Le Paysan d’Alaise, Récit jurassien
La fête patronale du village d’Alaise est une des plus animées de tout le pays jurassien. Perdus en quelque sorte au milieu de leurs rochers et de leurs forêts ; les habitans d’Alaise n’ont guère que ce seul jour pour le plaisir. La fête tombe d’ailleurs au mois de juin, l’heureux mois qui ramène des chemins toujours secs, un ciel toujours pur, où tout dans le Jura est verdure, fleurs, fraîches eaux courantes, parfums et chansons ; vraie lune de miel entre l’homme et la nature, l’une toujours jeune, et l’autre rajeuni.
La configuration du pays d’Alaise est des plus étranges ; on n’y rencontre que brusques dépressions de terrain, ravins d’une effrayante profondeur, mamelons et rochers à pic, tout cela irrégulier, compliqué à l’infini. Deux villages seulement, et tous deux bien chétifs, Alaise et Sarraz, sont assis sur le massif énorme dont le Todeure et le Lison arrosent de tous côtés la base, soit par eux-mêmes, soit par leurs humbles affluens. Les cultures et les prairies sont en petit nombre ; la forêt tient presque toute la place, et elle est surtout curieuse par les débris des anciens âges qu’elle a conservés à la science, retranchemens gaulois ou romains, mardelles, abris de bivac, tombelles celtiques par milliers, monumens inestimables que la bêche et la charrue n’eussent pas manqué de détruire. Des centaines de ruisseaux et de filets d’eau coulent sur ce sol accidenté et s’enfoncent ça et là sous terre pour reparaître un peu plus loin. Rafraîchie et fécondée par toutes ces eaux vives, la forêt se hérisse sur bien des points de broussailles qui la rendent impénétrable hors des sentiers ; mais cette broussaille elle-même a son heure charmante, quand juin charge de fleurs l’églantier, le chèvrefeuille et la viorne, dont les senteurs embaument la forêt tout entière.
Nous touchons au grand jour. Le curé d’Alaise vient d’annoncer en chaire à ses paroissiens la glorieuse fête de saint Jean-Baptiste, patron du village, patron dans tout le Jura des bergers et des fruitiers (fromagers). Les invités, citadins ou villageois, montagnards ou gens du pays bas, accourent à l’envi vers cette étrange et belle région que les pluies et les neiges leur ont fermée si longtemps. Tous font le trajet à pied, car Alaise n’a pas de route carrossable, mais seulement des chemins âpres et montans, que peuvent seuls affronter les massifs et inébranlables chariots à bœufs. Tout est préparé à Alaise pour faire aux fêtiers cordial et, si j’ose le dire, gras accueil. Depuis trois jours au moins, les femmes n’ont fait que nettoyer, frotter et laver toutes choses dans la maison, confectionner, au nombre de deux ou trois cents par ménage, et jeter au four les gâteaux, sèches[1] et brioches destinés à être servis aux hôtes ou à être distribués à chacun d’eux au moment du départ pour les membres de la famille qui n’ont pu assister à la fête.
Les hommes de leur côté ne sont pas demeurés inactifs ; quelques-uns sont allés pêcher au Lison. Le Lison n’est qu’une rivière bien petite, mais riche de truites exquises qu’y attirent et la fraîcheur de l’eau et la nature même du lit de la rivière, où alternent les gours et les bruyans[2], lieux également chers à la truite. Il n’est pas rare qu’une seule pêche produise jusqu’à quatre cents livres de poisson. Les autres paysans sont allés à Salins faire les provisions ; c’est un curieux, mais affligeant spectacle, que celui de leur retour vers le village. À l’entrée du massif est une gorge sombre et profonde nommée la Languetine. Le chemin est superposé à une voie celtique qui le déborde çà et là et laisse voir, profondément empreintes dans le roc vif, les ornières des rhèdes[3]. Vers le soir, les lourds chariots d’Alaise arrivent par longues files à l’entrée de la gorge, chargés de provisions de toute sorte, parmi lesquelles la place d’honneur est réservée au tonneau de vin de Salins, condamné à sonner creux la fête à peine terminée. Les paysans d’Alaise sont doux entre tous les montagnards du Jura ; mais ce jour-là ils ont goûté le vin dans plus d’une cave avant de faire emplette, et le marché une fois conclu ils ont, selon la coutume, dîné chez le vendeur et bu surabondamment. Le chemin de la Languetine est des plus difficiles ; épuisés déjà de fatigue par le Mont-des-Vallières, sans contredit la plus mauvaise route de France, les bœufs s’arrêtent à chaque pas. Il est tard ; le conducteur s’impatiente, une grêle de coups de fouet s’abat sur le dos de ces pauvres animaux à l’œil si doux, et dont le dévouement à l’homme ne connaît de limites que l’épuisement absolu des forces.
Enfin le jour de la fête est venu. La messe vient de finir ; elle a été longue, grâce aux trois points du curé. Un sermon de fête patronale ne saurait avoir moins de trois points, ni durer moins d’une heure et demie. — Nous venons de loin et nous sommes fatigués, disent les fêtiers. — Eh ! qui vous empêche de vous reposer ? N’êtes-vous pas assis à l’église ? — leur répond familièrement le curé. Le dîner est enfin servi. Alaise a des vergers pleins d’ombre et de fraîcheur, où il serait charmant de dîner sur l’herbe ; mais gardez-vous d’en exprimer le désir : le paysan croirait que vous vous moquez de lui. Il mange aux champs tous les jours, et le plus souvent assez misérablement. La nouveauté et l’attrait pour lui, c’est de dîner, comme les gens de la ville, dans un appartement, dût-il y être affreusement à l’étroit et dans des conditions de température tout à fait incommodes. Le Benedicite une fois dit, trente convives s’assoient autour d’une table où quinze seraient à peu près à l’aise et vingt déjà bien gênés. Sur cette table se dressent des montagnes de viandes fumantes qu’attaquent les fêtiers campagnards avec une impétuosité d’appétit qui fait peur à leurs commensaux venus de la ville. Ce coin de la Franche-Comté est le pays des estomacs de fer et des faims insatiables ; Voyez seulement les surnoms collectifs que se jettent mutuellement à la face les habitans des divers villages. Les gens de Sarraz traitent de loups leurs voisins de Myon, qui à leur tour les qualifient de sangliers. Les paysans de Saisenay reprochent à ceux d’Éternoz de manger entre trois un bœuf sans boire, et ceux de Saisenay, à en croire les paysans d’Éternoz, boivent entre deux un quaril de vin (75 litres) sans manger. Pesans a ses affamés qui sonnent midi à onze heures ; les gens de Lemuy dévorent, dit-on, en commun un argalet (vieux cheval) le jour de leur fête patronale. J’en passe, et des plus expressifs.
Revenons à nos trente convives. Rien d’intéressant ne se passe jusqu’au moment où le café apparaît, escorté des quatre liqueurs jurassiennes : le maquevin, fait de moût de vin cuit et aromatisé ; l’eau d’anis, forte anisette apéritive et tonique comme l’absinthe, dont elle n’a pas les graves inconvéniens ; l’eau de plousses ou de prunelles, une des plus fines liqueurs connues, et, hélas ! la gentiane, inconnue à nos pères, et dont la Suisse a récemment infecté les montagnes du Jura. À la vue du café et de son cortège d’honneur, toutes les langues se délient et se mettent en branle à la fois. Récits merveilleux de chasse, récits miraculeux de pêche, mariages faits, défaits ou en voie de se faire, déceptions de mariage, tels sont les divers thèmes, et Dieu sait avec quelle verve souvent un peu libre ces sujets sont traités par nos paysans ! Les femmes ont quitté la table, ou plutôt il est rare qu’elles y paraissent. Le dialogue a d’abord été mêlé de patois et de français ; mais le patois ou pour mieux dire la langue de nos pères a bientôt pris le dessus, langue à peine altérée, vive et expressive comme à ses meilleurs jours, moqueuse par-dessus tout, et ayant pour exprimer et railler les défauts, travers et misères de l’homme trois fois autant de mots que le français, déjà cependant si riche sous ce rapport. Le médecin Coictier, qui était Bourguignon salé[4], comprendrait toute la conversation et ne manquerait pas d’y placer son mot. Si la langue est d’un autre temps, les physionomies sont d’un autre pays. Le Comtois est blond ou châtain ; le paysan du massif a le teint brun avec les yeux noirs et les cheveux noirs. Ainsi dans ce coin de terre, qu’enferment le Lison et le Todeure, tout est particulier et a son cachet propre. Le récit suivant n’a pour but que de mettre davantage en relief toutes ces singularités.
Le soir de la fête d’Alaise qui eut lieu en juin 1859, un jeune homme s’apprêtait vers neuf heures à quitter le village. C’était un garçon d’une vingtaine d’années, grand, vigoureux, et que les jours de dimanche on n’eût jamais pris, tant il avait bonne mine, pour un simple charbonnier, ce qu’il était cependant en réalité. Son nom était Michel Bordy ; mais sur le massif, où tout le monde ou à peu près se nomme Bordy, on ne l’appelait que Michel et quelquefois aussi la Fillette, surnom que lui avaient valu dans son enfance sa douceur et son extrême timidité. Chaque paysan du massif a son sobriquet, l’un le Capucin, l’autre le Dragon, celui-ci la Loutre, etc., et ces sobriquets, qui se transmettent souvent de père en fils, forment comme un second nom de famille.
Michel avait sa baraque et ses fours à charbon dans la partie de la forêt qu’on nomme le Fori. Il devait prendre le chemin de Sarraz, dont le Fori n’est que peu éloigné ; mais sur ce chemin est un lieu redoutable que les paysans n’affrontent pas volontiers une fois le soleil couché. On y voit de tous côtés voltiger des clas ou feux follets ; des poutres noires, amas de vapeurs, se meuvent d’elles-mêmes sur le sol et se dissipent dans l’air à votre approche, tandis que le mouton noir vous barre obstinément le passage. Rien de plus simple que les deux premiers phénomènes. Le lieu touche au marais de la Longe, où se produisent naturellement ces feux follets et ces vapeurs. Le mouton noir au contraire, c’est la bête noire, dont la superstition est encore si répandue dans le Jura, le mauvais laton (lutin), ou, comme on dit aux environs de Salins, le malaton. Demandez aux gens d’Alaise et de Sarraz ce qu’ils pensent du mouton noir ; chacun d’eux vous répondra invariablement qu’il ne croit point à ces sottises-là, mais que tout le village y croit. Exprimez alors le désir de vérifier la chose par vous-même, et priez l’incrédule de vous accompagner la nuit suivante ; il aura bientôt trouvé dix prétextes pour n’en rien faire. Ce lieu d’épouvantemens porte dans le pays le nom de Terreur-Sainte-Reine, et non loin de là est la vie (via) de Sainte-Reine, entre la Languetine et Alaise.
