Le Pays des fourrures/Partie 2/Chapitre 2

Hetzel (p. 213-222).

CHAPITRE II.

où l’on est.


La situation nouvelle, imprévue, créée aux agents de la Compagnie, voulait être étudiée avec le plus grand soin, et c’est ce que Jasper Hobson avait hâte de faire, la carte sous les yeux. Mais il fallait nécessairement attendre au lendemain, afin de relever la position en longitude de l’île Victoria — c’est le nom qui lui fut conservé, — comme elle venait de l’être en latitude. Pour faire ce calcul, il était nécessaire de prendre deux hauteurs du soleil, avant et après midi, et de mesurer deux angles horaires.

À deux heures du soir, le lieutenant Hobson et Thomas Black relevèrent au sextant l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon. Le lendemain, ils comptaient, vers dix heures du matin, recommencer la même opération, afin de déduire des deux hauteurs la longitude du point alors occupé par l’île sur l’Océan polaire.

Mais ils ne redescendirent pas immédiatement au fort, et la conversation continua assez longtemps entre Jasper Hobson, l’astronome, le sergent, Mrs. Paulina Barnett et Madge. Cette dernière ne songeait guère à elle, étant toute résignée aux volontés de la Providence. Quant à sa maîtresse, sa « fille Paulina », elle ne pouvait la regarder sans émotion, songeant aux épreuves et peut-être aux catastrophes que l’avenir lui réservait. Madge était prête à donner sa vie pour Paulina, mais ce sacrifice sauverait-il celle qu’elle aimait plus que tout au monde ? En tout cas, elle le savait, Mrs. Paulina Barnett n’était pas femme à se laisser abattre. Cette âme vaillante envisageait déjà l’avenir sans terreur, et, il faut le dire, elle n’aurait encore eu aucune raison de désespérer.

En effet, il n’y avait pas péril imminent pour les habitants du fort Espérance, et même tout portait à croire qu’une catastrophe suprême serait conjurée. C’est ce que Jasper Hobson expliqua clairement à ses compagnons.

Deux dangers menaçaient l’île flottante, au large du continent américain, deux seulement :

Ou elle serait entraînée par les courants de la mer libre jusqu’à ces hautes latitudes polaires, d’où l’on ne revient pas.

Ou les courants l’emporteraient au sud, peut-être à travers le détroit de Behring, et jusque dans l’océan Pacifique.

Dans le premier cas, les hiverneurs, pris par les glaces, barrés par l’infranchissable banquise, n’ayant plus aucune communication possible avec leurs semblables, périraient de froid ou de faim dans les solitudes hyperboréennes.

Dans le second cas, l’île Victoria, repoussée par les courants jusque dans les eaux plus chaudes du Pacifique, fondrait peu à peu par sa base et s’abîmerait sous les pieds de ses habitants.

Dans cette double hypothèse, c’était la perte inévitable du lieutenant Jasper Hobson, de tous ses compagnons et de la factorerie élevée au prix de tant de fatigues.

Mais ces deux cas se présenteraient-ils l’un ou l’autre ? Non. Ce n’était pas probable.

En effet, la saison d’été était fort avancée. Avant trois mois, la mer serait solidifiée sous les premiers froids du pôle. Le champ de glace s’établirait sur toute la mer, et, au moyen des traîneaux, on pourrait gagner la terre la plus rapprochée, soit l’Amérique russe, si l’île s’était maintenue dans l’est, soit la côte d’Asie, si, au contraire, elle avait été repoussée dans l’ouest.

« Car, ajoutait Jasper Hobson, nous ne sommes aucunement maîtres de notre île flottante. N’ayant point de voile à hisser comme sur un navire, nous ne pouvons lui imprimer une direction. Où elle nous mènera, nous irons. »

L’argumentation du lieutenant Hobson, très claire, très nette, fut admise sans contestation. Il était certain que les grands froids de l’hiver souderaient au vaste icefield l’île Victoria, et il était présumable même qu’elle ne dériverait ni trop au nord ni trop au sud. Or, quelques cents milles à franchir sur les champs de glace n’étaient pas pour embarrasser ces hommes courageux et résolus, habitués aux climats polaires et aux longues excursions des contrées arctiques. Ce serait, il est vrai, abandonner ce fort Espérance, objet de tous leurs soins, ce serait perdre le bénéfice de tant de travaux menés à bonne fin, mais qu’y faire ? La factorerie, établie sur ce sol mouvant, ne devait plus rendre aucun service à la Compagnie de la baie d’Hudson. D’ailleurs, un jour ou l’autre, tôt ou tard, un effondrement de l’île l’entraînerait au fond de l’Océan. Il fallait donc l’abandonner, dès que les circonstances le permettraient.

