Le Petit Chose/Première partie/8
Maintenant le collège est désert. Tout le monde est parti… D’un bout des dortoirs à l’autre, des escadrons de gros rats font des charges de cavalerie en plein jour. Les écritoires se dessèchent au fond des pupitres. Sur les arbres des cours, la division des moineaux est en fête ; ces messieurs ont invité tous leurs camarades de la ville, ceux de l’évêché, ceux de la sous-préfecture, et, du matin jusqu’au soir, c’est un pépiage assourdissant.
De sa chambre, sous les combles, le petit Chose les écoute en travaillant. On l’a gardé par charité, dans la maison, pendant les vacances. Il en profite pour étudier à mort les philosophes grecs. Seulement, la chambre est trop chaude et les plafonds trop bas. On étouffe là-dessous… Pas de volets aux fenêtres. Le soleil entre comme une torche et met le feu partout. Le plâtre des solives craque, se détache… De grosses mouches, alourdies par la chaleur, dorment collées aux vitres… Le petit Chose, lui, fait de grands efforts pour ne pas dormir. Sa tête est lourde comme du plomb ; ses paupières battent.
Travaille donc, Daniel Eyssette !… Il faut reconstruire le foyer… Mais non ! il ne peut pas… Les lettres de son livre dansent devant ses yeux, puis, ce livre qui tourne, puis la table, puis la chambre. Pour chasser cet étrange assoupissement, le petit Chose se lève, fait quelques pas ; arrivé devant la porte, il chancelle et tombe à terre comme une masse, foudroyé par le sommeil.
Au-dehors, les moineaux piaillent ; les cigales chantent à tue-tête ; les platanes, blancs de poussière, s’écaillent au soleil en étirant leur mille branches.
Le petit Chose fait un rêve singulier ; il lui semble qu’on frappe à la porte de sa chambre, et qu’une voix éclatante l’appelle par son nom : « Daniel, Daniel !… » Cette voix, il la reconnaît. C’est du même ton qu’elle criait autrefois : « Jacques, tu es un âne ! »
Les coups redoublent à la porte : « Daniel, mon Daniel, c’est ton père, ouvre vite ! »
Oh ! l’affreux cauchemar. Le petit Chose veut répondre, aller ouvrir. Il se redresse sur son coude mais sa tête est trop lourde, il retombe et perd connaissance…
Quand le petit Chose revient à lui, il est tout étonné de se trouver dans une couchette bien blanche, entourée de grands rideaux bleus qui font de l’ombre tout autour… Lumière douce, chambre tranquille. Pas d’autre bruit que le tic-tac d’une horloge et le tintement d’une cuiller dans la porcelaine… Le petit Chose ne sait pas où il est ; mais il se trouve très bien. Les rideaux s’entrouvrent. M. Eyssette père, une tasse à la main, se penche vers lui avec un bon sourire et des larmes plein les yeux. Le petit Chose peut continuer son rêve.
— Est-ce vous, père ? Est-ce bien vous ?
— Oui, mon Daniel ; oui, mon cher enfant, c’est moi.
— Où suis-je donc ?
— À l’infirmerie, depuis huit jours… ; maintenant tu es guéri, mais tu as été bien malade…
— Mais vous, mon père, comment êtes-vous là ? Embrassez-moi donc encore !… Oh ! tenez ! de vous voir, il me semble que je rêve toujours.
M. Eyssette père l’embrasse :
— Allons ! couvre-toi, sois sage… Le médecin ne veut pas que tu parles.
Et pour empêcher l’enfant de parler, le brave homme parle tout le temps.
— Figure-toi qu’il y a huit jours, la Compagnie vinicole m’envoie faire une tournée dans les Cévennes. Tu penses si j’étais content : une occasion de voir mon Daniel ! J’arrive au collège… On t’appelle, on te cherche… Pas de Daniel. Je me fais conduire à ta chambre, la clef était en dedans… Je frappe : personne. Vlan ! j’enfonce ta porte d’un coup de pied, et je te trouve là, par terre, avec une fièvre de cheval !… Ah ! pauvre enfant, comme tu as été malade ! Cinq jours de délire ! Je ne t’ai pas quitté d’une minute… Tu battais la campagne tout le temps ; tu parlais toujours de reconstruire le foyer. Quel foyer ? dis !… Tu criais : « Pas de clefs ? Otez les clefs des serrures ! » Tu ris ? Je te jure que je ne riais pas, moi. Dieu ! quelles nuits tu m’as fait passer !… Comprends-tu cela : M. Viot — c’est bien M. Viot, n’est-ce pas ? — qui voulait m’empêcher de coucher dans le collège ! Il invoquait le règlement… Ah ! bien oui, le règlement ! Est-ce que je le connais, moi, son règlement ? Ce cuistre-là croyait me faire peur en me remuant ses clefs sous le nez. Je l’ai poliment remis à sa place va !