Michel n’était pas moins superstitieux que le commun des gens du pays ; pour rien au monde, il n’eût passé de nuit à Terreur-Sainte-Reine. Au lieu du chemin de Sarraz, il prit celui de Salins, sauf à se jeter ensuite sur la gauche par quelques sentiers de la forêt à lui bien connus. Comme il passait au pied des Grandes-Montfordes, une fantaisie le prit, à laquelle l’amour n’était pas étranger, et il résolut d’y monter. La montagne qui porte le nom de Grandes-Montfordes domine le massif d’Alaise, dont elle occupe le centre, mais non sans être dominée elle-même, au moins de trois côtés, par les monts extérieurs, qui pèsent sur les berges du Todeure et du Lison. Au sommet est un rond-point construit avec de forts blocs de pierre, et qui a dû servir d’observatoire à une époque ancienne. N’y montez qu’avec précaution ; c’est une verpillère, comme on dit dans les Alpes et le Jura. La verpie ou vipère foisonne sur le massif ; mais les paysans ne la craignent guère. Orvets, vipères, verdereaux (lézards verts), couleuvres, ils qualifient tout cela indistinctement de vermine, et leur courent sus avec la moindre baguette de coudrier et souvent avec le pied seulement. Malgré le taillis et la broussaille, Michel fut bientôt à la plate-forme. Les vipères dormaient ; il n’eut pas à s’en inquiéter. La lune éclairait au loin ce pays si pittoresquement accidenté. Resserrée de trois côtés parle gigantesque fer à cheval qui a pour points culminans les ruines du château de Montmahoux, une vieille forteresse détruite par Louis XIV, et la sauvage croupe du mont Poupet, la vue, à travers une nuit claire et transparente, s’étendait sans obstacle vers le nord et courait, par-dessus le plateau fameux d’Amancey, jusqu’à la chaîne qui domine le cours du Doubs. Enfant du pays et habitué à se lever chaque nuit pour surveiller ses fours à charbon, Michel était familiarisé de longue date et avec les magnifiques aspects de la nature jurassienne et avec les graves délices des nuits d’été dans la solitude des forêts. Du vaste panorama qui se déployait devant ses yeux, il ne vit qu’un point, le village d’Alaise endormi à ses pieds, et dans le village seulement une maison où une fenêtre était éclairée encore. Derrière cette fenêtre était Cyprienne, jeune et avenante villageoise, la joie de sa pensée, le rêve de toutes ses heures. Michel était vivement épris de la jeune paysanne, mais il n’avait jamais osé même lui laisser soupçonner son amour. Il ne possédait rien au monde, et le père de Cyprienne passait pour l’un des cultivateurs les plus riches d’Alaise et de Sarraz.
Tant que la fenêtre fut éclairée, Michel resta en contemplation ; mais enfin la lumière s’éteignit. Alors le jeune homme quitta les Montfordes, et se remit en route en continuant son rêve et si bien absorbé qu’il oublia de prendre le sentier qui mène au Fori, et se trouva bientôt, à son grand étonnement, sur les bords du Todeure. Ce ruisseau charmant arrose de délicieuses prairies qui s’épanouissent ça et là au milieu de la forêt, des rochers magnifiques au pied desquels sont de mystérieuses retraites où il semble que nul n’a pénétré avant vous. Les fleurs abondent sur ses rives ; presque en toute saison, et à peine les dernières pervenches ont-elles disparu, les nivéoles s’abattent de toutes parts sur la forêt, suivies promptement, et dès la fin de février, de l’innombrable essaim des scilles, des anémones, des primevères, des pseudo-narcisses et des daphnés aux puissantes senteurs. Mais ce qui double le charme de ce vallon, c’est qu’on y est en pleine solitude et comme à vingt lieues de tout travail et de tout souffle humains, te Todeure n’a en effet sur ses bords ni village ni métairie, pas même un seul moulin, et, sauf les jours où les arbres tombent sous la hache du bûcheron, on n’y entend d’autre bruit que celui des eaux courantes et le caquetage joyeux des oiseaux qui pullulent sous ces ombrages, où rien ne les trouble jamais.
Le cours du Todeure est de trois lieues à peine. Au milieu de sa course, le ruisseau tombe d’une hauteur d’environ soixante pieds et forme la charmante cascade du Gour-de-Conches, nom peu harmonieux, tout latin cependant[5]. Imaginez dans un rocher en fer-à-cheval trois étages de bassins circulaires et le Todeure qui s’épanche doucement d’une de ces conques dans l’autre. Un léger pont de bois court sur le bassin supérieur et, vu d’en bas, produit un charmant effet. Le rocher est tout chargé de mousses et d’arbustes qui croissent dans les moindres fissures. Ce pont aérien tout enguirlandé de feuillage grimpant, ces trois bassins superposés en quelque sorte, ce ruban d’eau argentée qui glisse paresseusement contre la paroi de la roche, la légère musique des eaux, les grands arbres qui du sommet du rocher se penchent à l’envi comme pour avoir, eux aussi, leur part de cette curieuse et aimable scène de la nature, tout cela forme un spectacle empreint d’une sorte de grâce sauvage et en même temps charmante.
Michel était descendu au pied de la cascade, qu’il contemplait depuis quelques instans, lorsque tout à coup un léger bruit se fit entendre au sommet du rocher. Le charbonnier vit passer deux ombres sur le pont ; c’étaient deux de ces camps-volans dont le pays de Salins est infesté depuis quelques années, gens à part, branche abâtardie de la grande famille bohémienne, dont ils n’ont plus que le teint bronzé et quelques allures suspectes, vagabonds plutôt que nomades, toujours par monts et par vaux, mais ayant un domicile fixe et ne manquant pas d’y revenir. On les rencontre partout, dans les villes, dans les villages, sur les grands chemins, faisant tous les métiers peu pénibles et qui permettent de vagabonder beaucoup. Malheur à la poule imprudente qui sur leur passage s’écarte des fermes ! Elle a bientôt cessé de glousser et de gratter le sol. Le paysan aime peu les camps-volans, mais il ne leur donne pas moins asile pour la nuit dans son grenier à foin. Il sait certains d’entre eux capables de tout, et redoute plus leurs allumettes chimiques que la grêle et les épizooties.
Les deux rôdeurs de nuit qui avaient traversé le pont étaient venus avec le dessein de jeter au point du jour leurs filets dans le bassin inférieur, qui, souvent pêché, est toujours plein de truites. Ils avaient aperçu d’en haut le jeune charbonnier, et, le prenant pour le garde-pêche, ils avaient couru se cacher dans la forêt. Troublé dans sa rêverie par leur apparition, Michel quitta la place, et, malgré la douceur de la nuit qui invitait à retarder encore l’heure du sommeil, il se décida à rentrer au Fori. Une heure après, il était chez lui et il s’endormait en pensant à Cyprienne. Les souvenirs qui occupaient ses rêves, on en comprendra mieux le charme quand on saura l’histoire du jeune charbonnier.
C’est un triste état que celui de charbonnier dans les bois d’Alaise ; mais ce métier offre pourtant quelques avantages. Le charbonnier vit dans l’air pur de la forêt ; il est plein de santé et de force, a peu de besoins, et le fait même de son isolement le porte à la réflexion. Noir comme le démon six jours de la semaine, du moins ne subit-il pas la malpropreté qu’entraînent les soins du bétail, et il échappe aux divisions intestines qui s’abattent périodiquement sur chaque village à propos du maire ou du fruitier, du curé ou de l’instituteur. En revanche, le salaire est médiocre, les chômages sont fréquens ; la nourriture est plus frugale que celle du plus pauvre ouvrier. Le charbonnier vit, cela est vrai, dans l’air calme et pur de la forêt ; mais il ne s’avance dans cette forêt que précédé de la dévastation et de la dévastation que lui-même a faite, car il ne carbonise qu’en été, et le reste de l’année il lui faut manier du matin au soir la rude hache du coupeur. Il détruit, ce qui est toujours une triste besogne, et, ce qui est plus triste encore, il détruit ce qu’il aime, l’arbre, l’unique compagnon de sa solitude et comme son ami. On en a vu hésiter à frapper ces beaux hêtres, l’honneur des bois d’Alaise, vigoureux et élancés, lisses et brillans d’écorce, brillans de feuillage, et qui semblent avoir le don de l’inaltérable jeunesse. Une fois la première blessure faite à l’arbre, ils frappaient coup sur coup et avec fureur, comme pour se délivrer plus tôt d’un remords. La cognée a enfin accompli sa tâche sinistre ; les doux ombrages ne sont plus, le sol dénudé attriste l’œil. C’est alors que le charbonnier en prend possession et y dresse sa baraque de bois, qu’il portera bientôt plus loin encore, et dans un autre désert fait également par sa hache. C’est le nomade de la forêt. Sans attachement au sol, sans racines dans le pays, les charbonniers, pour remédier à ce mortel isolement, ont fondé en Italie l’association qui porte leur nom, et en France celle des Bons-Cousins[6], dont tous font partie, et qui tient invariablement ses assemblées dans les bois.
Michel cependant était trop jeune pour être affilié aux Bons-Cousins. Il vivait seul au Fori, n’ayant pour compagnon qu’un corbeau apprivoisé qui le suivait à son travail avec la fidélité du chien le plus dévoué. Ainsi isolé et n’étant distrait par rien de son amour, le pauvre jeune homme s’y abandonna tout entier, sans se dissimuler que bien peu d’espoir lui était permis. Le père de Cyprienne, nous l’avons dit déjà, avait maison, champs et prés, et le jeune homme ne possédait pour toute fortune que ses deux bras et ses instrumens de travail ; mais ce qui le désespérait encore davantage, c’était le caractère de la jeune fille. Cyprienne était de l’aveu de tous la plus jolie paysanne du massif, fraîche et piquante, vive et d’esprit tout à fait éveillé, irréprochable jusque-là dans ses mœurs, mais enfant très gâtée, pleine de caprices, railleuse, aimant la toilette, cherchant beaucoup trop à plaire aux garçons, une coquelicante, comme disent agréablement nos paysans. La coutume des mai plantés sous la fenêtre des jeunes villageoises s’est conservée dans toute sa pureté à Alaise, et chaque arbre a sa signification. À l’honnête et douce jeune fille, l’if toujours vert se cachant discrètement au fond de la forêt, symbole de jeunesse virginale et de modestie ; à la prude intraitable, le houx hérissé de pointes ; à la coquelicante, le cerisier, qui étale au bord des chemins ses appétissans fruits rouges et semble lui-même appeler le maraudeur : langage, non plus des fleurs, mais des arbres, dernier débris de la langue runique. L’impertinent cerisier avait été placé cette année même sous la fenêtre de Cyprienne ; mais Une main dévouée l’avait arraché avant le jour et y avait substitué un jeune et bel if. Cyprienne avait joui de l’hommage et n’avait pas su l’affront.
Telle était celle qu’aimait Michel pour sa joie et son tourment. Vingt fois par jour sa raison et son bon sens détruisaient ses illusions jusqu’à la dernière, et vingt fois ses illusions renaissaient. Il avait des heures délicieuses où il se voyait aimé de Cyprienne et uni à elle pour la vie, et des heures sombres où la réalité, qu’il ne pouvait plus se dissimuler, le désespérait et l’accablait. Un jour Michel revenait de son travail ; il se regarda par hasard dans un miroir qui ne lui servait d’ordinaire que pour sa toilette du dimanche, et il se vit tout noir des pieds à la tête. Il pensa à Cyprienne, si fraîche, si blanche, et au mépris qu’elle ne pouvait manquer d’avoir et pour lui et pour son misérable métier. La tristesse lui monta au cœur. Il se lava tout de suite à grande eau et s’habilla comme un jour de fête carillonnée ; puis, le cœur plus content, il voulut de nouveau se regarder dans le miroir. Le miroir n’existait plus ; il l’avait jeté de dépit hors de sa baraque et brisé en vingt morceaux. Alors Colas (c’était le nom de son corbeau) s’approcha de lui comme pour le consoler. — Toi aussi,. mon pauvre Colas, lui dit-il tristement, tu es bien noir, et toi aussi, tu as les ailes coupées ; mais ton sort vaut encore mieux que le mien. Tes ailes repousseront, et je te rendrai la liberté. Tu retourneras parmi les tiens dans la forêt, et tu auras une Cyprienne qui ne se plaindra pas de ce que tu es noir et ne te demandera pas d’être riche. — J’aime Cyprienne, bégaya d’une manière presque inintelligible l’oiseau, qui avait eu le fil coupé, et qui mille fois avait entendu son maître prononcer ces mots. Michel le caressa avec des transports de joie. Un autre jour, dans un pareil accès de découragement, il prit son échelle à neuf échelons et ses deux échelles moindres qu’il coucha toutes trois par terre dans sa baraque, plaça dessus son linge, ses hardes et son humble vaisselle, puis son arc et son arcotte[7], ses pelles à charbon et ses scies, en un mot tous ses outils de coupeur et de charbonnier. Tous ces objets une fois réunis, il s’assit devant et demeura longtemps plongé dans des pensées amères. Tout ce qu’il possédait était là, et le tout ne valait pas trois cents francs. Son cœur se serra, et malgré lui il se mit à pleurer.
