Le Paysage chez les maîtres vénitiens
Si pénétrant et si vif qu’ait été chez les Flamands primitifs et chez les peintres de l’Ombrie le sentiment de la nature, c’est au nord de l’Italie qu’il s’est manifesté avec le plus d’éclat, et Venise doit être considérée comme le véritable berceau du paysage. La situation même de cette ville semblait lui réserver ce privilège. Alors qu’au moyen âge les autres cités italiennes, avec la haute enceinte de leurs remparts et leurs palais austères, le plus souvent enserrés en d’étroites ruelles, n’avaient devant elles qu’un horizon très limité, à Venise, au contraire, la vue s’étendait de tous côtés sur la mer, sur les lagunes et sur la plaine immense de la terre ferme, dominée par les cimes lointaines des Alpes. La transparence lumineuse de l’atmosphère ajoute au charme de cette contrée, et la ville elle-même, avec l’architecture originale de ses monumens, est une joie pour le regard. Sur la place Saint-Marc, où se concentre son activité, on dirait qu’on a voulu résumer toutes ses magnificences, tant les formes et les colorations y montrent de richesse et de diversité. Murailles roses du Palais ducal, marbres jaunis de son portail, blanches coupoles de l’église et mosaïques dorées de ses frontons ; à côté, la mer et la pointe basse du Lido, l’île de San Giorgio, la Salute et la Dogana di mare faisant perspective ; le long des quais, les barques de l’Istrie avec leurs voiles peintes et leur chargement pittoresque de fruits ou de légumes, tout cela forme un décor unique au monde, où les œuvres de l’homme se mêlent heureusement à la nature, décor auquel ont travaillé les générations successives, chacune y ajoutant avec un à-propos singulier quelque détail imprévu, qui en rehaussait la variété sans jamais en altérer l’harmonie. Les baies hautes et nombreuses qui percent les habitations, leurs galeries découpées à jour et leurs balcons attestent le plaisir que le Vénitien trouvait à ce spectacle dont les conditions spéciales d’une vie très particulière entretenaient et ravivaient encore chez lui le goût instinctif. Dans le sombre encadrement des fenêtres de la gondole glissant au fil de l’eau tranquille, une foule de tableaux piquans, inattendus, se font et se défont tour à tour, au gré de l’ombre et de la lumière. A travers les détours compliqués de ces canaux, le caprice des silhouettes, la dentelure des toits, un clocher qui se dresse dans le ciel, une touffe de verdure épanouie ou un nuage arrondi au-dessus d’une muraille ensoleillée sollicitent vos regards et provoquent votre admiration. Qu’on pense à ce qu’étaient pareils spectacles au temps de la prospérité de Venise, alors que pour cette population avide de plaisir les fêtes de toute sorte se succédaient et, avec elles, les beaux cortèges, les étoiles chamarrées des costumes somptueux, les tapis venus d’Orient et les galères dorées, tout le luxe superbe de celle qui fut la Reine de l’Adriatique.
L’art n’avait que tardivement répondu à cet appel de la nature. Pendant longtemps absorbée par les difficultés de toute sorte qu’il lui fallait surmonter pour assurer son existence dans une situation aussi exceptionnelle, Venise était restée étrangère au grand mouvement de rénovation artistique parti de l’Italie du centre, et qui de là s’était peu à peu propagé dans les cités voisines. Mais quand avec la prospérité que lui avaient value ses courageuses initiatives, elle comprit que l’art seul pouvait être le luxe suprême de sa richesse, elle s’assimila bien vite les enseignemens que les autres écoles n’avaient acquis qu’au prix de tâtonnemens et d’efforts réitérés. Plus dégagés des formules hiératiques qui pesaient sur leurs confrères, les peintres vénitiens allaient apporter dans leur art des visées plus originales. Ils étaient d’ailleurs favorisés jusqu’au bout en trouvant pour premiers initiateurs les deux maîtres qui, à raison du caractère de leur talent, pouvaient le mieux répondre à leurs aspirations. C’est, en effet, à Gentile da Fabriano et à Vittore Pisano que, de 1420 à 1424, la Seigneurie confiait le soin de décorer la grande salle du Palais ducal. Ils y faisaient paraître, l’un son goût des brillantes colorations, des belles armures, de l’or, et des pierreries semés à profusion ; l’autre, son amour de la nature et de la vie manifestée sous toutes ses formes. Frappés eux-mêmes par les spectacles qu’ils avaient eus sous les yeux, il semble que tous deux aient emporté de leur séjour à Venise le souvenir radieux des magnifiques aspects de la ville des lagunes et donné depuis à leurs œuvres un éclat toujours croissant.
Sous cette double influence, les peintres locaux, qui jusque-là avaient docilement suivi les traditions des mosaïstes, commencent à s’aviser que leur art, avec ses moyens d’exécution, avait aussi son domaine propre. A côté de leurs Madones pensives et naïvement maniérées et des Saints disposés symétriquement autour de leurs trônes, Carlo Crivelli et, à sa suite, la dynastie des Vivarini prodiguent à l’envi, comme un hommage rendu à la Vierge et au Divin Enfant par la nature entière, non seulement les marbres précieux, les gemmes, les étoffes aux vives couleurs et aux riches broderies, les ornemens dorés aux gaufrures saillantes ; mais ces feuillages de chêne, de laurier et d’oranger, entremêlés de fleurs et de beaux fruits dont ils tressent au-dessus d’elles les épaisses guirlandes. Déjà même des paysages à la fois rudimentaires et compliqués se découvrent à travers les portiques chargés de sculptures ; des oiseaux s’ébattent dans l’azur profond et quelques arbres grêles, sommairement indiqués, se détachent durement avec leurs tiges rigides sur les lointains bleuâtres.
Mais bientôt, en même temps qu’un commerce plus fréquent avec les artistes du Nord rend les Vénitiens plus attentifs aux beautés de la nature, le procédé nouveau de la peinture à l’huile, divulgué chez eux par Antonello de Messine (1473), leur fournit, comme à point nommé, des ressources techniques qui leur permettront de les exprimer avec plus d’éclat. Enfin, grâce aux Bellini, l’école, jusque-là hésitante, va trouver sa véritable voie et sa complète émancipation. Originaire de Venise, Jacopo, le chef de la famille, a suivi à Florence Gentile da Fabriano dont il a reçu les leçons ; à Padoue où il demeure quelque temps, il se lie avec Donatello et il a pour gendre Mantegna. Ces voyages, ces relations avec les maîtres les plus en vue lui font connaître l’art de son temps, et si les rares peintures de lui qui nous ont été conservées ne dénotent pas une grande habileté, les deux albums de dessins que possèdent le Louvre et le British Muséum, tout remplis de croquis de monumens antiques, d’animaux, de plantes et de problèmes de perspective, témoignent, en revanche, de son insatiable curiosité. Ses deux fils, nés à un an de distance (vers 1427-1428), à Venise ou à Padoue, étaient donc à bonne école. Chargé par la Seigneurie de décorations importantes au Palais ducal, l’aîné de ces fils, Gentile, dut interrompre son travail pour aller en Orient, où, sur la demande faite par Mahomet II, qui désirait avoir à sa cour un artiste de talent, la République de Venise l’avait envoyé (août 1479) à ses frais, avec deux aides. Quand il en revint, au bout d’un an, très largement rémunéré par le Sultan, il rapportait avec lui de nombreuses études faites pendant son séjour qui lui servaient ensuite à l’exécution de quelques tableaux peints par lui ou par ceux de ses élèves qui l’avaient accompagné dans son voyage, la Prédication de saint Marc à Alexandrie (musée Brera) ou la Réception d’ambassadeurs anglais à Constantinople (musée du Louvre). Il convient de signaler la première apparition dans l’art de ces paysages exotiques qui devaient y prendre une place considérable. Sans offrir les contrastes d’ombre et de lumière qui en feraient aujourd’hui le principal mérite, la tonalité générale y est déjà très claire, et les monumens — coupoles, minarets, murailles dentelées, portes de villes et maisons avec terrasses — y sont très fidèlement reproduits. Quant à la végétation orientale, c’est d’une façon assez primitive, il faut le reconnaître, qu’elle a été traitée par l’artiste. L’architecture, d’ailleurs, était mieux son affaire que le paysage pur et dans les décorations, aujourd’hui détruites, qu’il continuait à peindre au Palais ducal avec la collaboration de son frère, aussi bien que dans les compositions telles que celles qui lui furent commandées pour la Scuola di San Giovanni et qui représentent les Miracles de la Sainte Croix (aujourd’hui à l’Académie de Venise), il nous a laissé des aspects absolument exacts de la place Saint-Marc et des petits canaux de Venise à cette époque, avec leurs maisons aux façades décorées de fresques, leurs cheminées évasées, leurs gondoles et la diversité brillante des costumes du clergé, des seigneurs et des dames parées qui se pressent sur les quais, tout cela indiqué d’une touche précise et un peu sèche.
Avec un talent supérieur et un esprit plus ouvert, Giovanni, son frère, devait exercer sur la direction de l’école une action mieux marquée et laisser une trace plus profonde. Son originalité, cependant, avait été assez lente à se dégager, et les œuvres de sa jeunesse ont été plus d’une fois confondues avec celles de Mantegna. Il semble aussi qu’à l’exemple de ce dernier il ait à ce moment cherché à établir une correspondance plus ou moins étroite entre le caractère des scènes qu’il représente et le paysage qui leur sert de cadre. Dans le Christ au jardin des olives, de la National Gallery, le décor pittoresque ajoute une puissance singulière à l’impression de ce sujet pathétique. L’artiste, il est vrai, ne s’est aucunement préoccupé de localiser l’épisode qu’il avait à traiter. A la place de la Montagne et des Oliviers dont il est parlé dans les Livres Saints, c’est une plaine sans végétation, parsemée de rochers aux cassures anguleuses, traversée par un cours d’eau et par des routes en zigzag, qu’il met sous nos yeux. Mais l’impression de tristesse qui se dégage de cette contrée abrupte est renforcée ici par un de ces effets crépusculaires que jusqu’alors les peintres de l’Italie n’avaient pas osé aborder. Dans le ciel empourpré par le couchant, quelques nuages légers reçoivent encore les derniers rayons du soleil et avec les ombres épaisses qui envahissent déjà la campagne, la figure du Christ abîmé dans sa prière, non loin des apôtres endormis, paraît encore plus touchante dans ce grand abandon des hommes et ce silence de la nuit qui va tomber. Plus tard, le paysage prendra dans les œuvres de Bellini une place de plus en plus importante ; l’artiste copiera la nature avec une fidélité plus scrupuleuse, mais elle ne montrera plus aucun accord avec le caractère de ses compositions. C’est ainsi que derrière la Transfiguration, du musée de Naples, se déroule un paysage tranquille, absolument étranger à la scène : des coteaux avec des maisons, des fabriques ; un homme qui conduit des vaches en pâture, sous un ciel bleu pâle, semé de nuages blancs ou gris, très délicatement modelés dans une pâte abondante. Si par leur tonalité moyenne et l’ampleur avec laquelle ils sont traités, les fonds de l’admirable Vierge avec l’Enfant Jésus du musée de Brera (1510) rehaussent singulièrement l’éclat des carnations de l’Enfant et du costume de la Vierge, il faut bien reconnaître cependant que ce paysage paisible, probablement emprunté aux premières ondulations de la plaine qui s’étend au pied des montagnes du Frioul, n’ajoute rien à la signification d’un pareil sujet. Du moins, il ne le contredit pas et le charme familier de cette contrée, l’ingénuité respectueuse avec laquelle Bellini en a rendu les moindres détails, tout ici manifeste l’habileté du peintre et le plaisir croissant que vers la fin de sa vie il prenait à de semblables études. Une suite de cinq petits panneaux qui appartiennent à l’Académie des Beaux-Arts où sont figurées ces sortes d’allégories fort en vogue à cette époque nous en donnerait au besoin une nouvelle preuve. Le cadre de l’une d’elles, Vénus dominatrice du monde, a été certainement fourni à l’artiste par un des petits lacs qui abondent au nord de la Vénétie et il a su exprimer avec autant de simplicité que de charme la poésie un peu sévère que présentait, au déclin du jour, ce site grandiose. Le mouvement et la glauque transparence des flots sur lesquels vogue le frêle esquif de la déesse attestent également la vérité d’une étude, suivant toute vraisemblance, faite d’après nature.
