le crains, derrière des rideaux sales, que l’oncle Hyacinthe exerçait ses fonctions nouvelles, qui consistaient à faire jouer et boire les militaires libérés jusqu’à les rendre faciles sur le prix de leur rengagement. Et peut-être, quand je passais devant cette maison de la rue Saint-Honoré, la gaîté de l’enseigne m’aidait-elle à supporter la vue du cabaret où se consommait le déshonneur de ma famille.

Hyacinthe, sans instruction, mais bon calculateur et chiffrant bien, possédait ce qu’on appelait alors une belle main ; c’est-à-dire qu’il était calligraphe. On citait de lui la proclamation de Bonaparte à l’armée d’Italie, tracée en caractères microscopiques et formant, par la disposition des lignes, un portrait du premier consul. Conscrit en 1813, élevé au grade d’adjudant l’année suivante, pendant la campagne de France, il se vantait d’avoir eu une conversation avec l’Empereur, la nuit, au bivouac près de Craonne :

— Sire, lui dit Hyacinthe, nous verserons notre sang jusqu’à la dernière goutte sous vos aigles, parce que vous incarnez la Patrie et la Liberté !

— Hyacinthe, vous m’avez compris, répondit l’Empereur.

Nous ne connaissons cet entretien, je me hâte de le dire, que par le témoignage d’Hyacinthe, qui le lendemain, de son propre aveu, se couvrit de gloire, à Craonne. Et comme les plus belles actions produisent parfois les pires effets, Hyacinthe, devenu en quelques instants un héros, se tint quitte pour le reste de sa vie de toutes les obligations auxquelles se soumet le vulgaire et n’eut plus ni foi ni loi. Il avait dépensé toute sa vertu en une seule journée. On doute s’il était à Waterloo et ce point ne sera probablement jamais éclairci. Déjà il fréquentait les cabarets et aimait mieux conter ses exploits que de les renouveler. Il accomplissait ses vingt-deux ans quand il fut licencié en 1815. Beau, vigoureux, gaillard, la coqueluche des femmes, le bourreau des cœurs, il fut aimé d’une tante de ma mère, paysanne riche, qu’il consentit à épouser et dont il fit danser les écus. En la trahissant, en la maltraitant, en la délaissant, il lui donnait des occasions nombreuses de montrer la ferveur de son idolâtrie et la folie de son amour. Après l’avoir accablée d’offenses, il pardonnait et elle le trouvait alors plus aimable que s’il eût été toujours fidèle. Parcimonieuse et même avare, elle se montrait pour lui follement prodigue. On le voyait, à cette époque, entre Paris et Pontoise, coiffé d’un chapeau gris à boucle d’acier, largement évasé par le haut, portant une redingote verte, à boutons d’or, une culotte nankin et des bottes vernies, conduire une charrette anglaise à deux roues, digne sujet d’un crayon de Carle Vernet. Fréquentant avec des Cydalises le Bœuf à la Mode et le Rocher de Cancale et passant les nuits dans les tripots, il dévora en quelques années les champs, les prés, les bois et le moulin de sa femme. Ayant mis la pauvre amoureuse sur la paille, il la quitta pour mener une vie d’aventures, en compagnie d’un ancien maître de postes nommé Huguet, mince, bref, bancal, mal peigné, dont il faisait, selon le besoin, son domestique, son associé ou même son patron quand on y courait des risques. Huguet, qui était un fripon et avait dupé tout le monde, se montrait, à l’égard d’Hyacinthe, le plus fidèle, le plus généreux, le plus noble des amis. Huguet, royaliste, un peu chauffeur, disait-on, et qui avait porté la Terreur Blanche dans l’Aveyron, dont il était originaire, se fit bonapartiste par dévouement à son cher Hyacinthe, qui était bonapartiste par profession. Hyacinthe en portait le costume : longue redingote boutonnée sous le menton, bouquet de violettes à la boutonnière, gourdin à la main. Sur le boulevard de Gand, entouré de quelques frères d’armes, et suivi d’Huguet comme d’un barbet, il faisait un opprobre à l’Angleterre de la captivité de Napoléon et, au sortir de l’estaminet, se tournant vers le nord-ouest, il dénonçait d’un doigt vengeur la perfide Albion ; ses lèvres formaient des vœux pour qu’advînt le règne du fils de l’homme. S’il rencontrait quelque fidèle sujet décoré par le roi d’un lys d’argent, il grognait imperceptiblement et disait : « Encore un compagnon d’Ulysse ! » S’il pouvait attraper un chien sans être vu, il lui attachait à la queue une cocarde blanche. Mais il ne se mêlait ni de complots ni de conspirations et même évitait les duels. L’oncle Hyacinthe, comme Panurge, craignait naturellement les coups. Huguet était brave pour lui et toujours prêt à en découdre. Réduit à vivre des ressources de son esprit, Hyacinthe s’étant fait professeur d’écriture et de tenue de livres, rue Montmartre, Huguet lavait les planchers et faisait griller des saucisses, tandis qu’en attendant les élèves, Hyacinthe taillait magistralement ses plumes d’oie et en posait la pointe sur l’ongle du pouce gauche pour porter avec décision le coup de canif magistral qui ouvrait le bec. Mais en vain il taillait les plumes d’oie, en vain un tableau en ronde, anglaise, gothique et bâtarde, accroché à la porte de la rue, énumérait les titres du calligraphe expert et comptable diplômé. Nul élève ne se présenta. Il se fit courtier d’assurances sur la vie. Sa belle prestance et sa parole persuasive lui eussent procuré de nombreux abonnements. Mais le vin et l’amour consommèrent ses premiers gains et l’empêchèrent d’en réaliser de nouveaux, malgré le zèle d’Huguet qui faisait le courtage pour son ami, mais n’y réussissait pas, parce qu’il louchait horriblement, puait le vin, était bègue, et que la persuasion n’habitait pas ses lèvres. Les deux compères ouvrirent, après cette déconvenue, à Montrouge, dans l’atelier d’un mouleur, une salle d’armes où Hyacinthe, maître d’escrime, avait Huguet pour prévôt. Comme le mouleur continuait à travailler, à ses heures, dans la salle, le plâtre qui remplissait les fentes du plancher s’élevait, à chaque assaut, sur les pas des escrimeurs et les enveloppait d’une acre nue qui leur tirait sous le masque des larmes et des éternuements. Ce furent encore le vin et l’amour qui mirent fin à cette noble profession des armes. Après quelques essais tombés dans l’oubli, Hyacinthe imagina d’exploiter l’Élixir du Vieux de la Montagne, selon la formule du docteur Gibet. Huguet distillait la liqueur et Hyacinthe la plaçait chez les épiciers et les pharmaciens. Mais cette association fut courte et menaça de finir mal, la justice ayant soupçonné le sieur Gibet d’usurper le titre de docteur en médecine ; on croit même que le distillateur Huguet ne s’en tira pas sans quelques mois de prison. Hyacinthe mit alors ses facultés au service de l’État et occupa une place d’inspecteur aux Halles. Il exerçait la nuit ses fonctions, mais on le trouvait plus souvent dans les cabarets que sur le carreau et, bien que son ami Huguet s’étudiât à le seconder, il fut plusieurs fois réprimandé et finalement révoqué. Cette sanction extraordinaire passa pour une mesure politique. On poursuivait en Hyacinthe un vieux soldat de Napoléon. Cette persécution lui assura l’aide de quelques libéraux qui lui procurèrent un emploi de copiste et il s’enorgueillit de copier Les Plaideurs sans procès, comédie en trois actes et en vers, de M. Étienne, de M. Étienne, « moins grand, disait Hyacinthe, pour être entré à l’Institut par son mérite que pour en avoir été chassé par un roi ». On sait qu’Étienne fut exclu en 1816 de l’Institut réorganisé. Cependant, à l’instigation d’Hyacinthe, Huguet fit le commerce des vins et frauda l’octroi, ce qui lui valut cinq mille francs environ de bénéfice et six mois de prison. « Ce n’est pas la plus mauvaise affaire que j’aie faite, » disait Huguet après réflexion. Ce cynisme révoltait le héros de Craonne qui avait des principes, professait la morale du vicaire savoyard agrandie du sentiment de l’honneur, et enseignait à Huguet, quand ils buvaient ensemble, les règles du devoir et l’autorité des lois. Suivre la droite voie ou la reprendre après l’avoir quittée ; innocence ou repentir, telle était la devise du vieux soldat. Huguet, en l’écoutant, le regardait avec admiration et pleurait dans son verre. Le voyant ainsi réhabilité par le repentir, Hyacinthe fonda avec lui une Société pour la distribution des imprimés dans la ville de Paris, qui ne réussit pas. C’est peu après, je crois, la déconfiture de cette Société que l’oncle Hyacinthe vint trouver ma mère, comme je l’ai rapporté, et devint secrétaire d’un marchand d’hommes.

Ses entreprises avaient cela de bon qu’elles ne duraient guère. Il ne resta pas longtemps occupé à acheter des hommes sous l’enseigne des deux grenadiers. On ne saurait dire les métiers qu’il fit ensuite. Le dernier seul fut connu de sa famille. Hyacinthe, devenu très vieux, établit, dans l’arrière-boutique d’un cabaretier de la rue Rambuteau, un cabinet d’affaires. Attablé devant une bouteille de vin blanc et un sac de marrons rôtis, il donnait des consultations aux petits marchands du quartier sur les moyens d’éluder une dette ou d’éviter des poursuites. Ai-je dit que l’oncle Hyacinthe avait le génie de la chicane ? Ce trait achève son portrait. Rusé, madré, retors en fait de procédure, il eût rendu des points à Chicaneau. Le papier timbré faisait ses délices. Dans son arrière-boutique, il servait aussi de secrétaire aux servantes du quartier. Son ami Huguet, tout menu, tout clochant et vif encore, ne l’avait pas abandonné. Ils logeaient dans une soupente, au fond du cabaret. Huguet s’ingéniait pour garnir de tabac la pipe de son ami. Une nuit d’hiver, il fut frappé d’un coup de couteau entre les deux épaules, dans une rixe avec des rôdeurs, et porté à l’hôpital. Hyacinthe l’alla voir. Huguet lui sourit et mourut. Hyacinthe se remit à rédiger des baux et à faire pour les boutiquiers en détresse et les maritornes amoureuses office d’avocat et de parfait secrétaire. Mais sa belle main commençait à trembler, son regard se voilait, sa tête s’appesantissait ; il demeurait de longues heures somnolent et sans pensée. Six semaines après la mort d’Huguet, il tomba frappé d’apoplexie. On le porta dans la chambre de la rue du Sabot où logeait sa pauvre femme qui ne l’avait pas vu depuis quarante ans et l’aimait comme au jour de ses noces. Elle l’entoura des soins les plus tendres. Paralysé du bras gauche et traînant la jambe, il bougeait à peine et ne parlait plus. Chaque matin, elle le portait de son lit à la fenêtre où il passait la journée, regardant du côté du soleil. Elle lui bourrait sa pipe et ne le quittait pas des yeux. Au bout de six mois, frappé d’une seconde attaque, il vécut six jours sans mouvement. Sa langue embarrassée ne laissait passer que des sons indistincts ; mais on crut l’entendre appeler Huguet au moment de sa mort.

Mon père ne prononçait jamais le nom de l’oncle Hyacinthe. Ma mère évitait de parler de lui. Pourtant, elle conta plusieurs fois l’anecdote que voici et qui pour elle résumait le caractère de cet homme, frivole et trompeur.

Hyacinthe, lors de la révolution de 1830, ayant passé la quarantaine, mais resté galant, s’ennuyait au logis. Pendant les Trois Glorieuses, il se tint coi, faisant des vœux pour le peuple. Le 30 juillet, après la défection des troupes royales, alors que le feu avait partout cessé et que le drapeau tricolore flottait sur les Tuileries, notre homme mit le nez dehors et désira se rendre, pour une raison à lui connue, au coin de la Bastille et du faubourg Saint-Antoine. Il habitait aux environs, alors rustiques et déserts, de la barrière de l’Étoile. Pour contenter son désir, il lui fallait cheminer, sous un soleil ardent, par les rues dépavées et franchir plus de trente barricades gardées par le peuple, ou faire de longs détours à travers des quartiers peu sûrs. Pour résoudre cette difficulté, Hyacinthe imagina un artifice ingénieux. Il se rendit chez un sien voisin, marchand de vin traiteur, s’enveloppa le front d’un linge trempé dans le sang d’un lapin et se fit porter par le gargotier et son garçon devant la première barricade, qui était toute proche sur le faubourg du Roule. Comme il l’avait prévu, les défenseurs de la barricade, le prenant pour un blessé, le reçurent des mains des porteurs et lui firent passer l’obstacle avec toutes sortes de précautions. Puis, lui ayant fait boire un verre de vin, désignèrent deux d’entre eux pour le porter sur un brancard. Un cortège se forma et grossit chemin faisant ; un élève de l’École Polytechnique, épée au clair, en prit la tête. Des hommes du peuple, en bras de chemise, les manches retroussées, des rameaux verts au canon de leur fusil, se tenaient aux côtés du brancard et criaient :

— Honneur au brave !

Des apprentis typographes, reconnaissables à leur bonnet de papier, des mitrons, tout de blanc vêtus, des écoliers portant les épaulettes et les buffleteries de la garde, un enfant de dix ans coiffé d’un shako qui lui descendait sur les épaules, suivaient en répétant :

— Honneur au brave !

Des femmes, sur leur passage, s’agenouillaient. D’autres jetaient des fleurs à la victime héroïque et déposaient sur le brancard des rubans tricolores et des branches de laurier. Au coin de la rue Saint-Florentin, un épicier libéral le harangua et lui décerna une médaille de bronze à l’effigie de La Fayette. Les défenseurs des barricades, à l’approche du cortège, écartaient pavés, tonneaux, voitures, pour ouvrir, à travers les obstacles, un passage au blessé. Sur tout le parcours, les postes d’insurgés présentaient les armes, les tambours battaient aux champs, les clairons sonnaient. Les cris de : « Vive le défenseur du peuple ! vive le soutien de la Charte ! vive le héros de la Liberté ! » s’élevaient dans un poudroiement de lumière, vers un ciel torride. De tous les cabarets les verres remplis d’une liqueur vermeille volaient aux lèvres de l’inconnu couché sur son lit de gloire et les bouteilles pleines allaient abreuver les porteurs fumants comme des cassolettes.

Et l’oncle Hyacinthe fut déposé avec honneur dans la boutique de madame Constance, blanchisseuse, au coin de la place de la Bastille et du faubourg Saint-Antoine.


XXIII

BARA


— Et ce qui me déplaît, dit ma mère, après avoir conté ce trait d’une mauvaise vie, c’est qu’Hyacinthe, par cette feinte, usurpait les droits du malheur et contrefaisait une victime.

— Il y risquait gros, dit mon parrain. L’enthousiasme populaire qu’il avait soulevé se serait, sa ruse découverte, changé subitement en fureur ; il aurait été traité avec ignominie par ceux qui lui rendaient des honneurs civiques et peut-être déchiré par les mégères qui lui versaient à boire. Une foule en armes est capable de toutes les violences. Cependant il faut reconnaître que le peuple de Paris, pendant les Trois Glorieuses, se montra débonnaire et n’abusa pas de sa victoire. La riche bourgeoisie et les corps savants combattirent avec les ouvriers ; les élèves de l’École Polytechnique, sur bien des points, décidèrent du succès. Ils se signalèrent, pour la plupart, par des actes d’héroïsme et d’humanité.

» L’un d’eux, qui pénétra dans le château à la tête d’une troupe populaire, somma les gardes royales de se rendre. Elles levèrent la crosse en l’air, mais le vieux capitaine qui les commandait s’élança furieux l’épée au poing sur l’élève de l’École. Celui-ci, quand déjà l’épée était sur sa poitrine, la détourna et parvint à s’en saisir, puis il la remit à l’officier en disant : « Monsieur, reprenez cette épée que vous avez portée avec honneur sur les champs de bataille et dont vous ne vous servirez plus contre le peuple. » Le capitaine, ému d’admiration et de reconnaissance, détacha de sa tunique sa croix de la Légion d’Honneur et la tendit à son jeune adversaire en lui disant : « La Patrie, sans doute, vous donnera un jour cette décoration. Permettez-moi de vous en offrir les insignes. » Dans cette lutte civile, le sentiment de l’honneur et celui de la Patrie rapprochaient les combattants.

Mon parrain avait à peine terminé son récit que M. Marc Ribert en commença un autre :

— Le 28 juillet, dit-il, alors que, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, les troupes parisiennes fléchissaient sous un feu nourri, un jeune homme qui portait un drapeau tricolore au bout d’une pique s’élança à dix pas de la garde royale en s’écriant : « Citoyens, voyez comme il est doux de mourir pour la Liberté ! » Et il tomba criblé de balles.

Ma mère, touchée de ces actes d’héroïsme, demanda comment de si nobles actions n’étaient pas plus connues et célébrées.

