Le Pays de l’or (Conscience)/01
I
LE BUREAU
Un matin du mois de mai de l’année 1849, un jeune commis, assis devant un pupitre, était seul dans le bureau d’une maison de commerce peu importante, à Anvers.
Il était haut de taille et blond de cheveux ; sa figure fraîche et fine, avec quelque chose de rêveur dans l’expression, paraissait indiquer un caractère très-doux, quoique l’éclat de ses yeux bleus accusât une certaine force d’âme ou du moins une nature enthousiaste.
Il était occupé à écrire ; cependant il interrompait souvent son travail pour jeter les yeux sur un journal ouvert à sa droite sur le pupitre. Le contenu de cette feuille semblait l’attirer chaque fois avec une nouvelle force, car c’était évidemment contre sa volonté qu’il détournait si souvent son attention de son ouvrage. Il fixa une dernière fois le regard sur ce journal et lut d’une voix sourde et émue :
« On y rencontre l’or presque à la surface de la terre, et en si grande abondance, qu’on n’a qu’à se baisser pour ramasser des trésors. Un matelot a trouvé dernièrement une pépite ou morceau d’or pesant plus de vingt livres et d’une valeur d’au moins vingt-cinq mille francs. »
Un soupir s’échappa de la poitrine du commis, et il leva vers le ciel un regard chagrin.
Quelqu’un ouvrit la porte du bureau. C’était un jeune homme assez solidement bâti, aux joues rouges, aux yeux noirs et étincelants ; sur son visage ouvert brillaient la santé et la bonne humeur.
— Jean, mon ami, tu seras grondé, dit l’autre. Monsieur est déjà venu au bureau, et il a manifesté son mécontentement de ton absence.
— Bah ! cela m’importe peu, mon bon Victor, répondit Jean d’un ton triomphant. C’est décidé : je dis adieu au métier de gratte-papier et à cette obscure prison où j’ai si sottement usé les plus belles années de ma vie. Hourra ! Je vais courir le monde, libre comme un oiseau, et ne reconnaissant plus d’autre maître que Dieu et le sort !
— Que veux-tu dire ? demanda son camarade stupéfait.
— Ce que je veux dire ? reprit Jean en tirant un papier plié de sa poche. Voici le prospectus d’une société française, la Californienne ; elle a fait faire toutes sortes d’instruments pour exploiter les meilleures mines d’or en Californie. Là où l’on peut ramasser avec les mains le métal le plus précieux, elle recueillera l’or par monceaux avec des outils excellents et des procédés perfectionnés. Peut devenir actionnaire qui veut. Moyennant deux mille francs, on obtient une traversée libre sur un vaisseau de la société, comme passager de seconde classe, et on reçoit deux actions qui donnent droit à une double part de l’or recueilli. Là-bas, en Californie, on n’a à s’inquiéter de rien, la société procure à ses membres une bonne nourriture et des maisons de bois confortables. Comme passager de troisième classe, on ne verse que douze cents francs ; mais on ne reçoit alors qu’une seule action. Mon père a consenti à sacrifier deux mille francs. Je deviendrai actionnaire de la Californienne ! Le navire le Jonas est équipé par la Californienne ; dans quinze jours, il partira d’Anvers pour le pays de l’or. La société envoie encore quatre vaisseaux en Californie, entre autres un du Havre de Grâce, avec les outils et les directeurs, qui doivent déjà être en mer pour recevoir là-bas les actionnaires.
Victor regarda son camarade avec des yeux étincelants. Ce qu’il entendait le frappait de stupeur ; car un sourire d’admiration illuminait son visage rayonnant.
— Tu pars pour le pays de l’or ! tu vas en Californie ! murmura-t-il.
— Dans deux semaines.
— Toi, toi, Jean ! La soif de l’or t’a-t-elle pris ainsi tout à coup ?
— Oh ! non toi-même, Victor, tu m’as mis la tête à l’envers en me parlant sans cesse du pays extraordinaire qu’on vient de découvrir. Je vois dans ce voyage un bon moyen d’échapper à l’étouffante vie de bureau ; l’or n’est qu’un prétexte pour obtenir le consentement, de mon père… Ah ! ah ! demain, je suis libre : demain, je deviens actionnaire de la Californienne ; demain, je retiens ma place sur le navire le Jonas !
— Que tu es heureux ! dit Victor en soupirant. Mon Dieu, que ne donnerais-je pas pour pouvoir être ton compagnon de voyage !
