Le Petit Chose/Deuxième partie/15

Hetzel (p. 340-351).

XV
…………

Lecteur si tu as un esprit fort, si les rêves te font rire, si tu n as jamais eu le cœur mordu — mordu jusqu’à crier — par le pressentiment des choses futures, si tu es un homme positif, une de ces têtes de fer que la réalité seule impressionne et qui ne laissent pas traîner un grain de superstition dans leurs cerveaux, si tu ne veux en aucun cas croire au surnaturel, admettre l’inexplicable, n’achève pas de lire ces mémoires. Ce qui me reste à dire en ces derniers chapitres est vrai comme la vérité éternelle ; mais tu ne le croiras pas.

C’était le 4 décembre…

Je revenais de l’institution Ouly encore plus vite que d’ordinaire. Le matin, j’avais laissé Jacques à la maison, se plaignant d’une grande fatigue, et je languissais d’avoir de ses nouvelles. En traversant le jardin, je me jetai dans les jambes de M. Pilois, debout près du figuier, et causant à voix basse avec un gros personnage court et pattu, qui paraissait avoir beaucoup de peine à boutonner ses gants.

Je voulais m’excuser et passer outre, mais l’hôtelier me retint :

— Un mot, monsieur Daniel.

Puis, se tournant vers l’autre, il ajouta :

— C’est le jeune homme en question. Je crois que vous feriez bien de le prévenir…

Je m’arrêtais fort intrigué. De quoi ce gros bonhomme voulait-il me prévenir ? Que ses gants étaient beaucoup trop étroits pour ses pattes ? Je le voyais bien parbleu !…

Il y eut un moment de silence et de gêne. M. Pilois, le nez en l’air, regardait dans son figuier comme pour y chercher les figues qui n’y étaient pas. L’homme aux gants tirait toujours sur ses boutonnières… À la fin, pourtant, il se décida à parler ; mais sans lâcher son bouton, n’ayez pas peur.

— Monsieur, me dit-il, je suis depuis vingt ans médecin de l’hôtel Pilois, et j’ose affirmer…

Je ne le laissai pas achever sa phrase. Ce mot de médecin m’avait tout appris. « Vous venez pour mon frère, lui demandai-je en tremblant… Il est bien malade, n’est-ce pas ? »

Je ne crois pas que ce médecin fût un méchant homme, mais, à ce moment-là, c’étaient ses gants surtout qui le préoccupaient, et sans songer qu’il parlait à l’enfant de Jacques, sans essayer d’amortir le coup, il me répondit brutalement : « S’il est malade ! je crois bien… Il ne passera pas la nuit. »

Ce fut bien assené, je vous en réponds. La maison, le jardin, M. Pilois, le médecin, je vis tout tourner. Je fus obligé de m’appuyer contre le figuier. Il avait le poignet rude, le docteur de l’hôtel Pilois !… Du reste, il ne s’aperçut de rien et continua avec le plus grand calme, sans cesser de boutonner ses gants : « C’est un cas foudroyant de phtisie galopante… Il n’y a rien à faire, du moins rien de sérieux… D’ailleurs on m’a prévenu beaucoup trop tard, comme toujours.

— Ce n’est pas ma faute, docteur fit le bon M. Pilois qui persistait à chercher des figues avec la plus grande attention, un moyen comme un autre de cacher ses larmes, ce n’est pas ma faute. Je savais depuis longtemps qu’il était malade, ce pauvre M. Eyssette, et je lui ai souvent conseillé de faire venir quelqu’un ; mais il ne voulait jamais. Bien sûr qu’il avait peur d’effrayer son frère… C’était si uni, voyez-vous ! ces enfants-là !

Un sanglot désespéré me jaillit du fond des entrailles.

— Allons mon garçon, du courage ! me dit l’homme aux gants d’un air de bonté… Qui sait ? la science a prononcé son dernier mot, mais la nature pas encore… Je reviendrai demain matin.

Là-dessus, il fit une pirouette et s’éloigna avec un soupir de satisfaction : il venait d’en boutonner un !

Je restai encore un moment dehors, pour essuyer mes yeux et me calmer un peu ; puis, faisant appel à tout mon courage, j’entrai dans notre chambre d’un air délibéré.

