Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 93-104).


XII


Quelques minutes plus tard, le grand et imposant valet de pied qui avait escorté Cédric jusqu’à l’entrée de la bibliothèque, en ouvrit la porte et annonça d’un ton tout à fait majestueux :

« Lord Fautleroy, mylord. »

Il n’était qu’un domestique ; mais il sentait que c’était un jour solennel que celui où le jeune héritier était mis pour la première fois en présence de celui qui devait lui laisser un jour son nom et son titre.

Cédric entra dans la chambre. C’était un bel et grand appartement, meublé avec un luxe sévère, et garni presque tout autour de planchettes couvertes de livres. Les tentures et les draperies étaient si sombres, les croisées garnies de vitraux étaient si profondément encaissées, le jour qui baissait donnait si peu de clarté, que c’est à peine si on voyait le bout de la pièce, et qu’au premier aspect elle produisait un effet lugubre. Pendant quelques instants, Cédric crut qu’il n’y avait personne dans la chambre ; mais il finit par distinguer, près du feu qui brûlait dans une vaste cheminée, un grand fauteuil, et dans ce fauteuil une personne assise.

Sur le plancher, à côté d’elle, était étendu un chien, appartenant à l’espèce des grands dogues. Ses jambes et sa tête étaient presque aussi grosses que celles d’un lion, et il rappelait encore le roi des déserts par la couleur fauve de son pelage. En entendant s’ouvrir la porte, il se leva majestueusement et marcha à pas lents au-devant du nouveau venu, comme pour lui faire les honneurs de l’appartement.

Alors la personne qui était dans le fauteuil, craignant sans doute que l’enfant eût peur, appela :

« Dougal, venez ici, monsieur ! »

Mais il n’y avait pas plus de crainte dans le cœur du petit lord qu’il n’y avait de méchanceté. Il posa sa main sur le collier du gros chien, de la manière la plus simple et la plus naturelle du monde, et tous deux s’avancèrent vers le personnage enfoncé dans le fauteuil, le chien humant l’air fortement, tout en marchant.

Ce personnage alors leva les yeux vers eux. Tout ce que Cédric vit, c’est que c’était un grand vieillard avec des moustaches et des cheveux blancs, des sourcils en broussailles, et un nez semblable à un bec d’aigle entre deux yeux perçants. Ce que le comte vit, c’était une gracieuse et enfantine figure, dans un costume de velours noir, avec un col de dentelle, et des boucles d’or qui flottaient autour d’un beau et mâle petit visage, dont les yeux rencontrèrent les siens avec un regard d’innocente sympathie. Si le château ressemblait, selon ce qu’avait dit Cédric, à un palais de conte de fées, on peut dire


Il posa la main sur le collier du gros chien.
Il posa la main sur le collier du gros chien.



que le petit lord ressemblait lui-même au prince Charmant qui figure dans ces contes. Une flamme soudaine d’orgueil et de triomphe brilla dans les yeux du comte quand il vit combien son petit-fils était grand, beau et fort, et avec quelle tranquille hardiesse il se tenait devant lui, la main posée sur le cou de l’énorme chien. Il ne déplaisait pas au farouche gentleman que son petit-fils parût ne montrer aucune crainte ni du dogue ni de lui-même.

Cédric le regardait du même air qu’il avait regardé la gardienne de la grille et Mme Millon, la femme de charge.

« Êtes-vous le comte ? dit-il quand il fut arrivé près du fauteuil. Je suis votre petit-fils, lord Fautleroy, que M. Havisam a amené ici. »

Et il tendit la main au comte.

« J’espère que vous allez bien, continua-t-il d’un ton affectueux : je suis très content de vous voir. »

Le comte prit la main qu’on lui tendait. Il était tellement étonné qu’il ne trouvait rien à dire. Il promenait les regards de ses yeux enfoncés des pieds à la tête de la petite apparition.

« Vous êtes content de me voir ? répéta-t-il.

— Oui, répondit lord Fautleroy ; très content. »

Il y avait une chaise près du comte, il s’y assit : la chaise était haute, et les pieds du petit homme se balançaient au-dessus du parquet ; néanmoins Cédric semblait tout à fait à son aise. Il regardait son auguste parent avec attention, quoique modestement.

« J’ai toujours cherché à me figurer comment vous étiez, dit-il. J’y pensais dans mon hamac, sur le vaisseau, et je me demandais si vous ressembliez à mon père.

— Eh bien ? demanda le comte.

— Eh bien ! répliqua Cédric, j’étais très jeune quand il mourut, aussi je ne me le rappelle pas très bien ; mais je ne crois pas que vous lui ressembliez.

— Vous êtes désappointé, alors ?

— Oh ! non, répondit poliment le petit lord. Naturellement cela fait plaisir de voir quelqu’un qui ressemble à votre père ; mais cela n’empêche pas que votre grand-papa vous plaise, quand même il est tout différent de votre père. On aime toujours ses parents, et on les trouve toujours très bien. »

Le comte parut un peu déconcerté. Il ne pouvait pas dire, lui, qu’il eût jamais aimé ses parents.

