Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 266-283).


XX

LE BLESSÉ


Lorsque les chercheurs d’or s’éveillèrent le lendemain matin et qu’ils regardèrent la montre, ils ne furent pas peu étonnés que le soleil se levât une heure plus tard que les autres jours. On fit à ce sujet toutes sortes de suppositions, et le matelot prétendait même que cela devait provenir d’un tremblement de terre qui avait fait sortir le globe terrestre de son pivot. Donat baissait les yeux et feignait d’avoir un rhume de cerveau qui le faisait éternuer sans cesse. Le baron l’observait avec méfiance ; mais le naïf garçon avait une mine si innocente, que le soupçon du baron s’évanouit tout à fait.

Pendant qu’ils étaient assis pour prendre le café, Jean Creps dit en se frottant les mains :

— Aujourd’hui, nous ferons encore beaucoup de chemin. Nous avons bien dormi, n’est-ce pas, Kwik ?

— Oui, oui, grommela Donat, cela va bien ! Toute la nuit j’ai été tiraillé en tous sens par quatre ou cinq fantômes.

— Il faut maîtriser ton imagination, ami Kwik, dit Victor en riant. Dieu nous a protégés jusqu’ici ; il est à croire qu’il continuera à veiller sur nous.

— Ainsi, vous nommez cela protéger, monsieur Roozeman ! Je suis curieux de savoir ce qu’il y aura de neuf aujourd’hui. Un dragon à sept têtes, le diable en personne ou une douzaine d’anthropophages ?

— Allons, allons, ne perdons pas trop de temps, camarades ! s’écria le Bruxellois. Ramassez les havre-sacs ! Donat, va chercher le mulet, il est là-bas près de ce sapin !

Quelques minutes après, ils étaient en route. Donat voulait absolument porter le sac et le fusil du baron ; mais le Français, qui ne comprenait pas la cause de cette obligeance subite, repoussa son offre par un refus hautain et une froide raillerie.

Kwik eût bien voulu rendre au baron, par d’autres services, les trois quarts d’heure qu’il lui avait volés ; mais, repoussé avec si peu d’amitié, il était retourné près du mulet et marchait à moitié découragé.

Il raconta à voix basse à la bête comment il avait passé cette triste nuit et quelles choses horribles il avait vues. Il déplora son départ de Natten-Haesdonck, et parla avec tant d’enthousiasme de son village natal, de ses grasses prairies et du repos et de la paix dont on y jouissait, sans avoir à craindre ni assassins, ni revenants, ni sauvages, que le mulet, s’il avait pu le comprendre, eût cru certainement que Natten-Haesdonck était situé dans le paradis terrestre. Pour se consoler lui-même, il s’efforçait d’inspirer du courage à la bête et de faire briller à ses yeux le bonheur de demeurer dans un château avec Anneken… Mais au milieu de ce récit attrayant, le mulet se sentit piquer par une mouche et donna par mégarde un si violet coup de pied à son conducteur, que le pauvre Kwik culbuta et tomba à la renverse.

Donat devait avoir la tête très-dure ; car, avant que les autres eussent eu le temps de voler à son secours, il était sur ses pieds et avait repris sa place à côté du mulet.

Ce petit incident n’avait donc pas interrompu le voyage. Donat fit un sermon sans fin au mulet, sur l’amitié, la reconnaissance et l’obéissance qu’un mulet doit à son maître ou à son conducteur quand celui-ci le traite avec douceur.

Il était précisément en train de citer, pour servir d’exemple, toutes les bonnes qualités de Jean Mul de Natten-Haesdonck, lorsque le Bruxellois s’arrêta tout à coup et cria :

— Apprêtez les fusils ! Beaucoup d’hommes devant nous !

— Nous y voilà encore ! soupira Donat ; je ne donnerais pas une pipe de tabac de notre vie.

Tous s’arrêtèrent, le fusil braqué ; ils virent arriver un grand nombre d’hommes ; mais on ne pouvait voir à une aussi grande distance quels hommes c’étaient.

Aussitôt que cette troupe aperçut la compagnie de Pardoes, elle s’arrêta également et apprêta les fusils.

— Ah çà ! camarades, murmura Donat, si nous ne pouvons faire autrement, battons-nous à la grâce de Dieu ; mais ils sont au moins vingt là-bas, et il y a à côté de nous une forêt pour fuir. Qui aime le danger y périra, dit le curé de Natten-Haesdonck.