On dirait, en revanche, que dans l’étrange tableau de la Vierge avec des Saints, du Musée des Uffizi, Bellini ait voulu nous proposer une énigme. Que peuvent signifier, en effet, cette Madone gravement assise sous un dais, avec une Sainte debout auprès d’elle, une autre Sainte agenouillée à ses pieds à côté de saint Paul tenant son épée haute, et non loin de là saint Joseph, les mains jointes, contemplant avec attendrissement trois enfans nus, occupés à ramasser les oranges qu’un autre enfant, sans doute le petit Jésus, secoue d’un arbuste planté dans un bassin, tandis que saint Jérôme et saint Sébastien assistent à leurs ébats ? Le paysage très réel, très minutieusement détaillé qui, de l’autre côté d’un cours d’eau, apparaît au-dessus de la terrasse où sont disposés ces divers personnages, achève de rendre incompréhensible une donnée déjà assez mystérieuse par elle-même. On y remarque, en effet, au bord de l’eau un village entouré de rochers bizarres, dans lesquels se trouvent pratiquées des grottes ; un homme est accroupi dans l’une d’elles et un peu plus loin, dans un autre réduit, on découvre un centaure égaré en ces parages !
Le paysage, qui dans le Martyre de saint Pierre de Vérone (National Gallery) occupe aussi une place très importante, n’est pas moins bizarre et présente avec le sujet de cette composition un contraste encore plus imprévu. Tandis que, sur le devant du tableau, l’un des assassins plonge son glaive dans la poitrine du Saint, et que le dominicain qui accompagnait ce dernier essaie de se dérober par la fuite aux coups d’un autre meurtrier, à deux pas de là s’étend une contrée insolemment tranquille, en désaccord absolu avec ce sanglant épisode. Sous les frais ombrages d’arbres dont les troncs pressés laissent entrevoir l’horizon, parmi les gazons émaillés de fleurs de toute sorte, des bûcherons élaguent les branches mortes ou fendent les vieilles souches, tout entiers à leur paisible travail. Ils ont apporté avec eux leur frugal repas, et leur besace, ainsi que le tonnelet qui contient leur boisson, sont suspendus à un arbre voisin. A côté, à l’ombre, un âne déchargé de son bât et un pâtre avec son chien, gardant quelques brebis. Plus loin, à gauche, auprès d’un puits, un autre pâtre s’entretient avec une femme tandis que ses vaches regagnent lentement le petit bourg dont l’enceinte fortifiée, les tours, les maisons et l’église s’étagent au penchant d’une colline. A l’horizon, des montagnes lointaines se détachent doucement sur un ciel pur, égayé par de légers nuages. Tout respire le calme, la sérénité, la joie d’une belle journée dans une heureuse campagne ; tout jure avec l’action sanglante étalée au premier plan, et l’on chercherait vainement une explication tant soit peu plausible d’une pareille anomalie. Celle qu’on essaierait de trouver dans l’indifférence, ou même le défi injurieux que la nature semble opposer parfois à nos sentimens, serait bien subtile pour cette époque. Au lieu d’une intention marquée de l’artiste, nous croyons qu’il convient de voir un simple effet du hasard dans un tel rapprochement. En tout cas, à ne considérer que le paysage, abstraction faite du sujet, il est, comme exécution, une véritable merveille. L’air circule librement à travers les arbres, et leur feuillage dru et luisant, d’un vert magnifique, bien qu’étudié minutieusement, paraît à distance d’un modelé très large et traité par grandes masses. Un riche tapis de fleurs et de plantes de toute sorte croît sous leur ombre épaisse : des pâquerettes, des géraniums des prés, des fraisiers dont les fruits commencent à rougir. Tout cela caressé, détaillé amoureusement, forme un ensemble d’une harmonie à la fois puissante et délicate. Le peintre, satisfait de son étude, non seulement a tenu à l’utiliser sans trop se soucier d’un assemblage aussi disparate, mais corn plaisamment et en belle place il a signé son œuvre sur une banderole de papier enroulée autour d’une branche morte, au premier plan. C’est une étude du même genre, mais mieux appropriée cette fois au caractère de l’épisode auquel il l’adaptait, que Bellini a donnée pour fond à l’un de ses derniers ouvrages, la grande Bacchanale, signée et datée de 1514[1], dans laquelle il a très irrévérencieusement représenté les dieux de l’Olympe au cours d’une de leurs escapades terrestres, se délassant de leur grandeur dans un banquet servi sur la lisière d’une forêt. On le voit, c’est vers la fin de sa vie que l’artiste était graduellement arrivé à faire dans ses compositions une place toujours plus importante au paysage et à goûter de plus en plus le charme des sincères consultations qu’il demandait à la nature elle-même, substituant ainsi les enseignemens féconds de la réalité à toutes les pauvretés des formules traditionnelles encore usitées dans les autres écoles. Telle sera la grande originalité des maîtres vénitiens, bien conforme d’ailleurs au tempérament et aux qualités de cette race courageuse et avisée qui dans sa politique, pas plus que dans sa peinture, ne se paie de chimères et, sans perdre jamais pied, conserve dans ses visées les plus hautes cet esprit positif et pratique dont témoignent les heureuses initiatives de son commerce et de ses industries. Céramique, verrerie, dentelles, tissus de velours et de soie, orfèvrerie, imprimerie, cartographie et gravure, on sait, en effet, que dans les directions les plus diverses Venise avait conquis une supériorité qui lui assurait une physionomie à part et qui devait maintenir sa prospérité longtemps après l’amoindrissement des autres cités italiennes.
L’influence des Bellini se faisait sentir d’une manière profonde et vivace sur leurs nombreux élèves, sur Vittore Carpaccio notamment, qui, originaire de la Dalmatie, avait, en 1749, accompagné à Constantinople Gentile, l’aîné des deux frères. Stimulé par la vue de l’Orient, il rapportait ensuite à Venise le goût des colorations éclatantes que manifestent ses tableaux et que justifiait d’ailleurs pleinement le choix même des sujets qu’il a traités. Dans la suite des Prédications de saint Etienne, aujourd’hui dispersée à travers l’Europe (musées du Louvre, de Berlin, de Stuttgard et de Brera) ; dans celle de la Vie de saint Georges et de saint Jérôme (Scuola di San Giorgio di Schiavoni) et surtout dans le cycle du Martyre de sainte Ursule peint de 1490 à 1495 (autrefois à la Scuola de la Sainte, et maintenant à l’Académie des Beaux-Arts de Venise), Carpaccio se plaît à joindre aux élémens pittoresques qu’il a pu voir au cours de ses voyages, ceux qu’il a sous les yeux à Venise même. Mais sauf dans certains épisodes comme le Miracle de la Sainte Croix (Académie des Beaux-Arts) où il avait à reproduire scrupuleusement une vue de cette ville, il ne faudrait pas chercher dans ses œuvres le portrait fidèle des localités où se passent ces épisodes. En général, le paysage pur n’occupe dans ses tableaux qu’une place très restreinte et c’est l’architecture qui y domine. Le plus souvent les monumens qu’il y a groupés appartiennent aux styles les plus divers et même les plus fantaisistes : qu’il s’agisse de Cologne, de Londres ou de Rome, ces édifices sont réunis sans aucun souci de la vérité, ni même de la vraisemblance et font un peu l’effet de ces décors de théâtre qu’un imprésario de rencontre, mettant à profit ce qu’il a sous la main, utilise et transpose à son gré, en vue d’une représentation improvisée. Mais malgré ces anomalies les aspects d’ensemble obtenus par Carpaccio, tout infidèles qu’ils soient, ne manquent pas d’une certaine cohésion. Par la vérité des types, des costumes et des accessoires, ils nous offrent d’ailleurs sur la vie et les mœurs vénitiennes, à cette époque, des informations aussi abondantes que précieuses. Il n’est que juste d’ajouter aussi qu’en dépit de cet étalage un peu indiscret de portiques, de coupoles, de marbres précieux, d’or, de bijoux, de tapis et d’étoffes diaprées, l’artiste a su éviter la bigarrure. La mer et le ciel, dont les intonations et les valeurs sont très justement rendues, lui ont fourni des espaces tranquilles qui tempèrent ce que ces colorations éclatantes auraient d’excessif ou de heurté, et, si l’effet général est somptueux, il reste cependant plein de douceur et d’harmonie.
Grâce à sa longue carrière et à la supériorité de son talent, Giovanni Bellini devait avoir sur ses contemporains une action encore plus marquée que celle de son frère, puisqu’elle ne s’exerça pas seulement sur ses élèves, mais sur des artistes qui par leur éducation et leurs débuts ne semblaient guère préparés à la subir. C’est ainsi qu’à son exemple Giovanni Battista da Conegliano, plus connu sous le nom de Cima — et l’on ignore ce qui lui a valu cette appellation, — quoique formé à l’école de Murano et disciple de Luigi Vivarini, répudiant ses premiers enseignemens, manifeste dans les œuvres de sa maturité une observation toujours plus pénétrante de la nature. En même temps que la pratique de la peinture à l’huile lui permet de donner plus de fraîcheur aux carnations de ses figures, il en rehausse encore l’éclat par l’aimable verdure des paysages sur lesquels elles se détachent. Sa Vierge entourée de saint Jean-Baptiste et de la Madeleine (musée du Louvre) nous montre, sous un ciel d’azur, la perspective largement ouverte de cette vallée de la Livenza où est située la ville natale de l’artiste, avec les blanches murailles de Conegliano et le vieux château qui la domine. Mais, retenu encore par un reste de respect pour les traditions, le peintre a cru nécessaire d’introduire parmi ces simples horizons quelques-uns de ces rochers bizarrement découpés ; qu’affectionnaient ses prédécesseurs et au sommet desquels il étage comme eux des habitations inaccessibles et des ponts qui ne conduisent à rien.
