Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/33.me Lettre

33.me) (Edmond, à Pierre.

[Voici la première Lettre où la ſincerité manque en-grande partie.]

1750.
1 novembr.


Non, chèr Aîné, je ne jouirai plus du bonheur de vivre à la campagne : le ſort en-eſt-jeté ; J’aime toutalafois la Ville, ét je la deteſte : mais… je ſens que je ne puis la quitter ;… c’eſt une chose impoſſible, à-present, ét j’y-ſuis pour toujours. En-efet, m’y-voila retenu par mille liéns, tous ſi-forts, que rién ne peut les rompre. Si je cherche la cause de mon goût pour la Ville, je la trouve dans la politeſſe, plus-agreable que la cordialité ; dans la grâce des manières ; nos Elegans-de-campagne ne ſont ici que ridicules : il resulte delà, qu’on ſ’accoutume inſenſiblement à ſe-mettre-audeſſus d’eux : il y-a-plûs, un Homme de Ville qui aura-ſejourné quelque temps au Village, ſemble, à ſon retour, reconnaitre cette ſuperiorité des Citadins ; il paraît plus-timide, moins-aſſuré, juſqu’à ce qu’il ſe-ſait-remis au-courant. De-là, cette invincible repugnance qu’on voit à Tous-ceux qui ont-gouté de la Ville, à-retourner ſ’abâtardir à la campagne ; à quitter le rôle d’Homme-poli des Villes, ét les airs qui lui conviénnent, pour reprendre le titre ridicule de Campagnard, ét participer à l’ignobilité qui en-eſt le vernis[1]. On ne ſaurait craire combién un motif, ſi-faible en-apparence, retient de Jeunesgens, ſans qu’eux-mêmes ſe-doutent que ſi-peu-de-chose les determine ! Ajoutez cependant auſſi, que le ſejour des Villes eſt plus-riant, les objets plus-agreables ; que la faculté-de-penſer y-eſt plus-fine, plus-developée : (ét c’eſt ici un grand point, mon Ami ! car la façon-de-penſer ſe-communique, ét dès qu’on l’a-prise, on ne ſe-plait conſtamment qu’avec Ceux qui l’ont ; on dedaigne les Autres ; on eſt-fatigué de ſa ſuperiorité. Tu me-diras, que les Gens-des-Villes ont plûs de mechanceté ; je te les abandonne : mais les raisons que je t’ai-données ſont-fortifiées par une autre, qui a ſa ſource dans le-panchant le plus-naturel ét le plus-doux ; c’eſt que les Fammes ſont ici de belles fleurs, des eſpèces de Sirènes enchantereſſes, qui donnent des plaisirs de mille-genres differens : chés nous, l’on ne ſent que le fisiq de l’amour (c’eſt-à-dire, les plaisirs des ſens) : à-l’exception de quelques cœurs delicats, tels que le tién, mon Frère, on n’y-connaît guère la tendreſſe : mais où je ſuis, le fisiq de l’amour ét la tendreſſe ne ſont que la centième-partie des delices connues que les Fammes procurent : Il eſt ici des Jeunesgens qui ſont-contens dès qu’ils ſe-ſont-montrés, ét que les Belles de la Ville les ont-vus paſſer ét repaſſer à la promenade : ils ſavent que ce plaisir eſt reciproq, ét que Celles dont ils veulent-être-vus, desirent auſſi de voir ét de l’être : ſ’il arrive qu’ils ſaient-ſalués d’une jolie Femme, c’eſt une gloire qui gonfle leur cœur, ét le remplit le plus-agreablement du monde. La ſociété du beau-ſexe eſt ici charmante ; l’entretién des Fammes, ſeduisant ; leurs manières ont une aisance, une legèreté, tant de grâce, que le temps ſ’écoule auprès d’elles dans une continuelle ivreſſe. On dirait qu’elles ne ſont-faites que pour plaire, ét elles y-donnent tous leurs ſoins : cela nous flate, ét tu n’as pas-d’idée, mon Ami, des mouvemens qu’excitent dans notre cœur, le ſourire obligeant d’une jolie Perſone, un mot, un geſte-de-familiarité de-ſa-part devant une foule de Rivaus, ét mille autres choses que je tais, de-peur que cette matière ne ſait pas de ton goût.

