Le Vigneron dans sa vigne/Le Petit Bohémien
LE PETIT BOHEMIEN
En sortant de l’épicerie du village, avec une bouteille, il courut après des moutons que leur berger ramenait à la ferme. Il ne dit rien à ce berger qui avait la tête de plus que lui et n’aurait pas répondu, mais il suivit le troupeau et s’en occupa, de loin, comme un second berger.
Quand une brebis restait en arrière, c’était sa part : il pouvait la flatter, tremper ses doigts dans sa laine, lui parler en maître jusqu’à ce que le chien vînt la reprendre.
À la porte de la bergerie, le petit bohémien fut sérieusement utile.
Les agneaux nouveau-nés, qui n’avaient pas vu leurs mères de la soirée, se précipitaient dehors, sous elles. Il les aida à retrouver chacun la sienne. Il en sépara deux qui s’obstinaient à donner des coups de tête au même ventre. Il en rattrapa un autre qui, joyeux d’être libre, oubliait de téter et bondissait imprudemment vers la mare.
Puis, pour sa récompense, le petit bohémien voulut pénétrer dans la bergerie. Il se croyait chez lui. Mais le berger lui ferma au nez le bas de la porte divisée en deux parties. Le petit bohémien posa à terre sa bouteille, se pendit à la porte basse, et regarda par-dessus. Ses yeux essayaient de percer l’ombre.
Il n’eut pas le temps de se fatiguer les poignets. Le berger, sa besogne terminée, ressortit, ferma cette fois la porte tout entière, le haut et le bas, au verrou, et s’en alla du côté de la soupe, avec son chien.
Le petit bohémien, qui le suivait encore, le vit entrer dans la maison et s’asseoir près des autres domestiques, à la table commune. Il resta seul au milieu de la cour.
Personne ne faisait attention à lui, et la fermière ne se dérangea pas pour le chasser.
Il renifla fortement et revint à la bergerie coller son oreille à la porte. Les agneaux calmés se taisaient un à un. Il s’assura que le verrou extérieur était bien poussé, et par précaution, il chercha une grosse pierre afin de caler la porte. Cela fait, n’imaginant plus rien à faire, il reprit sa bouteille et se décida à quitter la ferme.
C’est à ce moment qu’il aperçut un Monsieur sur la route. Il ôta ses sabots, mit ses mains dedans, et pieds nus, rattrapa vite le Monsieur.
Il ne me dit pas bonjour.
Ses mains rendirent les sabots à ses pieds et, sans un mot, il marcha près de moi, non comme un petit mendiant, mais comme un petit compagnon. Il s’efforçait seulement de faire des pas aussi grands que les miens et il allait où j’allais.
Je parlai le premier et lui dis :
— Qu’est-ce qu’il y a de jaune dans ta bouteille ?
— De l’huile et du vinaigre que j’ai achetés chez l’épicier.
— Pour mettre dans ta salade ?
— Dame ! pas dans ma soupe.
— Ce que tu la ballottes, ta bouteille !
— Ça mélange l’huile et le vinaigre.
— Où la portes-tu ?
— À notre voiture.
— À ta roulotte ?
— Oui. Elle est là-bas, au pont du canal. Nous sommes arrivés ce matin et nous repartirons ce soir.
— Ça t’amuse de courir les chemins ?
— Oh non ! j’aimerais mieux travailler.
— À ton âge ? Tu me fais rire.
— J’ai neuf ans.
— Qu’est-ce que tu pourrais faire, à neuf ans ?
— Me louer chez les autres.
— Tu es trop petit.
— J’en ai connu un plus petit que moi qui n’avait que sept ans et qui menait un chariot de bœufs.
— Ce n’est pas vrai.
— Si, Monsieur, avec un aiguillon. Je lui ai dit : « Tu vas verser, crapaud ! » Mais il me répondit : « N’aie pas peur, mon vieux ! » et il n’a pas versé.
— Je ne te crois pas.
— Que jamais je ne voie Dieu si je mens !
— Tu te figures que tu serais capable de conduire des bœufs ?
— En tout cas, je garderais les moutons ou les cochons.
— Ton papa ne voudrait pas. Il préfère que tu l’aides à poser, la nuit, des lignes de fond dans les rivières.
— Il serait très content de me trouver une place, maman aussi.
— Moi, je te répète que tu es trop gosse.
— Non, Monsieur, non. Monsieur ! dit le petit bohémien en trépignant.
— Puisque tu es un malin, place-toi à la ferme de ce village.
— J’en viens, dit-il ; ils m’auraient bien pris, mais ils ont leur monde.
Ainsi nous faisions un bout de route ensemble.
Tantôt le petit bohémien courait, tantôt il marchait à mon pas.
Il avait une vieille casquette de cycliste. C’est maintenant la coiffure qu’on use et qu’on jette le plus et elle se porte beaucoup chez les vagabonds.
Il était vêtu de morceaux rapiécés et redéchirés. Il semblait peler des genoux à la tête, et de toutes ses loques, comme un arbuste de toutes ses feuilles, il frissonnait au vent.
— J’ai trois sœurs, me dit-il, mais il y en a une qui ne chante plus.
— Ah ! elle est grippée ?
— Non, elle est morte.
— Tu ne me demandes rien, lui dis-je. Est-ce que tu as quelquefois des sous !
— Jamais.
— En veux-tu un ?
— Oh oui !
— Qu’est-ce que tu en feras ?
— J’achèterai du pain.
— Pourquoi du pain ? pour me faire plaisir ? Va, ça m’est égal. Achète plutôt un sucre d’orge.
— J’achèterai ce que vous voudrez.
— Écoute, lui dis-je, du ton grave d’une personne généreuse qui tient à ce que le sou qu’elle offre fasse du profit, je vais te donner un sou, un beau sou, et tu achèteras des bonbons avec, mais pas du pain, tu m’entends, pas du pain, des bonbons.
— Je vous le promets.
— Tu ne montreras pas ce sou à ta famille.
— Non.
— Tu dis non, mais elle le verra, elle te le prendra.
— Je le cacherai, dit-il.
— Où donc ?
— Là, dit-il, en écartant une déchirure qui lui servait de poche.
Je tirai cinq sous de la mienne ; par je ne sais quelle pudeur, j’en remis un dedans et je donnai au petit bohémien les quatre autres.
— Oh ! quatre ! dit-il.
— Oui, quatre ! Un, deux, trois, quatre.
Ses yeux, soudain, avaient fleuri ; et sa voix aigre de gamin était redevenue une voix douce d’enfant.
— Je vous remercie, dit-il, merci bien tout à fait, beaucoup. Au revoir, Monsieur, bonne santé !
Il fallut se quitter pour la vie. Il s’éloignait déjà, mais il se retourna comme s’il avait oublié quelque chose et m’apporta sa main tendue que je serrai, sur la route déserte, d’une pression furtive.