Plus encore que chez Cima, nous devons signaler un écart entre les œuvres de la jeunesse de Marco Basaiti et celles de ses dernières années. Elève et collaborateur de Luigi Vivarini, Basaiti avait ensuite reçu les enseignemens de Giovanni Bellini. Autant il montre d’abord de sécheresse et de raideur dans ses figures de saints rangés en bon ordre autour de la Madone, autant, plus tard, il aime à étudier la nature et s’inspire de ses plus humbles motifs, soit que, dans la Vocation des fils de Zébédée (Académie des Beaux-Arts à Venise et musée de Vienne), il représente les deux apôtres dans un paysage montagneux, quittant leurs barques amarrées sur les bords d’un lac ; soit que, plus simple et plus touchant encore, il donne pour fond, à sa Vierge adorant l’Enfant Jésus (National Gallery), un coin paisible du Frioul, avec un village flanqué de tours et doré par les rayons du soleil, et, sur les rives d’un cours d’eau où s’espacent quelques arbres grôles, des pâtres avec des vaches qui broutent ou se reposent, tandis que, vers la gauche du tableau, — peut-être comme une allusion à la Vierge victorieuse du péché, — une cigogne aux ailes déployées attaque vaillamment un serpent qui dresse contre elle sa tête menaçante. Rien ici, sans doute, ne rappelle la Palestine, ni le Jourdain ; mais cette douce image d’une mère en contemplation de son enfant s’accorde avec ce paysage tranquille dont la sérénité pénètre peu à peu notre âme et l’invite au recueillement.
On aimerait à s’attarder parmi ces précurseurs, à respirer avec eux ces premiers parfums de nature qui se dégagent de leurs œuvres ; mais il est temps d’en venir à l’épanouissement complet d’un art dont, par ses leçons comme par son propre talent, Bellini avait préparé l’éclosion. Vers la fin de sa longue carrière, d’ailleurs, par l’effet d’une de ces légitimes réciprocités dont l’histoire offre maint exemple, le maître devait à son tour subir l’influence de ses deux élèves les plus illustres et marcher à leur suite dans les voies qu’il avait lui-même ouvertes à leur génie.
Le premier en date de ces glorieux disciples est le peintre charmant, mort dans la fleur de sa jeunesse, à peine âgé de trente-quatre ans, Giorgio di Castelfranco, célèbre sous le nom de Giorgione (le grand Georges). Malgré les recherches des érudits, son existence est demeurée assez obscure et les légendes y tiennent plus de place que les faits positifs. A peine a-t-on pu découvrir en ces derniers temps quelques documens qui le concernent. Le nom de Barbarelli qui lui est encore attribué par tous les catalogues n’était pas le sien, mais bien celui d’une famille de paysans originaire de Vedelago, dans la marche de Trévise, d’où l’on croit que venaient aussi ses parens. Un grand nombre de ses œuvres mentionnées par ses contemporains ont disparu, et la critique s’était comme évertuée jusqu’à ces derniers temps à dénier successivement l’authenticité de celles qui nous restent. Il y a dix ans à peine, il eût été imprudent, à en croire ses historiens, d’en citer une seule qui fût certainement du grand artiste dont la réputation s’étendit cependant sur toute l’Italie de son vivant et qui exerça sur ses successeurs une influence si considérable que Vasari le proclame, avec Léonard, l’initiateur le plus fécond de tous les maîtres de la Renaissance. Ce n’est que tout récemment que M. Herbert Cook, dans une intéressante monographie où il résume, contrôle et rectifie sur plus d’un point les affirmations de ses devanciers, a pu et, à notre avis, très justement, lui restituer environ une cinquantaine de tableaux et signaler aussi quelques copies d’œuvres anciennes aujourd’hui perdues. Et cependant, le nombre des productions de Giorgione fût-il encore plus restreint, que sa gloire mériterait toujours d’être comptée parmi les plus hautes.
On sait qu’il fut l’élève de Giovanni Bellini et que, vers 1505, il peignait à Venise, suivant la mode d’alors, les façades de plusieurs édifices et notamment en 1508, deux ans avant sa mort, celles du Fondaco de’ Tedeschi, sur lesquelles on ne découvre plus aujourd’hui que des vestiges à peine apparens de colorations. Nous verrons plus loin qu’il n’y a pas à s’étonner de l’information donnée par Vasari, qui nous apprend que, déjà de son temps, on ne pouvait trouver l’explication des sujets qui y étaient représentés. On parle aussi d’une frise exécutée par lui, dans sa ville natale, pour le palais du condottiere Tuzio Costanzo qui y avait établi sa résidence. Ces divers travaux dénotent la facilité et la souplesse de son talent ; mais, tout en regrettant leur perte, il est permis de présumer que ni ses goûts, ni la tournure de son esprit, ne le portaient vers de pareilles tâches. C’est à la nature, en effet, qu’il demanda de bonne heure ses enseignemens ; c’est elle qui, jusqu’au bout, lui a fourni ses meilleures inspirations. La ville où il est né, et où il aima toujours à revenir, touche d’ailleurs à une des contrées les plus pittoresques de l’Italie. Située dans la vallée du Musone, à peu près à égale distance des Alpes et de l’Adriatique, la petite ville de Castelfranco attire de loin les regards par ses hautes tours, — aujourd’hui à demi ruinées et habillées de lierre, — et par la vaste enceinte de ses murailles qui faisaient de son château posé sur une petite éminence une espèce de camp retranché. De riches cultures l’environnent de tous côtés ; mais en remontant vers le nord, le pays, d’abord tout à fait plat, devient de plus en plus accidenté, et sur les premiers contreforts des montagnes qui bordent la plaine s’élèvent çà et là des clochers ou des fermes ombragées par des groupes de grands arbres. Au-dessus du petit cours d’eau se penchent de beaux ormes dont les pousses folles des vignes enguirlandent les branches et escaladent les cimes. Une lumière caressante et pure éclaire la campagne et, grâce à l’abri qu’offrent les Alpes, l’atmosphère est d’une grande douceur. Assez éloignées, ces montagnes, dont l’œil ne perçoit pas encore les dentelures profondément découpées, ne présentent à cette distance qu’une suite continue de formes gracieuses, largement épanouies. Tout semble heureux, proportionné à l’homme, et une population forte, à la fois élégante et calme dans ses allures, paraît en intime accord avec cette nature privilégiée. Le nom d’amorosa qu’on a souvent employé pour qualifier cette contrée revient de lui-même à l’esprit de ceux qui la parcourent ; ils devront oublier désormais l’indication donnée par Vasari, et répétée complaisamment ensuite par tous les biographes de Giorgione, que l’amour a tenu aussi une large place dans sa courte existence, et qu’il l’aurait même abrégée. C’est là une légende contredite par un document qu’a publié en 1888 M. Alessandro Luzio dans l’Archivio storico dell’arte : Giorgione est mort, en octobre ou en novembre 1510, de la peste qui désola, cette année, Venise, où elle fit 20 000 victimes, et il fut probablement enterré au lazaret de Poveglia, qui servit alors de sépulture à un grand nombre d’entre elles.
Toutes les beautés de ces paysages aimables, le maître les a exprimées avec autant de vérité que de poésie. On les retrouve déjà éparses dans quelques-unes de ses premières œuvres, dans le Saint Georges du musée Corsini, récemment découvert par M. Venturi ; dans l’Apollon et Daphné, du séminaire de Venise ; dans l’Orphée et Eurydice, du musée de Bergame ; dans le Salomon et le Moïse enfant, des Uffizi, et surtout dans cette Madone entourée de saint Libérale et de saint François qu’il peignit avant 1504 pour une des chapelles de la principale église de Castelfranco où elle se trouve encore, et qui témoigne de sa précoce maturité. Ce n’est pas que la composition en soit bien remarquable. Disposée en hauteur, elle est, en effet, divisée dans ce sens en trois parties à peu près égales : le sol couvert d’un dallage carrelé ; le soubassement du trône de la Vierge et le mur auquel il est adossé ; enfin le paysage, avec son point de vue pris de très haut, qui s’étend derrière ce trône. D’autre part, les deux Saints, l’un couvert de son armure, l’autre revêtu de sa robe de bure, placés symétriquement de chaque côté de la Vierge, forment avec elle un triangle allongé, et aucune de ces trois figures, tournées de face vers le spectateur, n’est reliée aux deux autres. Il y a loin de là, est-il besoin de le dire, au style et aux savantes ordonnances que les maîtres de l’Ombrie ont su donner à de pareilles compositions. Mais on oublie la gaucherie enfantine de cet arrangement, quand on considère Tarn pleur et la beauté de la peinture, la force et la délicatesse des colorations, l’harmonie gracieuse du paysage, qui ajoute tant de charme à cet ouvrage. En dehors des expressions de commande et des formules consacrées, tout respire ici, avec la joie de peindre et l’amour de la nature, je ne sais quelle impression de tendresse et d’intimité que l’art jusque-là n’avait jamais montrée à ce degré. Ce ne sont plus là des figures quelconques, empreintes d’une vague religiosité, peintes sur un fond banal. Ce paysage tranquille, avec son clair et paisible horizon, c’est la contrée natale de l’artiste qui lui en a fourni le motif ; ce tapis rayé de vert, de rouge et de jaune, placé sous les pieds de la Vierge, il est de tout point semblable aux étoffes diaprées qu’on fabrique encore dans le pays ; cette Vierge elle-même et ces jeunes Saints à l’air grave et doux qui, les yeux baissés, suivent pieusement leurs pensées, absorbés dans une même adoration, nous les retrouverions aussi avec leurs types familiers parmi les habitans actuels de la petite ville. Sans gestes, sans poses convenues, on sent qu’ils sont bien là chez eux, comme en famille. Protecteurs de la vallée, ils ont leurs fidèles qui, dans cet asile de paix, continuent à implorer leur assistance et comptent sur leur intercession pour sauvegarder les récoltes qui mûrissent près de là dans la plaine, sous le soleil d’été.
La façon dont les détails pittoresques sont traités dans ces divers tableaux peut être l’objet d’une étude doublement intéressante puisqu’elle nous montre le talent du paysagiste se développant progressivement chez Giorgione avec une supériorité manifeste, et aussi parce qu’elle peut contribuer très efficacement à nous renseigner sur l’authenticité même de ces tableaux. Car, si les types de ses figures, leurs attitudes, leurs costumes et les plis multipliés de ses draperies constituent des élémens de comparaison précieux à cet égard, nous trouvons en outre dans sa manière de traiter les terrains et de les raccorder entre eux, dans la forme des différens arbres et leur feuille particulier, dans les fabriques, les lointains, les ciels, et les eaux, considérés à la fois sous le rapport du dessin, des colorations et de l’effet, un ensemble d’informations précises qui, rapprochées de celles que nous fournissent pour les mêmes élémens d’autres peintures, peuvent nous amener à trancher ces questions d’attribution, toujours assez délicates, avec un caractère de certitude presque absolu.
