Calmann-Lévy (p. 1-12).

LE PETIT PIERRE


I

INCIPE, PARVE PUER, RISU COGNOSCERE MATREM


Ma mère m’a souvent rapporté diverses circonstances de ma naissance qui ne m’ont pas paru aussi considérables qu’elle se le figurait. Je n’y ai guère pris garde et elles m’ont échappé.

Quand vient l’enfant à recevoir,
Il faut la sage-femme avoir
Et des commères un grand tas…

Du moins puis-je affirmer, par ouï-dire, que, à la fin du règne de Louis-Philippe, l’usage dont parlent ces vers d’un vieux Parisien n’était pas tout à fait perdu. Car il y eut grande assemblée de dames respectables dans la chambre de madame Nozière pour y attendre ma venue. On était en avril ; il faisait frais. Quatre ou cinq commères du quartier, entre autres madame Caumont, la libraire, madame veuve Dusuel, madame Danquin, mettaient des bûches dans la cheminée et buvaient du vin chaud pendant que ma mère ressentait les grandes douleurs.

— Criez, madame Nozière, criez tout votre saoul, disait madame Caumont ; cela vous soulagera.

Madame Dusuel, ne sachant où mettre sa fille Alphonsine, âgée de douze ans, l’avait amenée dans la chambre, d’où elle la faisait sortir à chaque instant, de crainte que je ne me présentasse tout à coup à une si jeune demoiselle, ce qui n’eût pas été convenable.

Ces dames n’avaient pas le bec gelé et caquetaient, à ce qu’on m’a rapporté, comme au vieux temps. Madame Caumont contait abondamment, au grand déplaisir de ma mère, de terribles histoires de regards. Une femme enceinte de sa connaissance, ayant rencontré un cul-de-jatte qui tenait un fer à repasser dans chaque main et demandait l’aumône, accoucha d’un enfant sans jambes. Elle-même, portant sa fille Noémi, avait eu peur d’un lièvre qui lui était parti dans les jambes ; et Noémi était née avec des oreilles pointues, qui remuaient.

À minuit les douleurs cessèrent et le travail s’interrompit. On avait d’autant plus sujet d’inquiétude que ma mère avait accouché précédemment d’un enfant mort et failli mourir. Toutes les femmes donnaient leur avis ; madame Mathias, la vieille bonne, ne savait à qui entendre. Mon père entrait toutes les cinq minutes dans la chambre, très pâle, et sortait sans dire un mot. Médecin, habile praticien, et accoucheur quand il en était requis, il s’interdisait d’intervenir dans les couches de sa femme et avait appelé son confrère le vieux Fournier, élève de Cabanis. Dans la nuit, le travail reprit.

Je vins au monde à cinq heures du matin.

— C’est un garçon, dit le vieux Fournier.

Et toutes les commères s’écrièrent ensemble qu’elles l’avaient bien dit.

Madame Morin me lava avec une grosse éponge dans un bassin de cuivre. Cela fait songer aux vieilles peintures qui représentent la nativité de Marie. Mais, à vrai dire, je fus trempé dans un chaudron à faire les confitures. Madame Morin annonça que je portais une tache rouge sur le rein gauche due à une envie de cerises qu’avait eue ma mère dans le jardin de la tante Chausson, tandis qu’elle me portait. À quoi le vieux Fournier, qui tenait en grand mépris les préjugés populaires, répliqua qu’il était heureux que madame Nozière s’en fût tenue, pendant la gestation, à un désir si modique, car, si elle se fût laissée aller à souhaiter des plumes, des bijoux, un cachemire, une calèche à quatre chevaux, un hôtel, un château, un parc, je n’eusse point eu assez de peau dans toute ma chétive personne pour porter l’empreinte de ces vastes envies.

— Vous direz ce que vous voudrez, docteur, fit madame Caumont ; mais, la nuit de Noël, ma sœur Malvina étant dans une position intéressante fut prise d’une envie irrésistible de faire réveillon et sa fille…

— Naquit avec un boudin pendu au bout du nez, n’est-ce pas ? interrompit le docteur.

Et il recommanda à madame Morin de ne pas m’emmailloter trop serré.

Cependant, je criais si fort qu’on crut que j’allais étouffer.

