Le Passant
1869




Dédicace

À MADEMOISELLE AGAR

Mademoiselle,

Après avoir remercié la direction de l’Odéon de l’excellent concours qu’elle m’a prêté & avoir joint mes applaudissements à ceux du public pour Mademoiselle Sarah Bernhardt, qui a bien voulu donner au rôle de Zanetto le prestige de son exquise beauté blonde & de son talent plein d’élégance & de grâce, je veux dire encore ici tout ce que vous doit cette fugitive fantaisie d’un poète. Je veux que tous ceux qui s’intéresseront à cette œuvre légère sachent avec quelle bonté vous l’avez accueillie, avec quel dévouement vous avez aplani la route qui la séparait de la scène, avec quelle ardeur de grande & généreuse artiste enfin vous avez étudié, réalisé, créé c ette figure de Silvia, qui, grâce à vous, apparaît au spectateur si magnifiquement belle & si noblement pathétique.

Permettez-moi donc, Mademoiselle, de vous dédier cette comédie, comme un faible témoignage de l’admiration & de la reconnaissance

De votre très respectueux & très dévoué serviteur & ami,

François Coppée

Personnages

  • SILVIA
  • ZANETTO

Un paysage lunaire. À droite, une élégante maison de plaisance bâtie sur une terrasse qui descend, par une rampe en pente douce, sur le devant du théâtre. Au pied du mur de la terrasse, un vieux banc. Au fond du décor, Florence vaguement aperçue. Le ciel est plein d’étoiles.

Scène première

SILVIA, seule

Silvia, en déshabillé blanc, est accoudée sur la rampe de pierre sculptée de la terrasse & contemple, rêveuse, le paysage.

Que l’amour soit maudit ! Je ne puis plus pleurer.

         Elle descend lentement la pente douce.

J’ai passé ma jeunesse à me faire adorer, Je suis la froide & méchante souveraine. Tous, ils baisent ma main comme une main de reine, Humbles, sans que jamais, par un frisson vainqueur, La chaleur du baiser m’ait monté jusqu’au cœur. Qui le croirait pourtant ? La Silvia s’ennuie. Et toujours cet azur banal ! Deux mois sans pluie ! Toujours les belles nuits & le tranquille été ! Vraiment, le ciel m’en veut & s’est mis du côté Des poètes & des donneurs de sérénades. Il leur offre à loisir les comparaisons fades, Et mon nom va rimer, à la fin des sonnets, Avec toutes les fleurs où je me reconnais. Et cependant je suis l’idole, & l’on envie Tous ces flatteurs courbés que traîne la Silvie Dans le sillon que laisse en passant son dédain. L’aventurier toscan, alourdi de butin, Vient jeter à mes pieds les anneaux & les chaînes. L’orgueilleux podestat & l’argentier de Gênes Luttent à qui pourra troubler mes yeux sereins En ouvrant devant eux la splendeur des écrins. Mais nul ne m’a causé même de la surprise. Ah ! c’est que je les hais comme je les méprise, Tous ces hommes au cœur aisément contenté, Dont le désir me veut moins que la vanité. Je souffre. Vivre ainsi, sans amour, est-ce vivre ? Je n’ai rien, ni la fleur qui sèche dans un livre, Ni les cheveux gardés, ni le mot si touchant Auquel, tous les minuits, on pense en se couchant. Ma vie est sans plaisirs comme elle est sans alarmes, Hélas ! & j’ai perdu jusqu’au secret des larmes. Oh ! comme je suis triste !

          Montrant la ville au loin.
                                         Et dire que voici

Florence, & que la nuit est si pure, & qu’ainsi Que moi, sous quelque toit de la ville, peut-être, Le regard dans le ciel, le coude à sa fenêtre, Soupire & rêve un pauvre & timide écolier Qui m’a vue une fois & n’a pu m’oublier, Et me garde un amour dont je ne suis plus digne ! Oh ! qu’il n’espère pas que mon cœur se résigne À le laisser partir, celui-là, si jamais Il vient dans mon chemin fatal. Je lui promets Que je ne serai plus la seule malheureuse Et que je n’entends pas faire la généreuse !

ZANETTO, chantant dans le lointain.

