Le Percement du Saint-Gothard

LE PERCEMENT DU SAINT-GOTHARD

Les travaux de percement du Saint-Gothard se continuent avec la plus grande activité. De nombreux ouvriers, armés du pic, de la poudre et de la dynamite, attaquent les flancs du massif alpestre, sur le versant nord, du côté du Gœschenen, sur le versant sud, du côté d’Airolo. Pour que les deux excavations qui vont toujours en se rapprochant du centre de la montagne, se rencontrent, pour que l’immense rempart où la nature a entassé granit, schistes et calcaire, soit percé de part en part par un tunnel de 15 kilomètres de longueur, il faudra, pendant de longues années, accomplir des prodiges de travail et de persévérance.

Quoique cette œuvre ait été entreprise, ne l’oublions pas, dans un but hostile à la France, quoiqu’elle ait soulevé bien des nuages dans l’atmosphère de la politique, elle n’en offre pas moins une importance capitale au point de vue scientifique : les résultats qu’on en peut attendre au nom de la géologie, de l’art de l’ingénieur et des intérêts commerciaux, sont considérables.

Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs la coupe du tunnel, faite d’après un géologue distingué, M. Giordano, et nous l’accompagnerons des curieux détails géologiques, que vient de publier, à ce sujet, la Bibliothèque universelle de Genève[1].

« Le Saint Gothard présente au centre deux massifs granitiques considérables, dont le plus septentrional occupe la partie supérieure de la vallée de la Reuss, et le plus méridional forme les sommités du Monte-Prosa, de la Fibbia, du Piz Lucendro ; ils restent à l’ouest du trajet du tunnel, et sont compris dans une masse considérable de gneiss ou de micaschiste feldspathique qui forme une grande partie du tunnel et dans laquelle se trouvent des alternances de roches dioritiques et amphiboliques. Une zone de calcaires plus ou moins micacés, associés à des calcaires cristallins, est intercalée au milieu de ces roches, au nord d’Andermatt, d’Hospenthal et de Zumdorf. Elle longe la vallée d’Urseren et passe au col de la Furca, où elle est associée à de la cargneule. Le gneiss recommence au delà de cette zone, mais sur une faible largeur, et il s’appuie contre le granit de Gœschenen, dans lequel est creusée la partie septentrionale du tunnel, et qui appartient au massif de Finsteraarhorn. Au sud, le gneiss passe à des schistes amphiboliques, micacés et grenatifères d’une grande épaisseur, dans lesquels le tunnel se termine du côté d’Airolo. À ces schistes succède une zone calcaire qui occupe le fond de la vallée du Tessin et qui est de même nature que celle d’Urseren. Elle est associée à des dolomies grenues et à de grandes masses de gypse qu’on voit dans le val Canarie et sur plusieurs points du cours du Tessin ; elle s’appuie au sud contre des masses puissantes de schistes calcaires et micacés qui forment l’Alpe Piscium, le Pico di Mezoddi, etc.

« La zone de calcaire d’Airolo se prolonge, à l’ouest, jusqu’au col des Nuffenen et au delà. On y voit la cargneule en contact avec un gneiss bien caractérisé, puis une roche calcaire schisteuse, foncée, d’un aspect singulier ; sa surface présente des bélemnites mal conservées mais dont la forme et la structure interne sont très-reconnaissables, et des corps bizarres dont les uns ont la forme de prismes et les autres celles de lentilles.

« Les roches de Nuffenen et celles de la Furca sont probablement de même époque. Par analogie avec d’autres parties des Alpes, on est tenté de les rapporter au terrain liasique ; peut-être les roches à bélemnites des Nuffenen sont-elles intercalées par suite d’un plissement dans les roches triasiques que paraissent présenter les dolomies, les gypses et les calcaires micacés des environs d’Airolo. Le travail de M. Giordano donne sur ce sujet peu d’éclaircissements. Ses hypothèses sur l’âge des gneiss et des micaschistes de ce massif ne seront probablement pas admises sans discussion.

Il considère ces roches comme des roches paléozoïques, métamorphiques, et il serait particulièrement disposé à les regarder comme faisant partie du terrain carbonifère ; le centre du massif appartiendrait aux roches les plus anciennes. Les masses granitiques centrales auraient pénétré ces roches à l’état pâteux, y auraient envoyé des filons et les auraient profondément modifiées. Ce fait se serait passé après l’époque triasique. Le Saint-Gothard présente une structure en éventail très-régulière. M. Giordano regarde cette structure comme le résultat d’une croûte dont la partie supérieure aurait été enlevée par érosion. »

Ces détails géologiques sont complétés par la coupe du Saint-Gothard (voir ci-contre), qui est exactement reproduite à  ; la ligne inférieure représente le niveau de la mer ; les chiffres de la légende explicative donnent l’étendue en mètres des diverses couches à perforer. En les additionnant on obtient la longueur totale du tunnel, qui est exactement de 15 070 mètres.