Mon parrain en donna plusieurs raisons :

— Les guerres de la Monarchie, de la Révolution et de l’Empire ont saturé d’actes héroïques l’Histoire de France : il n’en peut plus entrer de nouveaux. Et puis la gloire des vainqueurs de Juillet est étouffée par la petitesse de leur succès : ils n’ont fait triompher qu’un régime médiocre, et la royauté, issue de leur dévoûment, ne se plaisait pas à rappeler ses origines. Enfin les héros aussi ont leur destin.

— Peut-être, dit ma mère, mais c’est grand dommage que le souvenir d’une belle action se perde.

À cette parole, le vieux M. Dubois qui, durant la conversation, n’avait pas cessé de jouer avec sa tabatière, tourna vers ma mère son grand visage calme.

— Ne vous hâtez point d’accuser le sort d’injustice, madame Nozière. Tous ces beaux traits, tous ces grands mots ne sont que fables et vaines rumeurs. Quand on ne saurait rapporter exactement ce qui a été dit et fait dans une assemblée attentive et tranquille, y a-t-il apparence, chère madame, qu’on puisse recueillir un geste ou une parole dans le tumulte d’un combat ? Que vos deux historiettes, messieurs, soient imaginaires et ne reposent sur rien de réel, peu m’importe, mais elles sont conçues sans naturel et sans art, sans la belle simplicité qui seule traverse les âges. C’est pourquoi il faut les laisser dans les almanachs où elles moisissent. La vérité historique n’a rien à voir dans ces beaux exemples d’héroïsme qui volent de siècle en siècle sur les lèvres des hommes : ils relèvent uniquement de l’art et de la poésie. Je ne sais si le jeune Bara, à qui les Chouans promirent la vie sauve à la condition qu’il criât : « Vive le roi », cria : « Vive la République » et tomba percé de vingt coups de baïonnette. Je ne le sais ni ne pourrai jamais le savoir. Mais je sais que l’image de cet enfant, qui fait à la liberté le don de sa vie encore dans sa fleur, met des larmes dans les yeux et des flammes dans les cœurs, et qu’on ne peut imaginer un plus parfait symbole du sacrifice. Je sais aussi, je sais surtout que, lorsque le sculpteur David me montre cet enfant, dans sa nudité charmante et pure, s’abandonnant à la mort avec la sérénité de l’amazone blessée du Vatican, sa cocarde pressée sur son cœur et, dans sa main glacée, une baguette du tambour sur lequel il battait la charge, le miracle est accompli, le jeune héros est créé, Bara vit, Bara est immortel.


XXIV

MÉLANIE


Vers cette époque, j’éprouvai un cruel chagrin. Mélanie se faisait vieille. Jusque-là, je n’avais considéré les âges des hommes que dans leur amusante diversité. La vieillesse me plaisait par son aspect pittoresque, parfois un peu falot et volontiers risible : il me fallut m’apercevoir qu’elle était importune et triste. Mélanie se faisait vieille ; son panier pesait à son bras et, quand elle revenait du marché, son souffle s’entendait du pied de l’escalier jusqu’au fond de l’appartement. Sa vue, plus trouble que les verres perpétuellement troubles de ses besicles, baissait ; ses mauvais yeux lui faisaient faire des méprises, dont je riais d’abord, et qui me troublèrent bientôt par leur nombre et leur grandeur. Elle prenait de la cire à parquet pour une croûte de pain et son torchon sale pour le poulet qu’elle venait de plumer. Croyant une fois s’asseoir sur son tabouret, elle s’assit sur un théâtre de marionnettes que mon parrain m’avait donné et qu’elle brisa avec un grand fracas, sans s’excuser, dans sa frayeur mortelle. Elle perdait la mémoire, brouillait les époques, parlait comme d’événements récents du bal champêtre donné pour le couronnement de l’Empereur, et où elle avait dansé avec le maire du village, et du baiser que, lors de l’invasion, elle avait refusé, non sans péril, à un cosaque logé à la ferme. Elle contait souvent les mêmes histoires et revenait sempiternellement sur le froid qu’il faisait le 15 décembre 1840, quand l’Empereur fut ramené à Paris. On avait posé sur son cercueil son petit chapeau et son épée. Elle les avait vus et pourtant elle ne croyait point qu’il fût mort. Son esprit se troublait ; elle ne pouvait quitter un moment sa cuisine sans craindre d’avoir oublié de fermer le robinet des eaux, et sa peur d’une inondation empoisonnait nos promenades, autrefois riantes et tranquilles.

Cet état de ma vieille bonne me surprenait sans m’inquiéter, ne songeant pas qu’il dût empirer. Mais, un soir, j’entendis mon père et ma mère qui se disaient à voix basse :

— Mon ami, Mélanie baisse de jour en jour.

— C’est une lampe qui n’a plus d’huile.

— Est-il bien prudent de laisser sortir Pierrot avec elle ?

— Ah ! ma chère Antoinette, elle aime trop l’enfant pour ne pas trouver encore dans son vieux cœur la force et l’intelligence de le protéger.

Cette parole m’ouvrit l’esprit ; je compris et je pleurai. L’idée que la vie s’écoule et fuit comme l’eau entrait pour la première fois dans mon esprit.

Depuis lors je m’attachais ardemment aux bras noueux, aux mains tordues de ma bonne Mélanie ; je l’embrassais, mais je l’avais déjà perdue.

Pendant l’été, qui fut très beau, elle reprit ses forces et recouvra la mémoire ; elle refleurissait dans son fourneau et ses casseroles ; et je recommençais à la taquiner. Comme autrefois, elle allait tous les jours au marché et en revenait sans trop souffler, et sans que son panier pesât trop à son bras. Mais, dans la saison pluvieuse, elle se plaignit d’étourdissements. « Je suis comme une femme saoule, » disait-elle. Un matin qu’elle était sortie comme de coutume, on sonna à notre porte. C’était M. Ménage qui avait trouvé au pied de l’escalier Mélanie évanouie et nous la ramenait dans ses bras. Elle reprit bientôt connaissance et mon père nous dit qu’elle était sauvée pour cette fois. J’observai M. Ménage avec une vive curiosité et plus d’attention que n’en comportait mon âge, car j’avais fait plus de progrès dans la connaissance que dans la conduite. M. Ménage portait à la vérité une barbe rouge et fourchue, un chapeau de feutre à la Rubens, et des pantalons à la hussarde. Mais il ne ressemblait point à un homme qui boit du punch enflammé dans une tête de mort. Ayant étendu Mélanie sur un canapé, il lui soutenait la tête et faisait au naturel le bon Samaritain. Il avait l’air intelligent et doux. Ses beaux yeux un peu fatigués, tristes et tendres, regardaient amicalement les choses et je crus les voir sourire en s’arrêtant sur les beaux cheveux de ma mère. Il me considéra avec autant de bienveillance que pouvait lui en inspirer un enfant sans beauté et recommanda à mes parents de laisser agir librement en moi la nature, source de toute énergie.

M. Ménage fut chaudement félicité et remercié. Ma mère se montra touchée de ce qu’il eût songé à rapporter le panier. Mélanie seule ne fut point reconnaissante au peintre de l’avoir secourue. Il l’avait jadis grièvement offensée en dessinant sur sa porte un Amour qui demandait l’hospitalité, et elle ne lui pardonnait pas cette insolence, tant est fort le sentiment de l’honneur chez une femme de bien.

Conformément au pronostic du docteur, notre vieille bonne se releva ; mais il apparaissait qu’il n’était que temps qu’elle prît sa retraite.

On se cachait de moi. On chuchotait, on étouffait des soupirs, on essuyait des larmes, on faisait des paquets. On parlait à mots couverts de la nièce de Mélanie qui avait épousé un cultivateur nommé Denisot, et gérait avec lui une ferme à Jouy-en-Josas.

Un matin, cette nièce apparut, humble et terrible. C’était une grande femme, noire et sèche, qui avait des dents démesurées, mais en petit nombre. Elle venait chercher sa tante Mélanie pour l’emmener à Jouy, sous son toit. Je sentis que toute résistance était impossible, je fondis en larmes. On s’embrassa : ma mère, pour me consoler, me promit de me mener bientôt à Jouy. Ma vieille Mélanie était plus morte que vive ; mais une chose profonde et subtile me frappa en elle. Je vis qu’en dénouant son tablier, elle avait défait les liens qui l’attachaient à la vie bourgeoise et qu’elle redevenait désormais une autre personne à laquelle je ne me rattachais plus en rien, une paysanne. Je compris que je l’avais irréparablement perdue, ma bonne Mélanie.

Nous la reconduisîmes jusqu’à la charrette qui l’emportait au côté de sa nièce. Le fouet effleura les oreilles de la jument. Ils partirent. Je vis s’éloigner le fond blanc et rond comme un fromage de son bonnet rustique. Ce fut ma première douleur. Je la sens encore.

En perdant Mélanie, je perdais plus que je ne croyais : je perdais la douceur et la joie de ma première enfance. Ma mère, qui estimait Mélanie, eut la générosité de n’être pas jalouse de l’amour que je donnais à ma vieille bonne et, si cet amour n’était pas aussi grand, aussi auguste que celui que je gardais à ma mère, il était plus tendre peut-être, et certes plus intime.

Mélanie avait un cœur aussi simple que le mien et nous étions tout près l’un de l’autre par la brièveté de la pensée. Mélanie, déjà vieille quand je naquis, n’était pas gaie ; elle ne pouvait l’être, ayant vécu une dure vie ; mais sa radieuse innocence lui tenait lieu de jeunesse et de gaîté.

Autant et plus que ma mère elle-même Mélanie forma mon langage. Je n’ai pas à le regretter ; tout ignorante qu’elle était, elle parlait bien.

Elle parlait bien puisqu’elle disait les mots qui persuadent et les mots qui consolent. Quand, en tombant sur le sable, je m’étais écorché les genoux ou le bout du nez, elle prononçait les paroles qui guérissent. Si je lui faisais un petit mensonge, si devant elle je montrais un sentiment égoïste, si je me mettais en colère, elle prononçait les paroles qui redressent, fortifient, apaisent les cœurs. Je lui dois le fondement de mes idées morales ; et ce que j’y ai ajouté par la suite est moins solide que ce vieux fonds.

J’ai reçu des lèvres de ma vieille servante le bon langage français. Mélanie parlait peuple et paysan. Elle disait castrole, ormoire et colidor[4]. À cela près, elle aurait pu donner des leçons de bien-dire à plus d’un professeur et à plus d’un académicien. On retrouvait sur ses lèvres la diction fluide et légère des aïeux. Ne sachant point lire, elle prononçait les mots comme elle les avait ouïs dans son enfance, et ceux de qui elle les avait entendus étaient des ignorants qui avaient puisé le langage à ses sources naturelles. Aussi Mélanie parlait-elle naturellement et comme il faut. Elle trouvait sans effort des termes colorés et savoureux comme les fruits de nos vergers : elle abondait en plaisants dictons, en sages proverbes, en images populaires et rustiques.



XXV

RADÉGONDE


— Mon ami, dit ma mère au docteur Nozière, c’est une bonne, une petite Tourangelle que madame Caumont nous recommande. Je ne suis pas fâchée que tu la voies. Elle n’a encore servi que chez une vieille demoiselle, dans un faubourg de Tours. On m’assure qu’elle est honnête.

Il était temps, pour la bonne économie de la maison, qu’il nous vînt enfin une domestique honnête. Depuis plus d’un an, depuis le départ de la vieille Mélanie, nous avions eu une douzaine de servantes dont les meilleures quittaient la place dès qu’elles voyaient qu’on n’y faisait pas une grande dépense. Nous avions eu Sycorax qui portait de la barbe au menton et nous servait une cuisine de sorcière ; nous avions eu une fille de dix-huit ans, très jolie, ignorant tout du ménage et que ma mère pensait former, mais qui disparut au bout de trois jours, emportant six couverts d’argent ; nous avions eu une échappée de la Salpêtrière, qui se disait fille de Louis-Philippe et portait à son cou des bouchons de carafe ; et mon cher papa avait été, comme médecin, le dernier à s’apercevoir qu’elle était folle ; nous avions eu la Chouette, qui dormait toute la journée à notre service et, la nuit, quand on la croyait dans sa mansarde, tenait au fond d’une cour, rue Mouffetard, un cabaret où elle servait à des malfaiteurs le vin de notre cave, au reste rôtisseuse experte et grand cordon bleu, au dire de mon parrain qui s’y connaissait. Hortense Percepied, la dernière, qui, comme Pénélope, attendant son époux parti avec Cabet pour l’Icarie, attirait, comme Pénélope, un grand nombre de prétendants qui venaient manger dans la cuisine.

Les bourgeois d’alors faisaient les mêmes plaintes que ceux d’aujourd’hui : « On ne peut plus se faire servir. Ce n’est pas comme autrefois où l’on trouvait facilement de fidèles domestiques. Tout est changé ! » Certaines personnes en accusaient la Révolution qui avait éveillé les convoitises populaires. Mais les convoitises dormirent-elles jamais ? La vérité est que, de tout temps, les bons maîtres et les bons serviteurs furent rares. On trouve de par le monde peu d’Épictètes et peu de Marc-Aurèles.

Ma chère maman attendait la nouvelle venue, non pas avec une aveugle confiance, qui n’était plus permise, mais non sans un pressentiment favorable, qu’elle laissait voir. D’où lui venait-il ? De ce qu’on disait la jeune fille sage, élevée par d’honnêtes paysans, formée au service par une vieille demoiselle d’une famille provinciale de militaires et de magistrats. Et puis ma mère tenait de l’abbé Moinier, son confesseur, que c’est un gros péché que de désespérer.

— Comment se nomme-t-elle ? demanda mon père.

— Elle se nommera comme tu voudras, mon ami. Son nom de baptême est Radégonde.

— Je n’aime pas beaucoup, répliqua mon père, changer, comme c’est l’usage, le nom des serviteurs. Il me semble qu’ôter son nom à un être humain et social, c’est lui ôter quelque chose de sa personne. Mais je conviens que le vocable de Radégonde est rude.

Quand la jeune fille fut annoncée, ma mère ne me renvoya pas, soit distraction (car, par une singularité charmante, elle mêlait quelque étourderie à la prudence la plus vigilante), soit qu’elle jugeât que je pouvais assister sans inconvénient à un entretien innocent et domestique.

Radégonde avança à grands pas sonores et se planta au milieu du salon, droite, immobile, muette, les mains jointes sur son tablier, d’un air qui tenait ensemble du timide et du hardi. Très jeune, presque une enfant, forte en couleur, ni brune ni blonde, ni belle ni laide, d’apparence niaise et finaude, ce qui faisait un contraste amusant, elle était vêtue comme la moindre paysanne de son pays et toutefois avec une sorte de splendeur ; les cheveux relevés sous le bavolet d’un bonnet de dentelle à grand fond plat, les épaules couvertes d’un fichu écarlate à fleurs. Très grave et très comique, elle me plut tout de suite, et je m’aperçus qu’elle ne déplaisait pas à mes parents.

Ma mère lui demanda si elle savait coudre. Elle répondit : « — Oui, madame. — Faire la cuisine ? — Oui, madame. — Repasser ? — Oui, madame. — Faire une pièce à fond ? — Oui, madame. — Raccommoder le linge ? — Oui, madame. »

Ma bonne mère lui aurait demandé si elle savait fondre des canons, construire des cathédrales, composer des poèmes, gouverner des peuples, elle aurait encore répondu « Oui, madame », car, visiblement, elle disait ce « oui » sans nul égard au sens des interrogations qu’on lui posait, par civilité pure, par bonne éducation et bel usage du monde, ayant appris de ses parents qu’il est malhonnête de dire « non » aux personnes considérables.


Or d’aller lui dire non,
Sans quelque valable excuse,
Ce n’est pas comme on en use
Avec des divinités.


Ainsi s’exprime La Fontaine qui n’aurait pas su dire non à mademoiselle de Sillery.

Mais ma mère ne s’enquit pas davantage du savoir de la jeune villageoise. Elle lui dit avec douceur et fermeté qu’elle exigeait une bonne tenue, une conduite irréprochable, promit de lui écrire aussitôt qu’on aurait pris une décision à son égard, et la congédia avec un imperceptible sourire.

En se retirant, la jeune Radégonde prit, je ne sais comment, la poche de son tablier dans le bouton de la porte. Cet incident ne fut remarqué que de moi ; j’en observai toutes les circonstances, et j’admirai le regard de surprise et de reproche que Radégonde adressa au bouton ravisseur, comme si c’eût été un esprit qui voulût la retenir, ainsi qu’on voit dans les contes de fées.

— Comment la trouves-tu, François ? demanda ma mère.

— Elle est bien jeune, répondit le docteur, et puis…

Peut-être eut-il alors une vague et fugitive intuition du génie de Radégonde. Mais elle se dissipa avant d’être exprimée. Il n’acheva pas. Pour moi, petit comme j’étais et de plain-pied avec les petites choses, déjà j’en avais assez vu pour me faire l’idée que cette jeune paysanne changerait notre tranquille demeure en une maison hantée.

— Cette petite a l’air honnête, dit ma mère, peut-être parviendrai-je à la former. Si tu veux, mon ami, nous l’appellerons Justine.