— Tais-toi, imbécile ! interrompit Pardoes. Si je ne me trompe, il n’y a rien à craindre. Ces hommes-là sont chargés de lourds fardeaux. Ce sont des chercheurs d’or qui reviennent des placers. Allons, amis, faisons comme eux ; continuons notre chemin avec prudence. Voyez, ils nous font des signes d’amitié.

En effet, les deux groupes se rapprochèrent lentement, et, dès qu’ils furent assurés de part et d’autre que c’étaient de simples voyageurs qu’ils avaient rencontrés, ils échangèrent de loin quelques cris pour saluer. Pourtant chacun se tint sur ses gardes.

Le Bruxellois reconnut un Français, qu’il avait vu l’année précédente dans les mines du Nord. Il alla à lui et causa une couple de minutes, pendant que ses camarades échangeaient quelques paroles avec les autres chercheurs d’or et tâchaient d’obtenir des renseignements sur l’état des placers. On ne leur dit pas grand’chose, car ces hommes paraissaient très-méfiants ; et, lorsque Donat demanda à l’un d’eux, dans son mauvais français : — C’est pour vous beaucoup grand de l’or dans cette sac ? — ils semblèrent tous fâchés et le regardèrent avec des yeux menaçants.

Les premiers de la troupe s’étaient déjà remis en route. Le Bruxellois serra la main au Français et lui dit adieu.

Pardoes s’approcha de ses amis, qui reprirent également leur voyage. Ils le regardèrent, espérant qu’il leur communiquerait quelque chose de ce qu’il avait appris ; mais il hochait la tête avec une inquiétude visible et resta muet.

— As-tu de mauvaises nouvelles, Pardoes, que tu as l’air si sérieux ? demanda Jean Creps.

— De mauvaises nouvelles, répondit-il.

— Oui ? encore quelque chose de nouveau ? murmura Donat. Nous n’avons pas encore eu de sauvages.

— Et ce sont des sauvages que nous pourrions avoir, dit Pardoes.

— Eh bien, prenez-le comme vous voulez, s’écria Kwik avec colère, je donne, pardieu ! ma démission de chercheur d’or et je m’en retourne à la maison. J’ai déjà perdu une demi-oreille dans ce pays ensorcelé ; mais je ne voudrais pas arriver à Natten-Haesdonck avec ma tête nue et chauve comme une gamelle.

— Tais-toi donc, Donat, et écoute si tu veux. Voici, messieurs, ce que le Français m’a dit. Entre nous et les placers du Yuba, une nombreuse bande de sauvages californiens s’est montrée. On a reçu la nouvelle, dans les stores, qu’elle a attaqué, il y a quatre jours, une compagnie de voyageurs. Les hommes qui viennent de passer ont vu les Californiens de très-loin. Le Français m’a conseillé de faire un détour pendant une heure ou deux vers l’ouest pour éviter ainsi la rencontre des sauvages. Nous commencerons à suivre ce conseil au pied de cette montagne. Faites attention et tenez-vous toujours prêts à la défense.

Après qu’ils eurent pris leur direction vers l’ouest et qu’ils furent remis à peu près de l’impression de cette mauvaise nouvelle, le Bruxellois reprit :

— Hors cela, camarades, il y a de bonnes nouvelles des mines. On a découvert plus haut, vers la source du Yuba, de nouveaux placers, qui sont plus riches que ceux qu’on avait trouvés jusqu’ici. Le Français, à qui j’ai rendu quelques services l’année passée, m’a donné des explications précises ; et, comme les nouveaux placers sont sur notre route, je suis d’avis que nous ferions bien d’y tenter la fortune pendant quelques jours. Il y a des stores à quelques milles de là ; vous pourrez vous y reposer et apprendre dans l’entre-temps le métier de chercheurs d’or. Le premier venu n’est pas dès le commencement un chercheur d’or.

Donat n’écoutait pas ces explications ; il marchait en grommelant à côté du mulet et jetait sans cesse derrière lui des regards inquiets, tourmenté qu’il était par la crainte de voir apparaître des sauvages, il était évident pour lui que, dans ce pays maudit de Californie, on doit toujours s’attendre au pis, pour ne pas rester au-dessous de l’effroyable réalité. De temps en temps, il portait la main à sa tête et se tirait les cheveux pour être convaincu qu’il n’était pas encore chauve.

Tout à coup un cri aigu lui échappa et il dit en pâlissant :

— Ô mon Dieu ! les voilà ! les voilà !