Ce que je vis, en ouvrant la porte, me terrifia. Jacques, pour me laisser le lit, sans doute, s’était fait mettre un matelas sur le canapé, et c’est là que je le trouvai, pâle, horriblement pâle, tout à fait semblable au Jacques de mon rêve…

Ma première idée fut de me jeter sur lui, de le prendre dans mes bras et de le porter sur son lit, n’importe où, mais de l’enlever de là, mon Dieu, de l’enlever de là. Puis, tout de suite, je fis cette réflexion : « Tu ne pourras pas, il est trop grand ! » Et alors, ayant vu ma mère Jacques étendu sans rémission à cette place où le rêve avait dit qu’il devait mourir, mon courage m’abandonna ; ce masque de gaieté contrainte, qu’on se colle au visage pour rassurer les moribonds, ne put pas tenir sur mes joues, et je vins tomber à genoux près du canapé, en versant un torrent de larmes.

Jacques se tourna vers moi péniblement :

— C’est toi, Daniel… Tu as rencontré le médecin, n’est-ce pas ? Je lui avais pourtant bien recommandé de ne pas t’effrayer, à ce gros-là. Mais je vois à ton air qu’il n’en a rien fait et que tu sais tout… Donne-moi ta main, frérot… Qui diable se serait douté d’une chose pareille ? Il y a des gens qui vont à Nice pour guérir leur maladie de poitrine moi, je suis allé en chercher une. C’est tout à fait original… Ah ! tu sais ! si tu te désoles, tu vas m’enlever tout mon courage ; je ne suis déjà pas si vaillant… Ce matin, après ton départ, j’ai compris que cela se gâtait. J’ai envoyé chercher le curé de Saint-Pierre ; il est venu me voir et reviendra tout à l’heure m’apporter les sacrements… Cela fera plaisir à notre mère, tu comprends… C’est un bon homme ce curé… Il s’appelle comme ton ami du collège de Sarlande. »

Il n’en pu pas dire plus long et se renversa sur l’oreiller, en fermant les yeux. Je crus qu’il allait mourir, et je me mis à crier bien fort : « Jacques ! Jacques ! Mon ami !… » De la main, sans parler, il me fit : « Chut ! Chut ! » à plusieurs reprises.

À ce moment, la porte s’ouvrit, M. Pilois entra dans la chambre suivi d’un gros homme qui roula comme une boule vers le canapé en criant : « Qu’est-ce que j’apprends, monsieur Jacques ?… C’est bien le cas de le dire… »

— Bonjour Pierrotte ! dit Jacques en rouvrant les yeux ; bonjour, mon vieil ami ! J’étais bien sûr que vous viendriez au premier signe… Laisse-le se mettre là, Daniel : nous avons à causer tous les deux. »

Pierrotte pencha sa grosse tête jusqu’aux lèvres pâles du moribond, et ils restèrent ainsi un long moment à s’entretenir à voix basse… Moi, je regardais, immobile au milieu de la chambre. J’avais encore mes livres sous le bras. M. Pilois me les enleva doucement, en me disant quelque chose que je n’entendis pas ; puis il alla allumer les bougies et mettre sur la table une grande serviette blanche. En moi-même je me disais : « Pourquoi met-il le couvert ?… Est-ce que nous allons dîner ?… mais je n’ai pas faim ! »

La nuit tombait. Dehors, dans le jardin, des personnes de l’hôtel se faisaient des signes en regardant nos fenêtres, Jacques et Pierrotte causaient toujours. De temps en temps, j’entendais le Cévenol dire avec sa grosse voix pleine de larmes : « Oui, monsieur Jacques… Oui, monsieur Jacques… » Mais je n’osais pas m’approcher… À la fin, pourtant, Jacques m’appela et me fit mettre à son chevet, à côté de Pierrotte :

— Daniel, mon chéri, me dit-il, après une longue pause, je suis bien triste d’être obligé de te quitter ; mais une chose me console : je ne te laisse pas seul dans la vie… Il te restera Pierrotte, le bon Pierrotte, qui te pardonne et s’engage à me remplacer près de toi…

— Oui ! oui ! monsieur Jacques, je m’engage… c’est bien le cas de le dire… je m’engage…