Giorgione, à peine installé à Venise, allait, avec sa précoce maturité, conquérir bien vite la faveur publique. Il n’y manquait pas alors d’églises à décorer, et pendant longtemps encore les murailles des édifices publics devaient offrir aux maîtres de l’école de vastes espaces pour célébrer la gloire de la République. La foi cependant avait dès lors perdu de sa ferveur et les grands faits de guerre sur terre ou sur mer devenaient plus rares. En revanche, avec la richesse croissante, les chefs des grandes familles manifestaient un goût de plus en plus marqué pour les arts et, dans leurs palais pressés sur les rives du Grand Canal, ils aimaient à s’entourer des images de cette nature riante que, pendant la belle saison, ils retrouvaient dans leurs villas de terré ferme. La mode, d’ailleurs, était revenue chez les lettrés de ces pastorales un peu subtiles auxquelles se complaisait une civilisation très raffinée. En même temps que les textes des écrivains de l’antiquité, Virgile, Ovide, Théocrite et Longus, révisés et commentés par les érudits, faisaient l’objet des publications aujourd’hui si recherchées d’Alde Manuce et de ses successeurs, des poètes comme Sannazar s’évertuaient dans leurs pastiches à célébrer les grâces apprêtées d’une Arcadie de convention. Mieux inspiré, Giorgione, qui ne fut jamais grand clerc, demandait à la nature elle-même les sujets de ses tableaux, et c’est pour sa propre satisfaction qu’il lui faisait une place toujours plus grande dans ses œuvres. Sa poétique n’était pas bien ambitieuse et, sans se croire un novateur, vivant à Venise, il aimait, lui aussi, à reporter ses souvenirs vers le coin de terre où s’était passée son enfance ; où, dès qu’il en avait le loisir, il venait retrouver ses chers horizons. Avec le temps, il gagnait en puissance, en largeur et en sûreté. Il connaissait assez son pays natal pour y bien choisir les motifs qui le caractérisaient le mieux ; il l’aimait assez pour croire qu’en les peignant comme il savait le faire, il communiquerait aux autres un peu de l’amour qu’il avait pour lui. Tout l’y intéressait : les arbres, dont la croissance généreuse atteste la fertilité du sol, l’ampleur ou la légèreté de leurs silhouettes, les beaux groupes qu’ils forment dans la campagne ; la grâce riante des villages étages sur les collines ; les eaux rapides et claires qui, descendues des montagnes prochaines, s’épandent en cascatelles, portant partout la fraîcheur et la fécondité Le peintre, à ce que nous apprennent ses biographes, avait pour ces eaux courantes une prédilection singulière ; il se plaisait à les observer, à étudier leur transparence et leurs mystérieuses profondeurs. La lumière lui semblait aussi, comme à, Léonard, l’âme même du paysage. Curieux de tous les problèmes du clair-obscur, il s’était d’abord appliqué à en rendre les effets les plus capricieux. Une lettre d’Isabelle d’Este (25 octobre 1510) nous apprend « qu’il avait peint une nuit très belle et singulière, » que la princesse aurait vivement désiré acquérir, laissant toute liberté à son agent d’en donner la somme que voudrait l’artiste ; mais à ce moment Giorgione venait de mourir, et les deux amateurs, qui possédaient des tableaux de ce genre exécutés par lui, n’avaient voulu s’en dessaisir à aucun prix. D’habitude, cependant, c’est la pleine lumière du jour, à la fois caressante et franche, qui resplendit dans les tableaux du maître. Les intonations de ses ciels largement ouverts sont d’un bleu plein et savoureux à la partie supérieure, plus clair à l’horizon. Sous le souffle tiède de la brise venant de la plaine ou des montagnes voisines, des nuages colorés promènent dans ces ciels leur doux éclat. A côté de grands espaces tranquilles noyés dans des ombres bleuâtres, les rayons du soleil, qui percent çà et là, frappent vivement d’autres parties de la campagne. La tonalité générale est puissante et délicate, et l’ampleur de l’exécution, l’abondance généreuse de la pâte, la splendeur des harmonies répondent au rythme élégant des lignes et à la belle proportion des masses.
De toute cette nature s’exhale une impression de bonheur, et comme un parfum de poétique rusticité. Et cependant si simples qu’elles soient, les compositions du maître recèlent des énigmes qui ont à diverses reprises exercé la sagacité de la critique et provoqué de sa part les commentaires les plus hasardeux. Voici, par exemple, dans le tableau connu sous le nom de la Famille de Giorgione (collection du prince Giovanelli à Venise) une jeune femme presque entièrement nue, accroupie sur le gazon au bord d’un ruisseau et donnant le sein à son enfant. Tout à fait à gauche, au premier plan, sur l’autre rive, un jeune homme se tient debout, appuyé sur un bâton. Au centre, encadré par de grands arbres, un petit cours d’eau au-dessus duquel est établie une passerelle en bois. Plus loin, se détachant en clair sur un ciel assombri que traverse le zigzag d’un éclair sillonnant la nue, des habitations, les tours et l’enceinte d’un château. Cette menace de la foudre, ces deux figures isolées, l’une vêtue, l’autre nue, ont donné lieu à de nombreuses hypothèses, la plupart voulant voir dans cette composition un symbole de la vie humaine et des malheurs imprévus qui, à tout moment, peuvent fondre sur elle. Comme l’a fait observer M. Leitschuh[2], l’explication du sujet est, sans, doute, plus simple et moins subtile. Si le nom du tableau est exact, et, ainsi que j’ai pu le constater, le paysage reproduit, en effet, assez fidèlement les abords de Castelfranco tels qu’ils nous ont été conservés, c’est l’artiste lui-même qu’il faudrait reconnaître dans ce jeune gars de fière tournure[3] veillant sur sa femme, alors que, par une journée d’orage, celle-ci est venue chercher la fraîcheur d’un bain en ce lieu retiré. Son nourrisson déposé près de là dans l’herbe s’étant réveillé, la mère calme en hâte son appétit, et, séduit par le spectacle de cette idylle familière, le peintre a voulu en conserver le souvenir.
La composition des Astronomes (musée de Vienne) a soulevé des interprétations encore plus laborieuses et plus compliquées, et les divers titres : les Philosophes, les Géomètres, les Trois Mages, etc., qu’on a successivement proposés pour elle, montrent assez que le sujet n’en est pas très nettement défini. Les attitudes et les costumes des trois personnages prêtent, il est vrai, à la confusion. Comme dans la plupart des œuvres de Giorgione, ceux-ci ne sont reliés entre eux par aucune action commune, et, tandis que l’un d’eux, tenant en main une équerre et un compas, considère attentivement le soleil dont le disque est sur le point de disparaître derrière une colline, les deux autres lui tournent le dos. Faut-il voir là, comme on l’a dit, un contraste entre la science moderne et celles de l’antiquité et du moyen âge, moins scrupuleusement attachées à l’exacte observation des phénomènes ? La pensée serait par trop raffinée et certainement peu conforme aux idées de l’époque. Ou plutôt Giorgione, ainsi qu’on l’a prétendu, aurait-il voulu montrer que ce coin écarté et favorable au recueillement peut également allier à l’intérêt de recherches scientifiques celui de la beauté pittoresque ? On disserterait longtemps sur les intentions de l’artiste sans grande chance d’aboutir à une affirmation positive. Il nous paraît préférable d’admirer, comme il convient de le faire, le charme de ce vallon fermé aux bruits du monde et dans lequel, avec le jour qui décline et l’ombre qui déjà a gagné le premier plan, on se sent pénétré d’une impression de calme et de recueillement.
Il n’y a pas à épiloguer en présence du Concert champêtre, un des chefs-d’œuvre de notre Louvre, ou plutôt cette belle peinture non seulement défie tous les commentaires, mais se passe de toute vraisemblance. Comment expliquer, en effet, au milieu de cette campagne ouverte, la présence de ces deux femmes presque entièrement nues, l’une debout, d’une beauté superbe, puisant, avec un geste plein de noblesse, de l’eau dans un bassin de marbre ; l’autre massive et charnue, soufflant dans un pipeau rustique, tandis qu’à côté d’elle, sur le gazon, un jeune seigneur, galamment accoutré et de bonne tournure, pince les cordes d’une guitare, tout en causant avec son voisin, un rustaud à la tignasse ébouriffée ? Avec une effronterie naïve, les deux donzelles s’étalent aux regards de tous, et un pâtre qui, à quelques pas de là, conduit son troupeau, ne semble aucunement étonné d’un spectacle si étrange. Quel hasard a pu réunir des personnes de conditions, de costumes et de tournures si disparates ? La mythologie pourtant n’a rien à voir en cette affaire, car le pourpoint, la fine chemisette et les chausses collantes du beau cavalier portent bien la marque de la mode vénitienne à cette époque et de la meilleure. Mais même en ces temps lointains et de morale peu scrupuleuse, pareilles exhibitions en plein air n’auraient pas été tolérées sans scandale. L’image cependant, à le bien prendre, est décente et aucune idée de volupté ne s’y mêle. Alors que dans un intérieur bien clos, ces belles créatures en compagnie de ces jeunes garçons paraîtraient inconvenantes, elles ne choquent point ici, et, au milieu de cette nature en fête, elles n’éprouvent aucune gêne à être ainsi dévêtues. Leur jeunesse insoucieuse ne se réclame d’aucun temps déterminé, ni d’aucuns souvenirs, profanes ou sacrés, pas plus ceux d’un Paradis avant la faute, que ceux d’un Olympe sans turpitudes, et tout au plus pourrait-on rappeler à ce propos ceux de l’âge d’or, que Giorgione d’ailleurs a évoqués dans une autre toile (National Gallery), mais avec une donnée absolument différente. Ni dans la scène, ni dans le décor, en tout cas, on ne saurait voir un prélude à ces Jardins d’Amour que les écrivains du temps commençaient à célébrer avec une verve un peu factice et qui devaient exercer plus tard : le talent de maîtres tels que Rubens et Watteau. Nous sommes ici en plein pays des rêves, et avec un réalisme aussi puissant que poétique, le maître a su nous associer à ce beau songe d’une après-midi d’automne qui s’offrait à son imagination. Bien différens de ces prétendus bergers de la littérature pastorale, dont le jargon prétentieux ou grossier détonne ou nous choque à chaque instant, les personnages qu’a réunis Giorgione sont muets et leur silence est éloquent. Ils se contentent de se montrer à nous ; contentons-nous à notre tour, sans trop leur demander ce qu’ils sont, de jouir avec eux des séductions de cette avenante contrée, de la douceur de l’air, de cet accord exquis des figures humaines avec la grâce d’un paysage fait pour elles et dont notre pensée ne saurait les séparer. C’est là, bien plus que dans la cantilène rustique jetée aux échos par ces musiciens de rencontre, que s’exhale la pleine et franche harmonie de ce Concert champêtre. Avec la beauté totale de l’ensemble, que de beautés de détail Giorgione y a semées pour le plaisir de nos yeux, comme la note joyeuse du vermillon de la toque du jeune soigneur, si heureusement accompagnée par la pourpre de son pourpoint, le gris bleuâtre de ses chausses, le vert passé des gazons et le vert plus intense des grands arbres ; comme les carnations fermes et lumineuses qui semblent imprégnées de soleil ; comme les plis ombreux de ces vallées sinueuses et la douceur de ce grand ciel tiède et profond, sur lequel les silhouettes se profilent avec fermeté, ou flottent noyées dans l’azur. Partout le regard a plaisir à se promener et à se reposer, et c’est une fête pour lui que cette œuvre expressive, dans laquelle un grand peintre en possession de tous ses moyens et sur le point de quitter la vie, semble adresser à la nature un suprême adieu. A ceux qui seraient tentés de trouver bien humble la portée d’une composition où le sujet se dissimule et d’où la pensée même paraît absente, il suffit aux artistes de répondre dans la langue familière de l’atelier que « ça fait bien. » Sans trop raisonner, il convient de goûter comme eux cet art instinctif, étranger à toute tradition et que n’avait enseigné aucune école, qui, ne relevant que de la nature éternellement jeune, s’épanche avec une si libre et si aimable fantaisie. De cet art qui, en dehors des esthétiques littéraires, provoque une aussi unanime admiration, le Concert champêtre est un des modèles les plus rares et les plus précieux ; peut-être le mieux fait pour manifester le charme propre à la pointure. C’est sur un tel ouvrage qu’il convient de quitter Giorgione, car mieux qu’aucun autre il résume l’idée qu’on doit garder de lui, de son âme délicate et ingénue, de son talent, un des plus forts et des plus tendres qui furent jamais.