Il y eut cette année-là une grande sécheresse dans le pays. Les paysans du Jura disent sétie, et ils n’ont pas tort ; tout en effet a soif alors, l’homme, les animaux, la terre elle-même. La vie du charbonnier est extrêmement pénible en temps de sétie. Il doit veiller nuit et jour au frasil[8], toujours prêt à prendre feu, l’arroser et en boucher les fentes à mesure qu’elles se forment. La moindre infiltration de l’air brûlerait un four, et un four vaut souvent deux cents francs. Une nuit, Michel était à ses fourneaux ; tout allait bien. Pour ne pas se laisser gagner par le sommeil, il se mit à marcher. Il touchait à la lisière du bois, quand s’avança vers lui un individu étrangement accoutré, muni d’une lanterne et d’un bâton d’une longueur démesurée. Michel était bien loin d’être peureux, et il n’eût redouté aucun danger naturel ; mais, à la vue inopinée de ce fantôme qui s’avançait droit vers lui, il ne put se défendre d’une certaine émotion. — Qui vive ? cria-t-il d’une voix qui n’était peut-être pas aussi assurée qu’il l’eût voulu.
— Gaspard, répondit le fantôme, le seul et vrai Gaspard, cultivateur de profession, braconnier par goût, exterminateur de poisson et de gibier, chasseur sans permis de chasse et pêcheur à grandes et petites mailles à la barbe de tous les gardes du monde.
— Ah ! c’est toi, la Loutre ? Sais-tu que tu m’as fait peur ? Je t’ai pris pour le roi Hérode, et déjà je m’attendais à sentir sur mon pauvre dos une grêle de coups de bâton[9].
— Tu crois encore à toutes ces sottises-là ? répondit le camarade de Michel. Moi, je me moque du roi Hérode comme de tous les contes de vieilles femmes… Mais, puisque tu en es encore à toutes ces balivernes, comment ne t’es-tu pas rappelé que le roi Hérode ne tient la campagne que depuis Noël jusqu’à la fête des Rois ?
— Je n’y ai pas pensé dans le moment ; mais toi, à ton tour, quelle mascarade fais-tu de t’en aller ainsi la tête empaquetée, comme s’il gelait à pierre fendre, et avec cette perche plus longue que celle dont se sert le maître d’école pour allumer les cierges de l’église ?
Le camarade de Michel avait à détruire dans un de ses champs, au bord du bois, un formidable nid de guêpes, opération qui ne peut se faire que de nuit. Par crainte des piqûres, il s’était si bien encapuchonné la tête avec des mouchoirs et une blouse, qu’à peine lui voyait-on les yeux, et il s’était armé d’une gaule de douze à quinze pieds. « A manger avec le diable, dit le proverbe, la fourchette n’est jamais trop longue. » Tel était l’accoutrement. Voici l’homme. Son habileté et sa passion pour la pêche l’avaient fait surnommer la Loutre. Il péchait au trémailler, aux filets de mailles étroites, à la main, aux lignes dormantes, et en général à toutes les pêches prohibées. Il n’était pas moins passionné pour le gibier, chassait sans permis en toute saison, et détruisait à lui seul plus de lièvres que tout le reste des chasseurs et braconniers du pays. Braconnier d’une autre façon encore, il ne respectait pas plus l’honneur des familles que les règlemens de pêche et de chasse, et les promesses de mariage ne lui coûtaient pas plus à faire qu’à violer. Il n’est pas rare dans le Jura que deux jeunes gens se promettent le mariage avec stipulation d’une somme à payer par celui qui en viendrait à retirer sa parole. On accusait le braconnier d’avoir joué une indigne comédie dans une affaire de ce genre ; mais le fait n’était pas prouvé, et la villageoise elle-même, peut-être dans l’intérêt de son propre honneur, l’avait toujours démenti. Les mères de famille redoutaient Gaspard, les honnêtes gens l’estimaient peu ; mais par sa gaieté, ses mœurs faciles et son audace, il avait pour lui une partie des garçons des deux villages, et même, dans l’autre sexe, tout ce qu’il y, avait de têtes légères et de cœurs faciles aux impressions.
— Eh bien ! comment vont les Sarrazins[10] ? Voilà quinze jours que je ne suis pas descendu au village, dit Michel à Gaspard, une fois que celui-ci eut expliqué le but de sa course nocturne.
— A Sarraz, c’est comme partout. Ceux qui ont des femmes les surveillent ; ceux qui n’en ont pas en cherchent.
— Heureux ceux qui peuvent en trouver une selon leur sentiment ! murmura Michel avec un profond soupir, qui lui échappa malgré lui.
Gaspard éclata de rire. — Toujours le même, dit-il, toujours Fillette, comme quand nous étions à l’école. Te rappelles-tu ce temps-là ? Tu n’osais pas faire la moindre niche par crainte du maître, ni tourner la tête à l’église par crainte du curé, ni enjamber une haie par crainte du garde champêtre. Tu n’as pas changé, pauvre Fillette, je le vois bien. Ne sais-tu pas ce qu’on dit : « Agneau, tu bêles, tu perds une bouchée, et la chèvre broute pendant ce temps-là. » Tu ne bêles pas, toi, mais tu pousses des soupirs à déraciner un hêtre. Veux-tu que je te parle en pêcheur ? Les filles, vois-tu, c’est comme les truites ; ne va pas t’amuser à les pêcher à la ligne, il te faudrait attendre que le poisson vînt de lui-même mordre à l’hameçon ; c’est trop long. Prends ton trémailler, mon garçon, et, sans t’inquiéter de rien, lance-le hardiment où cela frétille. Tiens, moi qui te parle, je suis en train, dans ce moment-ci, d’en amorcer une à Alaise, et ce n’est ni la plus laide ni la moins riche du village. Suffit, tu en entendras bientôt parler… Mais voilà que les coqs chantent déjà ; je n’ai que le temps de courir à mon guêpier avant qu’il soit jour. Au revoir, Fillette ; n’oublie pas la chèvre et l’agneau.
Gaspard s’éloigna ; Michel retourna à ses fourneaux, plus agité et plus malheureux que si toutes les guêpes du champ du braconnier l’eussent percé de leurs aiguillons. La jeune fille sur laquelle Gaspard avait jeté ses vues était, d’après son dire, une des plus riches et des plus jolies d’Alaise évidemment il avait voulu parler de Cyprienne. Ce jour-là, Michel laissa brûler un de ses fours ; c’était la première fois que lui arrivait pareil malheur. Alaise n’a que trente-quatre feux, partant peu de filles nubiles, ou, si l’on aime mieux, peu de pots de fleurs sur les fenêtres. Les pots de fleurs sont, dans les campagnes jurassiennes, l’enseigne des filles à marier, enseigne involontaire, mais qui n’en est pas moins infaillible. La jeune villageoise aime les fleurs et se plaît à en orner ses fenêtres ; une fois pourvue d’un mari et les soucis venus, giroflées, œillets et rosiers, disparaissent bien vite. À en juger par cette enseigne d’un nouveau genre, Alaise comptait alors vingt-sept filles à marier ; mais les deux tiers étaient ou trop pauvres ou trop peu jolies pour répondre au signalement donné par Gaspard. Michel se mit à passer en revue le tiers restant en parcourant par la pensée chaque maison l’une après l’autre.
À la première, deux sœurs d’un caractère bien différent : l’une méchante et colère, surnommée la Bise-Noire, l’autre douce et calme à l’excès ; cette dernière avait pour surnom la Pacifique, elle était le souffre-douleur de tous les siens. Personne au monde n’eût voulu de la Bise-Noire, et quant à la pauvre Pacifique, elle était si calme et d’humeur si peu romanesque, que le trémailler de Gaspard ne pouvait pas avoir fait pêche de ce côté-là. La maison suivante était appelée dans le village le Paradis, et c’était bien le paradis sur terre, selon le mot du pays. Sept enfans, dont trois filles, y vivaient, sous la direction de sages et pieux parens, dans l’amour du travail, les bonnes mœurs et l’union la plus parfaite. Gaspard n’avait également rien eu à entreprendre là, rien non plus aux pots de fleurs suivans, qui allaient bientôt disparaître, car la jeune villageoise qui les arrosait était au moment de se marier, et déjà les ouvrières en robes et en linge remplissaient la maison. Un peu plus loin demeurait la Belle-Image, villageoise moins sage que jolie, qui trois fois déjà avait eu le cerisier. Gaspard n’eût pas pris le ton si haut pour célébrer un si facile triomphe. Restait Cyprienne ; plus de doute, c’était elle que le braconnier avait voulu désigner. Michel se la représenta malheureuse par cet indigne garçon, déshonorée peut-être, et son cœur saigna. Il l’aimait tant et craignait tant pour elle, qu’il eût consenti à n’être que son frère pour avoir le droit de veiller sur son honneur et de la protéger.
Gaspard n’avait pas fait une vaine fanfaronnade. Moins de quinze jours après sa rencontre avec le charbonnier, les deux villages ne s’entretenaient plus que de ses amours avec la belle Cyprienne. On les avait vus causer ensemble près du rucher ; Gaspard, qui depuis plusieurs années n’avait pas paru à l’église, était à la messe le dimanche précédent ; Cyprienne, si coquette jusqu’alors, s’était montrée tout à coup froide envers les autres garçons. Michel ne pouvait plus descendre à Alaise ou à Sarraz sans avoir le cœur déchiré par vingt récits de ce genre. Pour se soustraire à une telle torture, il prit le parti de passer hors du massif toutes ses journées du dimanche en excursions à travers les régions les plus sauvages du pays. Michel s’applaudissait beaucoup de ces courses désordonnées, qui changeaient le cours habituel de ses pensées. Il avait résolu de visiter un dimanche la sauvage cascade du Pont-du-Diable et la magnifique forêt de sapins qui commence à moins de deux lieues d’Alaise ; mais le dimanche venu, au moment même où il allait se mettre en route, l’image de Cyprienne s’empara si fortement de lui qu’il ne put résister au désir de la voir. Il alla à Alaise, la vit au sortir de la messe, n’osa point lui parler, joua aux quilles (le jeu de quilles touchait à la maison de la belle villageoise), et perdit tout ce qu’il avait apporté d’argent. Cette journée fut loin cependant de lui être défavorable. Comme il retournait au Fori, découragé et tout mécontent de lui-même, il s’entendit appeler par un individu posté au bord du bois, et qui n’était autre qu’Urbain Bordy, le père de Cyprienne.
— J’ai à te parler, lui dit Urbain ; mais d’abord avoue une chose : tu aimes Cyprienne, n’est-il pas vrai, mon garçon ? Allons, ne rougis pas ; je suis bien loin de t’en faire des reproches.
Michel avoua son amour en exprimant toute sa surprise de voir le père de Cyprienne initié à un secret qu’il croyait n’avoir jamais laissé soupçonner à qui que ce fût.
— C’est bien simple, mon garçon, dit le père Urbain ; à mon âge, on ne dort pas toute la nuit. Je t’ai vu arracher le cerisier et planter l’if. Cyprienne ne sait rien de tout cela, et bien heureusement ; elle en serait morte de chagrin. Elle a de l’honneur, vois-tu, Michel ! Elle en a, je le sais, moi qui suis son père. Tout son tort est d’être bien jeune, et peut-être l’ai-je un peu gâtée ; sa mère était morte, et je n’avais qu’elle pour tout enfant. Tu l’as sauvée, Michel, en arrachant ce cerisier maudit ; je viens te demander de la sauver encore une fois. Gaspard la poursuit, tu ne l’ignores pas, et hier il a osé me la demander. À lui ma fille, ma Cyprienne ! Il la ruinerait et en ferait la plus malheureuse des femmes. Il me sait vieux, et c’est ce qui l’enhardit. Il faut que tu la voies, Michel, et que tu te fasses aimer d’elle. Tu te gênes trop avec les filles : c’est bon avec les demoiselles de la ville ; mais au village il ne faut pas tant de biais ni tant de façons. Plaisante avec elle, comme font les autres garçons ; amuse-la et fais-la rire ; je suis son père, et je te le permets. Je t’aiderai tant que je pourrai ; je parlerai chaudement pour toi, et il faudra bien qu’elle finisse par nous écouter. Tu viendras demeurer avec nous ; Dieu veuille que ce soit bientôt ! Allons, mon garçon, puis-je compter sur ta parole ?
