Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/5.me Lettre

5.me) (Le Même, au Même.

[Bons ſentiments qui n’ont-pas-aſſés-duré.]

1750.
20 avril.


Pour bién-ſentir le bonheur d’avoir des Parens comme les nôtres, il faut en-avoir-été-ſeparé quelque-temps, mon chèr Ainé. Que je ſuis-attendri ! Je ne ceſſe, depuis mon retour, de me-retracer les bons-avis qu’ils m’ont-donnés, de me rappeler les careſſes qu’ils m’ont-faites,… ét que vous m’avez-faites tous. Je ſuis plus-fort depuis que je les ai-vus, ét qu’ils m’ont-appris mille choses ſur la perversité des Hommes, dont ils m’ont-aſſuré (ét je le crois bién !) qu’il aurait-été plus-nuisible qu’avantageus de m’inſtruire, avant que je fuſſe à la Ville. Je n’oublie pas non-plûs ce que vous m’’avez-tous-dit, toi ſurtout, mon Pierre, ét la chère petite Sœur Urſule : Il n’eſt point ici de Famille qui ſoit-unie comme la nôtre : nous ſommes quatorze Enfans, ét il n’y-en-a pas Un qui ne ſe-ſacrifiât pour les Autres. Nous ne ſerons pas riches, mais nous-nous aimerons ; la portion du bién paternel que nous nous enlèverons mutuellement, ne vaut pas la milième-partie du tresor que l’amitié nous donne dans un-chacun de nos Frères ét Sœurs. Prenons courage, mon Pierre ! les Plus-avancés en-âge aideront les Cadets ; nous-nous ſoutiéndrons tous, comme les Enfans de ce Vieillard, dont je lisais l’autre jour l’hiſtoire : Prêt à ſe-reunir à ſes Péres, il fit-prendre à ſes Fils un faiſceau de petits bâtons, à-peu-près comme nos bottes-de-rouettes, ét 11 leur dit de le caſſer : auqu’un d’eux ne le put ; il le prit enſuite, lui, qui était mourant, ét il caſſa toutes les baguettes les unes après les autres. Belle leçon pour nous ! Notre union ét le bonheur, qu’elle nous procurera, eſt la plus-douce eſperance de notre bonne Mère ; nous ſerions bién-ingrats de ne pas lui donner cette ſatiſſaction ! Je crois pourtant que l’intention de nos chèrs Père ét Mére aurait-êté-mieux-remplie, ſ’ils nous avaient-tous-employés aux travaus-des-champs : une maison comme la nôtre, aurait-valu un hameau entiér ; nous n’aurions-pas-laiſſé un pouce de terrein inculte ; nous aurions-enrichi notre Père de la manière la plus-honorable pour lui ét pour nous : que te dirai-je, mon Pierre ? On m’aurait-donné Laurote, cette petite Cousine du pays de ma Mère, comme on te donnera Fanchon-Berthiér… Mais tout cela n’eſt pas, ét ne ſera jamais pour moi ; il n’y-faut plus penſer.

Je ſuis toujours auſſi-mal avec m.lle  Manon : elle ſe-plait à me tourner en-ridicule, à m’humilier en-tout. Je lui-pardonne pourtant ; Tiénnette m’en-a-donné l’exemple, Un-jour que cette Fille avait-êté-bién-grondée par elle, j’entendis qu’elle disait à m.lle Manon : — Vous êtes ma Maitreſſle, ét plus-éclairée que moi, ma’m’selle ; je crois que tout ce que vous me dites eſt pour mon bién ; je vous en-ai beaucoup d’obligation, ét je vous en-aime toujours davantage-. Je fus-ſurpris de ces ſentimens, ainſi-exprimés, dans une Fille de Village qui n’a pas dix-huit-ans, ét qui parlait à une Jeuneſſe comme elle ; je ne ſaurais m’empêcher de regretter qu’une Perſone qui paraît ſi bién-née, ét ſortie de quelque-chose, ait-pu ſe-resoudre à ſe-degrader par la ſervitude. Mais il faut profiter des exemples-de-vertu, de quelque-part qu’ils nous viénnent. Cette reponse a, je crois, fait-impreſſion ſur m.lle Manon ; Tiénnette en-eſt mieux-traitée, ét moi, plus-mal. Cette fièrté naturelle que nous doit inſpirer la qualité d’Hommes, je ne puis m’empécher de la laiſſer-voir ; ét cela revolte m.lle Manon : ce qui me ſurprend unpeu-moins, depuis que je m’aperçois que les Hommes des Villes, ſans eſtimer ce qu’ils nomment le beau-Sexe, autant qu’on le fait chés nous, lui marquent cependant beaucoup plûs de deference. Mais leurs veritables diſpositions percent, lorſqu’ils ſe-trouvent avec des Femmes ſur leſquelles ils ont la ſuperiorité de la fortune ; ils ſe dedommagent alors, avec usure, de toutes les baſſeſſes où ils ſe-contraignent devant leurs Egales.

Je trouve du plaisir à m’entretenir avec Tiénnette : cette Jeunefille eſt la douceur même ; elle a du bon-ſens, ét beaucoup de vertu. On m’a-dit qu’elle en-avait-eu-besoin, pour resiſter aux attaques de mon Maître . C’eſt m.r Loiseau, Jeunehomme de ſon pays, qui m’a-donné ces lumières. Je ne pouvais en-croire mes oreilles. Un Homme marié, avec une Femme ſi-charmante ! (car je me rappelle bién de l’avoir-entrevue à V★★★, quand nous avons-été chés m.r ſon Père, pour me presenter, nos chèrs Parens ét moi), oublier ainſi ſes devoirs ; cela me paſſe ! Auſſi (ét je te le dis ſous le ſecret) il eſt Francmaſſon ; de ces Gens qui voient le Diable dans leurs Aſſemblées, ſous la forme d’un gros Taureau noir[1]. Mais l’on en-ſait bién-d’autres ici !… Pour revenir à Tiénnette, cette Jeunefille eſt modeſte ; elle n’aime pas qu’on la recherche ; je ſuis le Seul de la maison dont elle voie l’aſſiduité avec plaisir, parceque je ne dis rién de libre, que je me plais beaucoup dans la compagnie de ſon Pays m.r Loiseau, ét que lorſque nous ſommes enſemble, j’ai la complaisance de lire haut pendant qu’elle fait ſon ouvrage. Elle eſt fort-ſenſible : hièr après ſouper, je lui lisais un Livre, où ſe trouve l’Epître d’une certaine Ariadne, à un Traître nommé Thesée qui l’avait-abandonnée dans une île deserte, pendant qu’elle était-endormie Au-milieu de ma lecture, je jetai les ïeux ſur Tiénnette, ét je la vis toute-en-larmes, Ô mondieu, qu’elle était aimable comme ça ! Enverité… Mais elle ſert. Elle me fait quelque-fois-ſonger à Fanchon ; ton aimable Maitreſſe eſt du même caractère que Tiénnette. Que je te trouve heureus !… Crois-tu que ſi Laurote était moins-jeune, elle vaudrait Fanchon ? Mais ne m’en-parle pas.

Je t’écris comme à-bâtons-rompus, ét je quitte quand je n’ai plus rién à-dire. Bonſoir, mon Pierre ; aime toujours bién.

Ton fidèle Edmond.

  1. Prejugé populaire, dans les Campagnes, occasionné par le pretendu ſecret des Francsmaſſons.