Je reviéns à ton offre. Je t’en-remercie comme d’une preuve d’amitié ; mais je ne veus point en-profiter ; ne demande donc plus pour moi un retour qui ne me-rendrait pas heureus : je ne merite plus de vivre parmi vous : ét ſi tu m’aimes autant que toute ta conduite me l’a-prouvé juſquà ce jour, accorde-moi un dedommagement que je desire avec ardeur, emploie-toi pour qu’on me-rende Urſule : Urſule : ſa presence m’eſt-neceſſaire, ſes avis me-ſeront-utils, ſa ſociété me-garantira du besoin d’en-chercher, ét nous-nous-ſoutiéndrons mutuellement.

Je me-trouve aſſés-tranquil aujourd’hui, pour te continuer le detail de tout ce que tu ignores au ſujet de m.lle Manon.

Dès que Tiénnette m’eut-quitté, je retournai dans ma chambre, pour y-reflechir ſur ce que j’alais-faire. Après mille resolutions qui ſe-detruisaient les-unes-les-autres, je m’en-tins à laiſſer-agir m.me Parangon. À l’heure d’aler chés m.lle Manon, je m’y-rendis à-l’ordinaire. Je la trouvai plus-tendre, plus-belle, plus-intereſſante que jamais ; en-ce-moment, elle effacait tout ce que j’avais-connu d’aimable. Je baiſſai les ïeus, mon cœur palpita ; je la regrettai… je regrettai quelle ne me-parût plus digne de mon attachement. Je me-dis, On eſt dans une joie vaine, qui tout-à-l’heure va ſ’évanouir comme la fumée !… Manon ! Manon !… Elle excitait au fond de mon cœur des desirs ; ſon indignité ne les empêchait pas de naître ; je ſentis même un aiguillon plus-vif ; je ne ſais de quelle nature était ce mouvement-là ; ſans-doute il n’était pas honnête, car j’en-rougis l’inſtant d’après : je le reſſentis encore, ét la honte le ſuivait auſſitôt. Je crais que c’eſt-là le commencement du crime ; puiſque Je me-disais : :: Elle ne ſera pas ma famme, j’aimerais-mieus-mourir que de ſouffrir qu’elle deviénne ma famme ; ét je la desire !… Voila ce qui ſe-paſſait dans mon interieur, lorſqu’elle m’aborda. Je ne lui dis pas un mot : elle m’entraîna dans une chambre particulière. — Vous êtes muet, aujourd’hui, me-dit-elle, en-me-prenant la main : regardez-moi… Je vois de l’inquiétude dans vos ïeus, qu’avez-vous ? qu’as-tu, mon chèr Mari -? Ce qu’elle prononça d’un ton ſi-careſſant, que je n’y-pus-tenir ; mes larmes coulèrent. Oh ! quelles larmes ! je n’en-verſai jamais d’auſſi-amères. Si je ne t’euſſe rién-écrit, que m.me Parangon n’eût-rién-ſu, je me-jetais dans ſes bras, ét je m’écriais, « Manon, je fais tout, ét je pardonne tout », Mais, il ne dependait plus-de moi. — Qu’avez-vous, me-repetait-elle ? mon chèr Edmond ! que vous m’effrayez ! — Ah ! mademoiselle, je ſuis bién-malheureus ! — Comment-donc ! qu’eſt-il-arrivé ! — Mademoiselle, je vous aimais… — Qu’entens-je ! vous ne-m’aimez donc plus ! — Il doit peu vous importer. — À moi, grand Dieu ! peu m’importer ! à moi ! — Mademoiselle, vous ne m’aimez-pas ; nous ne m’avez-jamais-aimé… — Arrêtez… Qui vous l’a-dit, Ingrat ! — Votre conduite : ma perte doit peu vous toucher : vous m’avez-cruellement-trahi !… Mademoiselle, que vous avais-je-fait-, ét quel interêt aviez-vous à accumuler les trahisons, la honte, la turpitude, l’infamie ſur un Infortuné,… ſur vous-même ? — Je vous laiſſe-dire, Monſieur ; je vous laiſſe paciemment enfoncer le poignard dans mon cœur. — Vous l’avez-auparavant-plongé dans le mién ! — Ah ! c’en-eſt-trop ?… Edmond, je vous ai-aimé ; je vous aime… — Vous aliez me le prouver ! — Oui, je vais vous le prouver : Je ne pouvais prevoir… Je m’y-pers !… Prenez ce papier ; il ne manque que votre ſignature à la minute qui eſt chés le Notaire. Vous lirez enſuite cet Ecrit ; je devais vous le remettre aujourd’hui-même ; le contenu le prouve, ét que je voulais vous devoir à votre generosité. Edmond, je vous ſuis-fidelle depuis que je vous aime : Et ſi par-malheur auparavant… Mais lisez-.

