Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/01
PREMIÈRE PARTIE
I
on nom : Marcel. Je ne m’aime pas. Une fusée filait en l’air pour devenir « une
belle bleue », puis rien : c’est moi. Fusée ratée, ma tâche dans la vie se résume à additionner des chiffres. Entendons-nous. Je les additionne d’une certaine manière : par colonnes, d’abord de haut en bas, ensuite de gauche à droite, avec cette obligation que mon total soit le même dans les deux sens. Sinon, je recommence.
Ce n’est déjà pas si facile. Ainsi pour mon âge, si j’en fais le compte de haut en bas, je veux dire comme tout le monde, j’arrive à vingt-cinq ans. Mais si je pense à certains faits, me voici à cinquante. Du moins, j’estime en arriver à cinquante et alors c’est tout comme.
Vingt-cinq ou cinquante, je suis à l’hôpital, dans un de ces isoloirs que l’on a l’obligeance d’appeler : un chalet. Dire qu’à l’école, je ne comprenais pas ce que c’était qu’un euphémisme ! Il y a peu d’heures, je gonflais mes muscles pour détendre certains liens qui me sanglaient de partout. Une camisole de force, oui. On m’en a débarrassé. Elle attend sur une chaise, prête car on ne sait jamais. Mon voisin de chalet est là aussi, oh ! par amitié je n’en doute pas, mais également, si je m’en rapporte à certains regards, parce qu’on ne sait jamais.
C’est lui qui m’a passé des cahiers, un crayon :
— Écris, Marcel. Cela te soulagera. Tu verras clair en toi.
Écrire ! Écrire quoi ? Parmi d’autres choses, j’en abhorre deux : les clins d’œil et, je m’en expliquerai bientôt, certain mot. Ce mot, je vais l’écrire tout de suite : NIAISERIE. Il m’est arrivé de décider un acte, mais un de ces actes que l’on considère comme essentiels, et de le voir tomber en morceaux, uniquement parce qu’ayant ouvert un livre, NIAISERIE me sautait aux yeux, comme un jugement et un sarcasme. Ce mot d’ailleurs m’obsède. Je le vois imprimé, en lettres de plaques de rue, à tous les coins de ma vie. Rien de fort, rien de grand, jamais la belle bleue ! Raconter cela ?… Il est vrai qu’en se plaçant à certains points de vue…
Alors écrire, soit. Mais pour qui ? Pas pour mes amis. Je n’en ai plus, je n’en veux plus. Pour mes parents ? Je suis bourré de secrets que je confierais à n’importe qui, sauf précisément à mes parents. Pour les médecins ? Hum ! À force d’en voir, ces Messieurs savent une fois pour toutes ce qu’est la vérité : qu’elle est un bras, une glande, un ulcère et pour le reste une bulle en l’air vers laquelle chacun souffle une autre bulle. Écrire pour eux ! Je deviendrais un cas.
Alors, si tout simplement j’écrivais pour n’importe qui ? Ou pour moi. Comme en promenade quand on a perdu sa canne, revenir en arrière, fouiller les buissons et, de niaiseries en niaiseries, refaire ses pas, chercher.
Finissons-en d’abord avec la question qui m’a conduit ici. Je ne suis pas fou. Les vrais fous qui sont ici, ragent et se démènent en hurlant : « Je ne suis pas fou ! Je ne suis pas fou ! » Moi, je le dis, je l’écris avec calme. Cette phrase, si je ne me retenais, je l’écrirais mille fois, sur mes murs, dans mes cahiers, et jusqu’à la dernière, ma main resterait calme. Ce serait à tenter. Bien entendu, il y a certaines choses. On n’a pas eu tort de m’envoyer ici. Maman y a passé. Elle s’en est tirée. Pourquoi ne m’en tirerais-je pas ?
Je me souviens d’un film. Dans la caverne du nain, le jeune Siegfried s’est forgé une épée. Il la trouve belle, la tend devant lui, jette en l’air une plume, la reçoit sur le tranchant, et la plume continue de tomber, coupée tout bonnement en deux. J’ai réfléchi à cette plume. Certains esprits n’ont pas de fil. L’idée tombe dessus et s’accroche bêtement, flocon de neige sur une branche. Sur d’autres, l’idée se divise. Une idée tombait, en voici deux. Papa me le reprochait à sa façon :
— Tu coupes les cheveux en quatre.
Plumes en deux, cheveux en quatre, on pense double, on souffre en plus fin, même pour des niaiseries. Mais est-on fou ?
Je connais quelques jeunes gens. Ils ont étudié, ils savent tout, ils ont des guides sûrs, ils s’adossent à des principes solides, en marbre : des colonnes. Belle bleue ratée, je ne sais rien. Mes colonnes cèdent dans mon dos comme de la toile peinte. Je le regrette et je me fiche par terre. Est-ce être fou ?