XXVI

CAIRE


Nés le même jour, à la même heure, nous avions grandi ensemble. Répondant d’abord au nom de Puck, que mon père lui avait donné, il s’était ensuite appelé Caire et ce changement de nom n’était pas à son honneur, si l’on place l’honneur dans la probité. Le voyant habile à tromper, ingénieux à dérober, fécond en friponneries, et forcé que l’on était d’admirer l’esprit et l’adresse avec lesquels il jouait ses mauvais tours, on le surnomma Robert Macaire, du nom de ce bandit exquis que Frédérick Lemaître avait créé sur la scène, une quinzaine d’années auparavant, et dont le puissant crayon d’Honoré Daumier avait fait tour à tour, dans les journaux satiriques, un financier, un député, un pair de France, un ministre. Ce nom de Robert Macaire ayant été trouvé trop long, on le réduisit à Caire. C’était un petit chien jaune, sans race et de beaucoup d’esprit. Il avait de qui tenir : Finette, sa mère, faisait son marché elle-même, payait comptant le tripier et portait sa viande à madame Mathias pour qu’elle la fît cuire.

L’intelligence de Caire s’était développée beaucoup plus vite que la mienne, et il pratiquait depuis longtemps les arts nécessaires à la vie, quand j’étais encore sans aucune connaissance du monde et de moi-même. Tant qu’on me porta dans les bras, il fut jaloux de moi. Il ne cherchait jamais à me mordre, soit qu’il y vît du danger, soit que je lui inspirasse plus de mépris que de haine ; mais il regardait ma mère et ma vieille bonne, qui me donnaient leurs soins, de cet air sombre et misérable qui exprime l’envie. Par un reste de sagesse que lui laissait cette malheureuse passion, il les fuyait autant qu’on peut fuir ceux avec lesquels on vit. Il se réfugiait auprès de mon père et passait ses jours sous la table du docteur, en boule sur une affreuse peau de mouton. Dès mes premiers pas, ses sentiments pour moi changèrent. Il me témoigna de la sympathie et prit plaisir à jouer avec ce petit être incertain et débile. Quand j’eus atteint l’âge de comprendre, je l’admirai ; je le reconnaissais supérieur à moi par son intelligence profonde de la nature, mais, sur beaucoup de points, je l’avais rattrapé.

Si Descartes a voulu, contre toute apparence, que les animaux fussent des machines, il faut l’en excuser, puisque sa philosophie l’y obligeait et qu’un philosophe soumettra toujours la nature qui lui est étrangère à son système qui est sorti de lui. Il n’y a plus de cartésiens ; peut-être y a-t-il encore des gens pour dire que les animaux ont de l’instinct et que l’homme a de l’intelligence. Dans mon enfance, cela se professait couramment. C’est une bêtise. Les animaux ont une intelligence de même nature que la nôtre, différente seulement de la nôtre en raison de la différence de leurs organes, et qui, comme la nôtre, contient le monde. Nous avons comme eux ce génie secret, cette sagesse inconsciente, l’instinct, beaucoup plus précieux que l’intelligence, car, sans lui, ni le ciron ni l’homme ne pourraient subsister un moment.

Je crois avec La Fontaine, meilleur philosophe que Descartes, que les animaux, surtout à l’état de nature, sont ingénieux et pleins d’art. En les domestiquant, nous apetissons, nous dépravons leur cœur et leur esprit. Quelle pensée subsisterait dans des hommes réduits à l’état où nous réduisons les chiens, les chevaux, sans parler des bêtes de la basse-cour ? « Lorsque Zeus fait tomber un homme en esclavage, il lui ôte la moitié de sa vertu. »

Enfin, domestiques ou sauvages, les animaux du ciel, de la terre et des eaux, unissent, comme nous, dans leur âme profonde, à l’instinct qui est sûr, l’intelligence qui égare. Ainsi que les hommes, ils sont sujets à l’erreur. Caire se trompait quelquefois.

Il aimait tendrement Zerbin, le caniche de M. Caumont le libraire. Et Zerbin, né honnête et bon, aimait Caire avec encore plus de tendresse. Ils étaient tout l’un pour l’autre ; le mauvais renom de Caire avait rejailli sur Zerbin, que l’on n’appelait plus Zerbin, mais Bertrand, du nom du compagnon de Robert Macaire. Caire débaucha Zerbin et en fit en peu de temps un mauvais sujet. Quand ils pouvaient s’échapper, ils couraient ensemble, Dieu sait où, et revenaient crottés, boiteux, fourbus, parfois l’oreille déchirée, l’œil émerillonné, ravis.

M. Caumont défendait à son caniche de fréquenter notre chien. Mélanie, pour éviter les humiliations et les reproches, tenait la main à ce que Caire ne recherchât pas un voisin de meilleure naissance et de meilleure mine que lui. Mais l’amitié est ingénieuse et se rit des obstacles. En dépit de la surveillance et des verrous, ils trouvaient mille moyens de se joindre. Posté sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la cour, Caire épiait le moment où son ami sortirait de la librairie. Bertrand se montrait dans la cour et levait des yeux pleins de douceur vers la fenêtre d’où Caire le regardait affectueusement.

Quelques soins qu’on prît, au bout de cinq minutes ils étaient réunis. Et c’étaient des jeux sans fin et des promenades mystérieuses. Mais, un jour, Bertrand, à son heure accoutumée, parut dans la cour travesti en une espèce de petit lion très ridicule. Il avait été apprêté par un de ces tondeurs qui, dans les beaux jours d’été, tondent les chiens sur la berge de la Seine, aux environs du Pont-Neuf. Sa toison ménagée sur les épaules lui faisait comme une crinière ; sa croupe, son ventre, rasés, misérablement nus, montraient une peau mince, d’un rose sale, truffée de bleu sombre ; les pattes gardaient des poils frisottants, en façon de manchettes, et la queue s’ornait d’un houppette tristement bouffonne. Caire l’observa quelque temps avec attention et détourna la tête : il ne le reconnaissait pas. En vain, Bertrand l’appelait, le priait, le suppliait, attachait sur lui le regard de ses beaux yeux larmoyants. Caire ne le regardait plus et l’attendait toujours.

On dit que les chiens ne rient point. J’ai vu notre Caire rire et d’un rire mauvais. Il riait en silence, mais la tension de ses lèvres et un certain pli de sa joue exprimaient le rire et le sarcasme. Un matin, j’étais allé aux provisions, avec ma vieille bonne. Mouton, le chien de M. Courcelles l’épicier, Mouton, un terre-neuve qui n’aurait fait de Caire qu’une bouchée, le beau Mouton, étendu devant la porte de son maître, tenait nonchalamment entre ses pattes un os de gigot. Caire l’observa longtemps sans l’aborder d’aucune manière, ce qui dénote, chez un chien, peu de savoir-vivre. Mais Caire ne se piquait pas de politesse. Mouton, voyant venir un cheval de sa connaissance qui voiturait, selon sa coutume, des fromages de Hollande, laissa son os, et se leva pour donner le bonjour à son ami le cheval. Aussitôt Caire mit sournoisement l’os dans sa gueule, et prenant garde d’être vu, courut le cacher dans la boutique de Simonneau, le fruitier de la rue des Beaux-Arts, chez qui il fréquentait. Puis, d’un air indifférent, il retourna vers Mouton, l’observa et, voyant qu’il cherchait son os, se mit à rire.

Caire et moi, nous nous aimions sans le savoir, ce qui est une commode et sûre manière d’aimer. Il y avait huit ans que nous étions tous deux sur cette planète sans savoir exactement, ni l’un ni l’autre, ce que nous y étions venus faire, quand mon pauvre contemporain, qui se faisait gras et poussif, fut atteint d’une maladie cruelle, la pierre. Il souffrait sans se plaindre, son poil devenait terne et sec, il était triste et ne mangeait plus. Le vétérinaire lui fit une opération qui ne réussit pas ; le soir, le malade cessa de souffrir. Couché dans son panier, il tourna vers moi ses yeux aimables qui s’obscurcissaient, se souleva, remua encore une fois la queue et retomba. Il n’était plus. Et il m’apparut alors combien il avait été ; combien il avait agi, pensé, aimé, haï, tenu de place dans notre maison et dans notre pensée. Je pleurai des larmes amères et m’endormis. Le lendemain matin, je demandai si la mort de Caire était dans le journal comme celle du maréchal Soult.


XXVII

LA JEUNE HÉRITIÈRE DES TROGLODYTES


J’avais vu juste : Radégonde, ou plutôt Justine, car ma chère maman l’avait transférée délibérément du patronage de la noble thuringienne en celui d’une sainte dont le nom coule plus doucement sur les lèvres, Justine donc changea, pour sa bienvenue, notre maison paisible en une demeure féerique. Vous m’entendez bien : je ne veux pas dire par là que cette simple paysanne eût reçu d’une marraine fée le don de revêtir de porphyre, d’or et de pierreries les murs des appartements qu’elle nettoyait. Non, mais depuis son entrée en charge, notre logis résonnait sans cesse de bruits inouïs, de chocs formidables, de cris d’épouvante, de grincements de dents et de rires stridents ; il s’y répandait des odeurs horribles de graisse bouillante et de chairs grillées ; les eaux ménagères coulaient inopinément dans les chambres, une fumée soudaine y cachait le jour et oppressait les poitrines, les parquets craquaient, les portes claquaient, les fenêtres s’entrechoquaient, les rideaux se gonflaient, le vent soufflait en tempête, des signes funestes apparaissaient qui troublaient mon père : son encrier se renversait sur sa table, ses plumes perdaient leur bec, le verre de sa lampe éclatait chaque soir. N’était-ce pas proprement féerique ? Ma mère disait que Justine n’était pas une mauvaise fille et qu’avec du temps et de la patience, on la formerait ; mais qu’en attendant, elle cassait un peu trop ; cependant Justine n’était pas maladroite. Souvent, au contraire, elle surprenait mes parents par sa dextérité. Mais elle était sauvage, violente et prompte au combat, et, comme, dans son âme primitive, la matière inerte s’animait, prenait les sentiments et les passions des hommes, cette fille des troglodytes de la Loire entrait en lutte avec les ustensiles de cuisine et de ménage comme avec des esprits ennemis.

Elle s’attaquait aux métaux les plus durs. Les espagnolettes des fenêtres et les robinets des fontaines lui restaient dans la main. Enfin l’âme de ses lointains aïeux, remontée en elle, la vouait au plus sauvage fétichisme. Mais qui de nous ne s’est jamais irrité contre une chose non pensante dont il éprouvait de la douleur ou seulement de la résistance, une pierre, une épine, une branche ?

Je suivais Justine dans ses travaux quotidiens avec une curiosité qui ne se lassait jamais. Ma chère maman me reprochait ce qu’elle appelait ma sotte musardise. Elle n’en jugeait pas bien : Justine m’intéressait par ses façons guerrières et parce que toutes ses entreprises domestiques prenaient le caractère d’une lutte incertaine et terrible. Lorsque, armée de son balai et de son plumeau, elle disait avec force : « Faut que j’aille faire le salon », je l’accompagnais attentif.

Le salon était meublé d’un canapé et de vastes fauteuils d’acajou, destinés à recevoir sur leurs vieux sièges de velours rouge les clients du docteur. Tendus de papier vert à ramages, les murs portaient deux gravures : la Danse des Heures et le Songe de Napoléon, ainsi que deux toiles crevées en maint endroit, deux portraits de famille, un grand-oncle à moi très brun, avec son col d’habit très montant, sa cravate blanche qui lui cachait le menton et des boutons de chemise à chaînette d’or ; une grand’tante coiffée en coques et sévèrement enfermée, quant au buste, dans une robe noire, représentés tous deux, m’a-t-on dit, sous le règne de Charles X, peu de temps avant leur fin prématurée, figures du passé qui m’inspiraient une tristesse profonde. Mais ce qui faisait la principale richesse de ce salon, c’étaient les statuettes de bronze offertes par des malades guéris et reconnaissants. Chacune de ces œuvres d’art témoignait de l’âme du donateur. Il y en avait de gracieuses, il y en avait d’austères. Elles ne s’accordaient ensemble ni par la taille, ni par le caractère. D’un côté de la porte, une Vénus de Milo, réduite et coulée dans un métal chocolat, s’élevait sur une petite table façon Boulle. De l’autre côté, une Flore en bronze de commerce répandait en souriant des fleurs de zinc doré. Entre deux fenêtres siégeait, barbu et cornu, le Moïse de Michel-Ange. Et çà et là, sur les tables, on voyait un jeune pêcheur napolitain tenant un crabe par une patte, un ange gardien portant au ciel un petit enfant, Mignon regrettant son pays, Méphistophélès s’enveloppant de ses ailes de chauve-souris et Jeanne d’Arc en prière. Enfin, un Spartacus, ayant brisé ses fers, se dressait farouche, serrant les poings sur la pendule-borne de la cheminée.

Pour les nettoyer, Justine frappait violemment d’un maigre plumeau les tableaux et les bronzes. Cette fustigation n’endommageait pas sensiblement mon grand-oncle ni ma grand’tante déjà tant éprouvés ; elle n’avait point de prise sur les formes simples et pleines de la Vénus et du Moïse. Mais la sculpture moderne en souffrait. Des plumes arrachées violemment à l’époussetoir se logeaient sous les ailes de l’ange gardien, entre les pattes du crabe, sous l’épée de Jeanne d’Arc, dans les cheveux de Mignon, dans la guirlande de Flore, dans les chaînes de Spartacus. Justine n’aimait pas ces guignols, comme elle les appelait, et surtout elle détestait le Spartacus. C’est lui qu’elle frappait le plus rudement ; elle le faisait chanceler sur sa base. Il s’ébranlait, il penchait terriblement, il menaçait de tomber sur l’insolente et de l’écraser dans sa chute. Alors, les sourcils froncés, les veines du front gonflées, elle lui criait : « Hola ! Ho ! », comme aux bêtes que naguère elle ramenait le soir à l’étable, et, d’un coup bien asséné, le rencognait sur sa borne.

Dans ces combats de chaque jour, le plumeau eut bientôt perdu toutes ses plumes. C’était avec la manchette de cuir et le bois dénudé que Justine époussetait désormais. À ce traitement, l’ange gardien perdit ses ailes, Jeanne d’Arc son épée, le jeune pêcheur son crabe, Mignon une boucle de ses cheveux, et Flore ne jeta plus de fleurs. Justine n’en était point troublée, mais parfois, à la vue de ces ruines, la jeune Tourangelle, les mains jointes sur le manche de son plumeau, demeurait songeuse et murmurait avec un sourire triste :

— Tout de même, ces guignols, ce que c’est craintif !


XXVIII

VIVRE PLUSIEURS VIES


Je me plaisais dans la fréquentation de Justine ; et ma mère jugeait même que je m’y plaisais trop. Si je recherche les causes de ce plaisir, j’en trouve plusieurs qui prouvent mon innocence et ma simplicité. La confiance du jeune âge, un besoin d’amitié, une humeur riante et joueuse, de la bonté me portaient vers elle ; mais la fille des troglodytes m’attirait aussi pour des raisons moins louables. Je la jugeais un peu niaise, et, comme disait Mélanie, un peu nice, d’esprit épais et de toute façon moins intelligente que moi. Aussi, mon amour-propre trouvait-il dans sa compagnie de vives satisfactions. Je goûtais le plaisir de la reprendre et de l’instruire ; et peut-être même n’y mettais-je pas beaucoup d’indulgence. J’étais moqueur et elle me fournissait de faciles occasions de moquerie. Avide de gloire, enfin, j’étalais devant elle ma supériorité et lui offrais un sujet d’admiration.

Je m’efforçai de briller devant elle jusqu’au jour où je m’aperçus que, loin de m’admirer, elle me jugeait fort sot, sans jugement et sans esprit, et ni beau ni fort d’aucune manière. Or, comment m’avisai-je de ces sentiments si contraires à ceux que je lui prêtais ? Eh ! mon Dieu ! parce qu’elle me les exprima elle-même. Justine était d’une rude franchise. Elle sut se faire comprendre et il me fallut reconnaître qu’elle ne m’admirait pas du tout. Je dois dire à ma louange que je ne m’en fâchai pas et n’en aimai guère moins Justine. Je cherchai avec application les causes d’un jugement si surprenant et je parvins à les découvrir, car, quoi qu’en pensât la fille des troglodytes, j’étais intelligent. Je vais les dire telles que je les trouvai. D’abord, elle me voyait mince, chétif, pâle, moins beau et moins fort de moitié que son frère Symphorien d’un an moins âgé que moi, et plus avancé. Or, elle trouvait que l’esprit d’un garçon est d’être ferme et bien découplé, fort et gaillard. Et n’allez pas croire que je lui donne tort. Ensuite, bien que ce jugement puisse d’abord surprendre de la part d’une fille qui ne savait pas lire, elle me trouvait ignorant. Elle s’étonnait sans me le dire, mais je le voyais bien, que j’ignorasse, à mon âge, les mœurs des animaux et des choses de la nature que son frère Symphorien connaissait depuis longtemps ; mon innocence sur certains sujets lui semblait ridicule, car tout honnête fille qu’elle était, elle n’était pas naïve, et n’estimait pas la naïveté. Enfin, bien qu’il lui arrivât parfois de rire à se décrocher la rate, comme elle disait, elle jugeait qu’il fallait avoir peu d’entendement pour rire à tout bout de champ comme je faisais. C’était, selon elle, mal connaître la vie qui n’est pas risible, et c’était manquer de cœur. Voilà, bien déduites, les raisons pour lesquelles Justine me refusait toute intelligence. Et vraiment, elles ne sont pas mauvaises, bien qu’en définitive, je fusse un petit garçon capable de comprendre beaucoup de choses. Mais j’agissais parfois d’une manière vraiment déconcertante.