J’ai-lu, chèr Frère, un acte par lequel la Mère ét la Sœur de Manon me-donnaient tout leur bién. Enſuite j’ai-decacheté le papier que je vais tranſcrire :

Quand tu commenceras à lire cet humiliant aveu, Celle qui le fait, qui mourra-de-douleur, ſi elle ne te peut toucher, embraſſera tes genous, ét cette poſture lui conviént. (Elle y-était, chèr Pierre !… je n’ai-pu l’y-ſouffrir). Elle n’aurait-pas-atendu Juſqu’à ce jour à t’ouvrir ſon cœur, à te rendre maître de tous ſes ſecrets, ſi des conſeils étrangers, ſon inexperience, ét la crainte de te perdre ne l’en-euſſent-empêchée. Oui, chèr Amant, mon ſort eſt entre tes mains ; tu peus me-donner la vie ou la mort, l’infamie ou l’honneur. Je ſuis-perdue ſans toi ; avec toi, Je ſuis-heureuse (ſi l’on peut l’être encore, même dans les bras de Ce-qu’on-aime, avec un cœur que le remords dechire !) cet Ecrit que je te donne, que je ſigne, où je vais m’avouer coupable ; que ma Mere ét ma Sœur ont-ſigné comme moi, ſerait, ou ton aſſurance contre des rechutes, que tu peus regarder comme impoſſibles, ou le titre certain de-ta vengeance, ſi je te donnais à-l’avenir des ſujets-de-plainte. Je te permets de le deposer entre les mains de Celui de tes Frères en-qui l’on dit que tu as toute confiance ; cacheté cependant, afin que je ne rougiſſe qu’à tes ïeus. Ô mon chèr Amant ! ne me-hais pas ; je ſuis a tes genous comme une Criminelle ; qui attend ſa ſentence ; ou ſon abſolution. Laiſſe-toi flechir aux pleurs que je repans… Si je ne t’avais-pas-uniquement-aimé ; ſi ma tendreſſe pour toi ne me-fesait pas te preferer à mon bonheur même, ton Amante aurait-pu ſe-resoudre peutêtre à chercher à te tromper. Mais elle ne peut vivre ſans toi ; Un-autre qui lui offrirait ſa main, ne lui inſpirerait que de l’éloignement. C’eſt toi-ſeul qu’elle veut, ou la mort. Aye pitié de ſon deseſpoir… Un-autre… ó douleur ! ô ſource intariſſable de larmes !… Mais on n’a-pas-eu les premices de ſon cœur ; que l’Amant qu’elle adore daigne l’en-craire, tout indigne qu’elle en-eſt !

Prête à m’unir à l’Homme que j’aimerai toujours, ma conſcience m’oblige, malgre l’avis de mes Proches, à lui decouvrir, qu’on a-triomfé de ma vertu, ét que Je porte actuellement les marques de mon crime… Mais, ſ’il eſt-aſſés-genereus pour me le pardonner, j’eſpère faire en ſorte qu’un-jour il ait-lieu de ſ’en-feliciter : je l’adore, il le ſait ; les devoirs ordinaires d’une Famme, ne feraient pour moi qu’une recompenſe ; je veus les étendre audelà des bornes preſcrites, ét m’imposer une dependance qui me-puniſſe ét le dedommage. Ma Mère ét moi, nous voulons que cet Écrit étende ſes droits, ét qu’il lui donne ſur ma perſone une autorité ſans mesures qu’il ſoit le maître, dès qu’il le voudra, ét ſans autre motif que ſa volonté, de m’obliger à vivre ſoit à la campagne, dans ma ferme d’Etivé, ſoit dans un Couvent, en-payant une penſion, la plus-modique qu’il ſe-pourra, ſur mon bién, que nous lui abandonnons en-toute propriété. Mais ſ’il a l’indulgence de me-permettre de l’aimer, jamais il ne ſe-verra d’Amante plus-tendre, plus-fidelle, plus-ſoigneuse de lui plaire, ni d’Épouse plus-prompte à-prevenir ſes moindres desirs. Je le ſupplie de regarder comme la premiére marque de mon devouement, cet Écrit que je lui remets. Fait à Au★★, ce 22 octobre 17**.

(ſigné de la Mère ét des deux Sœurs.)