Une assemblée générale des actionnaires de l’œuvre gigantesque que nous étudions a eu lieu le 30 juin dernier. Un long rapport sur les travaux exécutés jusqu’à la fin de l’année 1872 a été présenté au nom de la direction et du conseil général d’administration. On a rencontré les plus grandes difficultés aux débuts de l’entreprise. Il a fallu d’abord ouvrir une longue tranchée en avant du tunnel, et c’est seulement le 30 septembre que le terrassement fut terminé ; 5000 mètres cubes de roches ont été broyés et arrachés des versants du Saint-Gothard pendant l’exercice 1872 !

COUPE DU TUNNEL DU SAINT-GOTHARD. — 1/100000.
A. 2 200m Granit plus ou moins homogène. — B. 350m Gneiss. — C. 150m Calcaire cristallin micacé. — D. 870m Schistes micacés passant au gneiss alternant, près d’Andermatt, avec des bancs de schistes noirs contenant des veinules calcaires. — E. 6 310m Schistes micacés alternant avec des gneiss finement schisteux, avec quelques bandes éparses de roches amphiboliques et dioritiques. — F. 1 680m Gneiss schisteux. — G. 2 910m Schistes micacés passant au gneiss, grenatifères, plus ou moins amphiboliques. — H. 620m Schistes micacés passant au gneiss, grenatifères, contenant beaucoup de veines quartzeuses. — I. Calcaire d’Airolo. — K. Calcschistes.

Mais on reconnut bientôt que des éboulements de rochers, dus à la raideur des talus, rendaient les travaux difficiles et dangereux. L’entrepreneur prit la résolution d’établir une voûte protectrice devant l’entrée de la galerie. Grâce à ces précautions, les travaux ont pu se continuer en faisant sauter les roches au moyen de la poudre et de la dynamite.

Les travaux d’installation que nécessite l’établissement de perforation mécanique du tunnel, ont été commencés en septembre. On utilise comme force motrice la Reuss, du Saint-Gothard. En employant des turbines avec 80 mètres de chute, on aura, pour faire fonctionner les machines, une force disponible de 600 chevaux. Cette force mettra en mouvement les machines de perforation, au moyen de l’air comprimé qui sera encore utilisé à la ventilation du tunnel.

L’attaque du massif alpestre s’exécute des deux côtés à la fois ; sur les deux versants nord et sud, l’activité est la même, mais sur les deux versants de l’immense montagne, dont le sommet s’élève jusqu’à 3300 mètres au-dessus du niveau des mers, la résistance de la nature contre l’attaque de l’industrie a été également énergique, également difficile à surmonter. La dureté des roches semble avoir eu pour alliés le froid, la neige et les inondations, qui pendant tout l’hiver se sont en quelque sorte opposés à la témérité humaine.

Vers la fin de décembre, du côté du nord, des neiges abondantes apportèrent aux travaux de sérieuses entraves que des infiltrations d’eau avaient déjà singulièrement ralentis quelque temps auparavant. Pendant longtemps il fallut en effet réunir les efforts des travailleurs pour boucher les fentes, où les eaux s’écoulaient en cascades, et la galerie ne pouvait guère avancer que d’un mètre par semaine. Toutefois, ces obstacles furent vaincus, et pendant le dernier trimestre de l’année dernière, on avança les travaux de près de 10 mètres par jour, en moyenne.

Sur l’autre versant du Saint-Gothard, du côté d’Airolo, les conditions atmosphériques ont été tout aussi défavorables. Sur quatre-vingt-douze jours, il n’y a eu que cinquante-cinq jours sans pluie et sans neige. Dans le seul mois d’octobre, on a compté vingt et un jours pluvieux. La perforation mécanique à Airolo empruntera sa force motrice aux eaux de la Tremola ; on obtiendra une force de 600 chevaux, au moyen de 165 mètres de chute.

Malgré les intempéries de l’air et la résistance des massifs géologiques, un jour viendra où le travail intelligent aura primé cette force inerte des éléments ; le voyageur, commodément assis dans un wagon, s’engagera comme à travers une taupinière, dans le sein même d’un des plus énormes géants du massif alpestre !

Gaston Tissandier.


  1. Archives des sciences physiques et naturelles, t. XLVI, no 184. — Nous adressons nos remerciements sincères au directeur de cette publication, qui a bien voulu nous autoriser à faire graver notre coupe géologique d’après celle qu’il a publiée en Suisse.