Il avait au contraire été un tyran pour tous les membres de sa famille, et il s’en était fait haïr cordialement.

« Quel est l’enfant qui n’aime pas son grand-père, surtout un grand-père qui a été si bon que vous l’avez été pour moi ? reprit Cédric.

— Ah ! dit le comte avec un singulier éclair dans les yeux, j’ai été bon pour vous ?

— Sans doute, répondit vivement le petit lord, et je vous suis bien reconnaissant pour Dick, pour Brigitte et pour la marchande de pommes.

— Dick ! exclama le comte ; Brigitte ! la marchande de pommes !

— Oui, expliqua Cédric, ce sont ceux pour qui vous m’avez donné de l’argent : cet argent que vous aviez dit à M. Havisam de me remettre si j’en avais besoin.

— Ah ! je sais ! Eh bien ! qu’avez-vous acheté avec cet argent ? j’aimerais à le savoir. »

Il fronça de nouveau les sourcils et regarda Cédric fixement. Il était curieux de savoir de quelle manière l’enfant avait usé de ses dons.

« Vous ne connaissez pas Dick, commença l’enfant, ni la marchande de pommes, ni Brigitte ; ce n’est pas étonnant, car ils demeurent très loin d’ici. Ils sont de mes amis. Et d’abord, il faut que je vous dise que Michel était malade.

— Qui est Michel ? demanda le comte.

— Le mari de Brigitte. Ils étaient tous les deux dans un grand embarras. Quand un homme est malade, qu’il ne peut pas travailler et qu’il a douze enfants, vous pensez si c’est triste ! Michel a toujours été un bon ouvrier. Le soir que M. Havisam était à la maison, Brigitte est venue pleurer dans la cuisine, en disant qu’il n’y avait plus rien à manger chez elle, que ses enfants allaient mourir de faim et qu’elle ne pouvait pas non plus payer son loyer. Enfin elle était bien malheureuse. J’étais allé à la cuisine pour tâcher de la consoler ; M. Havisam m’a envoyé chercher, et il m’a dit que vous lui aviez donné de l’argent pour moi. Alors j’ai couru aussi vite que j’ai pu à la cuisine et j’ai donné à Brigitte l’argent que M. Havisam venait de me remettre. Elle pouvait à peine en croire ses yeux. Voilà pourquoi je vous ai beaucoup de reconnaissance.

— Bien, dit le comte ; et ensuite ? »

Dougal pendant ce temps était resté assis près de la chaise de Cédric. Plusieurs fois il avait tourné la tête du côté de l’enfant, pendant qu’il parlait, comme s’il prenait grand intérêt à la conversation. Le vieux lord, qui le connaissait bien, l’avait examiné avec beaucoup d’attention. Ce n’était pas un chien à donner légèrement son affection, et le comte avait été frappé de la manière dont il avait paru reconnaître le pouvoir de l’enfant. Juste à ce moment, le dogue donna une preuve de plus de la confiance que lui inspirait le petit lord, en posant sa tête de lion sur ses genoux.

En passant doucement la main sur le fauve pelage de son nouvel ami, Cédric continua :

« Ensuite ? Ensuite ce fut Dick.

— Dick ? Qui est ce Dick ? demanda encore le comte.

— C’est un garçon dont le métier est de faire reluire les bottes des messieurs. Il est très honnête et il fait son état de son mieux. C’est un de mes amis : pas tout à fait aussi vieux que M. Hobbes, mais grand tout de même. Je crois qu’il a seize à dix-sept ans. Il m’a fait un cadeau quand je suis parti. »

Il mit la main à sa poche et en tira un objet plié avec soin, et le secoua d’un air de satisfaction affectueuse. C’était le mouchoir de soie rouge semé de fers à cheval.

« Il m’a donné ce mouchoir, et je le garderai toujours, dit Sa petite Seigneurie. On peut le mettre autour de son cou ou le laisser dans sa poche, comme on veut. Il l’a acheté avec le premier argent qu’il gagna quand je lui eus donné ses brosses et tout ce dont il avait besoin. C’est un souvenir. Quand je le verrai, je me rappellerai toujours Dick. »