P.ſ. J’attens apresent mon fort, chèr Edmónd : prononcez : mais, ſans rigueur !

Auſſitôt que j’ai-eu-achevé de lire, elle eſt-venue dans mes bras ; elle m’a-preſſé dans les ſiéns : je ne ſavais où j’en-étais : elle ne parlait pas ; mais elle pleurait ; je pleurais auſſi plus-touché de ſa douleur, qu’irrité de ſes torts. Je lui ai-dit enfin : — Mademoiselle, je ne vous hais pas ; mais… — Accâblez-moi de reproches (a-t-elle-interrompu) ; je les merite, chèr Edmond : eſſaye ton pouvoir, abuse-s-en, ſi tu le veus, ét connais juſqu’ou peut aler mon amour. — M.r Parangon… — Il m’a-perdue, ét tu peus me-ſauver : Il eſt un monſtre à mes ïeus ; je ne le verrai jamais, — Vous m’avez-raillé ; vous m’avez-fait-porter un Billet… — Je ne desavoue rién… Chèr Amant, je n’étais-pas encore-changée ; ét cependant, ce n’était point par le motif qu’ont-pu me-prêter Celles qui t’ont-inſtruit (car je les devine). — Ah ! Manon, qu’il était-cruel d’être moi-même le porteur !… — Va, je te-vengerai de moi-même, comme de mon Complice. Apprens que l’indigne Suborneur crait continuer… après notre union ; qu’il m’aime ; que j’ai-tout-effacé dans ſon cœur, ét qu’il ne me-cède, que par un excès de tendreſſe : ce ſentiment, qu’il ne crayait-pas-fait pour lui, il l’éprouve, ét c’eſt la première-fois : je m’en-ſers pour le maîtriser, ét l’obliger à nous ſervir il le fait en-enrageant,… comme ces mechans Eſprits que la Puiſſance-divine force quelquefois d’obeïr aux Juſtes… Mon Ami, ſi tu ſavais comme ſ’opera ſon infame ſeduction, tu m’excuserais peutêtre unpeu… Il me-reſte un rayon-d’eſpoir… ſi tu le veus, tu peus me-rendre le cœur de ma Cousine ; elle ſerait desormais ma ſeule Amie ; je la verrais, ét jamais ſon Mari. — Ma chère Manon, il n’eſt plus d’eſperance ! vous me voyez-accâblé de la douleur de vous perdre ! — Non, mon Ami, ton cœur n’eſt-pas-aſſés-dur ! non… Viéns, mon Amant, viéns, mon aimable Mari -!… Elle ſ’eſt-panchée fur mon ſein. Nous avons-été longtemps dans les bras l’un de l’autre : ſa beauté m’y-retenait ; la douceur de ſes careſſes ramenait le calme dans mon eſprit, en-le-debarraſſant de la cruelle incertitude qui le tenait auparavant dans l’anxiété ; elle rendait à mon cœur ſon allegreſſe, à mes ſens leur vivacité… — Ô Dieu ! quelle felicité je pers ! (me-disais-je à moi-même) : que ſont auprès de Manon toutes les autres Beautés, ſinon d’admirables peintures, de belles ſtatues, qu’il faudrait prier l’Amour d’animer, comme ſa Mére le fit autrefois pour l’heureus Pygmalion[2]… — Serai-je à toi [3] ? (m’a-t-elle dit, après un long ſilence). — Manon ! vous êtes ma divinité ; vous vous jouez de mes irresolutions. — Ah ! je vous ai-touché ! — Vous avez plûs fait. — Bon Jeunehomme ! ton cœur eſt drait, ton âme eſt ſenſible : va, je n’en-abuserai pas. Abusez-en, ſi vous le voulez, Manons ; mes jours, mon honneur, tout eſt à vous. — Alons, mon charmant Ami, courons dire à ma Mère, que je te-dois la vie ! Viéns mon Epous -! Nous-nous-ſommes-rendus auprès de m.me Paleſtine : là, differentes queſtions que l’on m’a-faites, n’ont-plus-permis de douter, que je ne fuſſe-informé de tout, avant que Manon m’eût-rién-avoué. M.me Paleſtine ét ſes deux Filles ſe-ſont-regardées quelque-temps en-ſilence ; enſuite m.me Paleſtine m’adreffant la parole, m’a-dit : — Conſentiriez-vous que dès ce moment on alát à l’autel, ſ’il était-poſſible ? — Tout ce que vous voudrez, (ai-je-repondu) : je ne ſais pas ſi je ſerai-heureus, mais elle m’a-dit qu’elle le ſerait, ét c’eſt-aſſés-. Les remercimens de Manon ont-été-ſi-tendres, qu’ils m’affermiſſaient dans ma resolution. M.r Parangon ſ’eſt-fait-entendre ; Manon a-prié ſa Mère de nous garantir de ſa vue. Tout a-été-biéntôt-prêt. Le p. D’Arras a-fait les demarches, avec moi ; il a-obtenu l’avancement neceſſaire ; le p. Gardién devait nous donner la benediction, en-presence du Curé ; tout alait ſe-terminer : je ſouhaitais alors que Celui qui venait de ta part chercher nos Père ét Mère n’arrivát pas. Mais nos demarches ét les apprêts avaient-conſumé du temps ; il était près de onze-heures : ma Mère ét mes Sœurs étaient auprès de ma Pretendue ; l’on avait-envoyé avertir la Famille, que des raisons imprevues