Le Perce-oreille du Luxembourg/p2/03

Les Éditions Rieder (p. 123-129).
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III



Moi aussi, j’avais eu mes petites aventures et avant Charles. C’est même à cause d’elles, que je le négligeais quelquefois.

Rêver, être page, à vingt ans, j’étais en somme encore chaste et même un peu niais. Oh ! ce que l’on demande aux femmes, je le savais et que ce n’est pas uniquement d’être des reines. Quand même, ces créatures si différentes de ce que j’étais, si élégantes, qui se haussaient sur leurs talons avec de petits airs si distants, quel mystérieux trésor ne détenaient-elles pas ? Quelles prouesses, il eût fallu pour le conquérir ! Mais alors quelle extase. EXTASE dans mon idée, montait comme une cathédrale. Ou comme mon cheval de Troie. Je ne suis pas laid. Dans la rue, j’attrapais par-ci par-là un sourire. Pourtant, elles m’effrayaient. J’avais trop souffert avec ma reine. Je m’en souvenais et en avais assez. Et puis le diable qui rôde, l’âme qui doit rester nette, l’œuvre de la chair, un des plus graves parmi les péchés mortels. M. le Curé avait couché ces idées si bien ensemble qu’en remuer une réveillait les autres.

Et voilà que tout à coup, quelque chose s’enflamma. Tout à coup ? Cela n’existe pas, mais j’en eus conscience brusquement. Cela me survint chez mon receveur certain jour que je vérifiais très innocemment l’argent que me versait un contribuable, une jeune dame très parfumée. Hum ! Je me trouvais derrière mon guichet et en même temps je me sentis la tête serrée entre deux bras, sur une poitrine d’où montait ce même parfum. Le parfum du péché, soit ! Mais aussi le parfum de la femme. Il n’y eut plus de scrupule qui tînt. La main du larbin sur la femme de chambre, ma main sur la fillette, l’étoffe d’un corsage comme le bois entre le miel et le museau de l’ours, j’y pensais, j’y pensais ! Et dire que certaines nuits, si j’avais été moins bête…

Quand ces idées me prenaient, plus moyen de dormir. Je sautais bas de mon lit et parmi la foule des boulevards, devant les grands cafés, dans certaines rues où je savais les mystères de l’amour à bon marché, je rôdais :

— Je veux une femme, une femme, une femme…

— C’est bien simple, m’avait dit un mauvais plaisant. Regarde-les droit aux seins : pas une ne te résistera.

La chose arriva comme je ne m’y attendais pas. Cela se passa à la foire de Neuilly. Une petite brune, des yeux noirs, un air simple, pas du tout distante, puisque les chevaux de bois qui nous balançaient, étaient voisins. Quelques tours sur ce manège, un Palais du Rire dont le plancher rigolo nous rapprocha puisqu’il nous jeta l’un sur l’autre, un verre pour se rafraîchir, un non qui dit non, un non qui ne dit plus non, une chambre que l’on montre « rien que pour voir » oh ! oui, à vingt ans, fût-il d’un trottin, le corps de la femme qui se révèle, est le sanctuaire des sanctuaires. Que ne pense-t-on pas ? Pense-t-on encore ? Eh bien, non ! Ces baisers sur la bouche, cette singulière attitude, ces balbutiements, cette fatigue tout à coup, ce corps tantôt si doux et maintenant trop chaud, je ne sais si les anges se détournèrent : j’éclatai de rire. Ce n’était pas du tout l’extase. Et tenez ! avec ma tante, pendant que je ne bougeais pas, attendant je ne sais quoi, sa main sur ma poitrine, j’avais été bien plus heureux. J’y pensai d’ailleurs. Quand je sortis de là, j’étais, comme je le suis souvent, triste et content. Plus triste que content. Honteux aussi : ce que j’avais fait n’était pas très propre ni pour elle, ni pour moi. Pourtant, je recommençai et, chaque fois, je fus déçu.

Je ne connaissais pas encore les amours de Charles. Je lui racontai les miennes.

— Toujours tes scrupules d’absolu.

Et passant entre les dents son bout de langue :

— Le page s’était monté le coup. Voilà ce qui arrive.