Michel ne s’était attendu ni à un tel allié, ni à une telle proposition. Il remercia le père Urbain avec effusion, et tous deux convinrent que le jeune homme ferait dès le lendemain une première démarche près de Cyprienne. Comme il importait qu’elle ne sût rien de leur accord, le père Urbain dut ne pas assister à l’entrevue. Le lendemain, Michel était prêt de très bonne heure ; mais comment aborderait-il la jeune villageoise, et avec quelles paroles ? Le charbonnier trouva Cyprienne seule au poêle et jouant avec un oiseau apprivoisé que lui avait donné Gaspard.
— Bonjour, Michel, dit-elle au jeune homme ; vous voilà beau comme pour une procession de Fête-Dieu ! Vous avez à parler au père Urbain, n’est-il pas vrai ? Il doit être au village ; je vais le chercher.
— Ne vous dérangez pas, Cyprienne, répondit le charbonnier, j’attendrai. Savez-vous que vous avez là un joli bouvreuil ? Sait-il chanter ?
L’oiseau parut avoir compris la question, car il se mit sur-le-champ à siffler une chanson du pays. — Moi aussi, fit Michel, j’ai un oiseau apprivoisé, mais il n’est pas aussi joli que le vôtre. Je n’ai pas peur de le noircir en le caressant, c’est un corbeau. Je n’ai jamais pu lui apprendre que trois mots qu’il répète cent fois par jour ; mais je n’ose pas vous les dire, vous vous fâcheriez.
— Lesquels ? demanda Cyprienne à moitié curieuse, à moitié indifférente.
— Vous allez vous fâcher, dit Michel en rougissant. Eh bien ! ce que dit mon corbeau, c’est j’aime Cyprienne, et il dit ces trois mots cent fois par jour.
— Voilà un corbeau galant, repartit vivement Cyprienne. Si l’oiseau parle si bien, que sera-ce de la personne qui lui a fait la leçon ? Voyons, Michel, je vous écoute.
Cyprienne avait dit ces paroles d’un ton de gaieté railleuse.
— Écoutez-moi sans moquerie, dit Michel tout à fait ému. Vous êtes riche et je n’ai rien, vous êtes belle à rendre jalouses toutes les filles du pays, et moi, je ne suis qu’un pauvre charbonnier, noir comme suie six jours de la semaine. Et cependant je vous aime, Cyprienne ; je vous aime depuis le jour du mariage de votre cousine Sidonie, il y aura bientôt deux ans ! Vous étiez en blanc avec toutes les filles du village ; c’est vous qui avez fait le compliment aux mariés, vous vous en souvenez bien, et qui leur avez présenté les dragées de noce et le mouton tout couvert de rubans. La mariée passait pour jolie, mais personne ne la regardait, tous les yeux étaient fixés sur vous. Depuis ce jour, je vous aime, mais personne n’en a rien su, pas même vous, Cyprienne. J’aurais continué à me taire, mais j’ai appris ces jours derniers qu’un véritable danger vous menaçait…
— Vous m’effrayez, Michel, dit la moqueuse villageoise en riant aux éclats ; notre maison court-elle risque de tomber ? Y a-t-il des vipères dans ces fagots ? J’ai une peur mortelle de ces bêtes-là. Parlez, Michel, parlez, je vous en prie.
— Votre maison est solide, et vous n’avez rien à craindre des vipères ; mais il y a bien d’autres dangers pour les personnes jeunes et confiantes comme vous… Demandez au père Urbain ou à M. le curé ; tous deux vous diront qu’à mal placer sa confiance on s’expose à tout perdre, et qu’être mordu par une vipère n’est pas toujours le plus grand des malheurs.
— Bien prêché, Michel ; mais, dites-moi, ne craignez-vous pas qu’on vous réponde, comme au putois la poule : Tu me détournes du renard, putois ; c’est pour m’attirer vers ton trou !
Cette ironique sortie eût peut-être achevé de déconcerter le jeune homme, s’il n’eût pas eu un de ces cœurs sans alliage, qui ne manquent jamais de rendre au moindre choc le son pur de l’honnêteté. Cyprienne l’avait blessé au vif. Il répondit, non plus en amant timide et gauche, mais en honnête homme qui se sent outragé : — Moi ! vous ne me connaissez pas, Cyprienne ; je vous aime, c’est vrai, mais je sais ce que je suis et ce que vous êtes. Pourquoi ne suis-je pas votre frère ? Je vous parlerais à cœur ouvert, je pourrais tout vous dire, et peut-être finiriez-vous par m’écouter ; mais je n’ai pas les droits d’un frère, et il y a bien des choses qu’il faut que je taise. Puissé-je me tromper ! puissiez-vous être heureuse avec celui qui vous poursuit maintenant ! Mais si jamais mes craintes venaient à se réaliser, votre père est vieux, appelez-moi à votre défense, Cyprienne. J’accourrai avec ce cœur prêt à tout braver pour vous, et avec ces bras qui n’en craignent point d’autres, et alors malheur à celui dont vous aurez eu à vous plaindre ! Adieu, Cyprienne, je rentre au Fori ; je ne vous importunerai plus de mon amour. Oubliez tout ce que je vous ai dit d’abord et ne vous souvenez que de mes dernières paroles.
Michel sortit sans attendre la réponse de la jeune fille. Pendant qu’il parlait, son visage avait pris une expression si mâle et sa voix des accens si énergiques, qu’il parut à la jeune villageoise tout autre qu’elle ne l’avait vu jusqu’alors. Elle ne put demeurer insensible à un dévouement si désintéressé, et une larme, larme bien légère il est vrai, et bien vite essuyée, mouilla ses yeux. Le charbonnier ne vit point cette larme, qui l’eût payé de toutes ses peines ; il était déjà loin de la maison.
Gaspard triomphait dans ses amours, mais il ne triomphait plus que là. Il ne se passait pas de jour sans qu’il n’éprouvât comme braconnier quelque désagréable mésaventure. Une main invisible détruisait ses pièges à fièvres et à chevreuils ; la même main effaçait les coupes du gibier et en faisait ailleurs d’autres parfaitement imitées : Gaspard plaçait là ses collets et ne prenait rien. Ces déceptions de pêcheur étaient plus grandes encore : levait-il ses lignes dormantes, au lieu de truites et d’ombres, c’étaient des quadrupèdes morts qui s’y trouvaient attachés. Ses nasses étaient placées à rebours et l’entrée tournée dans le sens du cours de l’eau ; un jour il les trouva toutes suspendues aux arbres du bord. Était-ce Michel qui causait au braconnier tous ces désagrémens ? Peut-être était-il trop honnête et trop fier pour descendre à de pareils moyens de vengeance. Gaspard s’embusqua vingt fois pour chercher à découvrir l’individu qui se permettait ces mystifications envers lui ; ce fut en vain. Une autre surprise non moins désagréable lui était réservée encore. Cyprienne, on le sait, avait la tête légère ; son cœur valait mieux. C’était une enfant gâtée, très gâtée même, pleine de caprices et de soubresauts, se croyant tout permis parce qu’elle était la plus riche du village et aussi la plus jolie ; mais au fond elle n’avait rien de vraiment mauvais et rien surtout qu’un peu d’expérience de la vie ne pût heureusement corriger. Quel que fût son amour ou plutôt son engouement pour Gaspard, elle ne pouvait se cacher ni le chagrin qu’en ressentait son père, ni les jugemens peu favorables qu’en portaient les gens du village. Le père Urbain ne lui avait adressé aucun reproche, mais il avait perdu toute sa gaieté, et il ne lui prodiguait plus les caresses comme autrefois. Cyprienne crut même s’apercevoir une fois qu’il avait pleuré.
Certain dimanche après vêpres, Cyprienne se trouvait dans le jardin de la ferme du père Urbain. Une jolie robe neuve, qu’elle avait mise ce jour-là pour la première fois, lui avait valu une foule de complimens. La chaleur dans la journée devint si forte un instant que les joueurs de quilles eux-mêmes suspendirent leur jeu, et vinrent s’asseoir, au nombre de dix où douze, sous le mur du jardin, à l’ombre d’une épaisse touffe de sureaux. Cyprienne, qui se promenait dans le jardin, entendit facilement la conversation suivante : — Ne me parlez pas de ces coquelicantes, disait un villageois ; c’est la peste dans une maison !
— C’est bon, Manuel, répondit un autre ; on sait bien pourquoi le renard ne veut pas de miel.
— Vraiment ! j’aimerais mieux me marier avec la Jeanne-Claude, qui n’a pas seulement de quoi acheter un peigne dans une boutique à quatre sous ! Au moins la Jeanne-Claude travaille, elle est sage, on est sûr d’avoir la paix dans la maison ; mais des écervelées comme ta Cyprienne, merci ! ça n’a que la paresse dans les bras et la folie dans la tête.
— Le Sarrazin la battra, c’est bien sûr ! dit un autre, et je parie qu’il ne se passe pas huit jours après la noce…
— Eh ! pourquoi ne la battrait-il pas ? répliqua un loustic du village. Le beurre ne se fait qu’à force de le battre. On bat les grappes après la vendange, et ce n’est qu’en les battant qu’on obtient quelque chose des gerbes de blé.
— Bah ! dit le doyen des joueurs de quilles ; elle n’aura que ce qu’elle mérite. Ce n’est pas elle que je plaindrai jamais, mais bien ce pauvre père Urbain ! Le vieux brave homme dépérit à vue d’œil. Aussi pourquoi l’a-t-il autant gâtée ? C’est tout de même bien triste de n’avoir qu’une fille et de se voir mettre par elle au tombeau !
Cyprienne ne s’était d’abord nullement reconnue dans le portrait de la coquelicante tracé par le premier villageois. Son nom, prononcé un instant après, fut pour elle comme un coup de foudre. Elle pâlit, elle courut s’enfermer dans sa chambre, où elle versa en une heure plus de larmes qu’elle n’en avait répandu dans toute sa vie. Son père étant monté auprès d’elle, elle lui dit qu’elle était indisposée, et elle l’embrassa avec effusion, mais sans rien lui raconter de ce qui s’était passé. L’effet de cette scène fut plus profond qu’on n’eût pu l’espérer en tenant compte d’un caractère aussi mobile ; mais le bien ne s’en dégagea pas tout de suite et sans difficulté. Une lutte s’engagea dans le cœur de Cyprienne entre son amour-propre et les nouveaux sentimens qui venaient d’être réveillés en elle. Toutes ses actions durant cette période trahirent l’état orageux de son âme et le combat violent qui s’y livrait. Elle se jeta un jour dans les bras de son père en disant qu’elle lui ferait bientôt une confession complète, et quand il la pressa ensuite de tenir sa parole, elle répondit qu’elle n’avait dit cela que dans un moment de léger chagrin oublié depuis longtemps. Elle renvoyait brutalement les pauvres qui venaient à sa porte, puis elle les rappelait, leur demandait pardon, et les chargeait d’aumônes. Après avoir juré cent fois de ne plus revoir Gaspard, elle fut un instant presque résolue à quitter le pays avec lui et à aller vivre loin de ces affreuses gens d’Alaise, qui s’étaient permis sur son compte des propos si noirs et si épouvantables.
Cette crise dura près d’un mois ; l’issue en fut heureuse. Cyprienne fut bien loin d’en sortir une fille accomplie, mais elle s’y dépouilla cependant de bon nombre de ses défauts. Plus dès lors de coquetterie ni d’humeur moqueuse, bien moins de caprices et d’orgueil. Elle avait regardé jusqu’à ce moment comme fort au-dessous d’elle d’aller travailler aux champs ; à la grande surprise de son père, qui ne pouvait en croire ses yeux, elle y alla certaine après-midi. À toute bonne action sa récompense. C’était le moment des regains ; fraîche comme une églantine à peine ouverte, elle était charmante sous son grand chapeau de bergère, et quand par momens elle s’appuyait, pour reprendre haleine, sur le long manche du râteau, elle avait tant de grâce dans cette attitude que les faucheurs s’arrêtaient tous pour la regarder. Elle était bien lasse le soir et ses mains étaient bien blessées, mais elle n’annonça pas moins en soupant qu’elle retournerait faner le lendemain.