       Mignonne, voici l’avril !
       Le soleil revient d’exil ;
       Tous les nids sont en querelles ;
       L’air est pur, le ciel léger,
       Et partout on voit neiger
       Des plumes de tourterelles.

SILVIA. Tout, jusqu’à cette voix si fraîche dans la nuit, M’irrite. La gaîté des autres me poursuit. Je suis triste & maudis le printemps ; il le chante.

ZANETTO, dont la voix se rapproche.

       Prends, pour que nous nous trouvions,
       Le chemin des papillons
       Et des frêles demoiselles ;
       Viens ! car tu sais qu’on t’attend
       Sous le bois, près de l’étang
       Où vont boire les gazelles.

SILVIA. La mélodie est douce, & la voix est touchante ; Mais je ne comprends plus tous ces riens amoureux. Rentrons. Il faut laisser la place aux gens heureux.


Elle remonte lentement sur la terrasse, en regardant, distraite, du côté d’où venait la voix. Zanetto, sa guitare sur l’épaule & portant sous son bras son manteau qui traîne dans l’herbe, entre gaîment, sans voir Silvia. </poem>

Scène II.

SILVIA, sur la terrasse, ZANETTO.



ZANETTO.
Vivent les nuits d’été pour faire un bon voyage !
Le soir, on a soupé dans quelque humble village,
Sous la treille, devant les splendeurs du couchant,
Et l’on part au lever de la lune. En m

archant,
On chante, & l’on oublie, en chantant, la fatigue.
Vivent les nuits d’été, quand le ciel est prodigue
De clartés & que l’astre au regard presque humain
Vous sourit à travers les arbres du chemin !
Vivent les nuits de juin, & vive l’espérance !
M’y voici. Dès demain je saurai si Florence
Aime toujours le luth & les chansons d’amour.
Mais nous sommes encor bien loin du petit jour ;
Et quand on est ainsi vêtu de vieille serge
Montrant sa guitare.
Et qu’on porte ceci sur l’épaule, l’auberge
Est sourde au poing qui frappe, & s’ouvre avec ennui.
Où pourrais-je donc bien me coucher aujourd’hui ?
Il aperçoit le banc.
Ce vieux banc ? Oui. C’est dur. Mais la nuit est si douce !
Et puis je les connais, les oreillers de mousse :
On y dort, & si l’on a froid dans son sommeil,
Le matin on se chauffe, en dansant, au soleil.
Il se dispose à dormir sur le banc.
C’est égal, on est mieux entre deux draps de toile.
Cette nuit, je te prends pour gîte, ô belle étoile,
Auberge du bon Dieu qui fait toujours crédit.
Il s’étend sur le banc, à demi caché dans son manteau, & ferme les yeux.


SILVIA, regardant du haut de la terrasse.

Pauvre enfant ! C’est qu’il va faire comme il le dit.
Et moi qui me plaignais que la nuit fût si belle !
Comme je suis méchante !
Elle descend rapidement la pente.
                                         Il faut que je l’appelle,
Car je manque au devoir de l’hospitalité.
On est ainsi pourtant : on se plaint de l’été
Parce qu’on est en proie à la mélancolie ;
On voudrait que la nuit fût sombre, & l’on oublie
Tous ces pauvres errants que le sort négligea,
Et qui n’ont pas d’abri.
Regardant Zanetto endormi.
                                   Mais c’est qu’il dort déjà !
Pauvre petit ! il a sans doute l’habitude.
Mais quoi donc ? Ce silence & cette solitude,
Cette nuit parfumée & cet enfant qui dort
Me troublent. On dirait que mon cœur bat plus fort
Et qu’une émotion nouvelle le soulève.
Ah ! je suis folle !
Regardant Zanetto de plus près.
                                   Hélas ! il ressemble à mon rêve.

Lui prenant doucement la main.
Allons ! réveillez-vous. L’air du soir est mauvais.

ZANETTO, s’éveillant & regardant Silvia avec une admiration étonnée.
Une fée ! ― Ah ! c’était de vous que je rêvais,
Car mon sommeil était plein de visions blanches.

SILVIA.
Bah ! c’était un rayon d’étoile entre les branches.

ZANETTO
Non ! & c’est bien en vous mon rêve que je vois,
Car il me semble aussi connaître votre voix.
Quand on dort, on ne peut savoir, mais on devine ;
Et j’entendais un bruit de musique divine.