Né vers 1480 à Serinalta, dans le voisinage de Bergame, Jacopo Palma avait été probablement le condisciple de Giorgione dans l’atelier de Bellini. Venu comme lui de bonne heure à Venise, il devait, comme lui aussi, conserver toute sa vie le souvenir de sa contrée natale, l’une des plus pittoresques de la Haute-Italie. Située au confluent des vallées du Brembo et du Serio, au cours impétueux, cette contrée, réputée de tout temps pour sa beauté, réunit aux aspects imposans des hautes montagnes qui l’abritent du côté du Nord et au voisinage des grands lacs, les horizons ouverts d’une plaine riante et riche en productions de toute sorte. Sans s’attacher à en reproduire avec une complète exactitude des localités déterminées, Palma n’a pas cessé de s’en inspirer et de lui faire, avec le temps, une place de plus en plus grande dans ses œuvres. C’est elle qui lui fournit les fonds de ses tableaux et qui ajoute sa grâce aux compositions religieuses de l’artiste, aussi bien qu’à ces figures de saintes et à ces portraits de femmes dans lesquelles le plus souvent nous retrouvons un type pareil, celui de ces Vénitiennes replètes et de forte encolure, au visage un peu rond, aux joues vermeilles, aux molles et blanches épaules et à l’opulente chevelure d’un blond doré, qui vous accueillent de leur sourire dans la plupart des collections de l’Europe. C’est encore ce type que nous reconnaissons dans un de ses ouvrages les plus originaux, la Rencontre de Jacob et de Rachel de la Galerie de Dresde. Si en dépit de ses mérites, cette gracieuse idylle ne nous offre ni la fantaisie imprévue, ni le magnifique éclat de Giorgione, elle a du moins le caractère de simplicité champêtre qui convenait à un pareil sujet. Dans le choix heureux du motif, dans les lignes aimables du paysage, aussi bien que dans ses généreuses colorations, tout donne à cette transposition en dialecte bergamasque d’un des plus poétiques épisodes des livres saints, un charme de pénétrante rusticité. Même en se défendant des confusions qui parfois ont été faites entre Palma et Giorgione ou Titien, on les comprend en face d’une œuvre semblable ; elles méritent en tout cas à l’artiste l’honneur d’être cité après eux comme un des maîtres les plus accomplis de l’école vénitienne dans sa pleine maturité.
Toutes les promesses de ses devanciers, Titien allait les dépasser en réalisant leurs plus nobles aspirations. Né vers 1477, mort en 1576, il touche à la fois, par sa longue carrière, aux débuts de l’école vénitienne et à son déclin ; il en marque lui-même l’apogée ; il en est la plus complète et la plus éclatante incarnation. Grâce à l’universalité de ses aptitudes, il a pu aborder tous les genres et il les a tous renouvelés. Enfin, par la place qu’il a faite dans son œuvre à la nature, par sa façon de la comprendre et de l’exprimer, il est le véritable créateur du paysage moderne, et à ce titre il s’impose particulièrement à notre attention. La petite ville de Pieve di Cadore, où il vit le jour, est adossée à l’un des contreforts des Alpes de Cadore, dont les plus hauts sommets se dressent en un grandiose amphithéâtre au-dessus d’elle. À ses pieds, la Piave, écumeuse et bruyante, se fraie difficilement son cours à travers des éboulis de rochers. La race forte et laborieuse qui habite cette contrée est adonnée à la vie pastorale ou à l’exploitation des forêts de sapins dont les troncs abattus et confiés au hasard des torrens sont ensuite recueillis en aval, à Perarolo où le Boito joint ses eaux à celles de la Piave, à Ospitale, à Lungarone et dans les localités voisines. La pureté de l’air autant que ses habitudes de travail et d’existence frugale assurent à la population de ces hauteurs cette robuste santé que reflète également la peinture de Titien. Comme son père et ses frères, c’est à ce climat réconfortant que le maître dut de conserver l’activité intacte de sa verte vieillesse, jusqu’à l’âge le plus avancé.
La famille de Titien, dont on retrouve déjà la trace vers le milieu du XIIIe siècle, avait produit des juristes, des notaires, et on y compte jusqu’à neuf peintres. Elle était considérée dans le pays ; mais les parens de l’artiste ne devaient pas jouir d’une grande aisance, à en juger par l’humble maison qu’ils habitaient à l’extrémité du bourg et qui a été conservée dans son ancien état. Le panorama qu’on découvre de là sur la vallée et sur les cimes des montagnes environnantes est magnifique. Elevé au milieu de cette rude nature, le jeune homme avait vu sa vocation précoce encouragée par les siens, et, de bonne heure, il était envoyé à Venise pour y faire son apprentissage de peintre. Avec l’art du mosaïste dont Sébastien Zuccato lui enseignâtes élémens, il prit l’habitude de cette ampleur décorative qu’il manifestait dans les fresques du Fondaco de’ Tedeschi, exécutées en collaboration avec Giorgione, et qu’on remarque dans tout son œuvre. Les enseignemens qu’il reçut ensuite de Gentile et de Giovanni Bellini lui permirent bientôt d’y joindre le fini précieux de l’exécution qui distingue ses premières productions, le Christ à la Monnaie (galerie de Dresde) par exemple. Mais plus encore que l’influence de ces maîtres, celle de Giorgione son jeune camarade et émule, devait agir sur son développement. Comme lui, il aimait passionnément la nature et en même temps qu’il en comprenait la grandeur, il en admirait aussi les moindres détails. Une des œuvres de sa jeunesse, le célèbre tableau de la galerie Borghese, connu sous le nom de l’Amour sacré et l’amour profane, atteste à la fois cet amour de la nature et cette action profonde que Giorgione avait exercée sur lui. Il n’est pas jusqu’à l’indécision même du sujet qui, dans cette œuvre charmante, ne révèle les analogies qu’offrent au début le talent et le goût des deux artistes. Mais ce ne fut là qu’une période momentanée dans la longue existence du peintre de Cadore. Plus ouvert, plus fécond, servi par un tempérament plus vigoureux, son génie devait suffire à une des carrières les plus remplies et les plus glorieuses que l’art ait connues. A la poésie de Giorgione, il joint, en effet, une diversité et une richesse de production tout à fait merveilleuses. Prenant toujours son point d’appui dans l’étude directe de la réalité, il arrive vite à en dégager les traits significatifs, ceux qui répondent le mieux à son idée et au caractère de l’épisode qu’il veut traiter. Ses voyages, ses lectures, sa curiosité, ses relations avec les grands de ce monde, aussi bien qu’avec les savans et les lettrés les plus en vue, sans entamer son originalité, n’ont fait qu’étendre son esprit, élargir encore les limites du vaste domaine où il se meut à l’aise, montrant en tout sa maîtrise, imaginant, comme sans effort, la forme vivante que doit revêtir sa conception. C’est par le sens du pittoresque et de la vie qu’éclate surtout son originalité ; c’est grâce à lui qu’il renouvelle tous les sujets qu’il aborde.
Avant Titien, dans l’école vénitienne, les madones que peignaient ses prédécesseurs nous apparaissent austères, inertes, parées comme des châsses sur leurs trônes qu’entourent quelques saints juxtaposés, fixés eux-mêmes dans des attitudes rigides. Avec lui, ces images hiératiques s’attendrissent et s’humanisent. La Vierge quitte son trône ; elle sort des sanctuaires aux architectures compliquées pour se mêler familièrement aux hommes. La voici dans la Présentation au Temple (Académie des Beaux-Arts à Venise) tout enfant, timide et ingénue, qui gravit les degrés du temple, au haut desquels le grand prêtre, marchant à sa rencontre, la rassure avec bienveillance. Une vieille marchande est accroupie au pied des marches, et près de là, un groupe de Vénitiens graves et recueillis contemple la scène à laquelle un paysage largement ouvert prête le charme de ses tonalités magnifiques et de ses vastes horizons. Dans les Saintes familles (musées du Louvre et de Vienne) et en particulier dans notre Vierge au lapin peinte en 1530, la jeune mère, par une belle journée, est venue se reposer dans une riante prairie avec le petit Jésus auquel une jeune sainte, gracieusement agenouillée, présente un lapin d’une blancheur éclatante. Près de ce groupe délicieux, une corbeille entr’ouverte, posée sur l’herbe, laisse voir le goûter frugal apporté pour l’enfant : une pomme et une grappe de raisin mûr. Au milieu de ces campagnes riantes, des eaux vives forment une cascade, et un massif de grands arbres, déjà dorés par l’automne, encadre les cimes bleuâtres des montagnes lointaines. Dans le gazon dru, des touffes de violettes poussent çà et là à côté de fraises qui rougissent et de mauves aux pétales transparens et finement nuancés. Une impression de tendresse et d’intime sérénité se dégage de cette scène familière dans laquelle tous les détails sont touchés d’un pinceau souple et délicat. La tonalité pleine et harmonieuse, l’exécution attentive, à la fois large et très précieuse, montrent le soin qu’a mis l’artiste pour donner à son œuvre toute la perfection dont il était capable, comme s’il voulait, lui aussi, à toutes ces offrandes de la nature apportées à la madone, joindre l’hommage du meilleur de son talent.