J’en pourrais citer beaucoup d’exemples. En voici un qui remonte, si je ne me trompe, aux premiers temps de Justine dans notre maison.

Il y avait dans le cabinet aux boutons de roses, sur une étagère, de petits volumes reliés en vert et ornés de gravures, que ma chère maman me donnait quelquefois à lire. C’était L’Ami des Enfants. Les récits de Berquin me transportaient dans l’ancienne France et me faisaient connaître des mœurs bien différentes des nôtres. J’y trouvai, par exemple, l’histoire d’un gentilhomme de dix ans qui portait l’épée et la tirait trop volontiers sur de petits villageois avec lesquels il se prenait de querelle. Mais un jour, au lieu de lame, il dégaina une plume de paon que son sage gouverneur y avait substituée. Jugez de sa honte et de sa confusion. La leçon lui profita. Il ne fut plus orgueilleux ni colère. Ces vieilles histoires avaient pour moi de la fraîcheur et me touchaient aux larmes. Et il me souvient qu’un matin, je lus l’histoire de deux gendarmes qui m’attendrissaient par leur bienfaisance et leur dévouement. Ils apportèrent, je ne sais plus comment, la joie à de pauvres paysans qui leur offrirent à souper. Et comme il n’y avait point d’assiettes dans la chaumière, les bons gendarmes mangèrent leur fricot sur leur pain. En cela, ils me parurent si beaux, que je résolus de les imiter à déjeuner. Et, malgré les justes représentations de ma mère, je m’obstinai à manger du haricot de mouton sur mon pain. Je me couvris de sauce, ma mère me gronda et Justine me regarda avec compassion.

Ce fait est petit. Il m’en rappelle un autre qui y ressemble et n’est pas plus considérable, et que je vais rapporter tout de même, car ce n’est pas la grandeur qui importe en mon sujet, mais la vérité.

Je lisais Berquin, je lisais aussi Bouilly. Bouilly, moins ancien que Berquin, n’était pas moins touchant. Il me fit connaître la jeune Lise qui envoyait à madame Helvétius, par son moineau familier, des messages pour la solliciter en faveur d’une famille malheureuse. La jeune Lise m’inspira une amitié vive et même agitée. Je demandai à ma chère maman si elle était encore en vie. Ma mère me répondit qu’elle serait bien vieille à présent. Je m’engouai ensuite d’un petit orphelin que M. Bouilly représente sous les traits les plus charmants. Il était bien malheureux, sans gîte et demi-nu. Un vieux savant le recueillit et le fit travailler dans sa bibliothèque ; il lui donnait ses vieux habits bien chauds, qu’on rajustait un peu. Voilà le trait qui me frappa le plus ! Je ne souhaitai rien tant que d’être vêtu, comme le petit orphelin de Bouilly, de vieux habits d’homme. J’en demandai à mon père, j’en demandai à mon parrain, mais ils se moquaient de moi. Un jour, étant seul dans l’appartement, j’avisai, au fond d’une armoire, une redingote qui me parut assez vieille. Je la passai et m’allai voir dans la glace. Elle traînait à terre et les manches me couvraient les mains. Jusque-là, le mal n’était pas grand. Mais je crois que, pour me conformer à l’histoire, je fis quelques retouches à la redingote, avec des ciseaux. Ces retouches me mirent sur les bras une bien mauvaise affaire. Ma tante Chausson me prêta gratuitement à cette occasion des instincts pervers. Ma chère maman me reprocha ce qu’elle appelait improprement mes singeries malfaisantes. On ne me comprenait pas. Je voulais me faire tour à tour gendarme selon Berquin, orphelin selon Bouilly, me transformer en des personnages divers, vivre plusieurs vies. Je cédais à un désir ardent de sortir de moi-même, d’être un autre, plusieurs autres, tous les autres, s’il eût été possible, toute l’humanité et toute la nature. Il m’en est resté la faculté assez rare d’entrer facilement dans l’esprit d’autrui, de comprendre très bien et parfois trop bien les sentiments et les raisons qu’on m’oppose.

Ce dernier trait fixa dans l’esprit de Justine l’idée que j’étais idiot. La jeune Tourangelle ne tarda pas à me regarder comme un idiot dangereux.

Quand j’appris l’histoire des croisades, les hauts faits des barons chrétiens m’enflammèrent d’enthousiasme. Il est louable de vouloir imiter ce qu’on admire. Pour ressembler autant que possible à Godefroy de Bouillon, je me fis une armure et un casque avec du papier sur lequel j’avais collé de ces feuilles métalliques dont on enveloppe le chocolat. Et si l’on m’objecte qu’un tel habit ressemblait moins aux cottes de maille des xiie et xiiie siècles qu’aux armures polies du xve je répondrai délibérément que d’illustres peintres ont pris sur cet article de plus grandes licences. Au reste, l’essentiel de mon armement, comme on ne le verra que trop tout à l’heure, consistait en une hache à deux tranchants découpée dans du carton et fixée au bout d’un vieux manche d’ombrelle. En cet équipage, je pris d’assaut la cuisine qui me représentait Jérusalem et frappai de ma hache à coups redoublés Justine qui, allumant le fourneau, figurait contre son gré un infidèle. La foi qui m’embrasait fortifiait mon bras. Justine peu douillette et même dure, comme elle disait elle-même, eût tranquillement supporté l’attaque, si la hache d’armes à deux tranchants n’eût pas accroché le bonnet de la jeune paysanne. Or ce bonnet était pour elle quelque chose d’infiniment précieux, non pas seulement pour sa forme agréable et pour sa riche dentelle, mais pour des raisons mystérieuses et profondes, peut-être comme emblème du village, comme symbole de la patrie, comme insigne des filles d’une terre adorée. Elle le tenait pour auguste ; elle le tenait pour sacré. Et voilà qu’il lui est indignement arraché ! Elle l’entend craquer. Et du même coup, j’avais fait pis encore : j’avais dérangé le chignon de Justine. Or, Justine tenait pour intangible l’ordre de sa coiffure. Elle veillait avec une farouche pudeur à ce que rien, pas même la main d’une mère ou les souffles de l’air, n’altérât la symétrie, fort laide d’ailleurs, de ses bandeaux tirés et de ses nattes étriquées. Jamais, dans aucune circonstance, on ne l’avait surprise décoiffée, ni pendant une maladie qui l’avait retenue six semaines au lit, dans sa chambre où ma mère venait tous les jours la soigner, ni dans cette nuit d’effroi où l’on cria au feu, et pendant laquelle, sous la lune, aux yeux du concierge, elle courut en chemise et nu-pieds dans la cour, sa coiffure parfaitement ordonnée. À conserver cette immuable ordonnance elle mettait son honneur, sa gloire et sa vertu. Un seul cheveu dérangé, c’était la honte. Sous le coup asséné à son bonnet et à sa chevelure, Justine frémit, et porta les deux mains à sa tête. Elle voulut d’abord douter de son malheur. Il lui fallut tâter par trois fois sa nuque pour se convaincre que le bonnet était endommagé, la coiffure profanée. Force lui fut enfin de se rendre à l’évidence. Il y avait dans la dentelle un trou par lequel on pouvait passer le doigt, et une mèche s’échappait du chignon, longue et grosse comme une queue de rat. Alors, une morne douleur envahit l’âme de Justine. La malheureuse s’écria :

— Je m’en vas !

Sans demander de réparation pour un irréparable outrage, et sans me faire de reproches inutiles, sans daigner jeter un regard sur moi, elle sortit de la cuisine.

Ma mère eut toutes les peines du monde à la faire revenir sur sa résolution. Sans doute, la fille des troglodytes n’eût point repris son tablier si, à la réflexion, elle n’eut jugé son jeune maître plus bête que méchant.


XXIX

MADEMOISELLE MÉRELLE


Il régnait, en ce temps-là, si je ne me trompe, sur le beau quai Malaquais, une douceur de vivre, une familiarité des êtres et des choses, une grâce intime qui n’existent plus aujourd’hui. Il me semble qu’alors, les gens étaient plus près les uns des autres ; ou bien ma sympathie enfantine les réunissait. Quoi qu’il en soit, on voyait, le matin, dans la cour de ma maison natale, le propriétaire, M. Bellaguet, en bonnet grec et robe de chambre à carreaux s’entretenir paisiblement avec M. Morin, concierge de la maison voisine et employé à la Chambre des députés. Et qui ne les a pas vus a perdu un beau spectacle : car ils représentaient à eux deux tout le régime inauguré par les Trois Glorieuses. Mais le mal est réparable : on trouvera cent fois ces deux personnages dans les lithographies de Daumier. Enfin, tout le monde se connaissait et ma mère, quand, à trois heures de l’après-midi, elle cousait à sa fenêtre, derrière un pot de réséda, disait en regardant le perron vitré :

— Voilà mademoiselle Mérelle qui va donner sa leçon de grammaire à la petite fille de M. Bellaguet. Elle est charmante, mademoiselle Mérelle, et elle a d’excellentes manières.

C’était l’avis commun que mademoiselle Marelle avait bon ton et était toujours bien mise. Si je n’y prenais garde, en décrivant sa toilette, je peindrais les robes d’aujourd’hui. Je crois que nous sommes tous ainsi : à mesure que le temps passe, nous rhabillons, dans notre souvenir, à la mode nouvelle les jeunes femmes que nous avons vues autrefois. Et c’est aussi ce qu’en fait au théâtre pour les pièces sur lesquelles dix, quinze ou vingt ans ont passé : à chaque reprise, on ramène au goût du jour la toilette de l’héroïne. Mais j’ai le sens historique, et le goût du passé. Je me garderai bien de ces rajeunissements qui altèrent la physionomie d’une époque et je dirai que mademoiselle Mérelle, âgée alors de vingt-six ou vingt-sept ans, portait des manches à gigot, et que sa jupe, au rebours de celles d’aujourd’hui, allait en s’évasant vers le bas. Elle serrait contre sa poitrine une écharpe de cachemire ; et elle avait, comme on disait, une taille de guêpe. J’oubliais de dire que de longues anglaises encadraient ses joues de leurs spirales d’or et qu’elle était coiffée d’une capote de velours ou de paille d’Italie, selon la saison, qui s’appelait, je crois, un cabriolet et qui avançait de manière à lui cacher entièrement le profil. Enfin, elle se mettait à la mode.

Or, en ce temps-là, j’avais huit ans. Mon savoir était petit, mais heureusement acquis ; c’était ma mère qui me l’avait donné. Il comprenait la lecture, l’écriture et le calcul. Je mettais, disait-on, assez bien l’orthographe pour mon âge, hors ce qui concernait les participes. Ma mère avait conçu, dans son enfance, une terreur des participes dont elle ne s’était jamais remise, et elle se gardait bien de me conduire dans ces sentiers de la grammaire où elle craignait de s’égarer. Seule cette chère maman, en sa bienveillance, m’accordait de l’esprit ; aux yeux de toutes les autres personnes, y compris mon père et ma bonne, je passais pour un enfant assez borné, bien que j’eusse une certaine intelligence, mais qui différait de celle des autres enfants. Elle était plus spéculative et, s’attachant à des objets plus divers et plus variés, semblait moins sûre et moins ramassée. Mes parents me trouvaient un peu jeune et trop délicat de santé pour m’envoyer en pension, et ils jugeaient avec raison les petites écoles du quartier malpropres et désordonnées. Mon père était revenu très mal édifié notamment de ce qu’il avait vu dans une institution de la rue des Marais-Saint-Germain, où, au fond d’une salle noire d’encre et de poussière, sordide et puante, un magister apoplectique, étouffant de graisse et de fureur, tenait agenouillés au pied de sa chaire une douzaine d’enfants, coiffés du bonnet d’âne, et menaçait de ses verges le reste de la classe, trente petits polissons qui, riant, pleurant, hurlant tous à la fois, se jetaient à la tête leurs encriers, leurs paniers et leurs livres.

En ces conjonctures, ma mère forma le projet de me donner pour institutrice mademoiselle Mérelle, mademoiselle Pauline Mérelle elle-même. L’entreprise était grande et difficile. Mademoiselle Mérelle ne donnait des leçons que chez les princes ou les bourgeois cousus d’or ; elle ne fréquentait que dans les familles riches ou nobles. Elle était la protégée de ce vieux Bellaguet, notre propriétaire, ce riche financier qui avait marié ses filles à des Villeragues et à des Monsaigle, et l’on doutait qu’elle consentît à instruire l’enfant d’un très petit médecin de quartier. Car mon père était pauvre, et la répugnance qu’il éprouvait à recevoir des honoraires n’était pas pour l’enrichir. Sans compter que, méditatif et contemplatif de son naturel, il passait à réfléchir sur la destinée de l’homme un temps qu’avec moins de génie, il eût employé au soin de sa fortune. Enfin le docteur Nozière n’était riche que d’idées et de sentiments. Ma mère, qui néanmoins voulait me procurer les leçons de mademoiselle Mérelle, lui fit parler par madame Montet, caissière au Petit-Saint-Thomas, à laquelle mon père donnait ses soins et qui passait pour une amie intime de madame Mérelle mère. Celle-ci, veuve pieuse, portait un éternel cabas de crin et avait l’air d’être la bonne de sa fille. J’en parle par ouï-dire, ne l’ayant jamais vue. Sollicitée par madame Montet, la jeune institutrice consentit à s’occuper de moi, tous les jours de une heure à deux.

— Pierre, mademoiselle Mérelle te donnera demain ta première leçon, me dit ma mère avec une joie contenue, où perçait quelque orgueil.

Sur cette nouvelle, je me couchai dans une telle agitation que je fus au moins dix minutes à m’endormir et que je crois que j’en rêvai.

Le lendemain, ma mère me fit faire ma toilette avec plus de soin que de coutume, me coiffa et me pommada, et de moi-même, je me remis de la pommade. Je me serais relavé les mains si je n’avais su par expérience que c’était inutile et que les mains de petits garçons, quelques soins qu’on se donne, sont toujours sales.

Mademoiselle Mérelle vint à l’heure annoncée. Elle vint, et l’appartement fut tout embaumé d’héliotrope. Ma mère nous conduisit tous deux dans le petit cabinet tapissé de boutons de roses qui touchait à sa chambre. Elle nous installa devant un guéridon d’acajou et, nous ayant donné l’assurance que personne ne viendrait nous déranger, se retira.

Aussitôt mademoiselle Mérelle ouvrit un mignon portefeuille de cuir de Russie, en tira du papier à lettres et un porte-plume fait d’un piquant de hérisson terminé par une boule d’argent, et se mit à écrire. Elle écrivait très vite, et s’interrompait seulement de temps en temps pour regarder le plafond en souriant, et pour me recommander la lecture des fables de La Fontaine qui se trouvaient d’aventure sur la table. Ainsi se passa la première leçon et, quand ma mère me demanda si mademoiselle Mérelle m’avait bien fait travailler, je répondis qu’oui, sans concevoir clairement que je mentais.

Le lendemain, ayant repris place contre le guéridon, mon institutrice me conseilla de nouveau d’étudier une fable et se remit à écrire avec une sorte de ravissement ; parfois, elle s’arrêtait comme pour attendre l’inspiration, et, quand d’aventure ses beaux yeux se posaient sur moi, son visage exprimait une paisible et douce indifférence. La troisième leçon se passa de la même manière, ainsi que toutes celles qui suivirent. Je la dévorais des yeux ; pendant les trois quarts d’heure que durait la leçon, je buvais le jour de ses prunelles. Elles me semblaient, ces prunelles, une étonnante merveille. Et aujourd’hui encore, après tant d’années, je crois que c’en était une. Elles semblaient faites d’une violette de Parme ; de longs cils y donnaient de l’ombre. Je n’ai rien oublié de ce joli visage : mademoiselle Mérelle avait les narines un peu ouvertes, roses en dedans comme le nez de minette ; les coins de sa bouche se retroussaient légèrement et il y avait sur sa lèvre un fin duvet dont mes yeux d’enfant, grossissants comme une loupe, distinguaient les poils imperceptibles. Les loisirs que me laissait mon institutrice, je les employais, non à lire les fables de La Fontaine, comme elle me le conseillait, mais à la contempler et à rechercher quelles sortes de lettres elle pouvait bien écrire ; et je me persuadai que c’étaient des lettres d’amour. Je ne me trompais pas, à cela près que nous ne nous faisions pas alors, mademoiselle Mérelle et moi, la même idée de l’amour. M’étant demandé ensuite à quelles sortes de personnes elle écrivait, je me figurai que c’était aux anges du paradis, non que ce fût très vraisemblable, même à mes propres yeux ; mais cette idée m’épargnait les tourments de la jalousie.