La seule chance défavorable — et le lieutenant insista particulièrement sur ce point, — c’était que pendant huit à neuf semaines encore, avant la solidification de la mer Arctique, l’île Victoria fût entraînée trop au nord ou trop au sud. Et l’on voit, en effet, dans les récits des hiverneurs, des exemples de dérives qui se sont accomplies sur un très long espace et sans qu’on ait pu les enrayer.

Tout dépendait donc des courants inconnus qui s’établissaient à l’ouvert du détroit de Behring, et il importait de relever avec soin leur direction sur la carte de l’océan Arctique. Jasper Hobson possédait une de ces cartes, et il pria Mrs. Paulina Barnett, Madge, l’astronome et le sergent de le suivre dans sa chambre ; mais avant de quitter le sommet du cap Bathurst, il leur recommanda encore une fois le secret le plus absolu sur la situation actuelle.

Je ne le pense pas…

« La situation n’est pas désespérée, tant s’en faut, ajouta-t-il, et, par conséquent, je trouve inutile de jeter le trouble dans l’esprit de nos compagnons, qui ne feraient peut-être pas comme nous la part des bonnes et des mauvaises chances.

— Cependant, fit observer Mrs. Paulina Barnett, ne serait-il pas prudent de construire dès maintenant une embarcation assez grande pour nous contenir tous, et qui pût tenir la mer pendant une traversée de quelques centaines de milles ?

— Cela sera prudent, en effet, répondit le lieutenant Hobson, et nous le ferons. J’imaginerai quelque prétexte pour commencer ce travail sans retard, et je donnerai des ordres en conséquence au maître charpentier pour qu’il procède à la construction d’une embarcation solide. Mais, pour moi, ce mode de rapatriement ne devra être qu’un pis aller. L’important, c’est d’éviter de se trouver sur l’île au moment de la dislocation des glaces, et nous devrons tout faire pour gagner à pied le continent, dès que l’Océan aura été solidifié par l’hiver. »

C’était, en effet, la meilleure façon de procéder. Il fallait au moins trois mois pour qu’une embarcation de trente à trente-cinq tonneaux fût construite, et, à ce moment, on ne pourrait s’en servir, puisque la mer ne serait plus libre. Mais si alors le lieutenant pouvait rapatrier la petite colonie en la guidant à travers le champ de glace jusqu’au continent, ce serait un heureux dénouement de la situation, car embarquer tout son monde à l’époque de la débâcle serait un expédient fort périlleux. C’était donc avec raison que Jasper Hobson regardait ce bateau projeté comme un pis aller, et son opinion fut partagée de tous.

Le secret fut de nouveau promis au lieutenant Hobson, qui était le meilleur juge de la question ; et quelques minutes plus tard, après avoir quitté le cap Bathurst, les deux femmes et les trois hommes s’attablaient dans la grande salle du fort Espérance, salle alors inoccupée, car chacun vaquait aux travaux du dehors.

Une excellente carte des courants atmosphériques et océaniques fut apportée par le lieutenant, et l’on procéda à un examen minutieux de cette portion de la mer Glaciale qui s’étend depuis le cap Bathurst jusqu’au détroit de Behring.

Deux courants principaux divisent ces parages dangereux compris entre le Cercle polaire et cette zone peu connue, appelée « passage du nord-ouest », depuis l’audacieuse découverte de Mac Clure, — du moins les observations hydrographiques n’en désignent pas d’autres.

L’un porte le nom de courant du Kamtchatka. Après avoir pris naissance au large de la presqu’île de ce nom, il suit la côte asiatique et traverse le détroit de Behring en touchant le cap Oriental, pointe avancée du pays des Tchouktchis. Sa direction générale du sud au nord s’infléchit brusquement à six cents milles environ au-delà du détroit, et il se développe franchement vers l’est, à peu près suivant le parallèle du passage de Mac Clure, qu’il tend sans doute à rendre praticable pendant les quelques mois de la saison chaude.

L’autre courant, nommé courant de Behring, se dirige en sens contraire. Après avoir prolongé la côte américaine de l’est à l’ouest et à cent milles au plus du littoral, il va, pour ainsi dire, heurter le courant du Kamtchatka, à l’ouvert du détroit, puis, descendant au sud et se rapprochant des rivages de l’Amérique russe, il finit par se briser à travers la mer de Behring sur cette espèce de digue circulaire des îles Aléoutiennes.

Cette carte donnait fort exactement le résumé des observations nautiques les plus récentes. On pouvait donc s’y fier.

Jasper Hobson l’examina attentivement avant de se prononcer. Puis, après avoir passé la main sur son front, comme s’il eût voulu chasser quelque fâcheux pressentiment :

« Il faut espérer, mes amis, dit-il, que la fatalité ne nous entraînera pas jusqu’à ces lointains parages. Notre île errante courrait le risque de n’en plus jamais sortir.

