Calmann-Lévy (p. 20-22).


III

ALPHONSINE


Alphonsine Dusuel, de sept ans plus âgée que moi, était maigrichonne et souffreteuse ; elle avait des cheveux gras et le visage taché de son. Ou je me trompe bien, ou ce durent être, par la suite, ses torts les plus impardonnables aux yeux du monde. Je lui en connus d’autres moins graves, tels que l’hypocrisie et la méchanceté, si naturels en elle qu’ils y avaient de la grâce.

Un jour que ma chère maman me promenait sur le quai, nous rencontrâmes madame Dusuel et sa fille. On s’arrêta et les deux dames firent un bout de conversation.

— Ce trésor ! Comme il est joli ! s’écria la jeune Alphonsine en m’embrassant.

Sans avoir alors autant d’intelligence qu’un chien ou un chat, j’étais comme eux un animal domestique, et comme eux, j’aimais la louange que les bêtes sauvages dédaignent. Dans un transport qui toucha les deux mères, la jeune Alphonsine me souleva de terre, me pressa sur son cœur et me couvrit de baisers en vantant ma gentillesse. Et dans le même moment, elle me piquait les mollets avec une épingle.

Et moi de me débattre, de frapper Alphonsine des poings et des pieds, de hurler, de fondre en larmes.

À cette vue, madame Dusuel laissait paraître dans ses yeux et dans son silence de la surprise et de l’indignation. Ma mère me regardait douloureusement, se demandait comment elle avait pu mettre au jour un enfant si dénaturé, et tantôt accusait le ciel de ce malheur immérité, et tantôt s’accusait de l’avoir mérité par ses fautes. Enfin, elle demeurait interdite et troublée devant le mystère de ma perversité. Je ne pouvais pourtant pas le lui expliquer, si je ne savais pas parler. Le peu de mots que je parvenais à balbutier ne m’étaient d’aucun secours en cette circonstance. Planté sur mes pieds, je demeurais haletant et plein de larmes ; et la jeune Alphonsine, penchée sur moi, m’essuyait les joues, me plaignait, m’excusait :

— Il est si petit ! Ne le grondez pas, madame Nozière. J’en aurais du chagrin. Je l’aime tant !

Ce ne fut pas une fois, mais vingt fois qu’Alphonsine m’embrassa avec transports en m’enfonçant une épingle dans les mollets.

Plus tard, quand je pus parler, je dénonçai cette perfidie à ma mère, et à madame Mathias qui prenait soin de moi. Mais on ne me crut pas ; on me reprocha de calomnier l’innocence pour pallier mes torts.

Il y a longtemps que j’ai pardonné à la jeune Alphonsine sa perfide cruauté et même ses cheveux gras. Bien plus, je lui sais gré de m’avoir beaucoup avancé, quand j’avais deux ans, dans la connaissance de la nature humaine.