Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 235-246).


XVIII

LA PÉPITE


Le lendemain, au lever du soleil, après avoir pris du café et mangé des galettes avec du lard, les chercheurs d’or s’étaient remis en route. La plus grande partie du jour s’était écoulée sans qu’ils eussent rencontré quelque chose de particulier. Leur route les conduisait à travers une suite de vallons et de montagnes, tantôt s’écartant pour faire place à une vaste plaine, tantôt se rapprochant pour former un défilé dont les parois rocheuses semblaient près de s’écrouler sur les voyageurs.

Dans l’après-midi, pendant que ses compagnons, après avoir déposé leurs havre-sacs, s’étaient couchés sur le sol pour prendre du repos, Donat était allé à une petite chute d’eau qui tombait en murmurant sur des blocs de rocher, à une centaine de pas de distance. Il avait soif et voulait boire. En se penchant au-dessus du ruisseau, clair comme le cristal, il vit briller quelque chose dans l’eau. C’était un caillou gros comme le poing et qui paraissait fendu au milieu. Le cœur du jeune paysan se mit à battre violemment ; il était pâle et resta dans une immobilité complète à contempler l’objet étincelant, comme si un spectacle merveilleux l’avait frappé de stupeur. Toutefois, il saisit le caillou, l’examina de tous ses yeux, le baisa avec transport, puis courut à travers les senevés vers ses compagnons, en poussant des cris de joie et faisant toute sorte de gestes et de cabrioles.

— Messieurs, leur cria-t-il de loin, remerciez Dieu, j’ai trouvé le trésor ! De l’or ! de l’or ! un bloc de dix livres au moins ! assez pour acheter un châ… !

Il trébucha, et tomba la face contre terre.

— De l’or ! dix livres ! Est-ce bien possible ? demanda Victor.

— Certes, c’est possible, répondit le Bruxellois ; c’est ainsi qu’on trouve parfois les plus grosses pépites. Si Kwik avait découvert un riche placer !

— Aux innocents les mains pleines, dit en riant le matelot.

— Dépêche-toi, dépêche-toi, petit Kwik chéri, s’écria Jean Creps avec une joyeuse impatience.

Tous les autres étendirent, en signe d’intérêt, les mains vers lui.

Donat accourut tout hors d’haleine et bégaya :

— Voyez, voyez quel gros bloc ! Et lourd, lourd ! plus lourd que du plomb !

À ces mots, il donna le caillou d’or au Bruxellois, qui, après l’avoir examiné, le lança de toute sa force dans la plaine en poussant un cri de désappointement.

— Puisses-tu avoir la crampe, triple imbécile ! dit-il à Kwik, qui le regarda d’un air stupéfait et déconcerté, et murmura presque en pleurant :

— N’était-ce pas de l’or ?

— De l’or ? C’était une pierre de soufre, de l’espèce qu’on appelle pyrite, et elle ne contient que du fer et du soufre.

— Tu ne dois pas être si fâché contre moi pour cela, dit Donat pendant qu’ils reprenaient leurs havre-sacs pour continuer leur voyage. J’y perds autant que toi. Il y en a certainement plus d’un qui s’y est trompé. Pourquoi aurait-on inventé le proverbe : Tout ce qui brille n’est pas or ? Allons, allons, nous ne sommes pas plus pauvres qu’auparavant. S’il n’y a pas ici de morceaux d’or, nous en chercherons plus loin. Pardieu ! monsieur Victor, c’est bien dommage : tout en courant, je voyais le garde champêtre de Natten-Haesdonck, avec son Anneken, me tendre les bras en riant, précisément au moment où je tombai là-bas le nez dans le sable. Enfin ! la scélérate de pierre est perdue, mais nous emportons au moins l’espoir sur notre dos, je veux dire dans notre cœur.

Bientôt, l’amère déception se changea en gaieté, et maintes saillies grossières ou spirituelles sur la naïveté de Donat prêtèrent à rire aux amis.