— Et pourquoi, monsieur Hobson ? demanda vivement Mrs. Paulina Barnett.

— Pourquoi, madame ? répondit le lieutenant. Regardez bien cette portion de l’océan Arctique, et vous allez facilement le comprendre. Deux courants, dangereux pour nous, y coulent en sens inverse. Au point où ils se rencontrent, l’île serait forcément immobilisée, et à une grande distance de toute terre. En ce point précis, elle hivernerait pendant la mauvaise saison, et quand la débâcle des glaces se produirait, ou elle suivrait le courant du Kamtchatka jusqu’au milieu des contrées perdues du nord-ouest, ou elle subirait l’influence du courant de Behring et irait s’abîmer dans les profondeurs du Pacifique.

— Cela n’arrivera pas, monsieur le lieutenant, dit Madge avec l’accent d’une foi sincère, Dieu ne le permettra pas.

— Mais, reprit Mrs. Paulina Barnett, je ne puis imaginer sur quelle partie de la mer polaire nous flottons en ce moment, car je ne vois au large du cap Bathurst que ce dangereux courant du Kamtchatka qui porte directement vers le nord-ouest. N’est-il pas à craindre qu’il ne nous ait saisis dans son cours, et que nous ne fassions route vers les terres de la Géorgie septentrionale ?

— Je ne le pense pas, répondit Jasper Hobson, après un moment de réflexion.

— Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ?

— Parce que ce courant est rapide, madame, et que depuis trois mois, si nous l’avions suivi, nous aurions quelque côte en vue, — ce qui n’est pas.

— Où supposez-vous que nous nous trouvions alors ? demanda la voyageuse.

— Mais sans doute, répondit Jasper Hobson, entre ce courant du Kamtchatka et le littoral, probablement dans une sorte de vaste remous qui doit exister sur la côte.

Il boudait dans sa chambre.

— Cela ne peut être, monsieur Hobson, répondit vivement Mrs. Paulina Barnett.

— Cela ne peut être ? répéta le lieutenant. Et pour quelle raison, madame ?

— Parce que l’île Victoria, prise dans un remous, et, par conséquent, sans direction fixe, eût certainement obéi à un mouvement de rotation quelconque. Or, puisque son orientation n’a pas changé depuis trois mois, c’est que cela n’est pas.

— Vous avez raison, madame, répondit Jasper Hobson. Vous comprenez parfaitement ces choses et je n’ai rien à répondre à votre observation, — à moins toutefois qu’il n’existe quelque courant inconnu qui ne soit point encore porté sur cette carte. Vraiment, cette incertitude est affreuse. Je voudrais être à demain pour être définitivement fixé sur la situation de l’île.

— Demain arrivera », répondit Madge.

Il n’y avait donc plus qu’à attendre. On se sépara. Chacun reprit ses occupations habituelles. Le sergent Long prévint ses compagnons que le départ pour le fort Reliance, fixé au lendemain, n’aurait pas lieu. Il leur donna pour raison que, toute réflexion faite, la saison était trop avancée pour permettre d’atteindre la factorerie avant les grands froids, que l’astronome se décidait à subir un nouvel hivernage, afin de compléter ses observations météorologiques, que le ravitaillement du fort Espérance n’était pas indispensable, etc., — toutes choses dont ces braves gens se préoccupaient peu.

Une recommandation spéciale fut faite aux chasseurs par le lieutenant Hobson, la recommandation d’épargner désormais les animaux à fourrures, dont il n’avait que faire, mais de se rabattre sur le gibier comestible, afin de renouveler les réserves de la factorerie. Il leur défendit aussi de s’éloigner du fort de plus de deux milles, ne voulant pas que Marbre, Sabine ou autres chasseurs se trouvassent inopinément en face d’un horizon de mer, là où se développait, il y a quelques mois, l’isthme qui réunissait la presqu’île Victoria au continent américain. Cette disparition de l’étroite langue de terre eût, en effet, dévoilé la situation.

Cette journée parut interminable au lieutenant Hobson. Il retourna plusieurs fois au sommet du cap Bathurst, seul ou accompagné de Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse, âme vigoureusement trempée, ne s’effrayait aucunement. L’avenir ne lui paraissait pas redoutable. Elle plaisanta même en disant à Jasper Hobson que cette île errante, qui les portait alors, était peut-être le vrai véhicule pour aller au pôle Nord ! Avec un courant favorable, pourquoi n’atteindrait-on pas cet inaccessible point du globe ?