Jamais mademoiselle Mérelle ne m’adressait la parole. J’entendais le son de sa voix, quand elle relisait, tantôt avec une douce mélancolie, tantôt avec une gaîté brillante, quelques phrases qu’elle venait d’écrire. Je n’en pouvais suivre le sens ; il me souvient pourtant qu’elle y parlait de fleurs et d’oiseaux, des étoiles, et du lierre qui meurt où il s’attache. Les cordes de sa voix remuaient harmonieusement les fibres de mon cœur.

Ma chère maman, qui avait sur les participes des idées vraiment superstitieuses, me demandait de temps en temps si j’en étais parvenu avec mon institutrice à cet endroit de la grammaire qui était de tous, selon elle, le plus embarrassant et le plus difficile, surtout en ce qui concerne la distinction de l’adjectif verbal et du participe présent. Je lui répondais évasivement et d’une manière qui l’affligeait en la faisant douter de mon intelligence. Mais pouvais-je lui dire que tout ce que m’apprenait mademoiselle Mérelle c’était ses yeux, ses lèvres, ses cheveux blonds, son parfum, son souffle, le bruit léger de sa robe et le murmure de sa plume courant sur le papier ?

Je ne me lassais pas de contempler mon institutrice. Je l’admirais surtout quand, s’arrêtant d’écrire, pensive, elle posait sur sa lèvre la boule d’argent de son porte-plume. Plus tard, en voyant au musée de Naples cette peinture de Pompéi qui représente en médaillon une poétesse, une muse tenant de la même manière son stylet sur sa bouche, je tressaillis au souvenir des délices de mon enfance[5].

Oui, j’aimais mademoiselle Mérelle, et ce qui me la rendait adorable presque autant que sa beauté, c’était son indifférence. Cette indifférence était infinie et divine. Mon institutrice ne m’adressait jamais la parole, ne me souriait jamais ; en aucun moment je ne reçus d’elle une louange ou un blâme. Peut-être que, si elle m’avait donné le moindre signe de bienveillance, le charme aurait été rompu. Mais, pendant dix mois que durèrent les leçons, elle ne me témoigna ombre d’intérêt. Parfois, avec la candide audace de mon âge, je voulais l’embrasser ; je passais la main sur sa robe mordorée et lustrée comme un plumage, je tentais de m’asseoir sur ses genoux ; elle m’écartait comme on écarte un petit chien, sans daigner m’adresser un reproche ni me faire une défense. Aussi, la sentant inaccessible, je me livrais rarement à de tels élans. Presque tout le temps que je passais près d’elle, j’étais à peu près idiot et plongé dans un abêtissement délicieux. J’éprouvai à l’âge de huit ans que bienheureux est celui qui, cessant de penser et de comprendre, s’abîme dans la contemplation de la beauté ; et il me fut révélé que le désir infini, sans crainte et sans espoir, et qui s’ignore, apporte à l’âme et aux sens une joie parfaite, car il est à lui-même son entier contentement et sa pleine satisfaction. Mais cela, je l’avais bien oublié à dix-huit ans ; et depuis, je n’ai jamais pu le rapprendre complètement. Je demeurais donc devant elle immobile, les poings dans les joues et les yeux tout grands ouverts. Et quand, enfin, je sortais de mon extase (car tout de même j’en sortais), je manifestais ce réveil de l’esprit et du corps en donnant des coups de pied dans la table et en faisant des pâtés d’encre sur les fables de La Fontaine. Un regard de mademoiselle Mérelle me replongeait aussitôt dans une bienheureuse ataraxie. Ce regard sans haine et sans amour suffisait à m’anéantir.

Après son départ, je me mettais à genoux sur le plancher devant sa chaise. C’était une petite chaise en palissandre de style Louis-Philippe et qui voulait être gothique ; le dossier était ogival et le siège de tapisserie au petit point représentait un épagneul sur un coussin rouge, et cette chaise me paraissait la plus précieuse chose du monde, quand mademoiselle Mérelle s’y était assise. Mais, à dire vrai, mes contemplations duraient peu et je sortais de la chambre aux boutons de roses par sauts et par bonds et en criant à tue-tête. Ma mère m’a dit que je n’avais jamais été aussi tapageur qu’en ce temps-là, et c’est une tradition de famille, que je rivalisais en catastrophes avec Justine. Tandis que la petite bonne rompait dans la cuisine les cataractes des eaux potables, je mettais le feu à l’abat-jour vert, orné de Chinois, si cher à mon père et qu’on pensait éternel dans la maison. Parfois, nous étions associés, Justine et moi, dans un même cataclysme, comme le jour où nous roulâmes tous deux ensemble, une bouteille à la main, du haut en bas de l’escalier de la cave, et cette matinée tragique où, en arrosant de concert les fleurs, sur le rebord de la fenêtre, nous laissâmes tomber l’arrosoir sur la tête de M. Bellaguet. Ce fut à cette époque aussi que je rangeai en bataille avec le plus d’ardeur des armées de soldats de plomb sur la table de la salle à manger, et que j’y livrai les plus terribles combats, malgré les objurgations de Justine, pressée de mettre le couvert et qui, sur mon refus prolongé de ranger mes militaires dans leurs boîtes, ramassait, en dépit de mes cris, vainqueurs et vaincus pêle-mêle dans son tablier. Par représailles, je cachais la boîte à ouvrage de Justine dans le four de la cuisine et je m’étudiais à faire « endêver » cette simple créature. Enfin, j’étais un enfant très enfant, un petit garçon garçonnant, un petit animal vif et joyeux. Et il est vrai aussi que mademoiselle Mérelle exerçait sur moi une puissance irrésistible et que je subissais à sa vue un enchantement tel qu’on en voit dans les contes arabes.

Or, un jour, après dix mois d’ensorcellement, ma mère, à dîner, m’apprit que mon institutrice ne reviendrait plus.

— Mademoiselle Mérelle, ajouta ma mère, m’a avertie aujourd’hui que tu avais fait des progrès suffisants et que tu pourrais entrer au collège à la rentrée.

Chose étrange ! j’entendis cette nouvelle sans étonnement, sans désespoir, presque sans regret ; elle ne me surprenait pas. Il me semblait au contraire naturel que l’apparition s’évanouît. C’est ainsi du moins que je m’explique cette tranquillité d’âme où je demeurai. Mademoiselle Mérelle était déjà si lointaine quand elle était près de moi, que je pouvais supporter l’idée de son éloignement. Et puis on n’a pas à huit ans une grande faculté de souffrir et de regretter.

— Grâce aux leçons de ton institutrice, poursuivit ma mère, tu sais assez de grammaire française pour être mis tout de suite au latin. Je suis bien reconnaissante à cette charmante demoiselle de t’avoir appris les règles des participes ; c’est ce qu’il y a de plus embarrassant dans notre langue, et je n’ai jamais pu, malheureusement, surmonter cette difficulté faute d’avoir été bien commencée.

Ma chère maman s’abusait : non ! mademoiselle Mérelle ne m’apprit pas la règle des participes, mais elle me révéla des vérités plus précieuses et des secrets plus utiles ; elle m’initia au culte de la grâce et de la vénusté ; elle m’enseigna, par son indifférence, à goûter la beauté, même insensible et lointaine, à l’aimer avec désintéressement, et c’est un art parfois nécessaire dans la vie.

Je devrais finir là l’histoire de mademoiselle Mérelle. Je ne sais quel mauvais génie me pousse à la gâter en la terminant. Du moins, le ferai-je en peu de mots. Mademoiselle Mérelle ne resta pas institutrice. Elle alla vivre sur le lac de Côme avec le jeune Villeragues qui ne l’épousa point ; il la fit épouser à son oncle Monsaigle, en sorte que sa destinée ressemble par ce côté à celle de Lady Hamilton. Mais elle s’écoula plus obscure et plus tranquille. J’eus plusieurs occasions de la revoir, que j’évitai soigneusement.



XXX

FUREUR SACRÉE


Environ cette époque, à la tombée d’un beau jour d’été, je feuilletais, près de la fenêtre, une Bible en images, très antique, toute dépenaillée, et dont les estampes, d’un style pompeux et dur, excitaient parfois ma surprise, mais ne me charmaient pas, car elles manquaient de cette douceur sans laquelle rien ne m’a jamais souri. Une seule me plaisait, qui représentait une dame portant une très petite coiffe, les cheveux aplatis sur le haut de la tête et bouffants sur les oreilles, le chignon en boule, très bien attifée à la mode du temps de Louis XIII, avec un col de dentelle, et qui, debout sur une terrasse à l’italienne, présentait à Jésus-Christ un verre à pied rempli d’eau. Je contemplais cette dame qui me semblait belle, je méditais cette scène mystérieuse et surtout j’admirais le verre pour sa forme élégante et les pointes de diamant qui en ornaient le pied. Et j’étais plein du désir d’un tel verre quand ma bonne mère m’appela et me dit :

— Pierre, nous irons demain voir Mélanie… Tu es content, je pense ?

Oui, j’étais content. Il y avait plus de deux ans déjà que Mélanie nous avait quittés pour se retirer chez sa nièce qui était fermière à Jouy-en-Josas, J’avais d’abord désiré avec ferveur de revoir ma vieille bonne. Je suppliais ma chère maman de me mener auprès d’elle. Avec le temps, ce désir s’attiédissait ; maintenant, j’étais accoutumé à ne plus la voir et son souvenir, déjà lointain, s’effaçait peu à peu de mon cœur. Oui, j’étais content, mais, à vrai dire, c’était surtout l’idée du voyage qui me réjouissait. Ma vieille Bible ouverte sur les genoux, je pensais à Mélanie, et, me reprochant mon ingratitude, je m’évertuais à l’aimer comme autrefois. Je tirai son souvenir du fond de mon cœur où il était enfoui, je le frottai, le fis reluire et parvins à lui donner l’aspect d’une chose un peu usée, sans doute, mais propre,

À dîner, voyant ma mère boire dans un verre assez commun, je lui dis :

— Maman, quand je serai grand, je te donnerai un beau verre à pied, long comme un cornet à fleurs, pareil à celui que j’ai vu dans une ancienne gravure qui représente une dame donnant à boire à Jésus-Christ.

— Je t’en remercie d’avance, Pierre, répondit ma mère, mais il faut penser à apporter un gâteau à cette pauvre vieille Mélanie, qui aime beaucoup la pâtisserie.

Nous allâmes par le chemin de fer à Versailles. Au débarcadère, une carriole nous attendait, attelée d’un cheval boiteux et que conduisait un garçon à jambe de bois, qui nous mena à Jouy, à travers une vallée où couraient des ruisseaux dans les prés et les vergers, et que des bois sombres couronnaient.

— Cette route est jolie, dit ma mère. Sans doute elle était encore plus jolie au printemps, quand les pommiers, les cerisiers, les pêchers formaient des bouquets d’une blancheur avivée de rose. Mais il n’y avait alors dans l’herbe que des fleurettes timides et pâles, telles que les bassinets, les marguerites des prés. Vois : les fleurs d’été sont plus hardies et portent au soleil, comme ces nielles, ces bleuets, ces pieds-d’alouette, ces coquelicots, des couleurs éclatantes.

J’étais ravi de tout ce que je voyais. Nous arrivâmes à la ferme et trouvâmes madame Denizot dans la cour, près d’un tas de fumier, une fourche à la main.

Elle nous conduisit dans la salle enfumée où Mélanie, au coin de la cheminée, dans un haut fauteuil de bois blanc grossièrement paillé, tricotait de la laine bleue. Un essaim de mouches bourdonnait autour d’elle. Une marmite chantonnait dans l’âtre. À notre venue, Mélanie fit effort pour se soulever de son siège. Ma mère l’y retint d’un geste affectueux. Nous l’embrassâmes. Ma bouche enfonçait dans ses joues molles. Elle remuait les lèvres, mais il n’en sortait pas de son.

— La pauvre vieille, dit madame Denizot, a perdu l’habitude de parler. Ce n’est pas surprenant : elle en a si peu l’occasion, ici !

Mélanie essuya d’un coin de son tablier ses yeux brouillés. Elle nous sourit et sa langue se délia :

— C’est-il Dieu possible que vous voilà, madame Nozière ? Vous n’avez pas changé. Comme votre petit Pierre a grandi ! Il ne se ressemble plus… Le cher enfant, il nous pousse dans l’autre monde.

Elle s’enquit de mon père qui était bien bel homme et pitoyable au pauvre monde ; de ma tante Chausson qui ramassait les épingles qu’elle trouvait à terre, louable en cela, car il ne faut rien laisser perdre ; de la bonne madame Laroque, qui me taillait des tartines de confitures, et de son perroquet Navarin qui m’avait, un jour, mordu le doigt jusqu’au sang. Elle demanda si M. Danquin, mon parrain, aimait toujours autant les truites au bleu, et si madame Caumont avait marié sa fille aînée. Tout en questionnant ainsi, sans attendre les réponses, la bonne Mélanie avait repris son ouvrage.

— Qu’est-ce que vous faites là, Mélanie ? demanda ma mère.

— Un jupon de laine pour ma nièce.

La nièce dit tout haut, en haussant les épaules :

— Elle laisse tomber des mailles qu’elle ne relève pas. Son lé va s’apetissant. C’est de la laine perdue.

M. Denizot, ayant déposé ses sabots, entra et salua la compagnie.

— Madame Nozière, dit-il, vous pouvez vous assurer que la vieille ne manque de rien.

— Elle nous coûte assez cher, ajouta madame Denizot.

Je la regardais tricoter son jupon, un peu contristé pour elle que ce fût de la laine perdue. Elle n’avait qu’un verre à ses lunettes ; encore était-il brisé en trois morceaux, ce dont elle ne semblait prendre aucun souci.

Nous causâmes comme de bons amis, mais nous n’avions pas grand’chose à nous dire. Elle abondait en maximes et m’enseignait qu’on doit respecter ses père et mère, ne jamais perdre un morceau de pain et acquérir du savoir pour remplir ensuite son état. Cela m’ennuyait. Donnant un autre tour à la conversation, je lui appris que l’éléphant était mort, et qu’il était venu un rhinocéros au Jardin des Plantes

Alors, elle se mit à rire et me dit :

— Je ris en pensant à madame de Sainte-Lucie, chez qui, sur mon jeune âge, j’étais en condition. Un jour, elle alla voir le rhinocéros à la foire et demanda à un gros homme habillé en Turc, si c’était lui le rhinocéros. — Non, madame, répondit le gros homme, mais c’est moi qui le montre.

Elle parla ensuite, je ne sais à quel propos, des Cosaques qui étaient venus en France en 1815. Et elle me conta ce qu’elle m’avait conté maintes fois, jadis, dans nos promenades.

— Un de ces vilains Cosaques voulut m’embrasser. Je m’y refusai, et rien au monde ne m’y aurait fait consentir. Ma sœur Célestine me disait de prendre garde que nous n’étions point nos maîtres et que, si je rebutais ainsi les Cosaques, ils pourraient mettre, de dépit, le feu au village. Et dans le fait, ils étaient vindicatifs. Mais je ne me laissai point embrasser.

— Mélanie, est-ce que tu aurais rebuté le Cosaque, si tu avais été sûre qu’il brûlerait le village pour cela ?

— Je l’aurais rebuté, dussent mes père et mère, oncles, tantes, neveux, nièces, frères et sœurs, et monsieur le maire, monsieur le curé et tous les habitants, être grillés dans leurs maisons avec les bêtes et les denrées.

— Ils étaient bien laids, n’est-ce pas, Mélanie, les Cosaques ?

— Oh ! oui. Ils avaient le nez écrasé, les yeux bridés et des barbes de bouc. Mais grands et forts. Et celui qui voulut m’embrasser était bel homme en ce qu’il était, et bien découplé. C’était un chef.

— Et très méchants, les Cosaques ?

— Oh ! oui. S’il arrivait malheur à un quelqu’un des leurs, ils mettaient le pays à feu et à sang. On allait se cacher dans les bois. Ils disaient à tout propos capout et faisaient signe de nous couper la tête. Quand ils avaient bu de l’eau-de-vie, il ne fallait pas les contrarier ; car alors ils devenaient furieux, et frappaient tout autour d’eux, sans regarder à l’âge ni au sexe. À jeun, bien souvent, ils pleuraient du regret d’avoir quitté leur pays et certains d’entre eux jouaient sur une petite guitare des airs si tristes que le cœur se fendait à les entendre. Mon cousin Niclausse en tua un et le jeta dans un puits. Mais personne n’en sut rien… Nous en logions une douzaine à la ferme. Ils puisaient de l’eau, portaient du bois et gardaient les enfants.

J’avais entendu bien des fois ces histoires : elles m’intéressaient toujours.