— Vois-tu ! mon pauvre petit, continua la mère Jacques, jamais à toi seul tu ne parviendras à reconstruire le foyer… Ce n’est pas pour te faire de la peine, mais tu es un mauvais reconstructeur de foyer… Seulement, je crois qu’aidé de Pierrotte, tu parviendras à réaliser notre rêve… Je ne te demande pas d’essayer de devenir un homme je pense, comme l’abbé Germane, que tu seras un enfant toute ta vie. Mais je te supplie d’être toujours un bon enfant, un brave enfant, et surtout… approche un peu, que je te dise ça dans l’oreille… et surtout de ne pas faire pleurer les yeux noirs…

Ici, mon pauvre bien-aimé se reposa encore un moment ; puis il reprit :

— Quand tout sera fini, tu écriras à papa et à maman. Seulement il faudra leur apprendre la chose par morceaux… En une seule fois cela leur ferait trop de mal… Comprends-tu, maintenant, pourquoi je n’ai pas fait venir madame Eyssette ? je ne voulais pas qu’elle fût là. Ce sont de trop mauvais moments pour les mères…

Il s’interrompit et regarda du côté de la porte.

— Voilà le Bon Dieu ! dit-il en souriant. Et il nous fit signe de nous écarter.

C’était le viatique qu’on apportait. Sur la nappe blanche, au milieu des cierges, l’hostie et les saintes huiles prirent place. Après quoi, le prêtre s’approcha du lit, et la cérémonie commença…

Quand ce fut fini — oh ! que le temps me sembla long ! — quand ce fut fini, Jacques m’appela doucement près de lui :

« Embrasse-moi » ; me dit-il ; et sa voix était si faible qu’il avait l’air de me parler de loin… Il devait être loin en effet, depuis tantôt douze heures que l’horrible phtisie galopante l’avait jeté sur son dos maigre et l’emportait vers la mort au triple galop !…

Alors, en m’approchant pour l’embrasser, ma main rencontra sa main, sa chère main toute moite des sueurs de l’agonie. Je m’en emparai et je ne la quittai plus… Nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps ; peut-être une heure, peut-être une éternité, je ne sais plus du tout… Il ne me voyait plus, il ne me parlait plus. Seulement, à plusieurs reprises sa main remua dans la mienne comme pour me dire : « Je sens que tu es là. » Soudain un long soubresaut agita son pauvre corps des pieds à la tête. Je vis ses yeux s’ouvrir et regarder autour d’eux pour chercher quelqu’un ; et, comme je me penchais sur lui, je l’entendis dire deux fois très doucement : « Jacques, tu es un âne… Jacques, tu es un âne !… » puis rien… Il était mort…

… Oh ! le rêve !…

Il fit un grand vent cette nuit-là. Décembre envoyait des poignées de grésil contre les vitres. Sur la table au bout de la chambre, un christ d’argent flambait entre deux bougies. À genoux devant le christ, un prêtre que je ne connaissais pas priait d’une voix forte, dans le bruit du vent… Moi, je ne priais pas ; je ne pleurais pas non plus… Je n’avais qu’une idée, une idée fixe, c’était de réchauffer la main de mon bien-aimé que je tenais étroitement serrée dans les miennes. Hélas ! plus le matin approchait, plus cette main devenait lourde et de glace…

Tout à coup le prêtre qui récitait du latin là-bas, devant le christ, se leva et vint me frapper sur l’épaule.

— Essaye de prier, me dit-il… Cela te fera du bien.

Alors seulement, je le reconnus… C’était mon vieil ami du collège de Sarlande, l’abbé Germane lui-même avec sa belle figure mutilée et son air de dragon en soutane… La souffrance m’avait tellement anéanti que je ne fus pas étonné de le voir. Cela me parut tout simple… Mais comme le lecteur n’aurait pas les mêmes raisons que moi pour trouver cette apparition naturelle, je crois devoir lui expliquer comment le professeur de Sarlande était venu dans cette chambre de mort.

On se souvient peut-être que le jour où le petit Chose quittait le collège, l’abbé Germane lui avait dit : « J’ai bien un frère à Paris, un brave homme de prêtre… mais baste ! à quoi bon te donner son adresse ?… Je suis sûr que tu n’irais pas. » Voyez un peu la destinée ! Ce frère de l’abbé était curé de l’église Saint-Pierre à Montmartre, et c’est lui que la pauvre mère Jacques avait appelé à son lit de mort. Juste à ce moment, il se trouvait que l’abbé Germane était de passage à Paris et logeait au presbytère… Le soir du 4 décembre, son frère lui dit en entrant :

— Je viens de porter l’extrême-onction à un malheureux enfant qui meurt tout près d’ici. Il faudra prier pour lui, l’abbé !