— Et tes mains ! lui dit son père ; vois dans quel état elles sont déjà !
— Elles s’y feront, répondit Cyprienne ; il faudra bien qu’elles s’habituent.
— Non, non, je ne le veux pas, répliqua le vieillard.
— Eh bien ! père, dit-elle, c’est moi qui porterai la soupe aux ouvriers le matin et à midi ; vous m’accorderez bien cela, n’est-il pas vrai ?
Urbain consentit, et, tant que durèrent les fenaisons, elle porta le déjeuner et le dîner.
La conduite de Cyprienne vis-à-vis de Gaspard était dictée par les mêmes sentimens. Un jour, le jeune homme étant venu lui offrir un panier de truites toutes fraîches et qui sortaient à peine de l’eau, elle eut le courage de les refuser, en lui disant qu’il ferait mieux de s’occuper de ses champs, et qu’elle n’épouserait jamais un braconnier. Gaspard eut beau insister, il dut remporter son poisson. Elle ne lui fit pas toujours, il est vrai, un accueil aussi sévère ; mais, quelque beau que fût le temps, elle le reçut toujours au poêle, et non plus comme autrefois sous.la treille du jardin. Tout, dans un jardin invite à aimer : le demi-jour de la tonnelle, l’air chargé de senteurs enivrantes, les chansons des oiseaux, les nids pendus aux branches. L’appartement villageois n’a au contraire que de discrètes et chastes influences. Les gens de la maison le traversent à toute minute ; la fenêtre est basse, et l’œil du voisin peut venir s’y appliquer à chaque instant. Et quelle jeune fille oserait oublier ses devoirs en présence de ces pieux souvenirs et de ces saintes images dont sont tapissés tous les murs, et qui lui rappellent un autre amour sans trouble et sans amertume, amour qui naguère remplissait encore tout son cœur ? Il n’est pas jusqu’aux meubles et aux ustensiles du ménage, témoins des vertus des vieux païens, qui ne prennent alors en quelque sorte une voix pour conseiller la retenue et l’honnêteté. Gaspard fut fort étonné de ce changement subit, dont les causes lui étaient entièrement inconnues. Il s’efforça par tous les moyens de détourner Cyprienne de cette nouvelle voie, trop morale pour lui. Voyant qu’elle ne l’écoutait point, il se décida à se réformer lui-même ou au moins à s’en donner l’apparence. Il paya quelques dettes criardes, fréquenta moins certains garçons du village, alla moins souvent au cabaret. Il essaya de renoncer à la chasse et à la pêche ; mais c’était là une résolution bien difficile à exécuter. Durant une semaine, il réussit à s’abstenir, et déjà il se félicitait de cette victoire remportée sur ses habitudes, quand un soir, au moment même où il allait se coucher, deux habitans du village vinrent frapper à-sa fenêtre.
— Apprête-toi, lui dit l’un d’eux, nous descendons au Lison.
— Est-ce que je vous empêche d’y descendre ? répondit Gaspard avec humeur. Ne connaissez-vous pas les chemins ?
— Plaisantes-tu ? Les Fontanet sont tous à Dôle ; le garde est allé à la noce. Tout le gour est à nous. C’est toi qui as organisé la partie ; vas-tu reculer maintenant ? Allons, dépêche-toi !
Entre Nans et Sarraz, le Lison traverse un parc où il forme un gour long d’un quart de lieue, ou peu s’en faut. Cette partie de la rivière est très peu pêchée, et seulement pour les besoins de la table des propriétaires du parc. Aussi le poisson y foisonne-t-il ; c’est là que se prennent les plus belles pièces du Lison ; Gaspard avait su quelque temps auparavant que le garde de Mme Fontanet, propriétaire du parc, devait assister au mariage d’une de ses parentes, domiciliée à dix lieues de Nans, et le braconnier avait alors averti ses deux camarades de tenir leurs engins prêts pour descendre à la rivière au premier signal. Ils venaient maintenant à leur tour lui dire que le moment était arrivé. Malgré toutes leurs instances, Gaspard persévéra dans son refus, et ils se dirigèrent vers le gour, non sans maugréer contre lui. Le jeune homme se coucha, mais il ne put dormir. Il voyait la rivière et les filets pleins de poissons, et il n’était pas là ! Il se leva et ouvrit sa fenêtre. Le vent du sud soufflait ; or, dit le proverbe, bonne chasse de bise et bonne pêche de vent. La nuit était d’ailleurs tout à fait noire et promettait une entière sécurité. Le braconnier ne résista plus à toutes ces tentations. — Pourquoi ne descendrais-je pas à la rivière ? se dit-il à la fin. Je ne pêcherai pas ; quel mal peut-il y avoir à se promener au bord de l’eau ?
Le chemin de Sarraz à Nans est plein de cailloux roulans et en outre tout à fait rapide. Malgré l’obscurité, Gaspard s’y élança, comme s’il eût couru dans un pré tout uni. Arrivé au bord de la rivière, il jeta un morceau de pain au chien du moulin pour l’empêcher d’aboyer, escalada une haie, puis une autre encore, puis un mur de clôture haut de dix pieds, et il se trouva dans le parc. Il imita alors le cri de la chouette pour faire savoir aux deux pêcheurs que c’était lui qui arrivait, et, se glissant le long des saules, il fut bientôt près d’eux. — Tu t’es enfin décidé, lui dirent-ils à voix basse. Allons, prends le filet ; à toi l’honneur.
— Pas ce soir, leur répondit-il ; je ne suis pas disposé à me mettre à l’eau ; je vous regarderai faire.
Un des pêcheurs lança le trémailler dans un des endroits les plus poissonneux de tout le gour. Le coup avait été mal donné ; il ne produisit presque rien.
— Maladroit ! dit Gaspard, tu ne mérites pas de toucher à un trémailler !
Déjà il était dans l’eau et lançait lui-même le filet, qui cette fois se remplit de truites. Dix fois il recommença, et dix fois avec le même succès. Ce n’était plus une pêche, mais une extermination de poissons. Les paniers et les hottes une fois remplis, ils cachèrent jusqu’au lendemain le trémailler dans le bois ; puis tous trois, pliant sous le faix, se dirigèrent vers Salins, où pendant deux jours la truite se vendit au prix du poisson blanc.
Cette pêche fit plus de bruit que n’eût voulu Gaspard. Malgré ses recommandations réitérées, ses camarades s’en vantèrent, et le fait arriva jusqu’à Cyprienne, mais sans détails précis. Elle lui adressa de vifs reproches ; Gaspard soutint qu’à la vérité il était bien descendu ce soir-là au Lison, mais seulement pour prendre quelques écrevisses, et qu’il n’avait touché ni à poissons ni à filet. Cyprienne ne le crut qu’à demi, et elle lui dit nettement qu’à la première récidive tout serait fini entre eux. Le braconnier jura ses grands dieux qu’elle serait ponctuellement obéie, et le soir même il viola sa promesse. En rentrant à Sarraz, il avait trouvé chez lui le billet suivant :
« J’attends demain à déjeuner des amis du dehors qui raffolent de vos petites truites du Lison. Dépeuplez la rivière. Tâchez d’être à Salins avant neuf heures.
« LANQUETIN. »
Gaspard était fermier de M. Lanquetin, et il lui devait deux ou trois termes. Comment lui refuser quelques-unes de ces agréables petites truites ? Il descendit à la rivière seul et tout à fait de nuit. Cyprienne ne sut rien cette fois. Le braconnier tira de ces divers faits deux conclusions : c’est d’abord qu’étant né pêcheur comme la loutre, dont il portait le nom, il ne pourrait jamais, quoi qu’il fît, rester huit jours francs sans pêcher, en second lieu qu’à pêcher toujours seul et toujours de nuit, il pourrait pêcher impunément. Pour mieux tromper Cyprienne, il lui annonça qu’il allait vendre tout son attirail. de pêche et de chasse, et il afficha en effet le lendemain à la porte des maisons communes de Sarraz et d’Alaise qu’on trouverait à acheter chez lui fusil, carnier, nasses, paniers à poissons, fouines et filets de toute sorte. Quelques acheteurs se présentèrent ; Gaspard demanda à dessein un prix exagéré, et il garda son matériel, dont il ne se servit guère moins souvent que par le passé.
Michel était cependant plus découragé que jamais. Il n’avait plus qu’un désir, oublier Cyprienne, l’effacer de sa vie. Le moment des coupes était arrivé. Tant que dura ce travail, l’excessive fatigue du corps et la compagnie des autres bûcherons le protégèrent encore contre ses pensées noires ; mais, la neige une fois venue, il dut rentrer dans sa solitude. L’hiver, toujours fort rigoureux dans le Jura, fut cette année-là plus long et plus rude encore que de coutume. Le pauvre garçon ne quittait le Fori que deux fois par semaine, le dimanche pour aller à la messe et le mercredi ou le jeudi pour renouveler ses provisions. Sarraz n’ayant point d’église, il allait à la messe à Nans ou à Myon, mais jamais à Alaise, où il s’était promis de ne pas retourner avant que Cyprienne ne l’y appelât. Les cinq autres jours, il ne lui restait pour ressources contre lui-même que son corbeau Colas et quelques vieux livres dépareillés, déjà lus vingt fois. Partout autour de lui s’étendait le désert de neige, immense, éblouissant de beauté sereine, mais plein aussi de tristesse navrante et froid comme la mort. Le silence n’en était troublé que par les croassemens de quelques corbeaux affamés, et pendant la nuit par les hurlemens des loups. Sous l’impression de cette nature désolée et lugubre, le pauvre charbonnier n’invoquait plus Cyprienne ; il invoquait presque la mort. Certaine après-midi où soufflait une bise glacée, un oiseau vint frapper du bec à la fenêtre du charbonnier, qui courut ouvrir. L’oiseau entra ; c’était un bouvreuil. À peine réchauffé, il se mit à siffler un air, comme pour remercier son hôte, précisément l’air que Michel avait entendu chez Cyprienne. Dans un de ses accès de colère contre Gaspard, celle-ci n’avait rien voulu garder qui vînt de lui, et l’étourdie avait lâché l’oiseau, sans penser ni à la neige ni au froid. Le charbonnier s’empressa de lui donner à manger, il le caressa et le baisa mille fois.