J’étais rouge comme une tomate et, de l’aveu de tous, un vilain petit animal. Ma mère demanda à me voir, se souleva à demi, me tendit les bras, me sourit et laissa retomber sur l’oreiller sa tête fatiguée. Je reçus ainsi, pour ma bienvenue, de sa bouche tendre et pure, ce sourire sans lequel on n’est digne, selon le poète, ni de la table des dieux, ni du lit des déesses.

La circonstance de ma naissance qui m’a paru la plus remarquable, c’est que Puck, qui depuis fut nommé Caire, vint au monde en même temps que moi, dans la chambre voisine, sur un vieux tapis. De basse extraction, Finette, sa mère, avait beaucoup d’esprit. Un vieil ami de mon père, M. Adelestan Bricou, qui était libéral et réclamait la réforme, vantait, sur l’exemple de Finette, l’intelligence du peuple. Puck ne ressemblait pas à sa mère brune et frisée ; il avait le poil jaune, court et rude, mais il tenait d’elle des manières communes et un esprit distingué. Nous grandîmes ensemble et mon père fut obligé de reconnaître que l’intelligence de son chien se développait plus rapidement que celle de son fils et qu’au bout de cinq et six années entières, pour le sens de la vie et la connaissance de la nature, Puck l’emportait encore de beaucoup sur le petit Pierre Nozière. Cette constatation lui était pénible parce qu’il était père et aussi que sa doctrine n’accordait pas volontiers aux animaux une part de cette sagesse qu’elle proclamait le propre de l’homme.

Napoléon, à Sainte-Hélène, se montra surpris qu’O’Méara, qui était médecin, ne fût point athée. S’il eût vu mon père, il eût vu un médecin spiritualiste, qui, comme tel, croyait en un dieu distinct du monde et à une âme distincte du corps.

— L’âme, disait-il, est la substance ; le corps, l’apparence. Les mots l’expriment d’eux-mêmes : l’apparence est ce qui se voit, et qui dit substance dit chose cachée.

Malheureusement, je n’ai jamais pu m’intéresser à la métaphysique. Mon esprit se modela sur celui de mon père comme cette coupe moulée sur le sein d’une amante ; il en reproduisit en creux les plus suaves rondeurs. Mon père se faisait de l’âme humaine et de sa destinée une idée sublime ; il la croyait faite pour les cieux ; cette foi le rendait optimiste. Mais, dans le commerce ordinaire de la vie, il se montrait grave et parfois sombre. Comme Lamartine, il riait rarement, n’avait nul sens du comique, ne pouvait souffrir la caricature et ne goûtait ni Rabelais, ni La Fontaine. Enveloppé d’une sorte de mélancolie poétique, il était vraiment un fils du siècle ; il en avait l’esprit et l’attitude. Sa coiffure comme son habit étaient en harmonie avec le génie de l’heure romantique. Les hommes de cette génération se coiffaient en coup de vent. Sans doute une brosse savante imprimait ce désordre à leur chevelure ; mais ils semblaient toujours exposés aux orages et battus de l’aquilon. Mon père, tout simple qu’il était, avait sa part de coup de vent et de mélancolie.

En m’ajustant sur lui, je devins pessimiste et joyeux, comme il était optimiste et mélancolique. En toutes choses, d’instinct, je m’opposais à lui. Il se plaisait, avec les romantiques, dans le vague et l’indéterminé. Je me mis à aimer la raison ornée et la belle ordonnance de l’art classique. Au cours des années, ces contrastes s’accentuèrent et nous rendirent la conversation un peu difficile, sans altérer nos sentiments réciproques. Je dois ainsi à cet excellent père quelques qualités et beaucoup de défauts.

Ma mère, bien qu’elle n’eût pas beaucoup de lait, désirait ardemment me nourrir elle-même. Elle y fut autorisée par le vieux Fournier, disciple de Jean-Jacques. Elle me donna le sein avec une vive allégresse. Ma santé s’en trouva bien, et j’aurais lieu de m’en féliciter si, comme beaucoup le prétendent, les qualités de l’âme se sucent avec le lait.