Mais les sujets religieux ont fourni à Titien des épisodes plus sévères ou plus dramatiques ; soit qu’il nous montre, dans le silence et les clartés voilées de la nuit Saint Jérôme (musée du Louvre) au milieu d’une contrée abrupte et sauvage, implorant le ciel contre les tentations qui viennent encore assaillir son indomptable vieillesse ; soit que dans sa pleine maturité, vers 1528-1530, il peigne un de ses chefs-d’œuvre, ce Martyre de Saint Pierre de Vérone, qui fut anéanti par le feu en 1867[4]. Le célèbre paysagiste anglais Constable, qui professait pour ce tableau une admiration enthousiaste, était d’avis qu’il constituait dans l’histoire du paysage une véritable révélation et comme l’aboutissement de trois cents ans d’efforts ; c’est bien de lui, en effet, que date dans l’art une conception nouvelle de la nature et l’emploi de toutes les ressources qu’elle peut ajouter à l’expression. On connaît, par les nombreuses copies ou gravures qui en ont été faites, l’ordonnance de la composition et le parti inusité jusque-là que l’artiste a tiré de l’abaissement de l’horizon, parti dont le souvenir des montagnes de son pays natal lui avait sans doute suggéré l’idée. Vue ainsi de haut et enfermée dans les grands arbres qui l’encadrent, la scène apparaît à la fois imprévue et terrible, se détachant tout entière sur le ciel, avec la silhouette brutale du meurtrier et le geste effaré du compagnon du Saint qui veut se dérober par la fuite aux coups de son agresseur. Ces terrains cahoteux surplombant l’abîme, ces troncs d’arbres qui se dressent implacables pour barrer l’issue aux deux religieux, ces attitudes violentes et ces feuillages frémissans, comme terrifiés du guet-apens qui s’est préparé sous leur ombrage, tout contribue à fixer dans notre mémoire la scène telle que Titien l’a conçue et à laquelle il semble que nous assistions nous-mêmes. On songeait à peine, en sa présence, à tout ce qu’elle renfermait de nouveautés et de hardiesses, à l’ampleur et à l’audace de l’ordonnance, à la liberté savante avec laquelle étaient traitées ces luxuriantes végétations, au contraste harmonieux et puissant qu’offraient leurs feuillages dorés avec le bleu d’un ciel magnifique et le bleu plus intense et plus velouté des montagnes lointaines. Mais si l’on veut mesurer la distance qui sépare une telle œuvre de ses devancières immédiates, qu’on pense à ce curieux Martyre de Saint Pierre dans lequel, nous l’avons vu, Giovanni Bellini, traitant le même sujet, ne considérait le paysage que comme un décor indifférent, non seulement sans aucun rapport avec le caractère de la scène, mais en contradiction absolue avec elle, tandis que chez Titien, en même temps que son rôle est capital et sa cohésion parfaite, il prête à l’horrible drame auquel il sert de cadre le commentaire le plus saisissant. Mais s’il excelle à réunir ainsi dans une composition tous les détails pittoresques qui peuvent en renforcer l’effet, Titien, lorsqu’il le faut, sait tout aussi bien tirer de la sobriété extrême de ces détails une expression pathétique. Dans la Mise au tombeau du Louvre, le paysage est presque absent ; à peine une indication de broussailles à côté de la roche où a été taillé le sépulcre, et au-dessus, un bout de ciel d’un bleu sombre, rayé de nuées grises et fauves. Mais ainsi concentrée, réduite à ses élémens essentiels, la scène a toute son éloquence, et la nuit qui va tomber lourdement sur ce grand corps blafard et sur ces figures : éplorées qui se pressent autour de lui, ajoute ses tristesses aux poignantes émotions de cette terrible journée.
Peut-être les sujets mythologiques ont-ils mieux encore fourni au maître l’occasion de manifester son originalité, car mieux que les autres ils convenaient à son tempérament. Depuis longtemps déjà, dans les autres écoles de l’Italie, une large part était faite à la représentation des légendes de la Fable. Mais, tandis que les artistes cédaient d’habitude à la tentation d’y accumuler, sans grand choix, tout ce qu’une archéologie, restée assez primitive, leur apprenait de l’antiquité, Titien ne s’accommode pas de cette érudition de seconde main. Et, cependant par sa fréquentation des lettrés et par ses propres lectures, il est au courant de tout ce qu’on connaît alors des monumens et des écrits du passé. Au lieu des compositions figées et composées, dans lesquelles ses prédécesseurs ont laborieusement introduit et complaisamment souligné les documens qu’ils ont pu recueillir, c’est à la source même qu’il va puiser pour renouveler ces vieilles légendes. Elles sont pour lui éternellement jeunes, puisqu’elles lui apparaissent comme des emblèmes- toujours vivans des énergies, des splendeurs et des grâces de la nature. C’est donc la nature elle-même qui sera son inspiratrice, et ses formes, ses couleurs, ses harmonies étudiées directement, mais résumées, et exaltées par son génie, donneront à la traduction qu’il en fait à la fois plus de vérité et de poésie. S’exerçant sur ces données réelles, sa vive imagination les interprète, les transpose librement avec toute la puissance d’une admiration toujours plus attentive, en même temps qu’elle devient plus passionnée. Il a besoin de ces données précises et elles sont pour lui un soutien nécessaire ; mais c’est la nature entière qui les lui fournit, et il ne se serait jamais résigné à ne demander qu’à son pays natal la richesse et la diversité des élémens pittoresques semés dans ses œuvres avec une si généreuse prodigalité.
Un admirateur fervent de Titien, M. J. Gilbert, a cependant cherché et il pense avoir trouvé dans la patrie même du peintre, à Cadore et aux environs, les sites qu’il aurait reproduits fidèlement dans ses paysages. A l’appui de cette découverte, il a publié dans un livre, d’ailleurs très intéressant[5], des croquis assez sommaires, faits par lui d’après nature et dont il croit reconnaître une représentation positive dans les tableaux du maître. Les photographies que nous avons recueillies et les dessins que nous avons nous-même pris sur place au cours d’un voyage récent dans cette région, rapprochés d’autres photographies de ces mêmes tableaux, ne nous ont point paru se prêter aussi complaisamment à l’identification précise des localités désignées par M. Gilbert. Si parfois dans cette excursion nous avons rencontré quelques analogies entre certains paysages de Titien et certains aspects que nous offrait la réalité, ces analogies demeurent toujours assez vagues. Ce sont des réminiscences, jamais des portraits. Tout au plus est-il permis de signaler ça, et là des ressemblances assez nettement accusées, par exemple entre la silhouette des montagnes qui occupent le fond de la Présentation au Temple et celle d’une partie du massif des Marmarole qui ferment vers le nord l’horizon de Pieve di Cadore. Enserrée dans un cercle restreint de montagnes très élevées[6], cette contrée est d’un caractère tout à fait alpestre et sauvage qui n’apparaît jamais dans les paysages de Titien. Jamais, en effet, l’artiste n’a représenté l’aspect étrange qu’offrent quelques-uns de ces pics, avec la dentelure bizarre de leurs cimes et les neiges dont elles sont couronnées. Si parfois on les rencontre dans ses dessins, comme des motifs qui l’ont frappé et qu’il a notés au passage, d’ordinaire il ne les a pas introduits dans ses tableaux. Durant toute sa vie, il est vrai, il n’a pas cessé de venir, à des intervalles assez rapprochés, dans sa ville natale. Il possédait des terres, des prés et des bois non seulement à Pieve di Cadore, mais dans les hameaux qui en dépendent, à Valcada, à Tai, etc., et avec son esprit d’ordre, il tenait à se rendre compte par lui-même de l’état de ces propriétés et de leur gestion. Il aimait aussi à revoir son vieux père qui ne mourut qu’après 1527. Mais actif et passionné pour son art, comme il l’était, ses séjours à Cadore ne devaient pas être de longue durée, car la maison de famille, très exiguë, ne se prêtait guère à la résidence d’un homme de sa condition et qui ne pouvait se passer de sa chère peinture. Il n’hérita d’ailleurs de cette maison qu’en 1560, à la mort de Francesco, son frère aîné. Mais en venant de Venise, il trouvait sur sa route une région plus variée, plus riche, mieux proportionnée à l’homme et par conséquent mieux faite pour lui plaire. A mi-chemin vers Cesneda et Serravalle, — où l’attirait sa fille bien-aimée, Lavinia, qui s’y était mariée, — de tous côtés s’ouvraient lus perspectives les plus pittoresques vers les Alpes et leurs contreforts étages, vers la vallée, ses cultures, et ses beaux ombrages et vers la mer, assez voisine. Il semble qu’il trouvait là une contrée à souhait où il avait sous la main tout ce qui peut faire le charme du paysage. Le même sentiment qui poussait Giorgione à quitter les horizons indéfinis et un peu monotones de la plaine pour s’avancer vers la montagne, invitait Titien à descendre des hauteurs de Cadore vers un climat moins rude et un pays plus aimable. Mais même dans cette partie privilégiée de la marche trévisane, qui les a inspirés l’un et l’autre, il serait difficile de rechercher et, suivant nous, hasardeux de spécifier quels sites déterminés ont pu être exactement reproduits par eux. C’est un des mérites de Titien, une des marques de son génie et de la sûreté de son goût, d’avoir négligé les bizarreries et les singularités trop marquées de la nature, comme ces dolomites ou ces roches fantastiques qui avaient surtout tenté ses devanciers et Léonard de Vinci lui-même. Il se préoccupait, avant tout, de l’ordre et de l’harmonie. Aux raretés, aux curiosités qui attireraient indiscrètement le regard et détourneraient de ce qui, pour lui, est l’essentiel, il préfère les motifs et les détails qui lui semblent les mieux appropriés aux épisodes qu’il traite et à l’impression qu’il veut produire. Sa connaissance de la nature est telle que les interprétations qu’il nous en donne, à la fois très respectueuses et très libres, présentent dans les tonalités, comme dans les lignes, une subordination et un accord si intimes avec ces sujets qu’on ne saurait les en distraire.
L’Antiope du Louvre, la Bacchanale et l’Offrande à la fécondité du musée du Prado et bien d’autres œuvres du Titien attestent la richesse, la variété et l’ampleur qu’il a su mettre dans ses compositions mythologiques. A voir avec quelle facilité il s’assimile les données les plus diverses de la Fable, on dirait qu’il a vécu avec les dieux et les héros des légendes antiques. Un merveilleux dessin que possède de lui M. Léon Bonnat nous fait pénétrer à sa suite dans une contrée plantureuse et pittoresque, hantée par les satyres. A côté de belles figures de femmes réservées à leurs cyniques plaisirs, ces êtres bizarres vaquent à toutes les menues occupations de leur existence impudente et sauvage. En voici un qui ramène les boucs de pâture ; deux autres, dans un coin, devisent avec leurs belles ; un quatrième grimpe avec agilité au tronc d’un arbre chargé des fruits qu’un de ses compagnons s’apprête à recevoir dans le tablier dont il est ceint. Vous croiriez, tant les détails sont précis, plausibles et saisissans, que l’artiste a été témoin de cette scène familière et qu’avec sa maîtrise et sa verve habituelles, il n’a eu qu’à en tracer, au courant de sa plume, la copie fidèle. Mais nulle part la magnificence de ses inventions n’apparaît avec plus d’éclat que dans ce Bacchus et Ariane de la National Gallery, où, autour du groupe principal, Titien a accumulé toutes les splendeurs de la nature évoquées par sa puissante imagination. Du char en or massif auquel sont attelés deux léopards frémissans et qu’entoure le cortège bruyant des nymphes, des faunes et des satyres, le dieu éblouissant de jeunesse et de passion s’élance vers Ariane, au milieu d’un paysage enchanteur. Parmi ces campagnes fertiles et ces rivages aux gracieuses découpures, tout respire la joyeuse expansion d’une vie débordante. Sous l’azur profond du ciel se déroulent les vastes perspectives de côtes fuyantes semées de rochers, d’ombrages épais, d’anses sinueuses où vient mourir en un ourlet d’argent le flot paresseux. Des ancolies, des iris, des jacinthes et des anémones égaient les gazons et, au premier plan des guirlandes de vignes embrassent amoureusement les troncs d’arbres élancés. Où que le regard se porte, ce ne sont qu’images radieuses et harmonies étincelantes. L’or du char et le pelage doré des fauves donnent tout leur prix aux bleus veloutée du ciel, des montagnes et de la mer, rehaussés encore çà et là par le rose tendre ou la pourpre ondoyante d’une draperie qui s’envole au souffle de la brise. L’exécution, à la fois forte et délicate, partout vivante et facile, ajoute à la beauté de ce chef-d’œuvre je ne sais quel air de spontanéité. Elle montre l’heureux équilibre et l’universalité d’un maître qui, doué des dons les plus rares, a su, jusqu’à la fin de sa longue carrière, les étendre par un travail sans relâche.