Michel était couché depuis longtemps, mais il n’avait pu s’endormir encore. Tout à coup il lui sembla que la montagne s’emplissait d’une étrange clarté. Il se hâta de sortir. Une immense lueur planait sur la forêt avec des oscillations pareilles à celles de l’éclair. Michel jeta les yeux du côté de Sarraz ; tout le village était en feu. Le jeune homme s’élança pour porter secours, courant droit devant lui et sans s’inquiéter des amas de neige où il enfonça plus d’une fois jusqu’à la ceinture. Rien de plus affreux que le commencement d’un incendie nocturne, surtout dans les villages du Jura, où le désastre et l’horreur sont aggravés encore par les amoncellemens énormes de foin dans la grange, par les toits, la plupart en bardeaux, l’absence de pompes, le manque presque absolu d’eau et la difficulté des chemins. Les paysans, réveillés en sursaut, à peine vêtus, noircis par la fumée et le feu, les cheveux en désordre, l’épouvante sur le visage, s’agitent et courent en tout sens, sans savoir ni où ils vont ni ce qu’ils doivent faire. Les enfans crient et pleurent en demandant leurs mères. Les bœufs, à peine sortis des écuries, s’élancent tout effarés à travers le village, et dans leur course furibonde renversent tout devant eux. La flamme menace les maisons voisines du foyer de l’incendie : point de pompes ! Les flammèches s’abattent comme une pluie de feu sur les toits les plus éloignés : point d’eau ! De toutes parts ce cri retentit : « De l’eau, ou tout est perdu ! »
Michel arriva dans ce premier et terrible moment. La maison attaquée par les flammes était celle d’une pauvre mère de famille qui venait de perdre son mari. Deux fois déjà elle était entrée dans l’écurie, d’où sortaient d’affreux beuglemens, pour rompre les attaches du bétail et le faire sortir, et deux fois la chaleur de l’air et la fumée l’avaient repoussée. — Mes enfans, mes pauvres enfans ! — criait-elle d’une voix à déchirer le cœur, et elle cherchait à se débarrasser des bras qui la retenaient et à pénétrer de nouveau dans l’étable. — Personne n’aura donc pitié de nous ? criait-elle encore, presque folle de douleur ; personne ne détachera ces pauvres bêtes ? — Tous se regardaient avec stupeur ; nul ne répondait. Ce fut alors qu’arriva Michel. — Une serpe ! cria-t-il, vite une serpe pour couper les attaches ! — Il fit le signe de la croix et se précipita tête baissée dans l’horrible caverne. Les mugissemens redoublèrent. Au bout de quelques secondes, une vache parut sur la porte, s’y arrêta un instant toute stupéfaite, et se décida cependant à sortir. Un jeune bœuf suivit et s’élança tout éperdu, comme si mille taons l’eussent piqué à la fois. Puis de nouveau une vache sortit, et bientôt trois ou quatre autres, les unes furieuses, les autres paralysées par la peur. Michel parut alors sur le seuil, haletant, ruisselant de sueur, les habits tout en lambeaux. — Est-ce tout ? demanda-t-il. Y en a-t-il encore ? — Encore cinq dans l’écurie du fond, — répondit un des paysans. L’intrépide jeune homme plongea dans une cuve pleine d’eau sa tête noircie et toute brûlante, et il s’apprêtait à rentrer dans l’écurie. — N’entre pas, Michel, crièrent vingt voix, n’entre pas ! le toit va tomber. — Je ne risque que mon corps, répondit-il ; je n’ai ni femme ni enfans. Puisse seulement le bon Dieu me pardonner mes fautes ! — Il se signa comme la première fois et de nouveau se précipita au milieu du gouffre qui vomissait des torrens de fumée chargée d’étincelles. Un bœuf encore sortit de l’écurie, mais déjà avec le poil à moitié brûlé, et presque au même instant un craquement épouvantable se fît entendre. Le toit tomba, entraînant dans sa chute une partie du plafond de l’écurie. Tous les assistans sentirent le frisson courir dans leurs veines, et de toutes les poitrines sortit le cri : « Il est perdu ! » Au bout d’une minute d’anxiété mortelle, à la grande joie de tous, Michel reparut encore, mais dans quel état ! Il avait les cheveux et les habits à moitié brûlés, et ressemblait à un fantôme plutôt qu’à un être vivant. — Décidément la mort ne veut pas de moi ! — dit-il à voix basse. Vingt seaux d’eau furent jetés sur ses habits ; on lui présenta de tous côtés du vin ; tous lui demandaient à la fois s’il était blessé ; la pauvre fermière faillit l’étouffer en l’embrassant. Michel était impatient d’échapper à toutes ces démonstrations. Il parvint à se dégager sous prétexte d’aller prendre un peu de repos dans une maison du village, et dès qu’il se vit seul, il se dirigea vers le Fori, où il n’arriva pas sans peine après une si rude épreuve, meurtri comme il l’était par les pieds et les cornes du bétail.
La nuit fut mauvaise. La fièvre et le délire s’emparèrent du pauvre garçon. Tombé dans une rivière de feu, il faisait des efforts surhumains pour en sortir ; mais au moment où il saisissait la berge, des bœufs furieux le rejetaient à coups de cornes dans la fournaise. Ce ne fut qu’au bout de quarante-huit heures que Michel revint à lui. Il se leva et voulut boire. Avait-il dans sa fièvre épuisé sa provision d’eau ? L’avait-il renversée ? Pas une goutte n’en restait. Colas était tout languissant, le bouvreuil de Cyprienne était mort de soif. Il fit fondre de la neige et but à longues gorgées. Tous, à Sarraz et à Alaise, vantaient son dévouement héroïque ; personne ne venait s’assurer s’il était mort ou vivant. La fermière dont il avait sauvé le bétail était absorbée par mille soins, et les autres habitans ne songeaient pas qu’il pût avoir besoin d’eux. Au bout de quelques jours, la pauvre femme commença cependant à s’inquiéter de n’avoir point de nouvelles de celui qu’elle appelait son sauveur, et elle envoya ses fils au Fori. Ils trouvèrent Michel dans un état de faiblesse extrême et presque sans connaissance. Un jour plus tard, et le pauvre garçon mourait de faim et de froid. Le même soir, la bonne femme s’asseyait au chevet du malade, et tout péril était bientôt écarté par ses soins vraiment maternels, secondés par la vigoureuse constitution du charbonnier. Le printemps approchait ; ses premiers souffles favorisèrent la convalescence du jeune homme et lui versèrent promptement de nouvelles forces.
Le dimanche des Brandons est connu sous d’autres noms dans le Jura, et en particulier sous celui de fête des Chevânes. Les chevânes sont les feux allumés sur les hauteurs en l’honneur des mariés de l’année. Cette coutume s’observe encore dans beaucoup de villages jurassiens. Le soir de cette fête, tout ce qu’il y avait dans Alaise de garçons et de filles s’achemina vers les Montfordes, où avaient été dressés autant de mâts chargés de fagots que le curé avait béni de couples cette année-là. Force barils de vin avaient été apportés aux frais des nouveaux époux, et aussi, selon l’usage, les pois grillés. Cyprienne et Gaspard étaient de la fête. Michel avait résolu de n’y point prendre part ; mais il fut entraîné malgré lui par quelques jeunes gens. Après une première libation, le feu fut mis aux chevânes, qui remplirent tout à coup de lueurs la forêt et le ciel. Tous alors, garçons et filles, la main dans la main, entonnèrent, en dansant autour des feux, une ronde chantée tantôt par le chœur tout entier, tantôt seulement par un des coryphées :
La mariée est douce et fraîche,
Le marié riche et galant ;
Sept gros bœufs mangent à leur crèche,
Et sept cabris qui vont sautant,
Et de vaches trois fois autant.
Sautez, cabris, bergers, bergères ;
Sautez pour les nouveaux époux ;
Chantez vos refrains les plus doux ;
Montez au ciel, flammes légères,
Feux de l’amour, allumez-vous !
Aux mariés bonheur et joie,
Ciel sans nuage, amour sans fin !
Que leur fenil sous l’herbe ploie,
Que leur grenier soit toujours plein,
Plein de fruits doux et plein de grain !
Qu’ils aient tous les bonheurs ensemble !
Fasse bientôt l’heureux époux
Sauter gaiment sur ses genoux
Un gros garçon qui lui ressemble !
Feux de l’amour, allumez-vous !
— C’est moi qui serai la marraine.
— C’est moi qui serai le parrain ;
Chaîne d’or, habit de drap fin,
L’air brave comme un capitaine.
— Collier d’or, robe de basin,
On me prendra pour une reine.
— A ma boutonnière un bouquet
Tout de lilas et de muguet.
— A mon bonnet des rubans blancs,
À mon corset les fleurs, des champs !
— Tous les garçons en grands dimanches
Autour de nous se rangeront ;
Les pistolets retentiront.
— Et les filles en robes blanches
À l’église nous attendront ;
Les cloches carillonneront.
— Compère, embrasse ta commère
Aux lueurs de ces feux d’amour ;
Commère, embrasse ton compère,
Et puissiez-vous ensemble un jour
Vous marier à votre tour !
Sautez, cabris, bergers, bergères,
Gentils amans, tendres époux ;
Dansez, chantez, rien n’est plus doux ;
Montez au ciel, flammes légères !
Feux de l’amour, allumez-vous !
L’usage veut que la plus proche parente de la mariée remplisse le rôle de marraine. Elle sort des rangs et choisit elle-même son compère. Cyprienne était cousine de celle des mariées pour qui avait été dansée la première ronde. À la fin du second couplet, déjà Gaspard s’apprêtait à lui tendre la main, et peut-être n’eût-il pas attendu pour l’embrasser que le chœur l’y invitât ; mais Cyprienne alla droit à Michel. Le brave garçon fut si ému qu’il faillit tomber à la renverse. La jeune villageoise offrit ses joues de bon cœur, puis quand ce fut son tour d’embrasser Michel, elle lui donna un franc et cordial baiser. La cousine de Cyprienne offrit ensuite les pois grillés et fit circuler les barils. La même ronde et les mêmes libations recommencèrent pour chacun des autres couples. Les barils une fois vides et les chevânes éteintes, tous redescendirent vers Alaise en continuant à chanter.
Grande joie passe vite, dit le proverbe. Michel se demanda le lendemain s’il irait ou non chez Cyprienne. Pouvait-il se regarder comme appelé par elle ? N’avait-elle pas au contraire cédé seulement à un de ces caprices qui étaient le fond même de sa nature ? L’accueil moqueur qu’il avait reçu d’elle quelque temps auparavant le glaçait d’épouvante. Même en la supposant sincère et bien disposée envers lui, ne trouverait-elle pas ridicule un tel empressement ? Michel prit un moyen terme ; il irait à Alaise dans l’espoir de rencontrer Cyprienne, mais il ne se présenterait pas chez elle. Deux heures après, il arrivait au village. — à la bonne heure ! lui dit le premier villageois qu’il rencontra, tu bats le fer pendant qu’il est chaud. À quand cette noce ? — J’espère que tu vas nous faire danser ? lui dit un peu plus loin un jeune paysan. — M’as-tu déjà choisi un compagnon ? lui demanda une jeune fille. — Sept ou huit individus, hommes et femmes, travaillaient dans un champ au bord du chemin ; en apercevant Michel, tous se mirent à chanter :
- Compère, embrasse ta commère
- Aux lueurs de ces feux d’amour ;
- Commère, embrasse ton compère,
- Et puissiez-vous ensemble un jour
- Vous marier à votre tour !
Michel, contrarié de voir son amour ainsi deviné, n’osa pas s’engager plus avant dans le village par crainte d’autres propos du même genre, et il prit un chemin qui conduisait dans les champs, où il erra tout le jour. Le soir, il rentra au Fori assez peu content de lui-même. Une nouvelle tentative faite le surlendemain ne réussit pas mieux ; Cyprienne était allée ce jour-là à Salins avec son père. Michel, qui s’était armé de courage, poussa hardiment jusqu’au jeu de quilles voisin de la maison de Cyprienne ; mais la porte resta close, et aucune fraîche figure ne se montra derrière les vitres. Le charbonnier ne sut rien, ne demanda rien, et il s’imagina que la jeune fille s’était cachée en l’apercevant. Il n’en fallait pas plus pour le faire renoncer à toute nouvelle poursuite.
Pendant que Michel s’abandonnait ainsi au découragement, le braconnier redoublait au contraire d’activité pour réparer son échec des Montfordes. Il demeurait fidèle à sa devise : brouter au lieu de bêler et ne pas perdre un seul coup de dent. Jamais il n’avait été plus assidu auprès de la jeune fille, et il ne reculait, pour l’amener à ses fins, devant aucun moyen. Il mentait surtout imperturbablement. À l’entendre, il ne chassait plus, ne pêchait plus : double sacrifice qui lui avait été bien pénible, mais devant lequel il n’avait néanmoins pas hésité un instant. Il se vantait et mentait ainsi en toute circonstance et à propos de tout. Un jour Cyprienne s’était blessée légèrement la main ; à la vue de quelques gouttes de sang, elle se crut tout à fait perdue. — Ah ! dit-elle à Gaspard en pleurant, si j’avais seulement de la souveraine !… Mais comment en avoir ? On dit qu’elle ne croît que sur les rochers du Lison et dans des endroits où il faut risquer sa vie. — La souveraine est le hieratium murorum. Au dire des paysans du Jura, elle guérit tous les maux. — Dans deux heures, vous en aurez, répondit le braconnier, ou bien on me trouvera au pied des rochers tout fracassé et n’ayant plus besoin de rien. — Il feignit de se diriger vers les rochers du Lison, et alla cueillir la plante incomparable à cent pas derrière sa maison, dans un endroit tout à fait uni, où, selon le mot villageois, un aveugle eût dansé en sabots. De retour à Alaise, il raconta avec emphase à Cyprienne les vipères qu’il avait tuées, celles qui avaient failli le mordre, et les chutes de trois ou quatre cents pieds auxquelles il n’avait échappé que par miracle. — Merci, lui dit Cyprienne en lui tendant affectueusement la main, c’est un service que je n’oublierai pas.