Le lieutenant Hobson hochait la tête en écoutant sa compagne développer cette théorie, mais ses yeux ne quittaient point l’horizon et cherchaient si quelque terre, connue ou inconnue, n’apparaîtrait pas au loin. Mais le ciel et l’eau se confondaient inséparablement sur une ligne circulaire dont rien ne troublait la netteté, — ce qui confirmait Jasper Hobson dans cette pensée que l’île Victoria dérivait plutôt vers l’ouest qu’en toute autre direction.

« Monsieur Hobson, lui demanda Mrs. Paulina Barnett, est-ce que vous n’avez pas l’intention de faire le tour de notre île, et cela le plus tôt possible ?

— Si vraiment, madame, répondit le lieutenant Hobson. Dès que j’aurai relevé sa situation, je compte en reconnaître la forme et l’étendue. C’est une mesure indispensable pour apprécier dans l’avenir les modifications qui se produiraient. Mais il y a toute apparence qu’elle s’est rompue à l’isthme même, et que, par conséquent, la presqu’île tout entière s’est transformée en île par cette rupture.

— Singulière destinée que la nôtre, monsieur Hobson ! reprit Mrs. Paulina Barnett. D’autres reviennent de leurs voyages, après avoir ajouté quelques nouvelles terres au contingent géographique ! Nous, au contraire, nous l’aurons amoindri, en rayant de la carte cette prétendue presqu’île Victoria ! »

Le lendemain, 18 juillet, à dix heures du matin, par un ciel pur, Jasper Hobson prit une bonne hauteur du soleil. Puis, chiffrant ce résultat et celui de l’observation de la veille, il détermina mathématiquement la longitude du lieu.

Pendant l’opération, l’astronome n’avait pas même paru. Il boudait dans sa chambre, — comme un grand enfant qu’il était, d’ailleurs, en dehors de la vie scientifique.

L’île se trouvait alors par 157°37’ de longitude, à l’ouest du méridien de Greenwich.

La latitude obtenue la veille, au midi qui suivit l’éclipse, était, on le sait, de 73°7’20”.

Le point fut reporté sur la carte, en présence de Mrs. Paulina Barnett et du sergent Long.

Il y eut là un moment d’extrême anxiété, et voici quel fut le résultat du pointage.

En ce moment, l’île errante se trouvait reportée dans l’ouest, ainsi que l’avait prévu le lieutenant Hobson, mais un courant non marqué sur la carte, un courant inconnu des hydrographes de ces côtes, l’entraînait évidemment vers le détroit de Behring. Tous les dangers pressentis par Jasper Hobson étaient donc à craindre, si, avant l’hiver, l’île Victoria n’était pas ramenée au littoral.

« Mais à quelle distance exacte sommes-nous du continent américain ? demanda la voyageuse. Voilà, pour l’instant, quelle est la question intéressante. »

Jasper Hobson prit son compas et mesura avec soin la plus étroite portion de mer, laissée sur la carte entre le littoral et le soixante-treizième parallèle.

« Nous sommes actuellement à plus de deux cent cinquante milles de cette extrémité nord de l’Amérique russe, formée par la pointe Barrow, répondit-il.

— Il faudrait savoir alors de combien de milles l’île a dérivé depuis la position occupée autrefois par le cap Bathurst ? demanda le sergent Long.

— De sept cents milles au moins, répondit Jasper Hobson, après avoir à nouveau consulté la carte.

— Et à quelle époque, à peu près, peut-on admettre que la dérive ait commencé ?

— Sans doute vers la fin d’avril, répondit le lieutenant Hobson. À cette époque, en effet, l’icefield s’est désagrégé, et les glaçons que le soleil ne fondait pas ont été entraînés vers le nord. On peut donc admettre que l’île Victoria, sollicitée par ce courant parallèle au littoral, dérive vers l’ouest depuis trois mois environ, ce qui donnerait une moyenne de neuf à dix milles par jour.

— Mais n’est-ce point une vitesse considérable ? demanda Mrs. Paulina Barnett.

— Considérable en effet, répondit Jasper Hobson, et vous jugez jusqu’où nous pouvons être entraînés pendant les deux mois d’été qui laisseront libre encore cette portion de l’océan Arctique ! »

Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long demeurèrent silencieux pendant quelques instants. Leurs yeux ne quittaient pas la carte de ces régions polaires qui se défendent si obstinément contre les investigations de l’homme, et vers lesquelles ils se sentaient irrésistiblement emportés !

« Ainsi, dans cette situation, nous n’avons rien à faire, rien à tenter ? demanda la voyageuse.

— Rien, madame, répondit le lieutenant Hobson, rien. Il faut attendre, il faut appeler de tous nos vœux cet hiver arctique, si généralement, si justement redouté des navigateurs, et qui seul peut nous sauver. L’hiver, c’est la glace, madame, et la glace, c’est notre ancre de salut, notre ancre de miséricorde, la seule qui puisse arrêter la marche de l’île errante. »