Ils étaient déjà à plus de quatre milles de la chute d’eau où ils s’étaient reposés et longeaient une forêt de broussailles épineuses qui ne paraissaient pas assez hautes pour cacher un homme debout.

Tout à coup, le matelot s’arrêta et braqua son fusil comme quelqu’un qui veut tirer.

— Que vois-tu ? demandèrent les autres surpris.

— Là, une tête humaine ; quelqu’un qui nous épie et se cache dans les broussailles !

— Où ? Nous ne voyons rien.

Pour toute réponse, le matelot ajusta et envoya une balle dans les arbrisseaux.

Un cri de douleur retentit, et immédiatement après, du sein du fourré, s’éleva une voix plaintive, faible et douce comme si l’on eût touché une femme ou un enfant.

— Ciel ! tu as fait un malheur ! s’écria Victor ému jusqu’au fond du cœur par le son de cette voix. — Allons, allons, mes amis, courons au secours de la pauvre victime.

Comme Victor, Creps et Donat entraient dans les broussailles malgré les observations du Bruxellois, ce dernier et le baron suivirent leur exemple.

Le matelot, probablement effrayé par l’idée qu’il pouvait avoir assassiné un innocent, jura qu’ils commettaient une imprudence et resta dans la vallée.

Les autres trouvèrent, dans une petite clairière, entre les broussailles, le corps d’un homme dont la balle avait percé la tête. Sur ce corps était penché un jeune homme, un enfant de treize à quatorze ans. Il embrassait le mort, versait des larmes sur son visage défiguré, et il était tellement égaré par le désespoir et la douleur, qu’il ne remarqua pas d’abord la présence des étrangers.

On pouvait voir à leurs costumes que ces gens étaient des Mexicains, et, comme le jeune homme répétait toujours d’un ton déchirant : Pobre padre ! on sut qu’il pleurait sur le cadavre de son père.

Le baron, qui connaissait un peu l’espagnol, lui demanda comment il se faisait qu’ils voyageassent seuls ainsi et sans armes dans cette contrée dangereuse.

Le baron ne saisit pas très-bien les paroles brèves et entrecoupées que le jeune Mexicain lui répondit ; cependant, il crut comprendre que ces malheureux avaient été attaqués et pillés et qu’ils avaient perdu leurs compagnons dans leur fuite. L’enfant était presque fou de douleur et de rage contre les assassins de son père, qu’il regardait comme de vrais détrousseurs de grands chemins ; car il parlait avec une grande volubilité et des gestes violents, en montrant du doigt te ciel, et son œil flamboyant et plein de menaces s’arrêtait alternativement sur le corps inanimé et sur les assistants qu’il chargeait de malédictions.

— Que dit-il ? demanda le Bruxellois.

— Il appelle sur nous la vengeance du ciel et nous assure que l’esprit de son père nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort.

— Que Dieu nous protège ! soupira Donat en faisant un signe de croix. Ceci nous manquait encore. Nous avons déjà à craindre les hommes et les bêtes féroces, voilà que les esprits se mettent aussi de la partie. Dormez donc tranquille avec une aussi terrible malédiction sur la tête !

Pendant que Kwik se livrait à ces réflexions, les autres avaient pris une décision sur ce qu’il y avait à faire. Ils ôtèrent leurs havre-sacs et prirent leurs pioches.

— Ne reste pas là si consterné, Kwik, dit le Bruxellois. Prends ta bêche, nous enterrerons le malheureux Mexicain.

Le jeune Mexicain était accroupi et suivait d’un œil vitreux et immobile le travail de ceux qu’il considérait comme des bandits. Les larmes coulaient à flots sur ses joues, et sa soif de la vengeance semblait un peu calmée. Peut-être le soin des étrangers de ne pas laisser son père sans sépulture le faisait-il douter que ce fussent bien des ennemis qui l’entouraient et qui s’efforçaient de le consoler d’un ton compatissant.