Le petit Chose frémit de l’audace de M. Eyssette ; puis oubliant bien vite les clefs de M. Viot : « Et ma mère ? » demande-t-il, en étendant ses bras comme si sa mère était là, à portée de ses caresses.
— Si tu te découvres, tu ne sauras rien, répondit M. Eyssette d’un ton fâché. Voyons ! couvre-toi… ta mère va bien, elle est chez l’oncle Baptiste.
— Et Jacques ?
— Jacques ? c’est un âne !… Quand je dis un âne, tu comprends, c’est une façon de parler… Jacques est un très brave enfant, au contraire… Ne te découvre donc pas, mille diables !… Sa position est fort jolie. Il pleure toujours, par exemple. Mais, du reste, il est très content. Son directeur l’a pris pour secrétaire… Il n’a rien à faire qu’à écrire sous la dictée… Une situation fort agréable..
Il sera donc toute sa vie condamné à écrire sous la dictée, ce pauvre Jacques !…
Disant cela, le petit Chose se met à rire de bon cœur, et M. Eyssette rit de le voir rire, tout en le grondant à cause de cette maudite couverture qui se dérange toujours…
Oh ! bienheureuse infirmerie ! Quelles heures charmantes le petit Chose passe entre les rideaux bleus de sa couchette !… M. Eyssette ne le quitte pas ; il reste là tout le jour, assis près du chevet, et le petit Chose voudrait que M. Eyssette ne s’en allât jamais… Hélas ! c’est impossible. La Compagnie vinicole a besoin de son voyageur. Il faut reprendre la tournée des Cévennes…
Après le départ de son père, l’enfant reste seul, dans l’infirmerie silencieuse… Il passe ses journées à lire, au fond d’un grand fauteuil roulé près de la fenêtre. Matin et soir, la jaune madame Cassagne lui apporte ses repas, Le petit Chose boit le bol de bouillon, suce l’aileron de poulet, et dit : « Merci, madame ! » Rien de plus. Cette femme sent les fièvres et lui déplaît ; il ne la regarde même pas.
Or, un matin qu’il vient de faire son : « Merci, madame ! » tout sec comme à l’ordinaire, sans quitter son livre des yeux, il est bien étonné d’entendre une voix très douce lui dire : « Comment cela va-t-il aujourd’hui, monsieur Daniel ? »
Le petit Chose lève la tête, et devinez ce qu’il voit ?…
Les yeux noirs, les yeux noirs en personne, immobiles et souriants devant lui…
Les yeux noirs annoncent à leur ami que la femme jaune est malade et qu’ils sont chargés de faire son service. Ils ajoutent en se baissant qu’ils éprouvent beaucoup de joie à voir M. Daniel rétabli ; puis ils se retirent avec une profonde révérence, en disant qu’ils reviendront le même soir. Le même soir, en effet, les yeux noirs sont revenus, et le lendemain matin aussi, et, le lendemain soir encore. Le petit Chose est ravi. Il bénit sa maladie, la maladie de la femme jaune, toutes les maladies du monde ; si personne n’avait été malade, il n’aurait jamais eu de tête-à-tête avec les yeux noirs.
Oh ! bienheureuse infirmerie ! Quelles heures charmantes le petit Chose passe dans son fauteuil de convalescent, roulé près de la fenêtre !… Le matin, les yeux noirs ont sous leurs grands cils un tas de paillettes d’or que le soleil fait reluire ; le soir, ils resplendissent doucement et font, dans l’ombre autour d’eux, de la lumière d’étoile… Le petit Chose rêve aux yeux noirs toutes les nuits, il n’en dort plus. Dès l’aube, le voilà sur pied pour se préparer à les recevoir. Il a tant de confidences à leur faire !… Puis, quand les yeux noirs arrivent, il ne leur dit rien…
Les yeux noirs ont l’air très étonnés de ce silence. Ils vont et viennent dans l’infirmerie, et trouvent mille prétextes pour rester près du malade, espérant toujours qu’il se décidera à parler ; mais ce damné de petit Chose ne se décide pas.
Quelquefois, cependant, il s’arme de tout son courage et commence ainsi bravement : « Mademoiselle… »
Aussitôt les yeux noirs s’allument et le regardent en souriant. Mais de les voir sourire ainsi, le malheureux perd la tête, et d’une voix tremblante, il ajoute : « Je vous remercie de vos bontés pour moi. » Ou bien encore : « Le bouillon est excellent ce matin. »
Alors les yeux noirs font une jolie petite moue qui signifie : « Quoi ! ce n’est que cela ! » Et ils s’en vont en soupirant.
Quand ils sont partis, le petit Chose se désespère :
« Oh ! dès demain, dès demain sans faute, je leur parlerai ! »
Et puis le lendemain c’est encore à recommencer.