Cette parole m’étonna. Et pourtant… Par la suite, je revis la petite brune. On se promenait. Qu’espérais-je ? Il m’arriva de la camper sur une butte, dans le couchant comme quelqu’un s’était campé autrefois. Je regardais, je regardais. Elle me croyait un peintre. Je l’examinais à la dérobée. Avec des mots insignifiants, j’amenais son sourire. Pourquoi ne ressemblait-il pas à certain autre sourire ? Ou bien, je posais sa main sur ma poitrine et restais sans bouger. Elle appelait cela du vice. Comme on se comprend ! Avec la petite brune, cela ne dura pas longtemps.

Un peu plus tard, j’eus une autre aventure, plus sérieuse et avec de l’amour, car on avait dans le regard quelque chose de certains yeux tantôt noirs, tantôt bleus. Je vécus en pleine attente. À quoi bon raconter ? Un jour, il y eut la chambre, les baisers, le reste. Comme avec la première, cela finit bêtement et autrement que je ne l’eusse voulu : ce n’était que cela. Les fois suivantes, ce ne fut que cela.

Peut-être bien que oui, je me montais le coup. En ce temps, je ratai chez mon receveur beaucoup d’additions. Ma déception m’enrageait. Une malédiction, me semblait-il, pesait sur moi, me refusait ce qui est donné aux autres. Extase, idéal, ces mots, on les trouvait dans les livres. Quand je voyais des amoureux, n’avaient-ils pas dans les yeux cette extase ? Moi-même autrefois… Donc elle existait… J’allais moins chez Charles. Je me raisonnais comme il l’eût fait : « L’amour, ce n’est que cela. Résigne-toi. » J’avais même trouvé une idée assez baroque : « Si vraiment le Bon Dieu a créé l’homme, en faisant pour certaines fonctions des économies d’organes, il l’a mis en garde contre les illusions. » Non ! il n’y avait pas d’illusions. Ce que je voulais existait. Si cette femme-ci ne me le donnait pas, une autre me le donnerait. Je cherchais, je cherchais.

Un jour, dans une petite rue, on m’accosta : « Tu viens, chéri. » Après tout, pourquoi pas ? Cela se passait au temps où je guettais avec Charles les passages de sa demoiselle Jeanne. Je ne sais ce qui me prit. Il est certain qu’en suivant cette femme, je pensais à mon pauvre Charles. Peut-être aussi devinais-je trop qu’avec cette créature, ce ne serait que cela. Je n’en vins pas jusque-là. Elle me rejeta brusquement :

— Pas la peine. Tu n’es qu’une bourrique.

Le mot me parut laid. Bah ! ces accidents arrivent, je ne m’en tracassai pas autrement. Mais voilà ! La fois suivante, j’y pensai et de nouveau je fus une « bourrique ». Et quand à deux reprises, on a été une bourrique… Logiquement, puisque ce n’était que cela, j’aurais pu m’en moquer. Et non ! Maintenant que je ne pouvais plus, je voulais davantage. Je ne dirai pas les noms que je donnai à mon imbécile de corps. Je regardais les autres. Il y avait Poncin. Il montrait sa grosse joue, il puait le camphre, il me dégoûtait à tourmenter pour cinq francs de pauvres vieilles femmes, mais il n’était pas une bourrique. Il y avait le patron : une machine à soutirer l’argent soit : quand même pas une bourrique. Moi j’étais une bourrique. Bourrique, bourrique, je détestais tout le monde qui n’était pas bourrique. Tourmenté de la sorte, je retombai dans mes petites histoires : mes becs de gaz, mon sel sur la viande, mes Ave, mes scrupules : Dieu me punissait. Je fus bien malheureux.

Des mois passèrent. De semaine en semaine, je me proposais : « Tu iras chez Charles. » Je n’allais pas. Une bourrique n’a pas de courage. Et puis j’avais beau chasser cette idée : malgré son chagrin, lui non plus n’était pas une bourrique.

Un samedi, comme je rentrais, la concierge me remit une lettre mortuaire. Je crus qu’elle était pour papa. Elle était pour moi. Je l’ouvris dans l’escalier… Il me parut qu’en arrachant mon faux-col, j’étoufferais moins :

— Maman ! Maman ! Charles…