— Tu n’as qu’à vouloir, Victor. L’oncle de Lucie n’a-t-il pas déclaré vingt fois qu’il te prêterait l’argent nécessaire, si tu osais entreprendre un voyage en Californie ?
— Et ma mère, Jean ?
— Oui, ta mère… ; mais tu dois considérer que les parents sont tous les mêmes. Si nous ne faisions pas un peu d’effort pour sauter hors du nid, ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu’à ce que les cheveux commencent à grisonner sur notre tête…
— Tu ne peux croire, Jean, comme la seule idée d’une pareille résolution fait trembler une mère. L’onde de Lucie, lorsqu’il vient chez nous, parle beaucoup des voyages lointains qu’il a faits en qualité de capitaine de vaisseau. Ma pauvre mère pâlit à la moindre allusion. Elle m’a toujours aimé si tendrement ! je ne peux pas lui enfoncer le poignard dans le cœur.
— Tu dois le savoir, c’est pourtant le seul moyen de voir s’accomplir le vœu de ton cœur. Le capitaine est un rude gaillard, il n’a pas beaucoup d’estime pour l’homme qui use sa vie courbé sur un pupitre et qui n’a vu qu’un petit coin du monde. Je gage que, si tu oses aller en Californie, à ton retour il te donnera avec joie la main de sa nièce.
— Il m’a promis son consentement aussitôt que mes appointements atteindront deux mille francs.
— Oui ? alors tu attendras longtemps. La révolution, en France, a fait languir le commerce. Monsieur n’a-t-il pas dit avant-hier qu’il serait obligé de réduire nos appointements ?
Victor tint les yeux baissés sans rien dire.
— Tu as peut-être peur du long voyage ? demanda l’autre.
— Peur ! moi ?… s’écria Victor sortant de sa rêverie. Depuis six mois, je meurs d’envie d’entreprendre ce voyage ? Non-seulement la Californie me fait entrevoir le moyen d’obtenir la main de Lucie, mais il y a encore un autre sentiment également puissant, qui me montre dans les contrées lointaines l’étoile d’un meilleur avenir. Juge, Jean : ma mère s’est imposé beaucoup de privations et a diminué son petit avoir pour pouvoir me donner une bonne éducation. Sa boutique et mes appointements subviennent à peine à notre entretien. L’instant est pourtant venu où le fruit de mon travail devrait rapporter quelque chose pour donner un peu d’aisance à ses vieux jours, et la récompenser ainsi de son amour et de ses sacrifices. J’aurais peur d’un voyage en Californie ? Qui est-ce qui soupire plus ardemment que moi après cette terre promise ? Le bien-être de ma mère et mon propre bonheur ne sont-ils pas là ? Et n’ai-je pas des raisons pour mépriser tous les dangers, s’il en existe ? Ah ! si je pouvais t’accompagner, comme je remercierais Dieu pour sa bonté, même au milieu de l’adversité et de la souffrance !
— Mais tente encore un effort, Victor. Pense qu’autrement tu te condamnes toi-même à rester toute ta vie, pâlir devant cet éternel pupitre ; que ta jeunesse se passe, lente, triste et régulière comme une vieille horloge. La liberté, c’est l’espace, voilà le bonheur de l’homme ; voir le monde contempler chaque jour de nouvelles merveilles, se sentir ému à chaque battement du pouls, voilà vivre !… Et alors, après deux ans d’indépendance, revenir dans sa patrie avec assez d’or pour enrichir tous ceux que nous aimons !
— Oui, oui ! s’écria Victor comme hors de lui, je le lui demanderai encore ; et, s’il le faut, j’implorerai à genoux son consentement, je la supplierai par ce qu’elle a de plus cher au monde…
— Et moi, vois-tu, je chercherai aujourd’hui le capitaine Morrelo au café, et lui dirai qu’il doit t’aider. Laisse-moi faire… La bonne idée ! nous partagerions là-bas, comme ici, le bien et le mal…
— Tais-toi, Jean, répliqua l’autre d’une voix étouffée. J’entends monsieur qui vient au bureau.
— Ne lui dis rien de mon départ. Mon père pourrait quelquefois changer d’avis avant demain ; on ne peut pas savoir.
— Non, mais tiens-toi tranquille ; sans cela monsieur se fâcherait.
Les deux commis prirent leurs plumes ; et, lorsque la porte s’ouvrit, ils penchaient silencieusement la tête sur le papier, comme s’ils étaient restés depuis des heures absorbés dans leur travail.