Enfin, de guerre lasse et sentant bien qu’il n’aura jamais le courage de dire ce qu’il pense aux yeux noirs, le petit Chose se décide à leur écrire… Un soir, il demande de l’encre et du papier, pour une lettre importante, oh ! très importante… Les yeux noirs ont sans doute deviné quelle est la lettre dont il s’agit ; ils sont si malins, les yeux noirs !… Vite, vite, ils courent chercher de l’encre et du papier, les posent devant le malade, et s’en vont en riant tout seuls.
Le petit Chose se met à écrire ; il écrit toute la nuit ; puis, quand le matin est venu, il s’aperçoit que cette interminable lettre ne contient que trois mots, vous m’entendez bien ; seulement ces trois mots sont les plus éloquents du monde, et il compte qu’ils produiront un très grand effet.
Attention, maintenant… Les yeux noirs vont venir… Le petit Chose est très ému ; il a préparé sa lettre d’avance et se jure de la remettre dès qu’on arrivera… Voici comment cela va se passer. Les yeux noirs entreront, ils poseront le bouillon et le poulet sur la table. « Bonjour, monsieur Daniel !… » Alors, lui, leur dira tout de suite, très courageusement : « Gentils yeux noirs, voici une lettre pour vous. »
Mais chut !… Un pas d’oiseau dans le corridor… Les yeux noirs approchent… Le petit Chose tient la lettre à la main. Son cœur bat ; il va mourir…
La porte s’ouvre… Horreur !…
À la place des yeux noirs, paraît la vieille fée, la terrible fée aux lunettes.
Le petit Chose n’ose pas demander d’explications ; mais il est consterné… Pourquoi ne sont-ils pas revenus ?… Il attend le soir avec impatience… Hélas le soir encore, les yeux noirs ne viennent pas, ni le lendemain non plus, ni les jours d’après, ni jamais…
On a chassé les yeux noirs. On les a renvoyés aux Enfants trouvés, où ils resteront enfermés pendant quatre ans, jusqu’à leur majorité… Les yeux noirs volaient du sucre !…
Adieu les beaux jours de l’infirmerie ! les yeux noirs s’en sont allés, et pour comble de malheur, voilà les élèves qui reviennent… Eh ! quoi ! déjà la rentrée… Oh ! que ces vacances ont été courtes !
Pour la première fois depuis six semaines, le petit Chose descend dans les cours, pâle, maigre, plus petit Chose que jamais… Tout le collège se réveille. On le lave du haut en bas. Les corridors ruissellent d’eau. Férocement, comme toujours, les clefs de M. Viot se démènent. Terrible M. Viot, il a profité des vacances pour ajouter quelques articles à son règlement et quelques clefs à son trousseau. Le petit Chose n’a qu’à bien se tenir.
Chaque jour, il arrive des élèves… Clic ! clac ! On revoit devant la porte les chars à bancs et les berlines de la distribution des prix. Quelques anciens manquent à l’appel, mais des nouveaux les remplacent. Les divisions se reforment. Cette année comme l’an dernier, le petit Chose aura l’étude des moyens. Le pauvre pion tremble déjà. Après tout, qui sait ? Les enfants seront peut-être moins méchants cette année-ci.
Le matin de la rentrée, grande musique à la chapelle. C’est la messe du Saint-Esprit… Veni, creator Spiritus ! … Voici M. le principal avec son bel habit noir et la petite palme d’argent à la boutonnière. Derrière lui, se tient l’état-major des professeurs en toge de cérémonie. Les sciences ont l’hermine orange ; les humanités, l’hermine blanche. Le professeur de seconde, un freluquet, s’est permis des gants de couleur tendre et une toque de fantaisie ; M. Viot n’a pas l’air content. Veni, crealor Spiritus ! … Au fond de l’église, pêle-mêle avec les élèves, le petit Chose regarde d’un œil d’envie les toges majestueuses et les palmes d’argent… Quand sera-t-il professeur, lui aussi ?… Quand pourra-t-il reconstruire le foyer ? Hélas ! avant d’en arriver là, que de temps encore et que de peines ! Veni, creator Spiritus ! … Le petit Chose se sent l’âme triste ; l’orgue lui donne envie de pleurer… Tout à coup, là-bas, dans un coin du chœur, il aperçoit une belle figure ravagée qui lui sourit… Ce sourire fait du bien au petit Chose, et, de revoir l’abbé Germane, le voilà plein de courage et tout ragaillardi ! Veni creator Spiritus ! …
Deux jours après la messe du Saint-Esprit, nouvelles solennités. C’était la fête du principal. Ce jour-là, — de temps immémorial, — tout le collège célèbre la Saint-Théophile sur l’herbe à grand renfort de viandes froides et de vins de Limoux. Cette fois comme à l’ordinaire, M. le principal n’épargne rien pour donner du retentissement à ce petit festival de famille, qui satisfait les instincts généreux de son cœur, sans nuire cependant aux intérêts de son collège. Dès l’aube, on s’emplit tous, — élèves et maîtres, — dans de grandes tapissières pavoisées aux couleurs municipales, et le convoi part au galop, traînant à sa suite, dans deux énormes fourgons, les paniers de vin mousseux et les corbeilles de mangeaille… En tête, sur le premier char, les gros bonnets et la musique. Ordre aux ophicléides de jouer très fort. Les fouets claquent, les grelots sonnent, les piles d’assiettes se heurtent contre les gamelles de fer-blanc. Tout Sarlande en bonnet de nuit se met aux fenêtres pour voir passer la fête du principal.