L’abbé répondit : — J’y penserai demain, en disant ma messe. Comment s’appelle-t-il ?…

— Attends… c’est un nom du Midi, assez difficile à retenir… Jacques Eysset… Oui, c’est cela… Jacques Eyssette… Jacob Eysseta…

Ce nom d’Eyssette rappela à l’abbé certain petit pion de sa connaissance ; et sans perdre une minute il courut à l’hôtel Pilois… En rentrant, il m’aperçut debout, cramponné à la main de Jacques. Il ne voulut pas déranger ma douleur et renvoya tout le monde en disant qu’il veillerait avec moi ; puis il s’agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu’effrayé de mon immobilité, il me frappa sur l’épaule et se fit connaître…

À partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui se passa. La fin de cette nuit terrible, le jour qui la suivit, le lendemain de ce jour et beaucoup d’autres lendemain encore ne m’ont laissé que de vague souvenirs confus. Il y a là un grand trou dans ma mémoire. Pourtant je me souviens, — mais comme de choses arrivées il y a des siècles, — d’une longue marche interminable dans la boue de Paris, derrière la voiture noire. Je me vois allant, tête nue, entre Pierrotte et l’abbé Germane. Une pluie froide mêlée de grésil nous fouette le visage ; Pierrotte a un grand parapluie ; mais il le tient si mal, et la pluie tombe si dru que la soutane de l’abbé ruisselle, toute luisante !… Il pleut ! il pleut ! oh ! comme il pleut !

Près de nous, à côté de la voiture, marche un long monsieur tout en noir, qui porte une baguette d’ébène. Celui-là, c’est le maître des cérémonies, une sorte de chambellan de la mort. Comme tous les chambellans, il a le manteau de soie, l’épée, la culotte courte et le claque… Est-ce une hallucination de mon cerveau ?… Je trouve que cet homme ressemble à M. Viot, le surveillant général du collège de Sarlande. Il est long comme lui, tient comme lui sa tête penchée sur l’épaule, et chaque fois qu’il me regarde, il a ce même sourire faux et glacial qui courait sur les lèvres du terrible porte-clefs. Ce n’est pas M. Viot, mais c’est peut-être son ombre…

La voiture noire avance toujours, mais si lentement, si lentement… Il me semble que nous n’arriverons jamais… Enfin, nous voici dans un jardin triste, plein d’une boue jaunâtre où l’on enfonce jusqu’aux chevilles. Nous nous arrêtons au bord d’un grand trou. Des hommes en manteaux courts apportent une grande boîte très lourde qu’il faut descendre là-dedans. L’opération est difficile. Les cordes, toutes raides de pluie, ne glissent pas. J’entends un des hommes qui crie : « Les pieds en avant ! les pieds en avant !… » En face de moi, de l’autre côté du trou, l’ombre de M. Viot, la tête penchée sur l’épaule, continue à me sourire doucement. Longue, mince, étranglée dans ses habits de deuil, elle se détache sur le gris du ciel comme une grande sauterelle noire, toute mouillée…

Maintenant, je suis seul avec Pierrotte… Nous descendons le faubourg Montmartre… Pierrotte cherche une voiture, mais il n’en trouve pas. Je marche à côté de lui, mon chapeau à la main ; il me semble que je suis toujours derrière le corbillard… Tout le long du faubourg, les gens se retournent pour voir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres et cet enfant qui va tête nue sous une pluie battante…

Nous allons, nous allons toujours. Et je suis las, et ma tête est lourde… Enfin, voici le passage du Saumon, l’ancienne maison Lalouette avec ses contrevents peints, ruisselants d’eau verte… Sans entrer dans la boutique, nous montons chez Pierrotte… Au premier étage, les forces me manquent. Je m’assieds sur une marche. Impossible d’aller plus loin ; ma tête est trop lourde… Alors Pierrotte me prend dans ses bras ; et tandis qu’il me monte chez lui aux trois quarts mort et grelottant de fièvre, j’entends le grésil qui pétille sur la vitrine du passage et l’eau des gouttières qui tombe à grand bruit dans la cour… Il pleut ! il pleut ! oh ! comme il pleut !