Le Pays des fourrures/Partie 2/Chapitre 24

Hetzel (p. 407-410).

CHAPITRE XXIV.

conclusion.


C’était à l’extrémité de la mer de Behring, sur la dernière des Aléoutiennes, l’île Blejinic, que tout le personnel du fort Espérance avait pris terre, après avoir franchi plus de dix-huit cents milles depuis la débâcle des glaces ! Des pêcheurs aléoutiens, accourus à leur secours, les accueillirent hospitalièrement. Bientôt même, le lieutenant Hobson et les siens furent mis en relation avec les agents anglais du continent, qui appartenaient à la Compagnie de la baie d’Hudson.

Il est inutile de faire ressortir, après ce récit détaillé, le courage de tous ces braves gens, bien dignes de leur chef, et l’énergie qu’ils avaient montrée pendant cette longue série d’épreuves. Le cœur ne leur avait pas manqué, ni à ces hommes ni à ces femmes, auxquels la vaillante Paulina Barnett avait toujours donné l’exemple de l’énergie dans la détresse, et de la résignation aux volontés du Ciel. Tous avaient lutté jusqu’au bout et n’avaient pas permis au désespoir de les abattre, même quand ils virent ce continent, sur lequel ils avaient fondé le fort Espérance, se changer en île errante, cette île en îlot, cet îlot en glaçon, non pas même enfin, quand ce glaçon se fondit sous la double action des eaux chaudes et des rayons solaires ! Si la tentative de la Compagnie était à reprendre, si le nouveau fort avait péri, nul ne pouvait le reprocher à Jasper Hobson ni à ses compagnons, qui avaient été soumis à des éventualités en dehors des prévisions humaines. En tout cas, des dix-neuf personnes confiées au lieutenant, pas une ne manquait au retour, et même la petite colonie s’était accrue de deux nouveaux membres, la jeune Esquimaude Kalumah et l’enfant du charpentier Mac Nap, le filleul de Mrs. Paulina Barnett.

Six jours après le sauvetage, les naufragés arrivaient à New-Arkhangel, la capitale de l’Amérique russe.

Là, tous ces amis, qui avaient été si étroitement attachés les uns aux autres par le danger commun, allaient se séparer pour jamais, peut-être ! Jasper Hobson et les siens devaient regagner le fort Reliance à travers les territoires de la Compagnie, tandis que Mrs. Paulina Barnett, Kalumah qui ne voulait plus se séparer d’elle, Madge et Thomas Black comptaient retourner en Europe par San Francisco et les États-Unis. Mais avant de se séparer, le lieutenant Hobson, devant tous ses compagnons réunis, d’une voix émue, parla en ces termes à la voyageuse :

« Terre ! » dit-elle.
Les naufragés tombaient à genoux…

« Madame, soyez bénie pour tout le bien que vous avez fait parmi nous ! Vous avez été notre foi, notre consolation, l’âme de notre petit monde ! Je vous en remercie au nom de tous ! »

Trois hurrahs éclatèrent en l’honneur de Mrs. Paulina Barnett. Puis chacun des soldats voulut serrer la main de la vaillante voyageuse. Chacune des femmes l’embrassa avec effusion.

Quant au lieutenant Hobson, qui avait conçu pour Mrs. Paulina Barnett une affection si sincère, ce fut le cœur bien gros qu’il lui donna la dernière poignée de main.

« Est-ce qu’il est possible que nous ne nous revoyions pas un jour ? dit-il.

— Non, Jasper Hobson, répondit la voyageuse, non, ce n’est pas possible ! Et si vous ne venez pas en Europe, c’est moi qui reviendrai vous retrouver ici… ici ou dans la nouvelle factorerie que vous fonderez un jour… »

En ce moment, Thomas Black, qui, depuis qu’il venait de reprendre pied sur la terre ferme, avait retrouvé la parole, s’avança :

« Oui, nous nous reverrons… dans vingt-six ans ! dit-il de l’air le plus convaincu du monde. Mes amis, j’ai manqué l’éclipse de 1860, mais je ne manquerai pas celle qui se reproduira dans les mêmes conditions et aux mêmes lieux, en 1886. Donc dans vingt-six ans, à vous chère madame, et à vous, mon brave lieutenant, je donne de nouveau rendez-vous aux limites de la mer polaire. »


fin de la deuxième et dernière partie.