obligeaient de precipiter les choses, quand un jeune Inconnu ſ’étant-gliſſé juſqu’à Fanchon, l’a-priée de m’avertir, dans le plus-grand ſecret, qu’on voulait me-parler. Je fuis deſcendu, ſans qu’on me-vît ; je m’attendais à trouver Tiénnette, ét j’étais-bién-determiné ſur ce que j’avaisà lui dire ; mais ce n’était pas elle. — Que faites-vous, m’a-t-on-dit ! alez-vous achever de vous perdre ? Quoi ! l’on vous marie, malgré ce que vous ſavez -? Au ſon de ſa voix, j’ai-reconnu m.me Parangon. — Oh ! madame, c’eſt vous ! me-fuis-je-écrié, — Suivez-moi, a-t-elle-continué ; venez-m’expliquer cet inconcevable miſtère : vous épousez Manon ! Je ſuis-plus-aimé qu’elle n’eſt coupable : ah ! ſi vous la connaiſſiez ! — Que trop ! — Elle veut être votre amie ; ne jamais revoir votre Epous. — Et elle a-pu vous ſeduire ! — Si c’en-eſt une, Madame, laiſſez-moi mon erreur ; elle m’eſt-chère ; j’aime votre Cousine. — La jeuneſſe ét le desir vous abusent ; ét vous crayez-aimer : voila, Jeunehomme, ét vous pouvez m’en-craire, comme preſque tout le monde ſe-prend, ét ſ’en-repent le lendemain : on ſ’eſt-vu ; on ſ’eſt-plu ; l’on crait ſe-convenir ; on prend le desir du moment pour un ſentiment durable ; on ſe-marie : on ne tarde pas à ſ’apercevoir qu’on ſ’était-trompé ; on en-gemit ; mais il eſt trop-tard. Tremblez au ſeul nom du mariage ; fremiſſez en-ſongeant quelle eſt Celle que vous alez vous donner pour Compagne !… Parlez, l’eſtimerez-vous ? — Je l’aime ; c’eſt plûs qu’eſtimer. — Vous me-faites-pitié ! c’eſt mille-fois moins. — Madame, l’amour renferme tous les ſentimens honnêtes, obligeans… — Hé-oui, l’amour mais non ce charme produit par les avances ét les careſſes d’une Coquette, qu’il vous plait de nommer de l’amour. — J’ai pour elle de la reconnaiſſance. — Fondée, ſur quoi ?… Uniſſons, je vous prie, tous-deux notre reconnaiſſance, elle aura des effets rares !… Eh ! rougiſez, non devant moi, je ſuis votre amie ; mais à vos propres ïeus… Auriez-vous-tenu de pareils diſcours devant Urſule ? — Madame, je ne vois pas… — Ce qui vous en-aurait-empêché… Ah ! mon pauvre Edmond, ſans moi, vous étiez-perdu, je le vois !… L’on vous aime, dites-vous ! l’effort eſt ſublime ! L’on vous donne ſon bién (je ſuis-inſtruite, comme vous voyez) ? Un ſi petit interêt vous toucherait-il ? N’eſt-il donc que ce Parti pour vous ?… Ne voyez-vous pas qu’elle a-d’abord-voulu vous rendre ſa dupe ; qu’elle vous a-vu de trop-près, ét qu’elle-même eſt-devenue celle de l’amour (car je ne dois pas dire la vôtre) ; ét vous voila penetré !… D’Arras, par amitié pour vous, je le veus, aide à vous pouſſer dans le precipice ; parceque, ne ſachant pas qu’on a d’autres vues plus-avantageuses, il crait que vous n’avez de route à ſuivre, que celle que vous offre l’occasion presente, ét que vous ſerez-heureus, quand vous aurez une ſorte de fortune. Je l’excuse : Un Moine ne peut avoir l’idée d’une certaine decence de mœurs, qui n’eſt-connue que des Honnêtes-gens mariés… Venons au-fait, Edmond : ſi yous étiez-aimé ailleurs, ét plus-tendrement, ét plus-desintereſſement, ét par une Perſone plus-digne, plus-belle, plus-tendre, que ſait-on ? plus-fortunée (mais je n’appuie pas ſur cet article-là), que resoudriez-vous ? — Madame, Manon en-mourrait, ſi je l’abandonnais : voila un éclat ; des Parens ici ; un bruit repandu ; votre Famille prevenue : laiſſez-moi remplir mon ſort ; je vous manquerais à vous-même. — Mon étonnement n’a point de bornes !… Aveugle que vous êtes ! D’Arras a-dreſſé l’Ecrit qu’on vous a-fait lire ; il a-tout-dicté… Oui, tout… on vous a-fait un aveu complet, avec larmes, avec une apparence-de-franchise. Mais c’eſt qu’on a-decouvert que Tiénnette vous a-parlé ; on a-ſu que tout vous eſt-connu.. Et, ſi je ne me trompe, on a bién d’autres vues pour l’avenir… Mais peutêtre le Plus-coupable eſt-il le ſeul qui les ait, ou qui eſpère les realiser… Edmond, je dois repondre de vous à vos Parens… Vous ne ſerez pas le maître de vous perdre ; non, vous ne le ſerez pas. Adieu. Dans un inſtant votre Sœur va vous prouver ſa tendreſſe-. Elle m’a-quitté. J’étais-immobile en-la-regardant ſ’éloigner ; elle avait-diſparu, que je crayais l’entendre ét lui parler encore.