Un bruit étrange s’était fait entendre au loin dans les broussailles, et les compagnons, également surpris, s’arrêtèrent, l’oreille au guet.

C’était une voix qui se lamentait et appelait du secours ; d’abord ils ne distinguèrent pas en quelle langue s’exprimaient ces plaintes ; mais ensuite ils entendirent distinctement prononcer le mot God ! (Dieu !)

— Est-ce possible ? s’écria Victor. Un Flamand dans ce pays ? Venez, venez, allons voir. C’est probablement un malheureux compatriote.

— Restons ensemble, dit le Bruxellois. La main aux fusils ; car tout peut cacher une ruse. Donat, tâche de nous suivre dans les broussailles.

Guidé par le cri d’angoisse, ils trouvèrent un jeune homme assis contre un arbre. Il était pâle, ses joues étaient creuses, et un de ses pieds était entouré de lambeaux qu’il avait déchirés de ses habits. Ses premières paroles prouvèrent qu’il était Anglais, ce qui avait causé l’erreur de Victor, parce que le mot « Dieu » est le même en anglais qu’en flamand.

Il raconta que lui et ses compagnons avaient été attaqués par des bandits et qu’il avait reçu une balle dans le pied. Sa blessure s’était enflammée ; son pied s’était enflé douloureusement ; il ne pouvait marcher et avait rampé depuis quatre jours dans le bois, vivant de plantes et de racines dans l’attente d’une mort affreuse. Il suppliait les étrangers à mains jointes, pour l’amour de Dieu, de ne pas le laisser dans le désert. Son père tenait un grand store ou boutique dans les placers de la rivière de la Plume et les récompenserait généreusement.

Victor et Jean parlèrent de placer le jeune homme sur l’âne ; mais le matelot jura que l’humanité était une sottise en Californie et qu’il n’avait pas envie de reprendre la charge d’un âne pour les beaux yeux de cet Anglais.

Comme le débat s’échauffait entre Roozeman et l’Ostendais, le Bruxellois dit :

— Venez un peu à l’écart avec moi, messieurs ; l’affaire est assez importante pour être discutée.

Quand on l’eut suivi à une vingtaine de pas, il reprit :

— Mes amis, nous avons eu le bonheur de trouver un mulet, c’est un secours précieux, et il nous permettait de marcher rapidement et à grandes journées vers le but après lequel nous soupirons tous. Le mulet est vieux et faible. Si nous allons nous charger de ce blessé, nous devrons de nouveau porter sur notre dos les instruments et la claie, et nous en serons beaucoup retardés. Quant à la récompense qu’il nous promet, ne vous y fiez pas ; une fois en sûreté, il nous dira : « Je vous remercie et bonjour. »

— Mais laisserons-nous donc mourir impitoyablement dans ce désert un chrétien, notre prochain ? Allez, continuez votre chemin, messieurs. S’il le faut, je resterai seul avec ce malheureux, et le porterai, si je puis.

Le blessé, qui les regardait de loin, vit bien que le jeune homme aux cheveux blonds plaidait en sa faveur. Aussi tendait-il vers lui des mains suppliantes et son regard était plein d’éloquence.

— Eh bien, je m’oppose positivement au projet ridicule de Roozeman, dit le matelot. Porte les instruments qui veut ; moi, je ne me charge plus de rien.

— Soit ! alors nous porterons tout, n’est-ce pas, Jean ?

— Certes ; une pareille insensibilité est horrible.

— Et toi, Donat ?

— Moi, pour sauver la vie à un homme, je porte la claie et les haches jusqu’à l’autre bout du monde. Cela nous rendra Dieu favorable, et peut-être, pour nous récompenser, éloignera-t-il de nous les sauvages.

— Qu’en dis-tu, baron ? demanda Pardoes.

— Je pense, répondit le baron, que la vie d’un homme ne vaut pas la peine de faire tant d’embarras ; mais, soit, le malheureux est encore jeune ; je veux bien porter ma part des instruments.

Victor et ses amis avaient déjà déchargé en grande partie le mulet ; ils soulevèrent prudemment le blessé et le placèrent sur la bête. Le pauvre jeune homme remercia Victor les larmes aux yeux et lui jura chaleureusement de garder jusqu’au bord de la tombe le souvenir de sa générosité.

Selon leur promesse, Roozeman et Creps prirent la plus grande partie des instruments sur leur dos, et on lia le panier sur celui de Donat.

