Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 79-84).


X


Quand, une heure après, M. Havisam se présenta au château, il trouva le comte assis dans un grand fauteuil, près du feu ; son pied reposait sur un tabouret, car il souffrait d’un accès de goutte. Il envoya à l’homme de loi un coup d’œil perçant de dessous ses sourcils embroussaillés, et celui-ci put voir qu’en dépit de ses efforts pour paraître calme, Sa Seigneurie était vivement agitée.

« Eh bien ! Havisam, dit-il, vous voilà de retour. Quelles nouvelles ?

— Lord Fautleroy et sa mère sont à la Loge, répliqua l’homme d’affaires. Ils ont très bien supporté le voyage et sont en fort bonne santé. »

Le comte poussa une exclamation d’impatience, pendant que sa main s’agitait nerveusement sur le bras de son fauteuil.

« J’en suis charmé ! dit-il brusquement. Mais asseyez-vous, Havisam ; mettez-vous à votre aise et prenez un verre de vin. Et maintenant ?…

— Sa Seigneurie reste avec sa mère ce soir. Demain je l’amènerai au château. »

Le comte posa le coude sur le bras de son fauteuil et mit la main devant ses yeux, comme pour dérober à son interlocuteur l’effet que ses paroles allaient produire sur lui.

« Bien, dit-il ; continuez. Vous savez que je vous ai défendu de me rien écrire sur cette matière ; je ne sais donc rien de cet enfant. Quelle sorte de garçon est-ce ? » ajouta-t-il.

M. Havisam porta à ses lèvres le verre de porto qu’il s’était versé et s’assit le tenant à la main.

« Il est difficile de juger du caractère d’un enfant de huit ans, dit-il enfin.

— Un imbécile ! exclama le comte ; un garçon grossier, mal bâti ! Son sang américain parle.

— Je ne pense pas que le sang américain lui ait nui, mylord, reprit l’homme de loi, du ton tranchant qui lui était habituel. Je ne connais pas grand’chose aux enfants, mais il me fait plutôt l’effet d’être un beau garçon.

— De bonne santé et de bonne venue ? demanda le comte.

— De bonne santé, en apparence du moins, et de très belle venue.

— Droit, bien conformé ? »

Un léger sourire monta aux lèvres de M. Havisam. Il avait laissé à la Loge le beau et gracieux enfant au teint rosé, aux yeux brillants, à demi étendu devant le foyer, ses cheveux d’or répandus sur la peau de tigre.

« C’est plutôt un beau garçon, j’ose dire, reprit-il, quoique je ne sois peut-être pas très bon juge. Je crois seulement que vous le trouverez un peu différent de nos enfants anglais.

— Je n’en fais pas de doute, dit le comte en poussant un grognement, car son pied lui faisait sentir un élancement ; c’est une sorte d’impudent petit misérable, comme tous ces enfants américains.

— « Impudent », n’est pas précisément le terme, reprit M. Havisam de son même ton sec et coupant. C’est un mélange de maturité et d’innocence enfantine, qui a quelque chose de particulier.

— Américaine impudence ! insista le comte. On me l’a toujours dit. Ils appellent cela précocité et liberté. Grossièreté, rudesse, impudence ; voilà ce que c’est ! »

M. Havisam ne crut pas devoir répliquer. Il tenait rarement tête à son noble patron, surtout quand la noble jambe de son noble patron était enflammée par la goutte. Il trempa de nouveau ses lèvres dans le porto.

« J’ai un message à délivrer de la part de Mme Errol, dit-il en replaçant le verre sur la table.

— Je ne me soucie pas de ses messages, grommela Sa Seigneurie ; moins j’entendrai parler d’elle, mieux cela vaudra.

— Il a une certaine importance, reprit l’homme de loi. — Elle préfère ne pas accepter la rente que vous lui offrez, » dit-il après un moment de silence.

Le comte tressaillit.

« Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il.

— Elle prétend qu’elle n’en a pas besoin et que ses relations avec vous ne sont pas assez affectueuses…

— Pas affectueuses !… répéta le comte avec colère, j’ose le dire, quelles ne sont pas affectueuses. Je la hais ! Une intrigante !… Une mercenaire ! Je désire ne pas la voir.

— Vous auriez tort, mylord, de l’appeler mercenaire ; elle ne demande rien et refuse même d’accepter ce que vous lui offrez.

— C’est une comédie ! riposta le comte. Elle voudrait m’amadouer. Elle s’imagine que j’admirerai son désintéressement : elle se trompe. Je ne veux pas avoir une mendiante vivant à ma porte. Comme mère de son fils, elle a une position à garder, un rang à tenir. Elle aura l’argent, qu’elle le veuille ou non !

— Elle ne le dépensera pas, dit M. Havisam.

— Je ne me soucie pas qu’elle le dépense ou qu’elle ne le dépense pas ! dit brusquement Sa Seigneurie, mais elle le recevra. Elle ne pourra pas dire qu’elle est forcée de vivre chichement parce que je ne fais rien pour elle. Je ne veux pas qu’elle donne à son fils une mauvaise opinion de moi. Je suppose qu’elle a déjà empoisonné l’esprit de l’enfant à mon sujet.

— Non, dit M. Havisam, et j’ai même à vous communiquer un autre message qui vous prouvera qu’il n’en est rien.

— Je ne veux pas l’entendre », rugit le comte, mis hors de lui par la colère et par les élancements que lui donnait son pied malade.

Néanmoins M. Havisam reprit :

« Elle vous prie, de ne rien dire à lord Fautleroy qui pourrait lui faire comprendre que vous l’avez séparée de lui à cause des sentiments que vous avez conçus contre elle. Mme Errol est convaincue que ce serait mettre une barrière entre vous et lui, car il aime passionnément sa mère. Elle a tâché de lui faire accepter cette séparation en lui disant qu’il était trop jeune encore pour en comprendre la raison, et qu’on la lui dirait plus tard. Elle désire qu’il n’y ait aucun nuage sur votre première entrevue. »

Les yeux du comte lancèrent un éclair sous le profond abri de ses sourcils.

« Allons donc ! fit-il, vous ne me ferez pas accroire que la mère ne lui a rien dit.

— Pas un mot, mylord, reprit l’homme de loi froidement, pas un mot. Ceci, je puis vous l’affirmer. L’enfant est préparé à croire que vous êtes le plus aimable et le plus tendre des grands-pères. Rien, absolument rien, n’a été dit pour lui donner le plus léger doute sur vos perfections ; et comme j’ai exécuté vos ordres dans les plus grands détails, il vous regarde comme un miracle de générosité.

— Bah ! dit le comte.

— Je vous donne ma parole d’honneur que l’impression que lord Fautleroy aura de vous dépend entièrement de vous-même. Et si vous voulez me pardonner la liberté que je prends, j’ajouterai que je pense que cette impression sera d’autant plus favorable si vous ne lui parlez pas légèrement de sa mère.

— Bah ! bah ! dit le comte, l’enfant n’a que huit ans, après tout !

— C’est possible, mais il a passé ces huit années avec elle, et elle a toute son affection. »