Pendant que nous étions seuls avec Mélanie, ma mère lui glissa une petite pièce d’or dans la main, et je vis la pauvre vieille la saisir en tremblant, et la cacher sous son tablier, avec une expression de crainte et d’avidité qui me fit de la peine. Était-ce donc là cette Mélanie qui jadis, à l’insu de ma mère, tirait tous les jours des sous de sa poche pour m’acheter des friandises ?…

Cependant, la bonne créature, redevenue confiante et parlante comme autrefois, rappelait en souriant mes espiègleries ; disait combien je la faisais endêver soit en cachant ses balais, soit en mettant des poids très lourds dans son panier quand elle s’apprêtait pour aller au marché. Elle était gaie et comme rajeunie. Alors, il me passa par la tête de lui dire :

— Et tes castroles, Mélanie, tes belles castroles qui reluisaient et que tu aimais tant ?

À ce souvenir, Mélanie soupira et de grosses larmes coulèrent sur ses joues ridées.

Notre couvert, à ma mère et à moi, était mis dans la chambre à coucher qui sentait la lessive. Les murs étaient blanchis à la chaux et l’on voyait, contre la glace de la cheminée, les portraits au daguerréotype de monsieur et de madame Denizot et un vieux diplôme de maître d’armes tout fleuri de drapeaux tricolores. Je demandai qu’on fît déjeuner ma vieille bonne avec nous. Mais la fermière objecta que sa tante n’avait plus de dents, mangeait lentement, qu’elle avait l’habitude de prendre ses repas seule dans la salle et que, si nous la placions à table à nos côtés, elle se sentirait gênée.

Je déjeunai fort bien d’une omelette aux fines herbes, d’une aile de poulet au gros sel et d’un morceau de fromage ; je bus un doigt de vin bleu, et ma mère me conseilla d’aller faire une promenade autour de la ferme.

Le soleil, qui commençait à descendre, brisait ses flèches de feu contre les feuilles tranquilles des arbres. De légers nuages blancs se tenaient immobiles dans le ciel. Des alouettes chantaient au ras des champs. Une joie inconnue s’empara de mon âme. La nature pénétrait en moi par tous les sens et m’embrasait d’une ardeur délicieuse. Je criai, je bondis dans la futaie, ivre, en proie à ce délire que j’ai reconnu plus tard dans les poètes grecs qui célèbrent les danses des Ménades. Et comme elles, j’agitais en dansant un thyrse arraché à un jeune coudrier. Foulant l’herbe et les fleurs, étourdi d’air et de parfums, flagellé par les branches flexibles, je fuyais éperdument.

Ma mère m’appela, m’attira sur son cœur :

— Pierrot, me dit-elle un peu inquiète, tu es tout en nage. Comme ton front est brûlant et comme ton cœur bat fort !


XXXI

PREMIÈRE RENCONTRE AVEC LA LOUVE ROMAINE


— Il ne peut pourtant pas toujours rester à muser du matin au soir avec Justine, dit ma mère.

— Et à lire tous les livres qui lui tombent sous la main, dit mon père. Hier, je l’ai trouvé plongé dans un traité d’obstétrique.

L’on résolut de me mettre en pension.

Après de longues recherches, mon père trouva ce qui me convenait : une maison d’éducation tenue par des prêtres et fréquentée par des enfants de bonne famille, deux points essentiels pour mes parents qui avaient des sentiments religieux et des penchants aristocratiques. Ne voulant point se séparer de leur enfant unique, ils ne firent pas de moi un pensionnaire, ce dont je leur garde une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie. Quant à m’envoyer comme externe deux heures le matin, deux heures le soir, ils ne le jugèrent ni possible, ni désirable. Ma mère souffrait en ce temps-là d’une maladie de cœur et Justine, occupée de la cuisine et du ménage, n’avait pas le temps ; en vérité, de me conduire deux fois le jour au lieu lointain de mes études et de m’y aller chercher deux fois. On craignait d’ailleurs que, dans la maison paternelle, je ne fisse pas exactement, faute de surveillance, les travaux prescrits. Crainte bien fondée, car je ne me serais pas facilement livré aux bonnes études, pendant que Justine préparait dans sa cuisine l’inondation et l’incendie, ou luttait dans le salon avec Moïse et Spartacus. Pour ne me point exiler loin des miens, et cependant me soumettre à une exacte discipline, on me constitua demi-pensionnaire. Justine eut la charge de me conduire à l’institution Saint-Joseph le matin à huit heures, et d’aller m’y chercher l’après-midi à quatre heures.

Cette institution Saint-Joseph occupait un vieil hôtel de la rue Bonaparte, qui avait grand air.

Je ne dis pas que j’en goûtais le style, ni que j’estimais à son prix le noble escalier de pierre, avec sa rampe en fer forgé, et les grands salons blancs, verdis par le reflet des arbres, où M. Grépinet nous faisait la classe. Mon goût mal poli me portait plutôt à admirer la chapelle avec sa Vierge peinte, ses fleurs en papier dans des vases sous des globes, et sa lampe d’or qui pendait d’un ciel bleu, semé d’étoiles.

L’institution Saint-Joseph servant d’école préparatoire au collège X…, les petits n’y étaient pas, ainsi que dans les lycées, en proie aux grands, comme les goujons aux brochets dans les rivières et les étangs. D’un âge tendre, égaux en faiblesse, encore peu avancés en méchanceté, nous ne nous opprimions pas trop les uns les autres. Les maîtres montraient de la douceur ; la puérilité des surveillants les rapprochait de nous. Enfin, sans me plaire beaucoup dans cette maison, je n’y éprouvai pas ces tristesses, qui devaient plus tard assombrir ma vie scolaire.

Jugeant que mademoiselle Mérelle m’avait suffisamment appris le français, on me mit au latin et je fus classé, je n’ai jamais su pour quelle raison, parmi les élèves sachant un peu de grammaire et ayant expliqué l’Epitome. Mais est-il toujours si facile de découvrir une raison aux actes des administrations publiques ou privées ? Au temps où l’on me mit dans la classe de M. Grépinet, un penseur à l’œil doux et portant des moustaches gauloises, nommé Victor Considérant, que je vis maintes fois pêchant à la ligne sous le pont Royal, annonçait, sur la foi de Fourier, son maître, que les hommes jouiront d’une bonne administration quand ils se trouveront en harmonie, c’est-à-dire dans un état exactement réglé par Victor Considérant lui-même. Alors un petit animal aussi ignorant que j’étais n’entrera pas dans la classe de M. Grépinet, et la condition humaine s’améliorera sur beaucoup d’autres points. Nous ne ferons que ce qu’il nous plaira ; nous aurons comme les babouins une queue pour nous pendre aux arbres et un œil au bout de cette queue. C’est ainsi du moins que mon parrain exposait la doctrine phalanstérienne. En attendant, les choses continuent à marcher du même train que dans mon enfance, et le sort des écoliers d’aujourd’hui n’est, à tout prendre, ni meilleur ni pire que celui du petit Pierre. Mon professeur donc s’appelait Grépinet. Je le vois comme s’il était assis devant moi. Doué d’un gros nez et d’une lippe disgracieuse, il ressemblait à Laurent de Médicis, non par la libéralité de ses mœurs, mais par la laideur de son visage. C’est ce dont je me suis avisé quand j’ai vu des médailles du Magnifique. Si l’on avait des médailles de M. Grépinet, on ne les distinguerait de celles de Laurent que par la facture : les deux profils seraient semblables. M. Grépinet était très bon homme, ou je me trompe fort, et faisait très bien sa classe. Il n’y a point de sa faute si je profitai mal de ses leçons. La première m’enchanta. À la voix de M. Grépinet, je vis sortir comme par une opération magique, d’un livre plus indéchiffrable pour moi que le plus indéchiffrable grimoire, le De Viris des scènes ravissantes. Un berger trouve dans les roseaux du Tibre deux enfants nouveau-nés qu’une louve nourrit de son lait ; il les porte dans sa cabane, où sa femme en prend soin, et les élève comme des pâtres, ne sachant pas que ces jumeaux sont du sang des rois et des dieux. Je les voyais à mesure que la voix du maître les tirait des ténèbres du texte, les héros d’une si merveilleuse histoire, Numitor et Amulius, rois d’Albe la Longue, Rhea Silvia, Faustulus, Acca Laurentia, Remus et Romulus. Leurs aventures occupaient toutes les facultés de mon âme ; la beauté de leurs noms me les faisait paraître beaux. Quand Justine me ramena à la maison, je lui décrivis les deux jumeaux et la louve qui les nourrissait, et lui contai enfin toute l’histoire que je venais d’apprendre et qu’elle eût mieux écoutée, si ses esprits eussent été moins émus d’une pièce fausse de deux francs, que le charbonnier lui avait subrepticement passée ce jour même.

Le De Viris me causa encore quelques joies. J’aimai la nymphe Égérie qui inspirait à Numa, dans une grotte, au bord d’une fontaine, des lois sages. Mais bientôt, les Sabins, les Étrusques, les Latins, les Volsques, me tombèrent sur les bras et m’assommèrent. Et puis, si je savais mal le français, je ne savais pas du tout le latin. Un jour, M. Grépinet me demanda d’expliquer un endroit de cet obscur De Viris où il s’agissait des Samnites. Je m’en montrai tout à fait incapable et reçus un blâme public. J’en pris le De Viris et les Samnites en dégoût. Mais mon âme se troublait au souvenir de Rhea Silvia, à qui un dieu donna deux enfants qui lui furent ôtés et qu’une louve nourrit dans les roseaux du Tibre.

Le supérieur, M. l’abbé Méyer, plaisait par sa douceur et sa distinction. Il me reste encore aujourd’hui l’idée que c’était un homme prudent, affectueux, maternel.

Il dînait à onze heures au réfectoire au milieu de nous et portait la salade à sa bouche avec ses doigts. Ce que j’en dis n’est pas pour nuire à sa mémoire. En sa jeunesse, ç’avait été le bel usage : ma tante Chausson m’a affirmé que mon oncle Chausson ne mangeait pas autrement la romaine.

M. le directeur venait souvent nous voir pendant que M. Grépinet faisait la classe. Il nous faisait signe en entrant de rester assis et, passant devant les bancs, examinait le travail de chacun. Je n’ai pas remarqué qu’il s’occupât moins de moi que de mes condisciples plus riches ou de haute naissance. Il nous parlait à tous avec une aménité qui était surtout sensible dans les reproches qu’il nous faisait, et qui ne décourageaient point ; il ne grossissait point nos fautes, ne noircissait point nos intentions ; ses blâmes étaient innocents et légers comme nos crimes. M. le directeur me dit un jour que j’écrivais comme un chat, et cette comparaison, neuve pour moi, me donna un fou rire, qui s’affola encore de ce que M. le directeur, pour me montrer comment on forme les lettres, prit ma plume, qui n’avait qu’un bec, et écrivit comme un chat et demi.

Depuis lors M, le directeur ne passa pas une seule fois devant mon pupitre sans me recommander de ménager mes plumes, de ne les point plonger brutalement jusqu’au fond de l’encrier, et de les essuyer après m’en être servi.

— Une plume doit faire un long usage, ajouta-t-il un jour. Je connais un savant qui a écrit avec une seule plume un livre entier, grand comme…

Et M. le directeur, parcourant du regard la salle nue, désigna de ses deux bras ouverts la vaste cheminée de marbre rouge.

J’admirai.

À peu de temps de là, comme je passais avec Justine par la rue du Vieux-Colombier, apercevant dans une cour, devant un magasin d’antiquités, un saint de pierre si gigantesque que sa tête touchait aux fenêtres du premier étage, et qui écrivait dans un livre grand comme une cheminée, d’une plume à l’avenant, je le donnai pour l’ami de M. le directeur à ma bonne, qui n’y vit pas de difficulté.

À défaut de bonheur, j’avais quelquefois des ivresses. Il me souvient de m’être enivré de mouvement et de bruit dans la cour de l’institution pendant une des récréations qui suivaient le déjeuner. En plaisirs comme en travaux, la règle m’importunait. Je n’aimais pas ces jeux géométriques tels que les barres, où tout était ramené à des combinaisons simples. Leur exactitude m’ennuyait ; ils ne me donnaient pas l’image de la vie. J’aimais les jeux abhorrés des mères et que les surveillants interdisent tôt ou tard, pour le désordre qui s’y mêle, les jeux sans règle ni frein, les jeux violents, forcenés, pleins d’horreur.

Or, ce jour-là, dès que sur le signal accoutumé nous nous répandîmes dans la cour, notre camarade Hangard, qui nous dominait tous de sa haute taille, de sa voix forte et de son caractère impérieux, monta sur un banc de pierre et nous harangua.

Hangard était bègue mais éloquent ; c’était un orateur, un tribun ; il y avait en lui du Camille Desmoulins.

— Moucherons, nous dit-il, est-ce que vous n’en avez pas assez de jouer au chat perché et au cheval fondu ? Changeons de jeu. Jouons à l’attaque de la diligence. Je vais vous montrer comment on s’y prend. Ce sera très amusant ; vous verrez.

Il dit. Nous lui répondons par des cris de joie et des acclamations. Aussitôt, faisant succéder l’action à la parole, Hangard organise le jeu. Son génie pourvoit à tout. En un instant, les chevaux sont attelés, les postillons font claquer leur fouet, les brigands s’arment de couteaux et de tromblons, les voyageurs bouclent leurs bagages et remplissent d’or leurs sacs et leurs poches. Les cailloux de la cour et les lilas qui bordaient le jardin de M. le directeur nous avaient fourni le nécessaire. On partit. J’étais un voyageur et l’un des plus humbles ; mais mon âme s’exaltait à la beauté du paysage et aux dangers de la route. Les brigands nous attendaient dans les gorges d’une montagne affreuse, formée par le perron vitré qui conduisait au parloir. L’attaque fut surprenante et terrible. Les postillons tombèrent. Je fus renversé, foulé aux pieds des chevaux, criblé de coups, enseveli sous une foule de morts. Se dressant sur cette montagne humaine, Hangard en faisait une forteresse redoutable que les brigands escaladèrent vingt fois, et dont ils furent vingt fois rejetés. J’étais moulu, j’avais les coudes et les genoux écorchés, le bout du nez incrusté d’une multitude de petites pierres aiguës, les lèvres fendues, les oreilles en feu ; jamais je n’avais senti tant de plaisir. La cloche qui sonna me déchira l’âme en m’arrachant à mon rêve. Pendant la classe de M. Grépinet, je demeurai stupide et privé de sentiment. La cuisson de mon nez et la brûlure de mes genoux m’étaient agréables en me rappelant cette heure où j’avais si ardemment vécu. M. Grépinet me fit plusieurs questions auxquelles je ne pus répondre, et il me traita d’âne, ce qui me fut d’autant plus pénible que, n’ayant pas lu la Métamorphose, je ne savais pas encore qu’il me suffisait de manger des roses pour redevenir homme. L’ayant appris à la fleur de mes ans, j’ai promené indolemment mon ânerie dans les jardins de la Sagesse, et l’ai nourrie des roses de la science et de la méditation. Elle en a dévoré des buissons entiers avec leurs parfums et leurs épines ; mais sur sa tête humanisée il a toujours percé un petit bout d’oreille pointue.


XXXII

LES AILES DE PAPILLON


Chaque fois que je passe dans le parc de Neuilly, il me souvient de Clément Sibille comme de l’âme la plus douce que j’aie jamais vue effleurer cette terre. Il achevait, je crois, sa dixième année quand je le connus. Plus vieux d’un an, l’âge me donnait sur lui une supériorité que mes fautes me firent perdre. Le sort ne me le laissa voir qu’un moment ; et, après tant d’années écoulées, je crois le voir encore dans le feuillage, à travers une grille, quand je passe dans le parc de Neuilly.

Monsieur et madame Sibille y avaient une demeure où, dans la belle saison, j’allais avec mes parents passer quelquefois l’après-midi du dimanche. Madame Sibille, qui se nommait Hermance, blanche, menue, souple, les yeux verts, les pommettes pointues, le menton court, représentait assez bien la chatte métamorphosée en femme et gardant quelques traits de sa première nature. Isidore Sibille, son mari, long et triste, tenait de l’échassier. C’est ainsi que ce couple apparaissait à mon père qui cherchait volontiers, à l’exemple de Lavater, sur les figures humaines, une ressemblance animale, et en tirait des indices de caractère et de tempérament, mais d’une façon si vague et si hasardeuse que je serais fort en peine de dire ce qu’il inférait au juste de ces apparences échassière et féline. Tout ce que je sais de M. Sibille, c’est qu’il dirigeait une grande fabrique de cachemires français. J’ai entendu dire à ma mère que l’impératrice Eugénie portait quelquefois de ces cachemires pour encourager l’industrie nationale, et que c’était là une des obligations les plus pénibles qui pussent incomber à une souveraine, tant les couleurs de ces cachemires blessaient la vue. On remarquait qu’Hermance ne portait jamais de ces châles français.

