Calmann-Lévy (p. 267-281).


XXIX

MADEMOISELLE MÉRELLE


Il régnait, en ce temps-là, si je ne me trompe, sur le beau quai Malaquais, une douceur de vivre, une familiarité des êtres et des choses, une grâce intime qui n’existent plus aujourd’hui. Il me semble qu’alors, les gens étaient plus près les uns des autres ; ou bien ma sympathie enfantine les réunissait. Quoi qu’il en soit, on voyait, le matin, dans la cour de ma maison natale, le propriétaire, M. Bellaguet, en bonnet grec et robe de chambre à carreaux s’entretenir paisiblement avec M. Morin, concierge de la maison voisine et employé à la Chambre des députés. Et qui ne les a pas vus a perdu un beau spectacle : car ils représentaient à eux deux tout le régime inauguré par les Trois Glorieuses. Mais le mal est réparable : on trouvera cent fois ces deux personnages dans les lithographies de Daumier. Enfin, tout le monde se connaissait et ma mère, quand, à trois heures de l’après-midi, elle cousait à sa fenêtre, derrière un pot de réséda, disait en regardant le perron vitré :

— Voilà mademoiselle Mérelle qui va donner sa leçon de grammaire à la petite fille de M. Bellaguet. Elle est charmante, mademoiselle Mérelle, et elle a d’excellentes manières.

C’était l’avis commun que mademoiselle Marelle avait bon ton et était toujours bien mise. Si je n’y prenais garde, en décrivant sa toilette, je peindrais les robes d’aujourd’hui. Je crois que nous sommes tous ainsi : à mesure que le temps passe, nous rhabillons, dans notre souvenir, à la mode nouvelle les jeunes femmes que nous avons vues autrefois. Et c’est aussi ce qu’en fait au théâtre pour les pièces sur lesquelles dix, quinze ou vingt ans ont passé : à chaque reprise, on ramène au goût du jour la toilette de l’héroïne. Mais j’ai le sens historique, et le goût du passé. Je me garderai bien de ces rajeunissements qui altèrent la physionomie d’une époque et je dirai que mademoiselle Mérelle, âgée alors de vingt-six ou vingt-sept ans, portait des manches à gigot, et que sa jupe, au rebours de celles d’aujourd’hui, allait en s’évasant vers le bas. Elle serrait contre sa poitrine une écharpe de cachemire ; et elle avait, comme on disait, une taille de guêpe. J’oubliais de dire que de longues anglaises encadraient ses joues de leurs spirales d’or et qu’elle était coiffée d’une capote de velours ou de paille d’Italie, selon la saison, qui s’appelait, je crois, un cabriolet et qui avançait de manière à lui cacher entièrement le profil. Enfin, elle se mettait à la mode.

Or, en ce temps-là, j’avais huit ans. Mon savoir était petit, mais heureusement acquis ; c’était ma mère qui me l’avait donné. Il comprenait la lecture, l’écriture et le calcul. Je mettais, disait-on, assez bien l’orthographe pour mon âge, hors ce qui concernait les participes. Ma mère avait conçu, dans son enfance, une terreur des participes dont elle ne s’était jamais remise, et elle se gardait bien de me conduire dans ces sentiers de la grammaire où elle craignait de s’égarer. Seule cette chère maman, en sa bienveillance, m’accordait de l’esprit ; aux yeux de toutes les autres personnes, y compris mon père et ma bonne, je passais pour un enfant assez borné, bien que j’eusse une certaine intelligence, mais qui différait de celle des autres enfants. Elle était plus spéculative et, s’attachant à des objets plus divers et plus variés, semblait moins sûre et moins ramassée. Mes parents me trouvaient un peu jeune et trop délicat de santé pour m’envoyer en pension, et ils jugeaient avec raison les petites écoles du quartier malpropres et désordonnées. Mon père était revenu très mal édifié notamment de ce qu’il avait vu dans une institution de la rue des Marais-Saint-Germain, où, au fond d’une salle noire d’encre et de poussière, sordide et puante, un magister apoplectique, étouffant de graisse et de fureur, tenait agenouillés au pied de sa chaire une douzaine d’enfants, coiffés du bonnet d’âne, et menaçait de ses verges le reste de la classe, trente petits polissons qui, riant, pleurant, hurlant tous à la fois, se jetaient à la tête leurs encriers, leurs paniers et leurs livres.