Ma mère avait un esprit charmant, l’âme belle et généreuse et le caractère difficile. Trop sensible, trop aimante, trop facile à émouvoir pour trouver la paix en elle-même, la religion, disait-elle, lui apportait une tranquillité heureuse. Sobre de pratiques extérieures, elle était profondément pieuse. La vérité m’oblige à dire qu’elle ne croyait pas à l’enfer. Mais c’était sans obstination ni malice, puisque l’abbé Moinier, son confesseur, ne lui refusait pas les sacrements. Encline à la gaîté, une enfance sans joies, puis les soins du ménage et les soucis d’un amour maternel poussé jusqu’à la passion assombrirent son caractère et troublèrent sa santé naturellement bonne. Elle affligea mon enfance par des accès de mélancolie et des crises de larmes. Sa tendresse pour moi allait jusqu’à troubler sa raison, si lucide et si ferme en toutes choses. Elle aurait voulu que je ne grandisse pas pour mieux me serrer toujours contre elle. Et tout en me souhaitant du génie, elle se réjouissait que je fusse sans esprit et que le sien me fût nécessaire. Tout ce qui m’offrait un peu d’indépendance et de liberté lui donnait de l’ombrage. Elle se représentait avec une terreur folle les dangers que je courais sans elle, et je ne suis jamais revenu d’une promenade un peu trop prolongée sans la trouver la tête en feu et les yeux égarés. Elle s’exagérait démesurément mes bonnes qualités et laissait voir à tout propos cette exaltation qui m’était pénible, car, de tout temps, j’ai reçu comme une cruelle humiliation les témoignages d’une estime qui ne m’était pas due. Mais le pis était que ma pauvre mère grossissait dans les mêmes proportions mes torts et mes fautes. Elle ne m’en punissait jamais, mais elle me les reprochait avec un accent si douloureux que j’en avais le cœur déchiré. Maintes fois, il n’a tenu qu’à elle que je ne me crusse un grand coupable et elle m’aurait rendu scrupuleux à l’excès, si je ne m’étais pas fait de bonne heure, pour mon usage, une morale indulgente. Loin d’en éprouver aucun regret, je n’ai point cessé de m’en féliciter. Ceux-là seuls sont doux à autrui qui sont doux à eux-mêmes.

Je fus baptisé en l’église Saint-Germain-des-Prés et tenu sur les fonts par une marraine qui était fée. Elle se nommait Marcelle parmi les hommes, était belle comme le jour et avait épousé un magot nommé Dupont, dont elle était folle, car les fées raffolent des magots. Elle jeta un sort sur mon berceau et partit aussitôt pour les pays d’outre-mer, avec son magot. Je l’ai entrevue un moment au commencement de mon adolescence, comme l’ombre blessée de Didon dans la forêt de myrtes, comme un rayon de lune dans la clairière. Ce ne fut qu’un éclair et ma mémoire en reste toute colorée et parfumée. Mon parrain, M. Pierre Danquin, m’a laissé des souvenirs moins rares. Je le vois encore, gros, court, ses cheveux gris tout bouclés, les joues rondes et lourdes, le regard doux et fin derrière ses lunettes d’or. Son ventre, à la Grimod de La Reynière, était couvert d’un beau gilet de satin à fleurs, brodé par les mains de madame Danquin. Il portait une grande cravate de soie noire qui faisait sept fois le tour de son cou et son col de chemise enveloppait comme un bouquet son visage fleuri. Il avait vu Napoléon à Lyon en 1815 ; il appartenait au parti libéral et s’occupait de géologie.

Dans une des rues qui descendent à ces quais de la Seine où naissait l’enfant qui ne sait encore aujourd’hui, après tant d’années, s’il a bien ou mal fait de venir au monde, parmi cette multitude d’humains qui vivaient leur vie obscure, un homme au vaste crâne, rude et nu comme un bloc de granit breton, et dont les yeux, profondément enfoncés dans des orbites en ogive, naguère jetaient des flammes et maintenant gardaient à peine une faible lumière, un vieillard, morose, infirme, superbe, Chateaubriand, après avoir rempli son siècle de sa gloire, s’éteignait plein d’ennui.

Parfois, descendu des hauteurs de Passy, passait sur ces mêmes quais un vieux promeneur chauve avec de longs cheveux blancs, les joues bourgeonnées, une rose à sa boutonnière, un sourire aux lèvres, bonhomme, aussi plébéien d’allures que l’autre était gentilhomme. Et les passants s’arrêtaient pour voir le chansonnier populaire.

Chateaubriand, catholique et monarchiste, Bérenger, napoléonien, républicain et libre penseur, voilà les deux signes sous lesquels je suis né.