La maison Sibille, dans le parc de Neuilly, était blanche, flanquée d’une tourelle et précédée d’un perron qui dominait une belle pelouse au milieu de laquelle un jet d’eau s’élevait sur un bassin de pierre. C’est là que m’apparaissait, sur le sable des allées, frêle et toujours près de s’envoler, Clément Sibille. Il avait des yeux bleus limpides, un teint d’une blancheur éclatante, des traits d’une extrême finesse. Ses cheveux blonds, très courts, frisaient sur sa tête ronde ; mais ses oreilles, loin de se rabattre sur l’os temporal, y étaient perpendiculaires et déployaient largement des deux côtés de la tête leurs pavillons d’une grandeur extraordinaire et découpés par un jeu singulier de la nature en ailes de papillon. Transparentes, elles se coloraient, à la lumière, de rose et d’incarnat et brillaient de lueurs éclatantes. On ne s’apercevait pas que ce fussent de grandes oreilles, et l’on croyait voir de petites ailes. Du moins c’est l’image que me trace ma mémoire. Clément était très joli, mais étrange.

Je disais :

— Clément a des ailes de papillon.

Et ma mère me répondait :

— Les peintres et les sculpteurs représentent de même Psyché avec des ailes de papillon ; et Psyché fut épousée par l’Amour et admise dans l’assemblée des dieux et des déesses.

Un plus savant que moi en mythologie figurée aurait pu objecter à ma chère maman que Psyché ne portait pas ses ailes des deux côtés de la tête, à la place d’oreilles.

Clément était d’essence aérienne. Il ne savait pas marcher ; il avançait par petits bonds, en se jetant de côté, et semblait le jouet des vents. L’ingénuité de ses amusements, la puérilité de ses manières et la maladresse enfantine de ses gestes offraient un contraste attendrissant avec sa bonté qui semblait d’un âge plus mûr, tant elle montrait de force et de mâle constance. Son âme était transparente et pure comme son teint, sereine comme son regard. Il parlait peu et toujours affectueusement. Il ne se plaignait jamais quoiqu’il eût de perpétuels sujets de plaintes. Les maladies prenaient volontiers pour séjour sa chétive personne et s’y succédaient sans intervalle, fièvre scarlatine, fièvre muqueuse, fièvre typhoïde, rougeoie, coqueluche. Et peut-être, un mal dont on ignorait alors la nature, la tuberculose avait-elle envahi sa poitrine étroite. Et quand la maladie lui donnait congé, il n’en était pas quitte envers le sort. Il lui arrivait des accidents si extraordinaires et si fréquents qu’il semblait qu’une puissance invisible s’appliquât à le persécuter. Mais toutes ces disgrâces tournaient à son avantage par l’occasion qu’elles lui donnaient de montrer sa douceur inaltérable. Communément, il glissait, butait, bronchait, trébuchait de toutes les manières concevables et inconcevables, se cognait contre tous les murs, se pinçait le doigt à toutes portes et c’était un perpétuel renouvellement de ses ongles ; il se faisait des coupures aux mains en taillant son crayon ; il se logeait en travers du gosier une arête de chaque poisson que les lacs, les étangs, les ruisseaux, les rivières, les fleuves et les mers lui destinaient et qu’accommodait Malvina, la cuisinière des Sibille. Un saignement de nez le prenait au moment d’aller voir Robert-Houdin ou de faire une promenade à âne, dans le bois de Boulogne, et, en dépit de la clef qu’on lui mettait sur le dos, il tachait son gilet neuf et son beau pantalon blanc. Un jour, sous mes yeux, comme il voltigeait à son habitude sur la pelouse, il tomba dans le bassin. De peur d’un rhume, d’une maladie de poitrine, on prit de grands soins pour le réchauffer. Je le vis dans son lit, sous un monstrueux édredon, coiffé d’un béguin à fleurs, riant aux anges. Il s’excusa, en me voyant, de m’avoir laissé seul, sans distraction.

Je n’avais ni frère, ni compagnon avec qui je pusse me comparer. En voyant Clément, je découvrais que la nature m’avait donné une âme agitée, pleine de trouble et d’ardeur, gonflée de vains désirs et de folles douleurs. Rien n’altérait le calme de son âme. Il ne tenait qu’à moi d’apprendre de lui que notre bonheur ou notre malheur dépend moins des circonstances que de nous-mêmes. Mais j’étais sourd aux leçons de la sagesse. Heureux encore si je n’eusse opposé à l’exemple du bon petit Clément celui d’un enfant violent dans ses jeux, insensé et malfaisant. Je fus cet enfant-là, je le fus au jugement du monde. Dois-je alléguer, pour me justifier, la nécessité, maîtresse des hommes et des dieux, qui me conduisit comme elle conduit l’univers ? Dois-je alléguer l’amour de la beauté qui m’inspira cette fois comme il inspira ma vie entière, dont il fut le tourment et la joie ? À quoi bon ? Jugea-t-on jamais personne selon les principes de la philosophie naturelle et les lois de l’esthétique ? Mais exposons les faits.

Un après-midi d’automne, nous fûmes autorisés, Clément et moi, à nous promener seuls sur le boulevard qui passe devant la maison Sibille. Ce boulevard n’était pas tel alors qu’il est aujourd’hui, bordé par les grilles uniformes qui défendent les jardins. Plus rustique, plus mystérieux et plus beau, il longeait sur une grande étendue le parc royal, clos de murs. Les feuilles mortes tombaient des grands arbres dans un poudroiement de lumière et jonchaient d’or le sol où nous marchions. Clément, qui sautillait, me devança de quelques pas et je vis que sa casquette de drap noir, toute garnie de gros galons grenat, triste de couleur et laide de forme, cachait les jolies petites boucles de ses cheveux blonds et opprimait les pavillons merveilleux de ses oreilles. Cette casquette me déplut. J’eus le tort de n’en pas détourner mes regards et elle me causa un malaise croissant. Enfin, ne pouvant la souffrir, je demandai à mon compagnon de l’ôter. Cette demande, à laquelle il ne trouvait sans doute aucune raison, ne lui parut pas mériter de réponse. Il continua ses petites envolées avec sérénité. Je le pressai une deuxième fois et sans grâce d’ôter sa casquette.

Surpris de mon insistance :

— Pourquoi ? demanda-t-il doucement.

— Parce qu’elle est laide.

Il crut que je plaisantais et se tint néanmoins sur ses gardes et, quand j’essayai de la lui arracher, il repoussa ma tentative et raffermit sa casquette sur sa tête d’une main prudente et soigneuse, car il aimait sa casquette et la trouvait belle. Je tentai deux fois encore de m’emparer de l’odieuse coiffure. À chaque fois, il l’enfonçait plus profondément sur sa tête et la rendait plus odieuse encore. Dépité, j’interrompis mes attaques, non sans arrière-pensée. Son joli visage, empreint d’une surprise douloureuse, reprit vite son air naturel de paisible innocence. Que n’ai-je été touché par la pureté de son regard confiant ? Mais un esprit de violence était en moi. J’observai attentivement mon ami et soudain, d’un geste rapide, je saisis la casquette et la lançai par-dessus le mur dans le parc de Louis-Philippe.

Clément ne prononça pas une parole, ne poussa pas un cri. Il me regarda d’un air de surprise et de reproche qui me fendit le cœur ; et ses yeux brillaient de larmes. Je demeurais stupide, ne pouvant croire que j’avais accompli un acte si criminel et je cherchais encore sur la tête ailée et bouclée de Clément la casquette fatale. Elle n’y était plus, elle n’y pouvait revenir. Le mur était très haut, le parc vaste et solitaire. Le soleil descendait à l’horizon. De peur que Clément ne prît froid ou plutôt dans le trouble que me causait la vue de sa tête nue, je le couvris de mon chapeau tyrolien qui lui cachait les yeux et lui rabattait tristement les oreilles. Et nous regagnâmes en silence la maison Sibille. On devine comment j’y fus accueilli.

Mes parents ne me ramenèrent plus chez leurs amis de Neuilly. Je ne revis plus Clément. Le pauvre petit disparut bientôt de ce monde. Ses ailes de papillon grandirent et, quand elles furent assez fortes pour le porter, il s’envola. Sa mère désolée essaya, en vain, de le suivre. Métamorphosée en chatte par la faveur du ciel, elle le guette en miaulant sur les toits.


XXXIII

DIVAGATION


Après avoir barbouillé déjà beaucoup de papier avec mes souvenirs d’enfance, je retrouve dans un coin de ma mémoire un jugement que ma mère porta sur moi, quand j’étais petit. Un jour qu’elle devait m’emmener à la promenade, elle mit à s’habiller un temps qui me parut long. Et lorsque enfin elle se montra riante et parée, je lui jetai un regard sombre (dit-on), et lui déclarai que je renonçais à cette promenade, à toutes les promenades, à tous les plaisirs, à tous les biens de ce monde, dès ce jour et pour la vie.

— Comme cet enfant est violent ! soupira ma mère.

Ce jugement ne me paraît pas juste malgré les faits qui l’ont motivé. Il est vrai qu’en me comparant à mon gentil ami que les dieux changèrent en papillon, je m’aperçus spontanément que je n’étais ni doux, ni placide comme lui. Et, pour ne rien cacher, mes désirs, plus ardents que ceux de la plupart des enfants, cédaient plus promptement que les leurs à la nécessité. Dès mon âge le plus tendre, la raison exerça sur moi un puissant empire. C’est dire que j’étais un être singulier, car tel n’est pas le cas de la plupart des individus de mon espèce. De toutes les définitions de l’homme, la plus mauvaise me paraît celle qui en fait un animal raisonnable. Je ne me vante pas excessivement en me donnant pour doué de plus de raison que la plupart de ceux de mes semblables que j’ai vus de près ou dont j’ai connu l’histoire. La raison habite rarement les âmes communes et bien plus rarement encore les grands esprits. Je dis la raison et, si vous me demandez comment je prends le terme, je vous répondrai que je le prends dans le sens vulgaire. Si j’y attachais une acception métaphysique, je ne le comprendrais plus. J’entends le mot comme l’entendait la vieille Mélanie qui « oncques lettres ne lut ». J’appelle raisonnable celui qui accorde sa raison particulière avec la raison universelle, de manière à n’être jamais trop surpris de ce qui arrive et à s’y accommoder tant bien que mal ; j’appelle raisonnable celui qui, observant le désordre de la nature et la folie humaine, ne s’obstine point à y voir de l’ordre et de la sagesse ; j’appelle raisonnable enfin celui qui ne s’efforce pas de l’être.

Je pense que je fus celui-là. Mais de bonne foi, en y songeant, je ne le sais pas et ne me soucie pas de le savoir. Incrédule à l’oracle de Delphes, loin de chercher à me connaître moi-même, je me suis toujours efforcé de m’ignorer. Je tiens la connaissance de soi comme une source de soucis, d’inquiétude et de tourments. Je me suis fréquenté le moins possible. Il m’a paru que la sagesse était de se détourner de soi-même, de s’oublier soi-même, ou de s’imaginer autre qu’on n’est et par la nature et par la fortune. Ignore-toi toi-même, c’est le premier précepte de la sagesse.

S’il est vrai que Montaigne composa ses Essais pour étudier son propre individu, cette recherche lui dut être plus cruelle que les pierres qui lui déchiraient les reins. Mais je crois qu’il fit son livre tout au contraire pour se distraire et s’amuser, pour se divertir et non pour s’avertir.

Et que l’on ne dise pas que ce sermon sur l’éloignement de soi-même est étrangement placé dans un livre où l’on ne se quitte pas un moment. Je suis une autre personne que l’enfant dont je parle. Nous n’avons plus en commun, lui et moi, un atome de substance ni de pensée. Maintenant qu’il m’est devenu tout à fait étranger, je puis en sa compagnie me distraire de la mienne. Je l’aime, moi qui ne m’aime ni ne me hais. Il m’est doux de vivre en pensée les jours qu’il vivait et je souffre de respirer l’air du temps où nous sommes.


XXXIV

COLLÉGIEN


C’était le jour de la rentrée. J’étais admis, cette année-là, comme externe au collège, après avoir fréquenté quelque temps cette institution Saint-Joseph où j’expliquais l’Epitome au chant des moineaux.

Devenu collégien, je sentais cet honneur avec quelque inquiétude et craignais qu’il ne fût lourd. Je n’avais nulle envie de briller sur ces bancs tachés d’encre, car, à dix ans, j’étais sans ambition. Je n’en avais d’ailleurs nul espoir. À l’école préparatoire, je m’étais fait remarquer surtout par une expression perpétuelle de surprise, qui ne passe pas, à tort ou à raison, pour une marque de grande intelligence et me faisait juger un peu simple : jugement injuste. J’étais aussi intelligent que la plupart de mes camarades, mais je l’étais autrement. Leur intelligence leur servait dans les circonstances ordinaires de la vie. La mienne ne me venait en aide que dans les rencontres les plus rares et les plus inattendues. Elle se manifestait inopinément dans des promenades lointaines ou dans des lectures étranges. J’étais résigné à n’être pas un élève brillant et je me disposais, dès mon entrée au collège, à chercher ce qui pouvait, dans ma nouvelle existence, me donner quelque distraction. Tels étaient mon naturel et mon génie, et je n’ai jamais changé. J’ai toujours su me distraire ; ce fut tout mon art de vivre. Petit et grand, jeune et vieux, j’ai constamment vécu le plus loin possible de moi-même et hors de la triste réalité. J’éprouvais, en ce jour de rentrée, un désir d’autant plus vif d’échapper aux circonstances environnantes, que ces circonstances me semblaient particulièrement disgracieuses. Le collège était laid, sale, mal odorant ; mes camarades brutaux, les maîtres tristes. Notre professeur nous regardait sans joie et sans amour, et il n’était ni assez exquis ni assez pervers pour affecter les dehors d’une tendresse qu’il n’éprouvait pas. Il ne nous fit pas de discours et, nous ayant observés un moment, il nous demanda nos noms qu’il inscrivait, à mesure que nous les prononcions, dans un grand registre ouvert sur son pupitre. Je le trouvais vieux et machinal. Sans doute n’était-il pas aussi âgé qu’il me semblait. Quand il eut recueilli nos noms, il les mâcha quelque temps en silence, pour s’en pénétrer. Et je crois qu’aussitôt il les posséda tous. Son expérience lui avait enseigné qu’un maître ne tient ses élèves qu’autant qu’il tient leur nom et leur figure.

— Je vais, nous dit-il ensuite, vous dicter la liste des livres que vous devrez vous procurer le plus tôt possible.

Et il nous dénombra d’une voix lente et monotone des titres rébarbatifs tels que lexiques et rudiments (ne les pouvait-on nommer avec plus de douceur à de très jeunes enfants ?), les fables de Phèdre, une arithmétique, une géographie, le Selectæ e profanis…, que sais-je encore ? Et il termina sa liste par cette mention, nouvelle pour moi : Esther et Athalie. Aussitôt je vis devant moi, dans un vague délicieux, deux femmes gracieuses, vêtues comme sur les images, qui se tenaient par la taille et qui se disaient des choses que je n’entendais pas, mais que je devinais touchantes et jolies. La chaire et le professeur, le tableau noir, les murs gris avaient disparu. Les deux femmes marchaient lentement dans un étroit sentier entre des champs de blé, fleuris de bleuets et de coquelicots, et leurs noms chantaient à mes oreilles : Esther et Athalie.

Je savais déjà qu’Esther était l’aînée. Elle était bonne. Athalie, plus petite, avait des nattes blondes, autant que je pouvais le discerner. Elles habitaient la campagne. Je devinais un hameau, des chaumières qui fumaient, un berger, des villageois dansant ; mais tous les traits de ce tableau restaient incertains, et j’étais avide de connaître les aventures d’Esther et d’Athalie. Le professeur, en m’appelant par mon nom, me tira de ma rêverie.

— Dormez-vous ? Vous êtes dans la lune. Allons ! Allons ! soyez attentif et écrivez.

Le maître nous dictait les devoirs et les leçons pour le lendemain : un thème latin à faire, une fable de Fénelon à réciter.

Rentré à la maison, je remis à mon père la liste des livres qu’il fallait se procurer le plus tôt possible. Mon père parcourut cette liste d’un regard paisible et me dit qu’il fallait demander ces ouvrages à l’économat du Collège.

— Ainsi, me dit-il, tu auras de chaque livre l’édition adoptée par ton professeur et possédée par la plupart de tes condisciples : même texte, mêmes notes. Cela vaudra beaucoup mieux.

Et il me rendit ma liste.

— Mais, lui dis-je, Esther et Athalie ?

— Eh bien, mon enfant, l’économe te remettra Esther et Athalie avec les autres livres.

J’étais déçu. J’aurais voulu avoir tout de suite Esther et Athalie. J’en attendais une grande joie. Je tournais autour de la table où mon père était occupé à écrire.

— Papa, Esther et Athalie ?…

— Ne musarde pas : va travailler et laisse-moi tranquille !

Je fis mon thème latin assis sur un talon, sans goût et mal.

Pendant le dîner, ma mère m’adressa diverses questions sur mes professeurs, sur mes condisciples, sur les classes.

