Le Petit Chose/Deuxième partie/3

Hetzel (p. 176-180).

III
ma mère jacques

Jacques a fini son odyssée, maintenant c’est le tour de la mienne. Le feu qui meurt a beau nous faire signe : « Allez vous coucher, mes enfants », les bougies ont beau crier : « Au lit ! au lit ! Nous sommes brûlées jusqu’aux bobèches. — On ne vous écoute pas », leur dit Jacques en riant, et notre veillée continue.

Vous comprenez ! ce que je raconte à mon frère l’intéresse beaucoup. C’est la vie du petit Chose au collège de Sarlande ; cette triste vie que le lecteur se rappelle sans doute. Ce sont les enfants laids et féroces, les persécutions, les haines, les humiliations, les clefs de M. Viot toujours en colère, la petite chambre sous les combles où l’on étouffait, les trahisons, les nuits de larmes ; et puis aussi — car Jacques est si bon qu’on peut tout lui dire — ce sont les débauches du café Barbette, l’absinthe avec les caporaux, les dettes, l’abandon de soi-même, tout enfin, jusqu’au suicide et la terrible prédiction de l’abbé Germane : « Tu seras un enfant toute ta vie. »

Les coudes sur la table, la tête dans ses mains, Jacques écoute jusqu’au bout ma confession sans l’interrompre. De temps en temps, je le vois qui frissonne et je l’entends dire : « Pauvre petit ! pauvre petit ! »

Quand j’ai fini, il se lève, me prend les mains et me dit d’une voix douce qui tremble : « L’abbé Germane avait raison vois-tu ! Daniel, tu es un enfant, un petit enfant incapable d’aller seul dans la vie, et tu as bien fait de te réfugier près de moi. Dès aujourd’hui tu n’es plus seulement mon frère, tu es mon fils aussi, et puisque notre mère est loin, c’est moi qui la remplacerai. Le veux-tu ? dis, Daniel ! Veux-tu que je sois ta mère Jacques ? Je ne t’ennuierai pas beaucoup, tu verras. Tout ce que je te demande, c’est de me laisser toujours marcher à côté de toi et de te tenir la main. Avec cela, tu peux être tranquille et regarder la vie en face, comme un homme : elle ne te mangera pas. »

Pour toute réponse, je lui saute au cou : — « Ô ma mère Jacques, que tu es bon ! » — Et me voilà pleurant à chaudes larmes sans pouvoir m’arrêter, tout à fait comme l’ancien Jacques, de Lyon. Le Jacques d’aujourd’hui ne pleure plus, lui ; la citerne est à sec, comme il dit. Quoi qu’il arrive, il ne pleurera plus jamais.

À ce moment, sept heures sonnent. Les vitres s’allument. Une lueur pâle entre dans la chambre en frissonnant.

— Voilà le jour, Daniel, dit Jacques. Il est temps de dormir. Couche-toi vite… tu dois en avoir besoin.

— Et toi, Jacques ?

— Oh ! moi, je n’ai pas deux jours de chemin de fer dans les reins… D’ailleurs, avant d’aller chez le marquis, il faut que je rapporte quelques livres au cabinet de lecture et je n’ai pas de temps à perdre… tu sais que le d’Hacqueville ne plaisante pas… Je rentrerai ce soir à huit heures… Toi, quand tu te seras bien reposé, tu sortiras un peu. Surtout je te recommande…

Ici ma mère Jacques commence à me faire une foule de recommandations très importantes pour un nouveau débarqué comme moi ; par malheur, tandis qu’il me les fait, je me suis étendu sur le lit, et sans dormir précisément, je n’ai déjà plus les idées bien nettes. La fatigue, le pâté, les larmes… Je suis aux trois quarts assoupi… J’entends d’une façon confuse quelqu’un qui me parle d’un restaurant tout près d’ici, d’argent dans mon gilet, de ponts à traverser, de boulevards à suivre, de sergents de ville à consulter, et du clocher de Saint-Germain-des-Prés comme point de ralliement. Dans mon demi-sommeil, c’est surtout ce clocher de Saint-Germain qui m’impressionne. Je vois deux, cinq, dix clochers de Saint-Germain rangés autour de mon lit comme des poteaux indicateurs. Parmi tous ces clochers, quelqu’un va et vient dans la chambre, tisonne le feu, ferme les rideaux des croisées, puis s’approche de moi, me pose un manteau sur les pieds, m’embrasse au front et s’éloigne doucement avec un bruit de porte…

Je dormais depuis quelques heures, et je crois que j’aurais dormi jusqu’au retour de ma mère Jacques, quand le son d’une cloche me réveilla subitement. C’était la cloche de Sarlande, l’horrible cloche de fer qui sonnait comme autrefois : « Dig ! dong ! réveillez-vous ! dig ! dong ! habillez-vous ! » D’un bond je fus au milieu de la chambre, la bouche ouverte pour crier comme au dortoir : « Allons, messieurs ! » Puis, quand je m’aperçus que j’étais chez Jacques, je partis d’un grand éclat de rire et je me mis à gambader follement par la chambre. Ce que j’avais pris pour la cloche de Sarlande, c’était la cloche d’un atelier du voisinage qui sonnait sec et féroce comme celle de là-bas. Pourtant, la cloche du collège avait encore quelque chose de plus méchant, de plus en fer. Heureusement elle était à deux cents lieues ; et, si fort qu’elle sonnât, je ne risquais plus de l’entendre.

J’allai à la fenêtre, et je l’ouvris. Je m’attendais presque à voir au-dessous de moi la cour des grands avec ses arbres mélancoliques et l’homme aux clefs rasant les murs…

Au moment où j’ouvrais, midi sonnait partout. La grosse tour de Saint-Germain tinta la première ses douze coups de l’angélus à la suite, presque dans mon oreille. Par la fenêtre ouverte, les grosses notes lourdes tombaient chez Jacques trois par trois, se crevaient en tombant comme des bulles sonores et remplissaient de bruit toute la chambre. À l’Angélus de Saint-Germain, les autres Angélus de Paris répondirent sur des timbres divers… En bas, Paris grondait, invisible… Je restai là un moment à regarder luire dans la lumière les dômes, les flèches, les tours ; puis tout à coup, le bruit de la ville montant jusqu’à moi, il me vint je ne sais quelle folle envie de plonger, de me rouler dans le bruit, dans cette foule, dans cette vie, dans ces passions, et je me dis avec ivresse : Allons voir Paris !