Calmann-Lévy (p. 96-101).


XII

LES DEUX SŒURS


En ce temps-là, maman m’emmenait très souvent dans la rue du Bac. L’hiver approchait. Elle achetait, dans cette rue marchande, des tricots et toutes sortes de lainages et me faisait faire un vêtement chaud par M. Augris, tailleur plein de politesse et d’inexactitude, qui demeurait vis-à-vis de l’hôtel où l’année précédente M. de Chateaubriand était mort. Ce souvenir ne me touchait guère et je regardais négligemment la porte à médaillons, d’un style noble et pur, qui s’était ouverte pour le laisser passer sans retour. Ce qui me ravissait dans la belle rue du Bac, c’étaient les boutiques pleines d’objets merveilleux par la forme et la couleur, mille ouvrages de tapisserie, du papier à lettres chiffré d’or et d’azur, des lions et des panthères sur des descentes de lit, des figures de cire artistement coiffées, des biscuits de Savoie dont le dôme, pareil à celui du Panthéon, portait une rose épanouie ; c’étaient enfin des petits fours prodigieux, en façon de tricorne, de dominos, de mandoline. En me faisant voir ces merveilles, ma mère me les rendait d’un mot plus merveilleuses encore. Elle avait ce don rare d’animer toutes choses et de faire naître des symboles.

Il y avait alors dans cette rue, au coin de la rue de l’Université, un marchand de tableaux chez qui l’on pénétrait par une porte assez étroite, peinte en jaune et décorée dans le style du temps, non sans richesse. De la corniche qui la surmontait je ne dirai rien, n’en ayant gardé nul souvenir ; mais il est certain qu’aux deux consoles qui supportaient cette corniche s’adossaient des figurines longues comme le bras, bizarrement composées de parties empruntées à l’homme, au quadrupède et à l’oiseau. Ce n’étaient pas proprement des chimères, car elles ne procédaient en rien du lion ni de la chèvre ; ce n’étaient pas non plus des griffons, puisqu’elles avaient un sein de femme. De longues oreilles coiffaient leur tête qui tenait de la chauve-souris ; leur corps délié participait du lévrier. On voit aujourd’hui sur les candélabres du pont de Suresnes de petites bêtes fantastiques assez semblables à celles-là, qu’on pourrait aussi rapprocher du monstre qui soutient une lanterne sur la façade du palais Riccardi à Florence. Enfin, c’étaient de petites figures décoratives exécutées vers 1840, par un sculpteur comme Feuchère ; mais elles étaient douées d’une physionomie très singulière, et elles tiennent trop de place dans ma vie pour que je les confonde avec aucune autre figure de ce genre.

C’est ma mère qui me les fit remarquer un jour en passant :

— Pierre, regarde ces petites bêtes, me dit-elle. Elles ont beaucoup d’expression. Leur mine est pleine de malice et de gaîté. On passerait des heures à les regarder tant elles ont l’air spirituel et semblent vivantes ! Vois comme elles rient.

Je demandai comment elles s’appelaient. Ma mère me répondit qu’elles n’avaient point de nom en histoire naturelle, parce qu’elles n’existaient pas dans la nature.

Je dis :

— Ce sont les deux sœurs.

Il nous fallut retourner le lendemain chez M. Augris pour essayer une fois encore mon vêtement d’hiver. Quand nous repassâmes devant les deux sœurs, ma chère maman me les montra gravement du doigt.

— Vois ; elles ne rient plus.

Et maman disait vrai. Les sœurs avaient changé d’expression, elles ne riaient plus et leur visage se faisait sévère et menaçant.

Je demandai pourquoi elles ne riaient plus.

— Parce que tu n’as pas été sage aujourd’hui.

Nul doute à cet égard. Je n’avais pas été sage ce jour-là. J’étais allé dans la cuisine où mon cœur m’attirait, j’y avais trouvé la vieille Mélanie qui épluchait les navets. Je voulus les éplucher aussi, ou plutôt les sculpter ; car je méditais de les tailler en forme d’hommes et d’animaux. Mélanie s’y opposa. Irrité de ce refus, je lui arrachai son bonnet tuyauté, à bavolet de dentelle. Ce pouvait être là le mouvement d’un génie fougueux ; ce n’était pas assurément un acte de sagesse. Je contemplai les deux sœurs, et, soit qu’en effet elles me parussent douées d’une puissance surnaturelle, soit plutôt que mon esprit avide de merveilleux se prêtât à l’illusion, un petit frisson de peur, aigre-doux, me secoua la poitrine.

— Elles ne savent pas tes fautes, reprit ma mère, mais tu les lis dans leurs yeux. Sois bon, et elles te souriront, comme te sourira la nature entière.

Depuis lors, chaque fois que nous passions, ma mère et moi, devant les deux sœurs, nous nous inquiétions de voir si elles se montraient irritées ou sereines, et toujours leur expression répondait exactement à l’état de ma conscience. Je les consultais avec une entière bonne foi et trouvais dans leur visage, ou souriant ou sombre, le loyer de ma sagesse ou la peine de mes fautes.

De longues années s’écoulèrent. Devenu un homme et ayant acquis une pleine liberté d’esprit, aux heures de trouble et d’irrésolution, je consultais encore les deux sœurs. Un jour que j’avais un particulier besoin de voir clair en moi-même, j’allai les interroger. Je ne les trouvai plus : elles avaient disparu avec la porte qu’elles ornaient. Je m’en retournai, plein d’incertitude et d’hésitation, et pris un mauvais parti.