En ces conjonctures, ma mère forma le projet de me donner pour institutrice mademoiselle Mérelle, mademoiselle Pauline Mérelle elle-même. L’entreprise était grande et difficile. Mademoiselle Mérelle ne donnait des leçons que chez les princes ou les bourgeois cousus d’or ; elle ne fréquentait que dans les familles riches ou nobles. Elle était la protégée de ce vieux Bellaguet, notre propriétaire, ce riche financier qui avait marié ses filles à des Villeragues et à des Monsaigle, et l’on doutait qu’elle consentît à instruire l’enfant d’un très petit médecin de quartier. Car mon père était pauvre, et la répugnance qu’il éprouvait à recevoir des honoraires n’était pas pour l’enrichir. Sans compter que, méditatif et contemplatif de son naturel, il passait à réfléchir sur la destinée de l’homme un temps qu’avec moins de génie, il eût employé au soin de sa fortune. Enfin le docteur Nozière n’était riche que d’idées et de sentiments. Ma mère, qui néanmoins voulait me procurer les leçons de mademoiselle Mérelle, lui fit parler par madame Montet, caissière au Petit-Saint-Thomas, à laquelle mon père donnait ses soins et qui passait pour une amie intime de madame Mérelle mère. Celle-ci, veuve pieuse, portait un éternel cabas de crin et avait l’air d’être la bonne de sa fille. J’en parle par ouï-dire, ne l’ayant jamais vue. Sollicitée par madame Montet, la jeune institutrice consentit à s’occuper de moi, tous les jours de une heure à deux.

— Pierre, mademoiselle Mérelle te donnera demain ta première leçon, me dit ma mère avec une joie contenue, où perçait quelque orgueil.

Sur cette nouvelle, je me couchai dans une telle agitation que je fus au moins dix minutes à m’endormir et que je crois que j’en rêvai.

Le lendemain, ma mère me fit faire ma toilette avec plus de soin que de coutume, me coiffa et me pommada, et de moi-même, je me remis de la pommade. Je me serais relavé les mains si je n’avais su par expérience que c’était inutile et que les mains de petits garçons, quelques soins qu’on se donne, sont toujours sales.

Mademoiselle Mérelle vint à l’heure annoncée. Elle vint, et l’appartement fut tout embaumé d’héliotrope. Ma mère nous conduisit tous deux dans le petit cabinet tapissé de boutons de roses qui touchait à sa chambre. Elle nous installa devant un guéridon d’acajou et, nous ayant donné l’assurance que personne ne viendrait nous déranger, se retira.

Aussitôt mademoiselle Mérelle ouvrit un mignon portefeuille de cuir de Russie, en tira du papier à lettres et un porte-plume fait d’un piquant de hérisson terminé par une boule d’argent, et se mit à écrire. Elle écrivait très vite, et s’interrompait seulement de temps en temps pour regarder le plafond en souriant, et pour me recommander la lecture des fables de La Fontaine qui se trouvaient d’aventure sur la table. Ainsi se passa la première leçon et, quand ma mère me demanda si mademoiselle Mérelle m’avait bien fait travailler, je répondis qu’oui, sans concevoir clairement que je mentais.

Le lendemain, ayant repris place contre le guéridon, mon institutrice me conseilla de nouveau d’étudier une fable et se remit à écrire avec une sorte de ravissement ; parfois, elle s’arrêtait comme pour attendre l’inspiration, et, quand d’aventure ses beaux yeux se posaient sur moi, son visage exprimait une paisible et douce indifférence. La troisième leçon se passa de la même manière, ainsi que toutes celles qui suivirent. Je la dévorais des yeux ; pendant les trois quarts d’heure que durait la leçon, je buvais le jour de ses prunelles. Elles me semblaient, ces prunelles, une étonnante merveille. Et aujourd’hui encore, après tant d’années, je crois que c’en était une. Elles semblaient faites d’une violette de Parme ; de longs cils y donnaient de l’ombre. Je n’ai rien oublié de ce joli visage : mademoiselle Mérelle avait les narines un peu ouvertes, roses en dedans comme le nez de minette ; les coins de sa bouche se retroussaient légèrement et il y avait sur sa lèvre un fin duvet dont mes yeux d’enfant, grossissants comme une loupe, distinguaient les poils imperceptibles. Les loisirs que me laissait mon institutrice, je les employais, non à lire les fables de La Fontaine, comme elle me le conseillait, mais à la contempler et à rechercher quelles sortes de lettres elle pouvait bien écrire ; et je me persuadai que c’étaient des lettres d’amour. Je ne me trompais pas, à cela près que nous ne nous faisions pas alors, mademoiselle Mérelle et moi, la même idée de l’amour. M’étant demandé ensuite à quelles sortes de personnes elle écrivait, je me figurai que c’était aux anges du paradis, non que ce fût très vraisemblable, même à mes propres yeux ; mais cette idée m’épargnait les tourments de la jalousie.