— A quand la récompense ? — demanda aussitôt Gaspard ; vous savez qu’il n’en est qu’une pour moi, et que je la réclame depuis longtemps.
— Bientôt peut-être, répondit la jeune fille.
Grâce à toutes ces supercheries, le braconnier regagnait chaque jour du terrain, d’autant plus que, par timidité et scrupule poussés à l’excès, son rival lui laissait le champ entièrement libre. Une année s’écoula de la sorte. Le mois de juin revint, et avec lui la fête d’Alaise. Une faille eut lieu la veille, c’est-à-dire une pêche aux flambeaux ou plutôt aux fagots allumés. Au sortir de la jolie vallée de Nans, où il prend sa source, le Lison s’engage dans une gorge étroite et profonde ; il coule dans un espace de près de trois lieues entre des berges de rochers dont la hauteur moyenne est de quatre ou cinq cents pieds. Où la berge n’est pas tout à fait à pic, la forêt pousse vigoureuse et touffue. Toutes les essences forestières du Jura, le sapin excepté, y croissent pêle-mêle avec une variété infinie. La gorge n’a presque partout de place que pour le lit de la rivière et un chemin d’exploitation qui la longe ; mais çà et là elle s’élargit un peu, et alors elle étale au bord de l’eau quelques arpens de ravissantes prairies. Même solitude, même absence de l’homme que sur les bords du Todeure ; de Nans jusqu’à Myon, vous marchez trois heures sans rencontrer d’autres habitations que deux moulins.
La pêche commença vers neuf heures du soir. En quelques instans, la rivière se couvrit de pêcheurs, les uns portant les fagots enflammés, les autres harponnant avec la fouine le poisson attiré par ces lueurs, d’autres encore lançant l’étiquette, le trémailler et l’épervier. Les femmes et les enfans faisaient la guerre aux écrevisses, soit à l’aide de filoches, soit à la main. Tous étaient munis de lanternes ; de grands feux brillaient çà et là sur les deux rives, aux points où les pêcheurs avaient déposé leurs habits et où ils devaient apporter leurs prises. Effrayées par toutes ces lueurs, les fausses bêtes dont le bois est rempli, renards, martres, poissons de roche (loutres), blaireaux et fouines, glapissaient et cherchaient à fuir. Les martinets et les corneilles, qui nichent par milliers dans les rochers, tournoyaient au-dessus du gouffre en poussant dans leur vol effaré des cris d’effroi, auxquels s’ajoutaient encore les aboiemens des chiens, les plaintes des chouettes et les ricanemens lugubres du hibou que les paysans du Jura nomment huperon. Les échos des rochers répétaient tous ces bruits en leur prêtant des accens vagues "et indéfinissables qui semblaient entièrement étrangers au monde que nous habitons.
Gaspard et Michel étaient au nombre des pêcheurs. Le père urbain était venu lui-même, en laissant Cyprienne pour garder la maison. Armé de la fouine, Gaspard foudroyait le poisson d’une main infaillible. Tous admiraient son adresse ; il était vraiment le roi de la fête. Tout à coup on ne le vit plus. On le cherchait partout, on l’appelait de tous côtés ; point de réponse. Ses habits étaient bien à l’endroit où il les avait déposés au moment d’entrer dans l’eau. S’était-il noyé dans quelque gour ? Il nageait comme un poisson et plongeait comme un martin-pêcheur. Pendant qu’on le cherchait ainsi d’aval et d’amont, Gaspard s’était vêtu en toute hâte d’autres habits qu’il avait d’avance cachés dans le bois, et il s’était mis à gravir le long et rude sentier qui du Lison mène à Alaise. Il savait le village presque désert et Cyprienne seule au logis, et il se proposait de mettre à profit cette occasion ; mais il avait compté sans son rival. Michel ne l’avait pas perdu de vue un seul instant, et, devinant bien vite son projet, il avait juré de sauver à tout prix l’honneur de Cyprienne et du père Urbain. Il fallait arriver avant le séducteur au sommet de la berge. Malgré la nuit, malgré tout le danger d’une pareille escalade, le jeune homme n’hésita point à gravir un de ces glissoirs presque à pic par où les coupeurs précipitent jusqu’au chemin d’exploitation parallèle à la rivière les bois qu’ils viennent d’abattre au sommet même de la berge. La chute des fagots et des souches avait entraîné toute la terre et mis entièrement le rocher à nu. Michel s’accrocha aux saillies, profita de chaque fente de la roche et de chaque relief, tomba et se releva, se meurtrit les mains, se meurtrit tout le corps, et continua d’avancer. Il touchait au but, quand un dernier et formidable obstacle se dressa devant lui. Il n’avait plus qu’un rocher à gravir, mais droit comme un mur et impitoyablement à pic. Un arbuste, un seul, sortait d’une crevasse et pouvait faciliter l’escalade ; c’était un buis, plante cassante s’il en est. L’arbuste venant à rompre, rien n’arrêtait plus la chute du jeune homme jusqu’au fond du gouffre de cinq cents pieds. — A la garde du bon Dieu ! dit Michel en se signant, comme il avait déjà fait à Sarraz en présence d’un danger non moindre. Le buis tint bon ; d’un nouvel élan l’intrépide jeune homme atteignit la crête. Il était tout haletant, tout épuisé de fatigue ; il eut toutefois le temps de reprendre haleine avant l’arrivée de Gaspard. Le sentier suivi par celui-ci n’atteignait en effet la plate-forme qu’au prix de détours sans nombre.
— Qui vive ? dit le braconnier en apercevant un individu tranquillement assis au milieu du chemin et barrant le passage.
— Ami, répondit ironiquement Michel.
Gaspard reconnut la voix et fut sans doute peu satisfait de la rencontre. — Ote-toi de là et laisse-moi passer, dit-il brusquement.
— Impossible, répondit Michel du ton le plus calme.
Et lui montrant à la clarté de la lune ses mains meurtries et tout en sang : — Regarde, ajouta-t-il, ce n’est que pour arriver ici avant toi que je me suis mis dans cet état.
— Je te le répète, reprit Gaspard en s’animant de plus en plus, laisse-moi passer !
— Je te le répète à mon tour, c’est impossible.
— C’est ce que nous allons voir.
Une lutte terrible s’engagea sur le bord du rocher. Le braconnier avait le dos vers l’abîme ; son adversaire n’employa pas d’abord toutes ses forces par crainte de l’y précipiter, mais il parvint enfin à lui faire prendre une autre position, et alors, par une brusque et foudroyante secousse, il le terrassa aussi aisément qu’il eût terrassé, un enfant. — Je pourrais t’envoyer d’ici engraisser les truites, lui dit-il, mais je veux encore t’épargner pour cette fois. Lève-toi et retourne à la rivière ; tu ne feras pas, c’est moi qui te le dis, d’autre pêche aujourd’hui.
Gaspard écumait de rage : il fit mine un instant de vouloir recommencer la lutte ; mais le calme de Michel et la vue de ses poings terribles refroidirent bien vite son humeur batailleuse, et il redescendit le sentier.
À partir de cette rencontre, la lutte des deux rivaux ne pouvait plus se prolonger. Michel eut un jour à se rendre à Myon pour le règlement de ses comptes. Il s’était de nouveau interdit le chemin par Alaise ; il prit celui du Lison. On était au mois d’octobre ; toute forêt est belle à ce moment de l’année, mais toute forêt n’a pas une variété d’arbres égale à celle qui avoisine le Lison, ni par conséquent la même richesse de ces teintes automnales, éclatantes et veloutées, qui sont à la fois la joie et le désespoir du peintre, et dont l’ensemble forme le plus magnifique et le plus suave des tableaux. Au confluent du Lison et du Todeure est un oratoire rustique qui est en grande dévotion dans le pays ; on le nomme l’oratoire de la Marghoué. Les hommes se signent en passant, les femmes s’agenouillent et disent de longues prières. Parmi les dévots les plus zélés de la madone de la Marghoué était un de ces vieux mendians qu’on appelle dans le pays des branle-ticlets[11]. Le père Benoît (c’était son nom) avait une soixantaine d’années ; il était de Refranche, village situé de l’autre côté du Lison, en face d’Alaise. Trois fois par semaine, son galion sac de toile sur le dos, il faisait sa tournée sur le massif, et trois fois par semaine il exploitait l’autre rive ; le dimanche, il restait dans son village et chantait au lutrin. les paysans lui donnaient peu d’argent, mais force morceaux de pain, avec lesquels il engraissait un porc et des poules. On n’ignorait pas dans le pays l’usage qu’il faisait de ces aumônes, mais le père Benoît était si gai, il savait tant de vieilles histoires ; bref, il avait tant de manières d’amuser le monde, qu’il ne trouvait jamais ni porte ni huche fermées. Sa dévotion ne l’empêchait point de rire avec les jeunes villageoises, dont il savait tous les secrets, et au besoin de se faire le messager de leurs amours.
Le vieux mendiant ne manquait jamais de s’arrêter à l’oratoire après sa tournée sur le massif. C’était là qu’il payait en prières les aumônes qu’il avait reçues. Il s’était fait un tarif invariable : pour un sou un Pater et un Ave, pour un morceau de pain un Ave seulement. Une paire de souliers ou un pantalon étaient cotés dix Ave et autant d’oraisons dominicales. Pour ne point se tromper dans ses comptes, le branle-ticlets commençait par étaler son argent sur la balustrade de l’oratoire, et il ne le remettait dans le sachet de cuir qui lui servait de bourse que sou par sou, et seulement chaque pièce une fois rachetée. Il vidait ensuite sa besace, et procédait de la même manière. Quand le dernier morceau de pain était rejeté dans le gali, le mendiant se levait, content comme un débiteur qui vient enfin de solder ses créanciers, et si quelque fillette passait en ce moment, il était plus que jamais en verve de joyeux propos.
Benoît se trouvait à la Marghoué au moment où Michel y arriva. En apercevant le charbonnier, il se leva avec une vivacité toute juvénile, et se mit à lancer son chapeau en l’air en criant de toutes ses forces : — Il ne l’aura pas, Fillette, il ne l’aura pas !… Ah ! je ne suis qu’un vieux fainéant ! je ne suis qu’un vieux Mandrin ! « Passe ton chemin, vieux Mandrin, ou je t’enferme dans la soue[12] avec les porcs. » Il m’a dit cela, Fillette, mais il s’en repentira. Il ne l’aura pas, c’est moi qui te le dis. — Michel ne comprenait rien à ces étranges paroles ; il crut le mendiant devenu fou. Celui-ci expliqua aussitôt à Michel que, passant à Sarraz quelques mois auparavant, il avait demandé un morceau de pain à Gaspard, qui, non content de le lui refuser, l’avait menacé, en présence de plusieurs personnes, de l’enfermer dans son étable à porcs. Depuis tant d’années qu’il allait de porte en porte, jamais Benoît n’avait éprouvé pareil affront ; il avait juré d’en punir Gaspard. C’était lui qui dérangeait les nasses et qui détruisait les collets du braconnier ; mais il ne se tiendrait pour vengé que s’il parvenait à l’empêcher d’épouser Cyprienne. — Ne sors pas de chez toi tous ces jours-ci, dit-il à Michel en terminant ; tu ne tarderas pas à recevoir de mes nouvelles. — Le jeune homme lui demanda ce qu’il pensait faire ; mais le mendiant refusa absolument de s’expliquer en l’engageant à avoir confiance en lui et en la bonne vierge de la Marghoué, qui ne les abandonnerait pas.