C’est à son travail, en effet, que Titien, en dépit de sa célébrité croissante, a toujours réservé le meilleur de son temps. A la mort de sa femme, il avait plus que jamais senti le besoin de s’absorber dans son art. Sa sœur Orsola était alors venue se charger du soin de son ménage et de l’éducation de ses trois enfans, deux fils qui lui donnèrent assez de souci et Lavinia, sa fille tendrement chérie. Pour mieux se défendre contre les importuns, Titien quittait la maison qu’il avait occupée jusque-là à San-Samuele, près du grand canal, au cœur même de Venise, et il allait s’établir à l’extrémité septentrionale de la ville, à Biri Grande sur la paroisse San-Canciano, dans une demeure spacieuse qu’il avait louée et appropriée à sa guise. La vue embrassait de là une vaste étendue de ciel et de mer, et par un temps clair, elle s’étendait à l’horizon jusqu’aux cimes lointaines des Alpes de Cadore, son pays natal. Pour satisfaire son amour de la nature, il avait joint à cette location celle d’un jardin assez grand qu’il remplissait des plantes et des fleurs les plus variées et qui fut bientôt cité comme une des merveilles de Venise. La tradition rapporte même que les grands arbres du Martyre de saint Pierre auraient été peints des fenêtres de son atelier d’après les modèles qu’il avait sous les yeux.
C’est là que s’écoulait sa vie paisible, remplie par une production incessante. On se disputait ses œuvres ; ses compatriotes en ornaient à l’envi les églises et les palais de Venise et les amateurs ou les princes de l’Europe entière les recherchaient. Après Charles-Quint qui l’avait anobli, il était honoré de la faveur de Philippe II ; les ducs d’Este, de Ferrare, de Mantoue et le pape Paul III lui-même, essayaient de le retenir à leur Cour. A toutes les séductions de la grandeur il préférait son indépendance, son foyer, son travail et le commerce d’un petit nombre de lettrés ou d’artistes qui étaient ses amis. Comme Giorgione, comme beaucoup de grands peintres, nous savons qu’il goûtait fort la musique. Peut-être est-ce par un simple caprice que Paul Véronèse l’a représenté jouant lui-même du violoncelle au premier plan des Noces de Cana ; mais une lettre de l’Arétin nous apprend, du moins, qu’il avait été heureux d’acquérir un orgue d’Alessandro, en échange d’un portrait fait par lui de ce célèbre facteur.
On formerait une galerie complète des plus hautes illustrations de son temps avec les portraits peints par Titien. Dans la plupart d’entre eux, la nature tient une large place, notamment dans les grands portraits d’apparat comme celui du marquis d’Avalos (musée de Cassel) et dans celui de Charles-Quint à cheval à la bataille de Mülberg (musée du Prado), aussi bien que dans ces portraits de doges derrière lesquels se déploient les perspectives magnifiques des palais vénitiens ou la mer couverte des flottes victorieuses de la République. De même, les créatures effrontées, courtisanes ou favorites des princes, qui, dans maint Musée, sous l’appellation complaisante de Vénus, étaient impudemment aux yeux de tous leur nudité superbe, ont trouvé dans les beaux arbres, près desquels Titien nous les montre étendues, l’accompagnement le plus propre à faire valoir l’éclat de leurs carnations nacrées. Enfin, novateur inconscient, c’est encore Titien qui, pour la première fois, dans le Concile de Trente (musée du Louvre) a représenté, avec sa vraie lumière, amortie et diffuse, un de ces intérieurs d’église dont la peinture va constituer après lui un genre à part chez les Flamands et les Hollandais. Mais là aussi par la largeur et la tranquille audace du parti, il arrive à nous intéresser à ces longues files d’évêques régulièrement assis en lignes parallèles, avec leurs mitres pareilles, et il y parvient, grâce à la justesse impeccable avec laquelle il a su établir et varier ici les dégradations presque insensibles du clair-obscur.
Dans tous les genres, on le voit, et il les a tous abordés avec une égale maîtrise, Titien assigne à la nature un rôle capital. Elle apparaît chez lui, non plus seulement comme un décor, mais le premier il en a compris l’importance expressive et révélé le charme. On trouve même mentionnés dans les inventaires ou les catalogues anciens, des paysages purs, aujourd’hui perdus, qu’aurait exécutés l’artiste. Lui-même d’ailleurs dans une lettre datée de 1552 annonce à Philippe II l’envoi d’une de ces peintures. En tout cas, par l’amour qu’il a porté à la nature, aussi bien que par le talent avec lequel il l’a interprétée, Titien mérite d’être considéré comme le véritable créateur, et ainsi que l’ont dit plusieurs historiens de l’art, comme l’Homère du paysage. Dans son œuvre immense, il nous montre la richesse infinie de ses aspects. Toutes les saisons, toutes les heures du jour, tous les accidens de la lumière, tous les phénomènes de l’atmosphère, il les a exprimés. Ici des nuages éclatans arrondissent leurs formes placides dans l’azur du ciel ; là avec les grands combats des nuées, le vent et la tempête font rage dans la campagne désolée. Monts sourcilleux, défilés abrupts, plaines fertiles et prairies émaillées de fleurs, torrens aux eaux impétueuses, lacs aux nappes immobiles, mers glauques et azurées, arbres des forêts épaisses ou des vergers chargés de fruits, colonnades et portiques des palais vénitiens, châteaux forts et pauvres chalets de bois des ravins de Cadore, tous ces élémens pittoresques, il les a tour à tour introduits dans ses tableaux et il en a su rendre la beauté, dans la diversité de leurs formes et le plein épanouissement de leurs colorations. On reste confondu de la richesse de cet art à la fois si facile et si puissant, où tout se tient, qui séduit nos yeux en même temps qu’il parle à notre imagination.
Avec une partialité manifeste, Vasari pour exalter la supériorité de l’école toscane, objet de ses préférences, s’applique, tout en vantant le coloris de Titien, à dénigrer son dessin. Il insinue même que dans ses paysages il aurait eu recours à la collaboration d’artistes allemands qui travaillaient à ses gages, dans son atelier. Tout proteste contre une pareille assertion. Titien n’a eu d’élèves allemands que vers la fin de sa vie[7], et une étude attentive de ses œuvres permet de constater leur unité parfaite. C’est la même intelligence qui les a conçues et la même main qui les a exécutées. Certes, on ne saurait y trouver cette correction un peu abstraite des formes, ni ces contours sèchement découpés qui constituent pour Vasari le style par excellence. Chez Titien, au contraire, les formes apparaissent toujours enveloppées, franchement et délicatement modelées dans l’atmosphère lumineuse où elles baignent. Il eût été bien étonné lui-même de l’antagonisme qu’on a prétendu établir entre le dessin et la couleur, ces deux élémens essentiels de la peinture lui semblant également nécessaires, inséparables l’un de l’autre. Titien est vraiment peintre ; on pourrait presque dire que dans ses dessins il arrive à colorer avec un crayon ou une plume de roseau. En tout cas, le pinceau à la main, c’est avec lui qu’il dessine, qu’il modèle et qu’il colore, exprimant partout et généreusement la vie dans ses acceptions les plus variées, donnant à la représentation des sujets les plus pathétiques ou même des inventions les plus fabuleuses de la mythologie un caractère de vraisemblance tel qu’il semble les avoir sous les yeux en les peignant.
La vieillesse était venue ; elle avait laissé intactes les merveilleuses facultés de Titien en même temps que son ardeur au travail. Entouré du respect de tous, il conservait, au milieu des plus hautes faveurs de la fortune fit de la gloire, sa bienveillance accueillante et la noble simplicité de ses manières. La mort le surprenait à son chevalet, appliqué à sa tache habituelle. Il touchait à sa centième année quand le 27 août 1576 il était enlevé par la peste qui exerçait en ce moment à Venise ses terribles ravages. En dépit de ces tristes circonstances, la dépouille de Titien fut conduite en grande pompe à l’Eglise des Frari, où mieux encore que le somptueux monument sous lequel il repose, la Vierge de la famille Pesaro, un de ses plus beaux ouvrages, proclame la grandeur de son génie.
Le temps n’a fait que consacrer la gloire du Titien, en montrant l’influence vivace qu’à travers les âges il devait exercer sur les artistes les plus divers, sur un Rubens qui, non content d’admirer et de collectionner ses œuvres, ne se lassait pas de les copier ; sur les Carrache, sur Poussin, sur Watteau et sur Gainsborough, qui ont tour à tour subi son ascendant. Après lui d’ailleurs, aucun autre dans l’école vénitienne n’a ou son universalité, ni atteint sa maîtrise. Le paysage qui, si important qu’il soit chez lui, ne représente cependant qu’une des faces de son talent, devenait un genre spécial chez un de ses disciples, Domenico Campagnola, dont les dessins sont souvent confondus avec les siens, malgré leur infériorité bien marquée. S’inspirant de la même contrée, il y a recherché les mêmes motifs, mais il cède trop souvent à la tentation d’introduire dans ses œuvres les singularités que lui offre la nature. Sans trop s’inquiéter de leur opportunité, il multiplie les détails pittoresques les plus étranges. Aussi ses compositions très répandues par les graveurs de cette époque nous laissent-elles aujourd’hui assez indifférens. On y voit déjà poindre les procédés de l’école académique et le sentiment poétique y cède trop souvent la place à l’ingéniosité de combinaisons purement décoratives.
À la suite de Titien, quelques-uns de ses élèves ou de ses imitateurs, Paris Bordone, les Bonifazio, les Bassano, d’autres encore ont, comme lui, fait au paysage une large place dans leurs œuvres. Chez Jacopo da Ponte (1510-1592), — le premier de cette famille des Bassano qui devait fournir plusieurs générations de peintres, — on peut même dire que, malgré les innombrables) personnages et animaux dont il remplit ses compositions, c’est le paysage qui domine. Mais les Paradis, les Arches de Noé et les suites de scènes rustiques qu’il aimait à peindre sont devenus d’une couleur dure, opaque et noirâtre dont la tristesse et la monotonie les font reconnaître de loin, et l’on ne s’explique guère aujourd’hui la vogue extrême dont ses tableaux encombrés et confus ont joui pendant si longtemps.
Deux maîtres cependant méritent une mention spéciale et soutiennent après Titien l’honneur de l’école vénitienne : Jacopo Robusti, dit le Tintoret (1519-1594), son élève, et Paolo Caliari (1528-1588) qui du lieu de sa naissance a pris le nom de Véronèse. A côté des toiles immenses du Palais ducal et de la Scuola di San Rocco, brossées avec cet entrain exubérant qui confine souvent à la brutalité, Tintoret a su maintes fois assouplir sa verve un peu farouche, dans des compositions pittoresques, plus modestes et mieux équilibrées, comme la Fuite en Égypte de San Rocco, le Mercure et les Grâces ou le Bacchus et Ariane de la Salle de l’Anti-collège. Mais toute son originalité se manifeste dans ce chef-d’œuvre éclatant du Miracle de Saint Marc (Académie des Beaux-Arts) où le paysage ajoute un si puissant attrait à la merveilleuse richesse des colorations. On n’imagine pas, en effet, de consonance à la fois plus hardie et plus harmonieuse que l’accord de ce ciel d’un bleu si intense et si lumineux avec les architectures ensoleillées qui servent de fond à la fulgurante apparition du Saint.