Les sentiments du très honorable comte de Dorincourt seraient difficilement décrits. Il n’était pas homme à se troubler facilement, car il avait vu beaucoup le monde ; mais il y avait quelque chose de si nouveau, de si inattendu dans ce qu’il avait sous les yeux, qu’il en éprouvait plus d’émotion qu’il ne se serait cru capable d’en ressentir. Il n’avait jamais fait grande attention aux enfants ; il avait toujours été si occupé de son plaisir qu’il ne lui restait pas assez de temps pour y penser. Ses propres fils même ne l’avaient jamais beaucoup intéressé quand ils étaient enfants, quoiqu’il se rappelât s’être dit quelquefois que le troisième était un beau garçon. Il n’avait jamais su combien tendres et affectionnées, simples et généreuses sont les impulsions de cet âge. Un enfant lui avait toujours semblé un petit être gourmand, bruyant, insupportable, qu’on devait tenir sous une sévère contrainte. Ses deux fils aînés n’avaient donné à leurs précepteurs que des ennuis, et il se figurait que s’il n’avait pas reçu les mêmes plaintes du troisième, c’est que son rang de cadet lui enlevait toute importance et qu’on ne croyait pas devoir lui en parler. Il ne lui était jamais venu à la pensée qu’il pût aimer son petit-fils. Il l’avait envoyé chercher, ne voulant pas, autant que possible, que son nom et son titre appartinssent un jour à un rustre. Il était convaincu qu’il en serait ainsi s’il était élevé en Amérique. Quand le domestique avait annoncé lord Fautleroy, il avait été quelques instants avant d’oser le regarder, tant il craignait de voir un enfant mal fait ou commun de manières, et c’était la raison pour laquelle il avait tenu à être seul avec lui à la première entrevue. Il ne pouvait supporter la pensée de laisser voir à personne son désappointement, s’il avait sujet d’en éprouver. Mais son vieux et orgueilleux cœur avait tressailli quand le jeune garçon s’était avancé vers lui avec sa tranquillité et son aisance habituelles, sa main posée sur le cou du dogue. Il m’avait jamais espéré que son petit-fils, l’enfant de cette Américaine qu’il détestait, pût être un si charmant garçon. Le sang-froid du comte fut tout à fait troublé par cette découverte.

Quand ils commencèrent à causer, il fut encore plus curieusement intéressé et de plus en plus agité. En premier lieu, il était tellement habitué à voir les gens embarrassés et même effrayés en sa présence, qu’il s’était attendu à ce que son petit-fils se montrât gauche ou timide. Mais Cédric n’avait pas plus peur du comte qu’il n’avait eu peur de Dougal. Il n’était pas hardi, mais seulement innocemment affectueux. Il était visible qu’il prenait le comte pour un ami, qu’il n’avait pas le moindre doute à ce sujet, et il était visible aussi qu’il faisait tout son possible pour lui plaire. Quelque dur et égoïste que fût le comte, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un certain plaisir de cette confiance. Après tout, ce n’était pas désagréable de savoir qu’il y avait quelqu’un qui ne se défiait pas de lui, qui ne le fuyait pas, qui ne semblait pas soupçonner le mauvais côté de sa nature ; quelqu’un qui le regardait en face, d’un regard ouvert et bienveillant.

Aussi il laissa causer l’enfant sur lui-même et sur ses amis, l’observant attentivement pendant qu’il parlait, Lord Fautleroy ne demandait pas mieux que de répondre à ses questions et babillait, selon sa manière habituelle, avec beaucoup de tranquillité. Après s’être étendu longuement sur Dick, sur la marchande de pommes, sur M. Hobbes, il décrivit la fête dont il avait été témoin à propos de l’élection du président des États-Unis, parla des bannières, des illuminations, des marches aux flambeaux. Il en était sur le Quatre Juillet et allait se laisser emporter par l’enthousiasme lorsque tout à coup il s’arrêta.

« Qu’y a-t-il ? demanda son grand-père. Pourquoi ne continuez-vous pas ? »

Le petit lord s’agita sur sa chaise d’un air un peu gêné. Il était évident qu’il était troublé par une idée qui venait de se présenter à son esprit.

« Je pensais, dit-il avec un peu d’hésitation, que vous pouviez ne pas aimer à entendre parler du Quatre Juillet et de la… de la guerre de l’Indépendance. Peut-être des personnes de votre famille étaient-elles en Amérique à ce moment-là et ont-elles été tuées ou blessées. J’oubliais que vous êtes Anglais.

— Et vous oubliez que vous l’êtes vous-même, dit le comte.

— Oh non ! dit vivement Cédric ; je suis Américain.

— Vous êtes Anglais, dit sèchement le comte : votre père l’était. »

Cela l’amusait de pousser l’enfant pour voir ce qu’il répondrait ; mais cela n’amusait pas Cédric. Il n’avait jamais pensé qu’il pût perdre son titre d’Américain, et il se sentait chaud jusqu’à la racine des cheveux.

« Je suis né en Amérique. On est un Américain quand on est né en Amérique. Je vous demande pardon de vous contrarier, mais M. Hobbes me l’a dit ; s’il y avait une autre guerre entre les Anglais et les Américains, je serais avec les Américains. »

Le comte laissa échapper un sourire amer :

« Vous seriez, vous seriez… » dit-il.

Il haïssait l’Amérique, mais il lui était agréable de voir quel bon petit patriote était son petit-fils. Il pensait qu’un si excellent petit Américain ferait sûrement un bon Anglais plus tard.

Du reste, ils n’eurent pas le loisir de pousser plus avant sur le sujet de la Révolution, — et en vérité lord Fautleroy n’y tenait pas beaucoup, — car le dîner fut annoncé.