Michel fut tout le jour presque fou de joie. Plus d’une fois il lui arriva de lancer son chapeau en l’air, comme le vieux mendiant, en criant : — Il ne l’aura pas ! — Pendant toute une semaine, il ne s’écarta pas un instant de sa baraque et fut toujours en grande toilette et prêt à partir pour Alaise. Point de Benoît ; fatigué d’attendre, il alla à Refranche. Le branle-ticlets avait ce jour-là son gali sur le dos, et il faisait sa tournée par les villages. Comme Michel revenait, un paysan de Sarraz lui apprit que Gaspard avait annoncé partout son mariage, et que le jour du repas de fiançailles était fixé déjà. Le pauvre garçon fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pas tomber. Plus de doute, le mendiant s’était joué de lui, comme Cyprienne, comme le père Urbain, comme le monde tout entier. Il résolut de quitter le pays. Le lendemain matin, il allait sortir pour aller chercher du travail aussi loin que possible d’Alaise, quand s’ouvrit la porte de sa baraque, et le vieux mendiant entra, la figure riante, comme un messager de bonne nouvelle. — Es-tu prêt ? lui dit Benoît ; nous allons dîner chez Cyprienne.
— Elle a donc changé de sentimens ? s’écria le charbonnier, elle ne l’aime donc plus ?
— Je ne t’ai pas dit cela, mon garçon ; mais la sainte Vierge est bien bonne pour ceux qui ont foi en elle, et il peut se passer bien des choses dans un tour de soleil. Allons, dépêche-toi !
— Je vous remercie, père Benoît, mais je n’irai pas.
— Vas-tu faire l’enfant ? Veux-tu qu’elle soit malheureuse toute sa vie avec ce misérable-là ? La sainte Vierge ne te le pardonnerait jamais ! Et le père Urbain qui t’attend comme un sauveur, et qui, ce matin encore, m’a demandé, les larmes aux yeux, de ne pas manquer de t’amener aujourd’hui même chez lui ! Tu le trouveras bien vieilli ; il a tant souffert de ce qui se passe dans sa maison ! Veux-tu lui donner le coup de la mort ?
— J’irai, père Benoît, bien que n’attendant de ma démarche qu’un affront de plus ; mais je ne veux pas que ma conscience puisse rien me reprocher.
Il y avait ce jour-là grand dîner chez Urbain ; sept ou huit notables du village y assistaient. Gaspard était assis près de Cyprienne ; il avait l’air radieux. Le dîner n’était commencé que depuis quelques instans, quand entra le mendiant suivi de Michel. Urbain leur souhaita cordialement la bienvenue et les invita à prendre place à table. Cyprienne parut surprise ; elle salua Michel avec embarras, mais d’un air qui n’avait rien d’hostile. Gaspard au contraire était tout à fait mécontent, et, comme il se croyait déjà le maître de la maison, il ne cherchait nullement à cacher sa mauvaise humeur. — Eh bien ! la Loutre, dit Benoît, qui voulut brusquer l’attaque, comment va la pêche ? On dit que tu prends maintenant plus de rats que de truites et que tu as inventé une nouvelle manière de poser tes nasses : est-il vrai que c’est sur les arbres que tu les mets à présent ? Ce n’est guère le chemin du poisson.
Gaspard s’était bien gardé de raconter à qui que ce fût les mystifications dont il était l’objet. La scène qui s’était passée à Sarraz entre le mendiant et lui se présenta tout à coup à sa mémoire, et il se souvint en même temps d’avoir rencontré deux fois Benoît au bord de l’eau avec des allures singulièrement suspectes. — C’est donc toi, vieux Mandrin ! s’écria-t-il avec colère et comme tout hors de lui-même ; tu vas me le payer !
Benoît se replia vers Michel, dont la vue seule suffit pour arrêter tout court l’agresseur. — Je ne vous comprends vraiment pas, père Urbain, dit le braconnier en battant en retraite ; comment pouvez-vous recevoir chez vous et faire asseoir à votre table un vieux besacier comme celui-là ?
— Moi, dit avec calme le mendiant, fort de la protection de Michel, je vaux mieux que toi et cent fois mieux. Je demande mon pain, c’est vrai, mais ai-je jamais fait tort à personne ? M’a-t-on vu voler, comme toi, le poisson et le gibier qui ne m’appartenaient pas ? Ai-je jamais cherché, comme toi, quand j’avais ton âge, à tromper les filles par tous les moyens ? On me donne un sou, je suis content, et je prie la sainte Vierge pour celui qui me l’a donné ; mais il te faut, à toi, des cinq cents francs d’un seul coup, et Dieu sait par quels moyens tu te les procures !
Gaspard pâlit à ces dernières paroles du mendiant. — Il faut que je vous raconte une histoire, continua le père Benoît avec le même calme. Vous connaissez tous à Myon Agathe Bergier ; elle avait perdu ses parens, elle était riche. Gaspard est allé lui faire la cour, et il est parvenu à s’en faire aimer. Il se souciait peu de l’épouser, aimant mieux continuer sa vie malhonnête. La pauvre Agathe est confiante ; il lui a fait signer un papier par lequel ils s’engageaient à s’épouser dans les six mois, avec charge pour celui des deux qui retirerait sa parole de payer cinq cents francs à l’autre. Une fois le papier signé, ce mauvais sujet alla tous les dimanches se griser et se battre à Myon. Effrayée du sort qui l’attendait avec un pareil homme, la pauvre fille retira sa parole et lui envoya les cinq cents francs. Est-ce vrai ? Qu’as-tu à répondre à cela ?
— Mensonge, affreux mensonge ! s’écria Gaspard, qui avait cru pouvoir compter sur la discrétion intéressée de sa victime.
— Garde pour toi le nom de menteur, répliqua le mendiant ; il te convient mieux qu’à moi. Je suis allé trouver Agathe ; elle a commencé par me dire qu’on m’avait trompé. Je lui ai fait remarquer alors qu’il s’agissait de sauver des pièges de Gaspard une aimable et excellente jeune fille. Agathe a bon cœur ; elle s’est mise à pleurer, et elle est allée chercher dans son armoire le reçu des cinq cents francs. Tu as dit tout à l’heure que je mentais : connais-tu cette signature ?
Gaspard eut un nouveau moment de confusion ; mais il se remit bientôt. — Que signifie tout ceci ? dit-il avec une assurance effrontée. Est-ce un complot contre moi ? Il faudrait le dire. Est-ce ma faute si Agathe s’est mise à m’aimer ? Je ne lui ai fait aucune avance : c’est elle qui a rêvé un mariage entre elle et moi, et c’est elle qui, pour mieux me lier, a imaginé ce dédit de cinq cents francs. Elle pensait que je ne pourrais jamais payer une pareille somme. Je ne suis pas riche ; je gagne ma vie en travaillant. Plus tard elle a changé d’avis, et elle a payé les cinq cents francs ; valait-il mieux qu’elle ne les payât pas ? Est-ce que ce vieux dépenaillé a quelque chose à voir dans tout cela ? Il dit que je me suis grisé : je ne m’en souviens nullement ; mais quand même cela me serait arrivé une fois ou deux, y a-t-il là de quoi pendre un homme ? Pour ne rien cacher, j’étais malheureux, et je cherchais à m’étourdir. C’est précisément alors que j’ai vu Cyprienne pour la première fois, et dès ce même jour j’avais juré que je n’en aimerais jamais une autre : mais comment me dédire ? Je n’avais pas le premier sou des cinq cents francs. J’ai bien souffert, vous pouvez me croire. Pourquoi n’ai-je pas connu Cyprienne un an plus tôt ?
Ce système de défense parut ne pas trop déplaire à la jeune villageoise, dont le visage irrité se radoucit sensiblement. Le mendiant s’en aperçut, et il eut recours aussitôt, pour en finir, à un dernier argument qu’il savait irrésistible. — Tais-toi, impudent, dit-il : c’est trop d’effronterie. Cyprienne, il faut que j’achève de vous ouvrir les yeux. Votre amour-propre sera peut-être un peu blessé ; mais qu’importe, si c’est pour votre bien et pour le bien de tout le monde ? Ce garçon-là a osé dire qu’il vous avait aimée dès le premier jour : eh bien ! l’an dernier, dans la nuit du 1er mai…
— Taisez-vous, père Benoît, s’écria Michel, de grâce, taisez-vous !
— N’est-ce pas lui qui a planté l’if sous ma fenêtre ? demanda Cyprienne. Il me l’a dit cent fois.
— Il était avec le Rougeaud. Gaspard a apporté un cerisier de Sarraz, et tous deux ils l’ont planté. Le Rougeaud s’en est vanté le lendemain en présence de dix garçons du village ; j’y étais, et je l’ai entendu. À vous, Cyprienne, le cerisier !… Mais l’insulte est bien moindre, venant de marauds pareils. Michel est venu un peu plus tard ; il a arraché l’arbre d’affront, et a mis à la place l’arbre d’honneur. Est-ce vrai, Fillette ? est-ce vrai, père Urbain ?
— J’ai vu tout cela de mes yeux, dit Urbain à sa fille ; mais je n’ai jamais osé t’en parler : j’avais peur de te faire trop de peine.
Cyprienne tomba évanouie. Tous se précipitèrent vers elle, sauf Gaspard, qui profita du moment pour gagner la porte et disparaître. Revenue bientôt à elle, la jeune fille se jeta aux genoux de son père en lui demandant pardon, puis elle tendit la main au charbonnier et le pria de lui pardonner aussi. Le vieux mendiant s’était agenouillé dans un coin de la salle, et il remerciait à haute voix la madone de la Marghoué par un déluge d’oraisons latines écrites à d’autres fins, et dont il ne comprenait pas le premier mot. On se remit à table, Michel occupant la place de Gaspard ; mais tous étaient encore émus. Le père Benoît prononça un de ses sermons burlesques qui l’amena bien vite la gaieté.
À un mois de là, Michel quittait l’état de charbonnier ; Cyprienne et lui recevaient des filles du village les dragées nuptiales et le mouton enrubanné. Cyprienne était ravissante ce jour-là, et les anciens du pays disaient tout haut n’avoir jamais vu une aussi belle mariée. Michel voulut donner la clé des champs à Colas, dont les ailes étaient repoussées ; mais le corbeau ne voulut jamais se séparer de son maître. Le vieux mendiant fut plus sauvage ; en vain Michel et tous les siens le pressèrent-ils de venir demeurer avec eux, Benoît préféra garder son gali et son indépendance. Cyprienne devient de jour en jour plus attentive à tous ses devoirs, sans rien perdre de sa piquante et gracieuse vivacité. Les pots de fleurs s’étalent encore sur les fenêtres de la maison, et peut-être, contre l’ordinaire, ne doivent-ils pas de longtemps disparaître.
CHARLES TOUBIN.
- ↑ Sèches, gâteaux secs.>
- ↑ Gours, gouffres d’eau ; bruyans, eaux tout à fait courantes.
- ↑ Rhèdes, nom des chariots gaulois conservé dans le pays.
- ↑ On nommait autrefois Bourguignons salés les habitans de la partie du Jura qui renferme les diverses salines. Coictier, le médecin de Louis XI, était de Poligny.
- ↑ Gurges Concharum.
- ↑ Diverses pratiques des Bons-Cousins font remonter leur origine à des temps assez reculés. Le candidat à l’initiation est interrogé sur toutes les parties du métier de charbonnier. Dans ce christianisme primitif, le fourneau représente le Golgotha ; les trois croix sont figurées par les trois perches qui s’élèvent au-dessus. Disons aussi que la grande échelle du charbonnier a toujours neuf échelons, à l’imitation, dit-on, de celle du Calvaire.
- ↑ Arc' et arcotte, râteaux à charbon de différentes grandeurs.
- ↑ Frasil ou fasil, résidu des anciens fourneaux qui sert à recouvrir les nouveaux.
- ↑ Au dire des paysans jurassiens, le roi Hérode erre la nuit à la recherche de l’enfant Jésus. D’une main il tient un flambeau, et de l’autre un énorme gourdin. À défaut du petit roi des Juifs, il bat les paysans attardés qu’il rencontre ; mais il se contente de les battre et ne les massacre point. La tradition est ici bien adoucie. Toute effusion du sang répugne en Franche-Comté à l’imagination populaire, mais les coups de bâton drus et serrés sont fort de son goût.
- ↑ C’est le nom qu’on donne dans le pays aux habitans de Sarraz.
- ↑ Ticlet, loquet.
- ↑ Soue, étable à porcs.