SILVIA.
Ce que vous avez pris sans doute pour des mots
Mélodieux, c’était, dans les sombres rameaux,
Le murmure que fait en s’envolant la brise.

ZANETTO.
Mais qui donc êtes-vous, alors ?

SILVIA.
                                          Une s

urprise
Qui vient vous proposer repas & gîte, enfin,
Si vous avez sommeil & si vous avez faim.

ZANETTO, la regardant toujours.
Merci. J’ai soupé tard & je n’ai plus envie
De dormir.

SILVIA, à part.
                                  Sois clémente, ô cruelle Silvie !
Aujourd’hui souviens-toi que tout te le défend,
Que ton amour fait mal & que c’est un enfant.
Haut.
Et n’ai-je pas le droit de chercher à connaître
Celui qui prétendait dormir sous ma fenêtre ?

ZANETTO.
Si fait. Je ne veux pas garder l’incognito.
Je suis musicien & j’ai nom Zanetto.
Depuis l’enfance, étant d’un naturel nomade,
Je voyage. Ma vie est une promenade.
Je crois n’avoir jamais dormi trois jours entiers
Sous un toit, & je vis de vingt petits métiers
Dont on n’a pas besoin. Mais, pour être sincère,
L’inutile, ici-bas, c’est le plus nécessaire.
Je sais faire glisser un bateau sur le lac,
Et, pour placer la courbe exquise d’u

n hamac,
Choisir dans le jardin les branches les plus souples ;
Je sais conduire aussi les lévriers par couples
Et dompter un cheval rétif. Je sais encor
Jongler dans un sonnet avec les rimes d’or,
Et suis de plus, mérite assurément très rare,
Éleveur de faucons & maître de guitare.

SILVIA, souriant.
Toutes professions à dîner rarement,
N’est-ce pas ?

ZANETTO.
                      Oh ! bien moins qu’on ne croirait vraiment.
Pourtant, c’est vrai, je suis un être peu pratique.
L’heure de mes repas est très problématique,
Et je suis quelquefois forcé de l’oublier
Alors que le pays m’est inhospitalier.
Souvent, loin des maisons banales où vous êtes,
Assis au fond des bois, j’ai dîné de noisettes ;
Mais cela m’a donné l’âme d’un écureuil.
Et puis, presque partout on me fait bon accueil :
Je tiens si peu de place & veux si peu de chose !
J’entre dans les châteaux, le soir, & je propose
De dire une chanson pendant qu’on va souper.
Tout en chantant, je vois le maître découper
Le quartier de chevreuil & la volaille

grasse ;
Et ma voix en a plus de moelleux & de grâce.
Je lance aux plats fumants de longs regards amis ;
On comprend, & voilà que mon couvert est mis.

SILVIA.
J’entends ; & vous allez à Florence sans doute ?

ZANETTO.
Sans doute ? Non. Je vais par là ; mais, si la route
Se croise de chemins qui me semblent meilleurs,
Eh bien ! je prends le plus charmant & je vais ailleurs.
J’ai mon caprice pour seul guide, & je voyage
Comme la feuille morte & comme le nuage.
Je suis vraiment celui qui vient on ne sait d’où
Et qui n’a pas de but, le poète, le fou,
Avide seulement d’horizon & d’espace,
Celui qui suit au ciel les oiseaux, & qui passe.
On n’entend qu’une fois mes refrains familiers.
Je m’arrête un instant pour cueillir aux halliers
Des lianes en fleurs dont j’orne ma guitare,
Puis je repars. Je suis le voyageur bizarre
Que tous ont rencontré, léger de ses seize ans,
Dans le sentier nocturne où sont les vers luisants.
Quand il pleut, je me mets sous l’épaisse feuillée,
Et je sors, ruisselant, de la forêt

mouillée
Pour courir du côté riant de l’arc-en-ciel.
Ne la cherchant jamais, je trouve naturel
De n’avoir pas encor rencontré la fortune.
Je suis le pèlerin qui marche sous la lune,
Boit au ruisseau jaseur, passe le fleuve à gué,
Va toujours & n’est pas encore fatigué.