Malgré-moi, chèr Aîné, l’on a-ſu m’arracher à mon panchant. Aubout d’un quart-d’heure, Urſule a-paru ; elle a-entretenu notre Mère. Celui que tu envoyais a-fait le reſte, Nos Parens effrayés en-apparence d’une bagatelle, qu’on leur exagerait tout-haut apres les avoir-prevenus[4], ont-ſuſpendu la ceremonie ; ils ſe-ſont-éloignés, laiſſant le feſtin preparé, le contrat ſigné, ainſi que les regîtres-de-Paroiſſe ; le p. D’Arras, toujours prevoyant, ayant-engajé le Redadteur à tenir l’acte prêt, afin qu’on ne reſtât pas ſi-longtemps à l’église, vu qu’il était-deja-tard. En-une heure, toute cette nombreuse Aſſemblée ſ’eſt-diſſipée comme un nuage leger ; ét ton Frère ſ’eſt-trouvé ſeul avec Manon… La prudence abandonne quelquefois les Plus-ſages… Mais j’en-dis trop. N’as-tu-pas-vu ſouvent aux jours du printemps ou d’automne, le Ciel couvert de nuées volantes ? tantôt elles ſ’écartent, ét laiſſent percer la brillante lumière du ſoleil ; tantôt, elles voilent l’image du plus-beaujour, ét l’on ſe-crait au triſte decembre. tel eſt depuis quelques jours l’état de mon cœur.

Adieu, mon ami. M.me Parangon attend Urſule, ét l’attend cette ſemaine : que je te doive la ſatiſfaction de les voir reünies.


  1. Ceci eſt encore plus vrai de la Cour relativement à la Ville. [L’Éditeur.]
  2. Pygmalion était un fameus ſculpteur, qui fit une Statue ſi belle, qu’il en-devint amoureus ; il pria Venus de l’animer, ét ſa prière fut-écoutée : c’eſt un trait de l’anciénne mythologie, que je ſuis-obligé d’étudier pour mon art. [Note d’Edmond.
  3. Il eſt-aisé d’entrervoir ce qui viént de ſe-paſſer, ét que Manon viént d’employer ici le moyén du rayon-de-miel, conſeillé plus-haut par D’Arras.
  4. Il ne ſ’agiſſait que de l’incendie d’un petit appent plein de paille, causé par l’imprudence d’un Garſon decharrue, qui y-avait-été le matin avantjour avec une lampe.