Par malheur ou niaiserie, je n’ai pas poussé très avant mes études. Néanmoins, je lisais. M’en a-t-on fait le reproche ! Je lisais trop, je lisais des choses trop savantes, je lisais des choses « à me tournebouler la tête ». Peut-être. Un livre, le voir m’émeut déjà. Je dois l’ouvrir, en attraper une page, une phrase, un mot, ajouter à la mienne ce rien de la pensée d’autrui. J’ai lu Pascal ; j’ai lu Montaigne. J’ai trouvé, chez les deux, une même idée : la planche au-dessus du gouffre, ou la poutre entre les deux tours de Notre-Dame d’une grosseur telle qu’il nous la faudrait pour marcher dessus si elle était à terre et dont l’idée donne déjà le vertige. Les tours de Notre-Dame, c’est bien haut ? J’ai connu de ces planches niaisement — oui, je dis : niaisement — couchées par terre, dans l’au jour le jour de la vie et j’ai passé dessus, en plein vertige ! Est-ce être fou ?
Autre chose. Fou à demi, j’aimerais mieux être fou en entier. Toujours la belle bleue ratée ! J’ai besoin que les choses soient totales, qu’elles durent, qu’elles soient avec plénitude, certitude, ce qu’elles sont. Si j’aimais, je voudrais aimer pleinement. Aimer avec mes doigts, avec mes yeux, avec ma bouche, avec mon âme, avec tout ce que renferment mon esprit et mon corps. Toujours, jamais : voilà des mots que je comprends ! Ce qui passe, ce qui ne dure pas, ce qui est incertain, ce qui arrivera peut-être, ce qui arrivera plus tard : je suis en plein vertige sur ma poutre. Ce qu’un de mes amis appelait : « Tes petits scrupules d’absolu ». Et ces scrupules, si je les accroche à Dieu ? Dieu ou Pas-Dieu, le monde tourne autour de cet axe. Des prêtres sont devenus prêtres parce qu’ils croyaient en lui, tout à coup ils ne croient plus. Des savants le nient, puis l’affirment. Comment savoir ? Qu’il existe, nom de nom, ou qu’il n’existe pas, mais que l’on soit fixé. Un jour, je me dis : « Peut-être oui », le lendemain « Peut-être non ». Jamais un Tout-oui, un Tout-non. S’interroger là-dessus, ne pouvoir s’en empêcher, est-ce être fou ?
J’en arrive aux phénomènes extérieurs, ceux qu’un chacun peut voir. Quand je suis sérieux, je les appelle « mes mouvements » ; quand je plaisante « mes bêtises ». Entre parenthèse, si j’étais fou, dirais-je jamais : « mes bêtises » ? Voici. Si je parle d’un petit bonhomme qui est dans ma tête, entendons-nous : il n’y a pas de petit bonhomme dans ma tête. Les choses se passent comme s’il y était. Il commande, j’obéis. Tout à coup, c’est irrésistible : ma main se lève, je pointe mon pouce et dois l’enfoncer dans l’œil. Hif ! cela fait mal. L’œil droit est déjà entamé. Qu’arrivera-t-il, quand j’attaquerai le gauche ? Réagir ? Oui : c’est l’éternel conseil à ceux qui précisément ne peuvent réagir ! Quand je m’envoie le pouce, je me gronde : « Tu te blesses, tu es stupide ». Stupide ou non, il faut. Et le mouvement doit être bien fait. Fait suivant les lois de mes petits scrupules d’absolu. Savoir jusqu’à quel point je supporterai le mal ; toucher de l’ongle l’œil à l’endroit que je sais ; si je rate, recommencer ; si je réussis, recommencer quand même, car ai-je vraiment réussi ? Après, recommencer, car réussirai-je encore ? Avec plus de mal ? Moins de mal ?
Bah ! ce sont des tics, les médecins l’affirment. Mais de grâce, que l’on se dispense de les arrêter dans une camisole de force. C’est comme si la plume sur le point de se partager, ne se partageait pas. Ce que l’on défend à mon pouce, ma pensée l’accomplit. C’est autrement pénible.
Une dame, une doctoresse, m’a dit :
— Quand cela vous prend, ayez un miroir de poche. Regardez-vous, d’abord pendant une minute, puis cinq minutes, puis dix…
Sauf votre respect, chère Madame, cela me rappelle un camarade qui était, je crois bien, cocu. Quand l’idée le pinçait il se découvrait une dent pourrie et courait chez le dentiste.
— Tu comprends ? Il habite à l’autre bout de la ville. Une heure pour aller, une demi-heure dans la salle d’attente, les minutes pour les piqûres, les secondes pour l’extraction, pendant ce temps, j’oublie que…
Il ne lui restait plus de dents. Il n’en était pas moins cocu. Votre miroir, chère Madame, je m’y devrais regarder, comme je fais mes mouvements. Votre minute compterait soixante secondes, pas soixante et une. Je devrais me regarder d’une façon bien précise, recommencer si je rate, recommencer si je réussis. Deux tics au lieu d’un. Grand merci !
Il n’y a, décidément, que les piqués pour se comprendre. Avant de me confier ses cahiers, mon voisin m’a coupé les ongles :
— Ils ne blesseront plus.
Des années d’étude, des années de pratique, il a fallu ce temps aux médecins, aux internes, aux infirmières, pour ignorer qu’un ongle qui vous blesse, on le coupe. Puis, il m’a passé ses crayons.
— Écris, Marcel. Quant au crayon, pour les yeux, tu sais, il est tabou.
C’est vrai ! Le crayon est tabou et, tant qu’on écrit, le pouce aussi est tabou.
Et maintenant, Marcel, va. Oublie qui tu es. Cherche ta canne. Va au delà de toi et fais parler Marcel, comme si c’était un autre.