Le voyage fut repris. En route, l’Anglais raconta comment ce malheur lui était arrivé :

— Mon nom est John Miller ; nous sommes de Kilkenny, en Irlande, dit-il. Je devais me rendre à Sacramento, afin d’y acheter une provision de farine pour mon père. Comme on ne pouvait se procurer assez de mulets à la rivière de la Plume, je suis allé aux placers du Yuba, et j’y ai trouvé après quelques jours d’attente, les muletiers dont j’avais besoin. Nous descendîmes avec rapidité des montagnes, car nos mulets étaient bons. Nous ne rencontrâmes rien de particulier dans notre voyage, jusqu’au troisième jour. Quelques heures avant midi, nous vîmes, au pied de la montagne qui dominait notre route, un homme accroupi et courbé, comme quelqu’un qui est très-fatigué. Comme il était seul et n’avait pas d’autres armes qu’un revolver, il ne nous inspira pas de méfiance. Il répondit à nos demandes qu’il était parti de San-Francisco pour aller aux mines du Nord, qu’il s’était égaré, et qu’il mourait de faim, faute de provisions. Nous lui donnâmes quelques biscuits et un bon morceau de viande salée. Cet homme avait de grosses moustaches rousses et les yeux singulièrement petits…

— Était-ce un Français ? demanda Victor étonné.

— Oui, c’était un Français ; il y en avait deux parmi nous qui savaient causer avec lui.

— La moustache rousse du Jonas ! murmura Victor ; Donat ne s’est pas trompé !

— Je n’aurais pas regardé si exactement son visage, continua le blessé, mais il me sembla qu’il nous examinait tous un à un de la tête aux pieds, et comptait nos armes. Il s’était levé et avait poursuivi son chemin ; nous avions, après lui avoir montré la bonne route, repris notre marche dans une direction opposée. Poussé par la défiance, je fis arrêter un instant mes compagnons et je grimpai sur une montagne pour observer l’inconnu, il avait disparu et ne pouvait s’être caché nulle part dans cette plaine, sinon dans les broussailles ou dans le bois. Nous craignions une attaque des brigands qui rôdent maintenant en très-grand nombre ; mais comme, après avoir marché avec rapidité pendant une heure et demie, nous n’avions rien rencontré, nous nous arrêtâmes pour faire manger les bêtes et pour préparer notre propre dîner. À peine fûmes-nous remontés sur nos mulets et prêts à donner le signal du départ, que plusieurs hommes parurent sur une montagne au-dessus de nous et nous envoyèrent quatre ou cinq balles. Nous nous mîmes sur la défensive et nous déchargeâmes également nos fusils. Mais une dizaine de brigands fondirent sur nous du haut de la montagne, avant que nous eussions eu le temps de recharger nos armes. Un des nôtres cria : « Fuyez ! fuyez ! » et je vis mes compagnons éperonner violemment leurs mulets et chercher leur salut dans la rapidité de leurs montures. Je voulus faire comme eux ; mais le même homme aux moustaches rousses et aux petits yeux m’ajusta et me tira une balle à travers le pied. Mon mulet fit un écart, me désarçonna et suivit les autres. Les voleurs poursuivirent mes camarades ; j’entendis longtemps encore les coups de fusil qui retentissaient dans le bois. J’étais couché là depuis quatre jours ; mon pied s’est enflammé. Je ne pouvais pas me mouvoir, et je prévoyais une mort terrible, lorsque Dieu m’exauça et m’envoya un secours et un salut inattendus.

Victor et Jean causèrent longtemps ensemble du rôle que la moustache rousse du Jonas avait joué dans cette histoire, et Jean Creps assura qu’il enverrait une balle dans le ventre du scélérat la première fois qu’il le rencontrerait.

Les Flamands atteignirent enfin l’endroit où ils devaient passer la nuit.

Pendant qu’on préparait le souper, Victor ôta les langes du pied du jeune Anglais, lava avec beaucoup de soin la blessure enflammée et enveloppa son pied d’un linge propre. Ce pansement allégea si complètement les souffrances du malheureux, qu’il prit les mains de Roozeman et les arrosa de larmes de reconnaissance.

Donat céda sa couverture au blessé, et, quoique celui-ci refusât, Kwik resta inébranlable dans sa résolution et coucha sur la terre nue.

Cette nuit-là, tous dormirent en repos sous la garde de leur sentinelle. Donat, tout content de lui et joyeux d’avoir pu faire une bonne action, ne rêva pas et dormit d’un sommeil si profond, qu’il fallut le secouer pendant plusieurs minutes lorsque vint son tour de monter la garde.