Jamais mademoiselle Mérelle ne m’adressait la parole. J’entendais le son de sa voix, quand elle relisait, tantôt avec une douce mélancolie, tantôt avec une gaîté brillante, quelques phrases qu’elle venait d’écrire. Je n’en pouvais suivre le sens ; il me souvient pourtant qu’elle y parlait de fleurs et d’oiseaux, des étoiles, et du lierre qui meurt où il s’attache. Les cordes de sa voix remuaient harmonieusement les fibres de mon cœur.

Ma chère maman, qui avait sur les participes des idées vraiment superstitieuses, me demandait de temps en temps si j’en étais parvenu avec mon institutrice à cet endroit de la grammaire qui était de tous, selon elle, le plus embarrassant et le plus difficile, surtout en ce qui concerne la distinction de l’adjectif verbal et du participe présent. Je lui répondais évasivement et d’une manière qui l’affligeait en la faisant douter de mon intelligence. Mais pouvais-je lui dire que tout ce que m’apprenait mademoiselle Mérelle c’était ses yeux, ses lèvres, ses cheveux blonds, son parfum, son souffle, le bruit léger de sa robe et le murmure de sa plume courant sur le papier ?

Je ne me lassais pas de contempler mon institutrice. Je l’admirais surtout quand, s’arrêtant d’écrire, pensive, elle posait sur sa lèvre la boule d’argent de son porte-plume. Plus tard, en voyant au musée de Naples cette peinture de Pompéi qui représente en médaillon une poétesse, une muse tenant de la même manière son stylet sur sa bouche, je tressaillis au souvenir des délices de mon enfance[1].

Oui, j’aimais mademoiselle Mérelle, et ce qui me la rendait adorable presque autant que sa beauté, c’était son indifférence. Cette indifférence était infinie et divine. Mon institutrice ne m’adressait jamais la parole, ne me souriait jamais ; en aucun moment je ne reçus d’elle une louange ou un blâme. Peut-être que, si elle m’avait donné le moindre signe de bienveillance, le charme aurait été rompu. Mais, pendant dix mois que durèrent les leçons, elle ne me témoigna ombre d’intérêt. Parfois, avec la candide audace de mon âge, je voulais l’embrasser ; je passais la main sur sa robe mordorée et lustrée comme un plumage, je tentais de m’asseoir sur ses genoux ; elle m’écartait comme on écarte un petit chien, sans daigner m’adresser un reproche ni me faire une défense. Aussi, la sentant inaccessible, je me livrais rarement à de tels élans. Presque tout le temps que je passais près d’elle, j’étais à peu près idiot et plongé dans un abêtissement délicieux. J’éprouvai à l’âge de huit ans que bienheureux est celui qui, cessant de penser et de comprendre, s’abîme dans la contemplation de la beauté ; et il me fut révélé que le désir infini, sans crainte et sans espoir, et qui s’ignore, apporte à l’âme et aux sens une joie parfaite, car il est à lui-même son entier contentement et sa pleine satisfaction. Mais cela, je l’avais bien oublié à dix-huit ans ; et depuis, je n’ai jamais pu le rapprendre complètement. Je demeurais donc devant elle immobile, les poings dans les joues et les yeux tout grands ouverts. Et quand, enfin, je sortais de mon extase (car tout de même j’en sortais), je manifestais ce réveil de l’esprit et du corps en donnant des coups de pied dans la table et en faisant des pâtés d’encre sur les fables de La Fontaine. Un regard de mademoiselle Mérelle me replongeait aussitôt dans une bienheureuse ataraxie. Ce regard sans haine et sans amour suffisait à m’anéantir.