Autant l’exécution et les tonalités de Tintoret sont d’habitude rudes et fougueuses, autant la facture de Véronèse est, au contraire, discrète et posée, autant ses colorations sont légères, argentines et finement nuancées. Reprenant avec un art plus savant les traditions de Carpaccio, il transpose à la vénitienne les sujets religieux, avec une telle liberté et un si mince souci de l’orthodoxie qu’il a maille à partir avec l’inquisition, d’ordinaire assez peu exigeante à Venise. Même dans ses toiles les plus grandes, en dépit de la somptuosité des ordonnances, du nombre des personnages et de l’extrême diversité de leurs costumes chatoyans, il sait demeurer simple et suffit sans effort apparent aux tâches les plus compliquées. Avec le charme exquis des morceaux, il conserve l’unité parfaite des ensembles. Mais à côté de ses immenses compositions, peut-être se montre-t-il supérieur encore dans les œuvres de dimensions plus restreintes où il a résumé quelques-uns des aspects les plus caractéristiques de Venise avec une si séduisante poésie. Non seulement la ville elle-même lui fournissait les élémens de ces motifs si franchement décoratifs qui font sa physionomie propre ; mais en même temps qu’une fête pour le regard, c’est le souvenir même du passé de Venise et de sa brillante histoire qu’évoquent ces belles créatures que Véronèse nous représente adossées à quelque colonne de marbre ou penchées au-dessus d’une balustrade ajourée, avec leurs types élégans et leurs robes de brocart brodées d’or. On reste émerveillé du peu qu’il faut à un peintre tel que lui pour laisser ainsi dans l’esprit des images à ce point ineffaçables : un profil perdu, une nuque blanche ou une chevelure blonde s’enlevant avec un doux éclat sur l’azur profond ; moins que cela encore, un pied rose dont la mer glauque caresse amoureusement les fins contours et rehausse les tendres colorations.
Isolée des autres écoles de l’Italie, l’école Vénitienne devait jusqu’au bout garder son existence distincte et ses traits particuliers. Si son avènement avait été plus tardif, elle était, en revanche, parvenue plus vite à sa pleine maturité et alors qu’autour d’elle la décadence s’accusait de plus en plus, elle conservait longtemps encore ses qualités originales. Après Bellini, Giorgione et Titien qui marquent son apogée, elle s’était continuée avec des maîtres tels que Tintoret et Paul Véronèse, et le sens de la décoration qui dérivé de la nature elle-même était devenu chez elle une tradition, se maintenait jusqu’à la chute de la République dans les prestigieuses improvisations de Tiepolo. On sait avec quelle verve débordante la virtuosité infatigable du fécond artiste s’étale sur les plafonds et les murailles des églises et des palais non seulement de sa ville natale, et de la Vénétie tout entière, mais en Allemagne, à Wurtzbourg et jusqu’à Madrid où il est allé mourir (27 mars 1770). En même temps d’ailleurs, et comme pour achever le cycle complet de ses transformations, l’école vénitienne, avant de disparaître, allait produire avec Canale et Guardi des paysagistes purs, presque les seuls qu’ait vus naître l’Italie, pour nous donner de Venise elle-même un portrait aussi accompli que fidèle. Aux interprétations plus ou moins libres de ses devanciers, Antonio Canale (1697-1768) substituait, en effet, des images le plus souvent exactes de tout point, et combinées du moins, lorsqu’il en modifie l’arrangement, avec des élémens toujours réels. Après ses poètes et ses chantres inspirés, Venise trouvait en lui son portraitiste. C’est elle-même qui nous apparaît dans ses œuvres nombreuses, répandues à travers les musées de l’Europe, avec l’infinie variété de ses aspects. Entre tous on reconnaît les tableaux de cet habile artiste, ses architectures si solidement établies, sa couleur si pleine, l’honnêteté impeccable de sa facture, la finesse de son œil et la sûre précision de sa main. Dans la foule de ses toiles, deux surtout nous semblent caractériser son talent et offrir comme un résumé de ses meilleures qualités. La Vue du Grand Canal (musée du Louvre) nous montre, sous la franche et tranquille lumière d’une belle journée la magnifique perspective des palais de Venise. Jusqu’au fond de l’horizon dans cette atmosphère limpide, les formes restent fermes, nettement indiquées, sans dureté comme sans mollesse. Avec une justesse merveilleuse, les détails vont s’atténuant ; les ombres et les lumières décroissant d’intensité tendent à se rapprocher de plus en plus, mais demeurent cependant distinctes, sans aucun de ces contrastes factices, ni de ces repoussoirs commodes auxquels d’habitude les peintres ont recours en pareil cas. Une autre Vue de Venise (National Gallery) nous paraît supérieure encore par la franchise de l’effet, le charme et l’harmonieux éclat des colorations. Il ne s’agit plus cette fois d’un de ces motifs d’apparat qui frappent l’étranger et lui offrent dans un vaste panorama quelqu’un des aspects réputés de cette ville étrange. Nous avons, au contraire, sous les yeux un coin un peu à l’écart et d’une intimité charmante, un vrai tableau d’artiste et peint probablement des fenêtres mêmes de son atelier par Antonio Canale, dans les terrains de la Scuola della Carità qu’occupe aujourd’hui l’Académie des Beaux-Arts. La gaieté de la couleur et la vivacité de l’exécution sont ici délicieuses.
De part et d’autre, des murailles d’un rose doré ou d’un brun chaud s’opposent à un ciel bleu paie où flottent quelques légers nuages d’un bleu plus sombre, que la brise de mer chasse devant elle et va bientôt disperser. Dans ces tonalités claires s’encadre au centre et dans l’ombre la masse plus intense d’un petit canal tranquille avec ses gondoles et de l’autre côté une église et son campanile, un pont et des maisons avec le désordre piquant de leurs aménagemens familiers. Au premier plan, en plein soleil, l’atelier d’un carrier et ses hangars où des ouvriers sont en train de sculpter un chapiteau et de tailler des blocs de pierre ou de marbre, sous l’œil du patron. Des enfans jouent près de là et une femme s’empresse pour relever l’un d’eux qui vient de tomber ; d’autres femmes vaquent au soin de leur ménage ; des loques pendent aux fenêtres ou sèchent sur des cordes ; tout cela vivant, brillant, d’une facture très animée, et à distance d’une tenue superbe, un vrai régal pour les yeux et certainement un des chefs-d’œuvre du maître. Celle facilité, cet entrain spirituel, nous les retrouvons dans ses eaux-fortes, Vedute prese da i Luoghi, ossia ideate, faites d’après nature ou qui représentent, groupés suivant son caprice, des détails empruntés à la réalité. D’un travail simple, peu chargé, avec leurs ciels indiqués à peu de frais, leurs constructions pittoresques et leur amusant pôle-môle, les meilleures de ces eaux-fortes : Mestre, Santa Giustina, Prà della Valle, Torre di Malgherra, etc., nous offrent les contrastes imprévus, ce sens de l’effet, et de la vie qui éclatent dans les tableaux du peintre. Son neveu, Bernardo Bellotto dit Canaletto, né en 1720 à Venise et qui fut aussi son élève, devait, avec un peu plus de sécheresse, continuer ses traditions dans les diverses cours de l’Europe où l’entraîna successivement son existence nomade : à Vienne, à Varsovie, à Dresde et de nouveau à Varsovie, où il revenait mourir le 17 octobre 1780, avec le titre de peintre du roi de Pologne.
Francesco Guardi, un autre disciple d’Antonio Canale, né à Venise en 1712, restait plus fidèle à sa ville natale qui lui fournit jusqu’à la fin de sa carrière, en 1793, ses meilleures inspirations. Dans ses tableaux, en général de dimensions assez restreintes, son pinceau est plus alerte, plus léger que celui de son maître, et dans sa couleur, moins abondante, les lumières sont indiquées spirituellement par des rehauts empâtés. Mais il n’a pas la correction absolue de Canale et l’on relèverait facilement dans plusieurs de ses ouvrages des fautes de perspective ou l’équilibre un peu hasardeux de ses monumens. Les deux faces fuyantes de son Église della Salute au Louvre semblent chanceler et menacent ruine.
Du reste, l’architecture ne joue pas toujours le principal rôle dans ses compositions, et les cérémonies religieuses ou officielles qu’il se plaît à y introduire : réjouissances publiques, couronnemens de doges, processions, scènes du carnaval vénitien pendant longtemps très renommé, lui fournissent ses motifs préférés, et lui procurent l’occasion légitime de peindre une foule grouillante et diaprée de personnages de toute sorte : courtisanes et badauds, masques et grands seigneurs, dignitaires de l’église, matelots, bateleurs, etc., tout un monde agité et paré dont la vie semble une fête perpétuelle. C’est au milieu de ces divertissemens et de ces spectacles incessans qu’allaient disparaître à la fois l’indépendance et l’art de Venise. Délaissée, restée à l’écart, la vieille ville a gardé jusqu’à nos jours sa physionomie originale, elle continue à attirer dans ses palais devenus des hôtelleries de nombreux étrangers. Des artistes partis de tous les points du globe, séduits à leur tour par ses aspects pittoresques, s’essaient à l’envi à les reproduire. Mais en même temps que sa vie propre, elle a perdu son école, cette école qui a fait le meilleur de sa gloire et qui avait été associée de si près à toutes les vicissitudes de sa singulière existence.
EMILE MICHEL.
- ↑ Ce tableau qui faisait autrefois partie de la collection Camuccini, se trouve aujourd’hui à Alwick-Castle chez le duc de Northumberland. Peut-être Titien y a-t-il donné quelques retouches sur la prière du duc Alphonse de Ferrare, qui l’avait commandé à Bellini. Mais ainsi que le prouvent la signature et la date inscrites par ce dernier, il avait été terminé par lui deux ans avant sa mort, et l’on s’accorde à considérer comme mensongère l’indication latine portée sur ce tableau et d’après laquelle celui-ci, laissé inachevé par Bellini, aurait été pieusement terminé par Titien son illustre élève.
- ↑ Das Wesen der modernen Landschaftsmalerei, par F. Leitschuh, 1 vol. Strasbourg, 1898.
- ↑ L’auteur de la statue de Giorgione élevée sur un îlot dans les fossés mêmes de l’enceinte de Castelfranco, s’est inspiré de ce tableau pour le costume et le type qu’il a donnés à l’artiste.
- ↑ C’est un des privilèges de mon âge, d’avoir pu contempler à loisir cet admirable ouvrage, alors que, déposé encore dans la sacristie de l’église San Giovanni e Paolo, où il fut brûlé quelques années après, il venait d’être l’objet d’une restauration qui lui avait rendu tout son éclat.
- ↑ Cadore or Titian’s Country ; Londres, 1869.
- ↑ Les altitudes de ces montagnes varient, de 2 500 à plus de 3 000 mètres. Nous notons, en effet, dans une publication récente du club alpin italien les chiffres suivans pour les montagnes les plus proches de Pieve di Cadore : Cridola, 2 581 mètres ; Durano, 2 668 mètres ; Marmarole, 2 983 mètres ; Cristallo, 3 190 mètres ; Sorapiss, 3 229 mètres ; Antelao, 3 263 mètres, et Pelmo, 3 169 mètres (Guida del Cadore, par Ott. Brentani : Milan, 1896).
- ↑ Sauf Dürer, dont les admirables dessins faits d’après nature n’étaient pas encore connus à cette époque. Il serait, en tout cas, difficile d’en citer parmi eux un seul qui eût été capable de collaborer aux paysages de Titien.