Donat détournâmes yeux avec horreur du visage contracté du mort ; mais, malgré tous ses efforts, il se sentait attiré comme par un aimant, et, chaque fois, il y jetait les yeux avec un nouvel effroi. Lorsqu’il lui fallut aider à déposer le cadavre dans la fosse, il frémit de la tête aux pieds, ses cheveux se dressèrent sur sa tête et il frissonna jusqu’à la moelle des os. Vaincu par son émotion, il se laissa tomber à genoux près de la tombe et se mit à prier, pendant que les autres couvraient le corps de terre et de pierre.

Lorsque la fosse fut tout à fait comblée, le Bruxellois demanda :

— Ah çà ! camarades, qu’allons-nous faire de cet enfant ?

— Ce que nous allons en faire ? répondit Victor. Nous l’emmènerons aux placers, nous en aurons bien soin et nous lui procurerons, à notre arrivée dans un endroit habité, les moyens de regagner sa demeure.

— Ce sera une grande charge, messieurs.

— Qu’est-ce que cela fait ? Après avoir tué le père, nous ne serons pas assez cruels pour laisser ce pauvre enfant dans le désert en pâture aux bêtes féroces. Dussé-je, avec l’aide de mes amis, le porter sur les épaules ; il viendra avec nous jusqu’à ce que nous l’ayons mis en sûreté.

— C’est fâcheux, mais tu as raison. Baron, fais-lui comprendre qu’il doit nous suivre.

Le jeune Mexicain se leva et obéit passivement. Il marchait la tête baissée et semblait devenu indifférent à son sort. Cependant, lorsqu’il atteignit la plaine, il releva le front, montra du doigt le matelot et cria en espagnol quelques mots qui firent supposer qu’il reconnaissait le meurtrier de son père. Mais, comme s’il se fût calmé tout à coup, il baissa vers la terre son regard flamboyant et suivit ses guides en apparence avec la même soumission.

— Venez, venez, messieurs, dit le Bruxellois, ne vous embarrassez pas plus longtemps de ce garçon. Nous avons perdu beaucoup de temps et il faut le rattraper !

Ils allaient continuer leur route et avaient déjà fait une centaine de pas, lorsque le jeune Mexicain sauta dans les broussailles en poussant un cri de triomphe et, sans que personne eût rien remarqué, disparut avec un navaja ou poignard de poche à la main. En outre, l’attention fut détournée du fuyard par un cri de douleur qui échappa au même instant au matelot.

L’Ostendais tenait la main à son côté et disait qu’il avait reçu un coup de poignard. On l’aida à ôter ses habits et chacun tremblait de crainte qu’il n’eût été frappé mortellement par le fils de sa victime.

Lorsqu’on eût mis son flanc à découvert, on constata avec joie que le poignard avait porté sur l’unique dollar que le matelot portait encore dans sa ceinture de cuir, et n’avait fait que l’égratigner un peu en glissant. Il reconnut lui-même que cela ne valait pas la peine d’y songer et n’était pas assez grave pour arrêter sa marche une seule minute.

On reprit les sacs. On parla encore quelques instants de l’événement ; mais les esprits s’assombrirent peu à peu sous l’obsession de tristes pensées, et la petite troupe continua silencieusement sa route par monts et par vaux.

Donat Kwik hochait constamment la tête en marchant :

— L’esprit nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort. On devrait mettre aux petites-maisons le premier qui voudra venir encore dans ce maudit pays. Les hommes sont des hommes ; mais les esprits, que peut-on faire contre eux ? Bien, bien, ça va de mieux en mieux ; je ne m’étonnerais pas si aujourd’hui ou demain nous rencontrions Lucifer en personne. En effet, il nous manque encore le diable pour que la collection soit complète. Si réellement je trouve un boisseau ou seulement un petit muids d’or, je ne l’aurai pas volé, pardieu ! Ce vilain matelot avec son coup de feu… Nous voilà en guerre avec l’autre monde. Il y a de quoi ne plus fermer l’œil de toute sa vie !