Après son départ, je me mettais à genoux sur le plancher devant sa chaise. C’était une petite chaise en palissandre de style Louis-Philippe et qui voulait être gothique ; le dossier était ogival et le siège de tapisserie au petit point représentait un épagneul sur un coussin rouge, et cette chaise me paraissait la plus précieuse chose du monde, quand mademoiselle Mérelle s’y était assise. Mais, à dire vrai, mes contemplations duraient peu et je sortais de la chambre aux boutons de roses par sauts et par bonds et en criant à tue-tête. Ma mère m’a dit que je n’avais jamais été aussi tapageur qu’en ce temps-là, et c’est une tradition de famille, que je rivalisais en catastrophes avec Justine. Tandis que la petite bonne rompait dans la cuisine les cataractes des eaux potables, je mettais le feu à l’abat-jour vert, orné de Chinois, si cher à mon père et qu’on pensait éternel dans la maison. Parfois, nous étions associés, Justine et moi, dans un même cataclysme, comme le jour où nous roulâmes tous deux ensemble, une bouteille à la main, du haut en bas de l’escalier de la cave, et cette matinée tragique où, en arrosant de concert les fleurs, sur le rebord de la fenêtre, nous laissâmes tomber l’arrosoir sur la tête de M. Bellaguet. Ce fut à cette époque aussi que je rangeai en bataille avec le plus d’ardeur des armées de soldats de plomb sur la table de la salle à manger, et que j’y livrai les plus terribles combats, malgré les objurgations de Justine, pressée de mettre le couvert et qui, sur mon refus prolongé de ranger mes militaires dans leurs boîtes, ramassait, en dépit de mes cris, vainqueurs et vaincus pêle-mêle dans son tablier. Par représailles, je cachais la boîte à ouvrage de Justine dans le four de la cuisine et je m’étudiais à faire « endêver » cette simple créature. Enfin, j’étais un enfant très enfant, un petit garçon garçonnant, un petit animal vif et joyeux. Et il est vrai aussi que mademoiselle Mérelle exerçait sur moi une puissance irrésistible et que je subissais à sa vue un enchantement tel qu’on en voit dans les contes arabes.

Or, un jour, après dix mois d’ensorcellement, ma mère, à dîner, m’apprit que mon institutrice ne reviendrait plus.

— Mademoiselle Mérelle, ajouta ma mère, m’a avertie aujourd’hui que tu avais fait des progrès suffisants et que tu pourrais entrer au collège à la rentrée.

Chose étrange ! j’entendis cette nouvelle sans étonnement, sans désespoir, presque sans regret ; elle ne me surprenait pas. Il me semblait au contraire naturel que l’apparition s’évanouît. C’est ainsi du moins que je m’explique cette tranquillité d’âme où je demeurai. Mademoiselle Mérelle était déjà si lointaine quand elle était près de moi, que je pouvais supporter l’idée de son éloignement. Et puis on n’a pas à huit ans une grande faculté de souffrir et de regretter.

— Grâce aux leçons de ton institutrice, poursuivit ma mère, tu sais assez de grammaire française pour être mis tout de suite au latin. Je suis bien reconnaissante à cette charmante demoiselle de t’avoir appris les règles des participes ; c’est ce qu’il y a de plus embarrassant dans notre langue, et je n’ai jamais pu, malheureusement, surmonter cette difficulté faute d’avoir été bien commencée.

Ma chère maman s’abusait : non ! mademoiselle Mérelle ne m’apprit pas la règle des participes, mais elle me révéla des vérités plus précieuses et des secrets plus utiles ; elle m’initia au culte de la grâce et de la vénusté ; elle m’enseigna, par son indifférence, à goûter la beauté, même insensible et lointaine, à l’aimer avec désintéressement, et c’est un art parfois nécessaire dans la vie.

Je devrais finir là l’histoire de mademoiselle Mérelle. Je ne sais quel mauvais génie me pousse à la gâter en la terminant. Du moins, le ferai-je en peu de mots. Mademoiselle Mérelle ne resta pas institutrice. Elle alla vivre sur le lac de Côme avec le jeune Villeragues qui ne l’épousa point ; il la fit épouser à son oncle Monsaigle, en sorte que sa destinée ressemble par ce côté à celle de Lady Hamilton. Mais elle s’écoula plus obscure et plus tranquille. J’eus plusieurs occasions de la revoir, que j’évitai soigneusement.


  1. Une muse, sans doute. Mais on voit, dans le même musée, une autre peinture de Pompéi représentant la femme du boulanger Proculus, tenant de la même manière son stylet et son livre de ménage.