C’est à la Prairie que le gala doit avoir lieu. À peine arrivé, on étend des nappes sur l’herbe, et les enfants crèvent de rire en voyant messieurs les professeurs assis au frais dans les violettes comme de simples collégiens… Les tranches de pâté circulent. Les bouchons sautent. Les yeux flambent. On parle beaucoup… Seul, au milieu de l’animation générale, le petit Chose a l’air préoccupé. Tout à coup on le voit rougir… M. le principal vient de se lever, un papier à la main : « Messieurs, on me remet à l’instant même quelques vers que m’adresse un poète anonyme. Il paraît que notre Pindare ordinaire, M. Viot, a un émule cette année. Quoique ces vers soient un peu trop flatteurs pour moi, je vous demande la permission de vous les lire. »
— Oui, oui… lisez !… lisez !…
Et de sa belle voix des distributions, M. le principal commence la lecture…
C’est un compliment assez bien tourné, plein de rimes aimables à l’adresse du principal et de tous ces messieurs. Une fleur pour chacun. La fée aux lunettes elle-même n’est pas oubliée. Le poète l’appelle : « l’ange du réfectoire », ce qui est charmant.
On l’applaudit longuement. Quelques voix demandent l’auteur. Le petit Chose se lève, rouge comme un pépin de grenade, et s’incline avec modestie. Acclamations générales. Le petit Chose devient le héros de la fête. Le principal veut l’embrasser. De vieux professeurs lui serrent la main d’un air entendu. Le régent de seconde lui demande ses vers pour les mettre dans le journal. Le petit Chose est très content, tout cet encens lui monte au cerveau avec les fumées du vin de Limoux. Seulement, et ceci le dégrise un peu, il croit entendre l’abbé Germane murmurer : « L’imbécile ! » et les clefs de son rival grincer férocement.
Ce premier enthousiasme apaisé, M. le principal frappe dans ses mains pour réclamer le silence.
— Maintenant, Viot, à votre tour ! après la Muse badine, la Muse sévère.
M. Viot tire gravement de sa poche un cahier relié, gros de promesses, et commence sa lecture en jetant sur le petit Chose un regard de côté.
L’œuvre de M. Viot est une idylle, une idylle toute virgilienne en l’honneur du règlement. L’élève Ménalque et l’élève Dorilas s’y répondent en strophes alternées… L’élève Ménalque est d’un collège où fleurit le règlement ; l’élève Dorilas, d’un autre collège d’où le règlement est exilé… Ménalque dit les plaisirs austères d’une forte discipline ; Dorilas, les joies infécondes d’une folle liberté.
À la fin, Dorilas est terrassé. Il remet entre les mains de son vainqueur le prix de la lutte, et tous deux, unissant leurs voix, entonnent un chant d’allégresse à la gloire du règlement.
Le poème est fini… Silence de mort !… Pendant la lecture, les enfants ont emporté leurs assiettes à l’autre bout de la prairie, et mangent leurs pâtés, tranquilles, loin, bien loin, de l’élève Ménalque et de l’élève Dorilas. M. Viot les regarde de sa place avec un sourire amer… Les professeurs ont tenu bon, mais pas un n’a le courage d’applaudir… Infortuné M. Viot ! c’est une vraie déroute… Le principal essaie de le consoler : « Le sujet était aride, messieurs, mais le poète s’en est bien tiré. »
— Moi je trouve cela très beau !… dit effrontément le petit Chose, à qui son triomphe commence à faire peur.
Lâchetés perdues ! M. Viot ne veut pas être consolé. Il s’incline sans répondre et garde son sourire amer… Il le garde tout le jour, et le soir, en rentrant, au milieu des chants des élèves, des couacs de la musique et du fracas des tapissières roulant sur les pavés de la ville endormie, le petit Chose entend dans l’ombre, près de lui, les clefs de son rival qui grondent d’un air méchant : « Frinc ! frinc ! frinc ! monsieur le poète, nous vous revaudrons cela ! »