Je répondis que mon professeur était vieux, sale, se mouchait en trompette, se montrait toujours sévère, quelquefois injuste. Quant à mes camarades, je vantai les uns à l’excès, je dépréciai les autres sans mesure. Je ne possédais pas le sentiment des nuances et ne me résignais pas encore à reconnaître l’universelle médiocrité des hommes et des choses.

Je demandai soudain à ma mère :

Esther et Athalie, c’est joli, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mon enfant, mais ce sont deux pièces.

J’accueillis ces paroles d’un air si stupide que mon excellente mère jugea utile de me donner des explications très claires.

— Ce sont deux pièces de théâtre, mon enfant, deux tragédies. Esther est une pièce, Athalie en est une autre.

Alors gravement, tranquillement, résolument, je répondis :

— Non.

Ma mère stupéfaite me demanda comment je pouvais nier ainsi sans raison ni civilité.

Je répétai que non, que ce n’étaient pas deux pièces. Qu’Esther et Athalie c’était une histoire, que je la savais, qu’Esther était une bergère.

— Eh ! bien, dit ma mère, c’est une Esther et Athalie que je ne connais pas. Tu me montreras le livre dans lequel tu as lu cette histoire.

Je gardai quelques instants un sombre silence, puis je repris, l’âme toute brouillée d’amertume et de mélancolie :

— Je te dis qu’Esther et Athalie c’est pas deux pièces de théâtre.

Ma mère essayait de me persuader, quand mon père la pria vivement de me laisser dans mon outrecuidance et ma stupidité.

— Il est idiot, ajouta-t-il.

Et ma mère soupira. Je vis, je vois encore, se soulever et s’abaisser sa poitrine dans son corsage de taffetas noir, fermé au col par une petite broche d’or en forme de nœud, avec deux glands qui tremblaient.

Le lendemain, à huit heures, Justine, ma bonne, me conduisit au collège. J’avais quelque sujet d’être soucieux. Mon thème latin ne me contentait pas et me semblait de nature à ne contenter personne. Son seul aspect révélait un ouvrage imparfait et fautif. L’écriture, assez appliquée et fine au commencement, s’altérait et grossissait par un progrès rapide, jusqu’à devenir informe aux dernières lignes. Mais je renfonçais ce souci dans les obscures profondeurs de mon âme ; je le noyais. À dix ans, j’étais déjà sage au moins sur un point : Je concevais qu’il ne faut rien regretter de ce qui est irréparable, qu’en un mal sans remède, comme dit Malherbe, il n’en faut pas chercher et que se repentir d’une faute, c’est ajouter proprement à un mal un mal pire encore. Il faut se pardonner beaucoup à soi-même pour s’habituer à pardonner beaucoup à autrui. Je me pardonnai mon thème. En passant devant la boutique de l’épicier, je vis des fruits confits qui brillaient dans leur boîte, comme des joyaux dans un écrin de velours blanc. Les cerises faisaient des rubis, l’angélique des émeraudes, les prunes de grosses topazes, et comme, de tous les sens, c’est la vue qui me procure les impressions les plus fortes et les plus profondes, je fus séduit et je déplorai que mes moyens ne me permissent pas d’acheter une de ces boîtes. Mais je n’avais pas assez d’argent. Les plus petites valaient un franc vingt-cinq. Si le regret n’eut point d’empire sur moi, le désir a conduit ma vie entière. Je puis dire que mon existence ne fut qu’un long désir. J’aime désirer ; du désir j’aime les joies et les souffrances. Désirer avec force, c’est presque posséder. Que dis-je, c’est posséder sans dégoût et sans satiété. Après cela, suis-je bien sûr qu’à dix ans, je professais cette philosophie du désir, et que mon cerveau la contenait toute formée ? Je n’en mettrais pas ma main au feu. Je ne jurerais pas non plus que beaucoup plus tard la cuisson du désir ne m’a pas été quelquefois trop vive pour ne m’être pas douloureuse. Heureux encore si je n’avais jamais désiré que des boîtes de fruits confits !

Je vivais en grande intimité avec Justine. J’étais tendre, elle était vive : je l’aimais sans m’en sentir aimé, ce qui, s’il faut le dire, n’était guère dans mon caractère.

Ce matin-là, nous marchions tous deux sur la voie du collège tenant chacun par un côté la courroie de ma gibecière, et tirant par à-coups très secs, au risque de nous faire trébucher ; mais nous étions solides. D’habitude, je retournais à Justine tout ce que mes professeurs m’avaient dit de pénible ou même d’injurieux dans la journée. Je l’interrogeais sur des sujets difficiles, comme j’avais été moi-même interrogé. Elle ne répondait pas ou répondait mal et je lui disais ce qu’on m’avait dit : Vous êtes un âne. Vous aurez un mauvais point. N’avez-vous pas honte de votre paresse ? Ce matin-là, donc, je lui demandai si elle connaissait Esther et Athalie.

— Mon petit monsieur, me répondit-elle, Esther et Athalie, c’est des noms.

— Justine, cette réponse mérite une punition.

— C’est des noms, mon petit maître. Natalie, c’est le nom de ma sœur de lait.

— C’est possible, mais tu n’as pas lu dans le livre l’histoire d’Esther et d’Athalie. Non, tu ne l’as pas lue. Eh ! bien, je vais te la conter.

Et je la lui contai.

— Esther était fermière à Jouy-en-Josas. Un jour qu’elle se promenait dans la campagne, elle rencontra une petite fille évanouie de fatigue, au bord d’un chemin. Elle la fit revenir à elle, lui donna du pain, du lait, lui demanda son nom.

Je contai ainsi jusqu’à la porte du collège. Et j’étais sûr que cette histoire était vraie, et que je la trouverais toute semblable dans mon livre. Comment me l’étais-je persuadé ? Je n’en sais rien. Mais j’en étais sûr.

Cette journée ne fut point mémorable. Mon thème passa inaperçu, et disparut obscurément comme la multitude des actions humaines qui coulent dans la nuit sans mémoire. Le lendemain, je me sentis soulevé d’un enthousiasme héroïque pour Binet. Binet était petit, maigre, les yeux creux, la bouche grande, la voix aigre. Il avait des bottes, de petites bottes noires, vernies, piquées de blanc. Il m’éblouit. L’univers disparut à mes yeux, je ne voyais que Binet. Je ne puis découvrir aujourd’hui aucune raison à mon enthousiasme, sinon ces bottes, qui rappelaient tant de gloires et d’élégances passées. Et si vous trouvez que c’est peu, vous ne comprendrez jamais un mot à l’histoire universelle. Les Grecs ne sont-ils pas essentiellement les Grecs aux belles knémides ? Le jour suivant était un mercredi, jour de congé. L’économe ne nous remit nos livres que le jeudi. Il nous fit signer un reçu, ce qui nous donna une haute idée de nos personnes civiles. Nous respirâmes nos livres avec plaisir : ils sentaient la colle et le papier. Ils étaient tout frais. Nous inscrivîmes nos noms sur le titre. Certains d’entre nous firent un pâté sur la couverture de quelque grammaire ou dictionnaire, et ils en gémirent. Et pourtant, ces bouquins étaient destinés à recevoir plus de taches d’encre que les vitres de l’épicier de la rue des Saints-Pères ne reçoivent de taches de boue en hiver. Mais la première macule désespère : les autres vont de soi. Ces considérations, pour peu qu’on les poussât, nous mèneraient loin des grammaires et des dictionnaires. Quant à moi, je cherchai tout de suite dans mon paquet de livres Esther et Athalie. Par un coup du sort, qui me fut cruel, cet ouvrage manquait ; l’économe, auquel je le réclamai, me dit que je l’aurais en temps utile et que je n’avais pas à m’inquiéter.

Ce fut seulement quinze jours plus tard, le jour des Morts, que je reçus Esther et Athalie, Un petit volume cartonné à dos de toile bleue, qui portait sur le plat ce titre en papier gris : Racine, Esther et Athalie, tragédies tirées de l’écriture sainte, édition à l’usage des classes. Ce titre ne m’annonçait rien de bon. J’ouvris le livre : c’était pis qu’on n’eût pu craindre. Esther et Athalie étaient en vers. On sait que tout ce qui est écrit en vers se comprend mal et n’intéresse pas. Esther et Athalie formaient deux pièces distinctes et tout en vers. En grands vers. Ma mère avait cruellement raison. Alors Esther n’était pas fermière, Athalie n’était pas une petite mendiante, Esther n’avait pas rencontré Athalie au bord du chemin. Alors j’avais rêvé ! Rêve charmant ! Que la réalité était triste et ennuyeuse auprès de mon songe ! Je fermai le livre et me promis bien de ne jamais le rouvrir. Je ne me suis pas tenu parole.

Ô doux et grand Racine ! le meilleur, le plus cher des poètes ! telle fut ma première rencontre avec vous. Vous êtes maintenant mon amour et ma joie, tout mon contentement et mes plus chères délices. C’est peu à peu, en avançant dans la vie, en faisant l’expérience des hommes et des choses, que j’ai appris à vous connaître et à vous aimer. Corneille n’est près de vous qu’un habile déclamateur, et je ne sais si Molière lui-même est aussi vrai que vous, ô maître souverain, en qui réside toute vérité et toute beauté ! Dans ma jeunesse, gâté par les leçons et les exemples de ces barbares romantiques, je n’ai pas compris tout de suite que vous étiez le plus profond comme le plus pur des tragiques ; mes regards manquaient de force pour contempler votre splendeur. Je n’ai pas toujours parlé de vous avec assez d’admiration ; je n’ai jamais dit que vous avez créé les caractères les plus vrais qui aient été mis au jour par un poète ; je n’ai jamais dit que vous étiez la vie même et la nature même. Vous avez seul offert en spectacle de véritables femmes. Que sont les femmes de Sophocle et de Shakespeare, auprès de celles que vous avez animées ? Des poupées ! Les vôtres ont seules des sens et cette chaleur intime que nous appelons l’âme. Les vôtres seules aiment et désirent ; les autres parlent ; je ne veux pas mourir sans avoir écrit quelques lignes au pied de votre monument, ô Jean Racine, en témoignage de mon amour et de ma piété. Et si je n’ai pas le temps d’accomplir ce devoir sacré, que ces lignes négligées, mais sincères, me servent de testament.

Mais je n’ai pas dit qu’ayant refusé d’apprendre la prière d’Esther : Ô mon souverain roi (et ce sont là les plus beaux vers de la langue française), mon professeur de huitième me fît copier cinquante fois le verbe : Je n’ai pas appris ma leçon. Mon professeur de huitième était un mortel profane. Ce n’est pas ainsi qu’on venge la gloire d’un poète. Aujourd’hui, je sais Racine par cœur, et il m’est toujours nouveau. Quant à toi, vieux Richou (c’était le nom de mon professeur de huitième), je déteste ta mémoire. Tu profanais les vers de Racine en les faisant passer par ta bouche épaisse et noire. Tu n’avais pas le sens de l’harmonie. Tu méritais le sort de Marsyas. Et je m’approuve d’avoir refusé d’apprendre Esther, tant que tu fus mon régent. Mais vous Maria Favart, vous Sarah, vous Bartet, vous Weber, soyez bénies pour avoir fait couler de vos lèvres divines, comme le miel et l’ambroisie, les vers d’Esther, de Phèdre et d’Iphigénie.


XXXV

MA CHAMBRE


M. Bellaguet jouit jusqu’à la dernière heure de la considération réservée à l’improbité prospère. Sa famille reconnaissante lui fit des funérailles solennelles. Des personnages de finance tenaient les cordons du poêle. Derrière le char, le maître des cérémonies portait sur un coussin les honneurs, croix, cordons, plaques et crachats.

Sur le passage du cortège, les femmes se signaient, les hommes du peuple se découvraient et murmuraient les mots de filou, d’escroc et de vieux gredin, accordant ainsi le respect de la mort avec le sentiment de la justice.

Mis en possession des biens du défunt, les héritiers firent opérer divers changements dans la maison, et ma mère obtint que notre appartement fût remanié et rafraîchi. Par une meilleure distribution et en supprimant des cabinets noirs et des placards, on constitua une petite pièce de plus, qui devint ma chambre. Jusque-là, je couchais, soit dans un cabinet attenant au salon et trop étroit pour qu’on pût en tenir la porte fermée pendant la nuit, soit dans le cabinet des robes déjà encombré de meubles, et je travaillais sur la table de la salle à manger. Justine interrompait sans respect mes travaux pour mettre le couvert et la substitution des plats, des assiettes et de l’argenterie, aux livres, aux cahiers et à l’encrier, ne s’opérait jamais sans trouble. Dès que j’eus une chambre, je ne me reconnus plus. D’enfant que j’étais la veille, je devins un jeune homme. Mes idées, mes goûts s’étaient formés en un moment. J’avais une manière d’être, une existence propre.

De ma chambre, la vue n’était ni belle ni étendue ; elle donnait sur une cour de service. Le papier de tenture offrait aux yeux un semis de bouquets bleus sur fond crème. Un lit, deux chaises et une table la meublaient. Le lit de fonte mérite d’être décrit. Il était peint d’une couleur dont le choix ne se concevait pas tant qu’on n’avait pas saisi qu’elle imitait le palissandre. Ce lit, historié en toutes ses parties dans le style Renaissance, tel qu’on le traitait sous Louis-Philippe, présentait notamment, à son devant, un médaillon orné de perles, d’où sortait une tête de femme coiffée d’une féronnière. Des oiseaux dans des feuillages ornaient la tête et le pied. Il ne faut pas perdre de vue que ces têtes, ces oiseaux, ces feuillages étaient de fonte de fer imitant le bois de violette. Comment ma pauvre maman avait-elle acheté une semblable chose, c’est un mystère cruel que je n’ai pas le courage d’éclaircir ? Une carpette étendue au pied de ce lit offrait aux regards de jeunes enfants jouant avec un chien. Sur les murs étaient pendues des aquarelles, représentant des Suissesses en costume national. Le mobilier se composait encore d’une étagère où je mettais mes livres, d’une armoire de noyer, et d’une petite table Louis XVI en bois de rose, que j’eusse volontiers échangée contre le grand bureau d’acajou à cylindre de mon parrain, qui m’eût acquis, à mon sens, plus de considération.

Dès que j’eus une chambre à moi, j’eus une vie intérieure. Je fus capable de réflexion, de recueillement. Cette chambre, je ne la trouvais pas belle ; je ne pensai pas un moment qu’elle dût l’être ; je ne la trouvais pas laide ; je la trouvais unique, incomparable. Elle me séparait de l’univers, et j’y retrouvais l’univers.

C’est là que mon esprit se forma, s’élargit et commença à se peupler de fantômes. Pauvre chambre d’enfant, c’est entre tes quatre murs que vinrent peu à peu me hanter les ombres colorées de la science, les illusions qui m’ont caché la nature et qui s’amassaient davantage entre elle et moi à mesure que je cherchais à la découvrir ; c’est entre tes quatre murs étroits, semés de fleurs bleues, que m’apparurent, d’abord vagues et lointains, les simulacres effrayants de l’amour et de la beauté.


fin

  1. Place d’Enfer, devenue en 1879, par un pitoyable jeu de mots, à la manière du marquis de Bièvre, la place Denfert-Rochereau.
  2. Probablement une fleur de linaire, ou lin sauvage.
  3. Il sera parlé amplement de M. Dubois et quelque peu de M. Marc Ribert dans un volume de Souvenirs qui fera suite à celui-ci
  4. Quand on dit comme nous, gens instruits, le lierre pour l’ierre et le lendemain pour l’en demain, on ne devrait pas faire les dégoûtés en entendant le parler populaire, Mélanie disait une légume et caneçon pour caleçon ; mais, doucement ! Une légume est dans La Bruyère et caneçon est dans l’État de la France pour 1692. Il me souvient d’une histoire que Mélanie m’a contée et que je ne puis me retenir de mettre ici. Un jour de ce bel été qui fut le dernier que nous passâmes ensemble, comme elle était assise sur un banc du Luxembourg, je mangeais de baisers ses joues ridées. Feignant la peur, la bonne créature s’écria :

    — Tu veux me dévorer, mon petit monsieur ! As-tu donc été changé en loup-garou ?

    Je lui demandai ce que c’était qu’un loup-garou. Elle ne répondit pas à ma question, mais voici ce qu’elle me conta :

    — Au temps de ma jeunesse, il était au pays un gars à qui des garnements, au cabaret, jurèrent qu’il était loup et qu’il devait manger sa mère. Le gars qui était simple les crut. Rentré, la nuit, dans sa maison, il s’approcha de sa mère qui était couchée au lit et lui dit :

    — Ma mère, ma pauvre mère, il faut que je vous mange. Donnez-moi votre bénédiction : je vais vous dévorer…

    À cet endroit Mélanie s’arrêta. J’eus beau la presser ; elle n’en dit pas davantage. Ce qu’il y avait d’excellent dans les histoires de Mélanie, c’est qu’elles n’étaient pas finies.

  5. Une muse, sans doute. Mais on voit, dans le même musée, une autre peinture de Pompéi représentant la femme du boulanger Proculus, tenant de la même manière son stylet et son livre de ménage.