SILVIA.
Et n’avez-vous songé jamais à faire halte ?
Dans cette folle course, où votre esprit s’exalte
À rêver le douteux espoir du lendemain,
N’avez-vous donc jamais, au tournant du chemin,
Aperçu la maison calme, toute petite
Et blanche sous le pampre & sous la clématite,
Avec son bon vieux chien qui dort près du portail
Et sa fenêtre, dont s’entr’ouvre le vitrail
Pour montrer le profil pur & le fin corsage
D’une enfant qui vous donne un bonjour au passage ?

ZANETTO.
Quelquefois. Mais j’ai cru toujours que mes chansons
Feraient, comme en jetant des pierres aux buissons
On en fait s’échapper tout un nid de vipères,
Sortir de ces logis les tuteurs & les pères.
Or, avec cet aspect de franc bohémien,

Je suis peu de leur goût, comme ils sont peu du mien,
Et j’aime autant laisser tranquilles les familles.

SILVIA.
Quoi ! vous ne rêviez pas lorsque les jeunes filles
Vous lançaient en riant les fleurs de leurs corsets ?

ZANETTO.
À quoi bon ? J’envoyais un baiser, & passais.
Et puis, je vous dirai, ma liberté m’est chère.
Si j’aimais, je perdrais cette marche légère ;
Et, tant que je pourrai, je n’aurai pour fardeaux
Que ma plume au bonnet & ma guitare au dos.
Un amour dans le cœur, c’est un si lourd bagage !

SILVIA.
Vous êtes un oiseau qu’on ne peut mettre en cage ?

ZANETTO.
Jamais.

SILVIA.
               Et qui, pourtant, fera son nid un jour,
N’est-il pas vrai ?

ZANETTO.
                                Non, non ! J’ai trop peur de

l’amour.
Ah ! vous ne savez pas. C’est une douce chose
De s’arrêter ainsi qu’un papillon se pose,
D’aller, de revenir, si l’on veut, sur ses pas,
Et puis de repartir ensuite.

SILVIA.
                                       Ce n’est pas
Le bonheur. Ainsi donc, vous venez à Florence,
Mais vous n’êtes guidé par aucune espérance ?
Vous venez, le hasard vous tenant par la main,
Parce que vous avez trouvé doux le chemin,
Ou que, dans l’air du soir, à votre loi fidèle,
Vois suivîtes de loin le vol d’une hirondelle,
Ou que la brise hier de ce côté souffla ?

ZANETTO.
À peu près.

SILVIA.
                       Ce n’est donc pas tout à fait cela ?
Auriez-vous un projet ?

ZANETTO.
                             Si vague !

SILVIA.
                                                Mais e

ncore ?

ZANETTO.
Ce que demain, pour moi, doit être, je l’ignore.

SILVIA.
Si je puis vous aider ?

ZANETTO.
                               Il n’en est pas besoin.
Et peut-être, après tout, n’irai-je pas plus loin.
Écoutez. Il me vient en tête une chimère.
Les êtres comme moi n’ont ni père ni mère :
Suis-je le fils d’un rustre, ou le fils d’un marquis ?
Je ne sais. Mais, bien sûr, le jour où je naquis
Dut être un beau matin de la saison nouvelle ;
Car le joyeux rayon qui loge en ma cervelle
M’empêche de songer que je suis orphelin.
Jusqu’ici, j’ai couru comme un jeune poulain,
Libre, sans désirer d’existence meilleure.
Mais, je dois l’avouer, madame, tout à l’heure,
Tandis que vous parliez avec tant de douceur,
Tout à coup j’ai rêvé vaguement d’une sœur ;
Et lorsque vous m’avez fait comprendre l’asile
Où l’intime bonheur loin des regards s’exile,
La petite maison que voilent les lilas,
Pour la première fois je me suis sen

tis las.
Eh bien ! à votre doux conseil je m’abandonne.
Alors qu’on est si belle on doit être si bonne !
Voulez-vous essayer, madame, s’il vous plaît,
De garder près de vous le petit roitelet
Et de le transformer en oiseau de volière ?
Tenez ! je quitterais ma vie irrégulière
Et je vivrais ici, n’ayant d’autre dessein
Que de passer le jour assis sur un coussin,
À vos pieds, vous faisant trouver les heures brèves
Et berçant de chansons fugitives vos rêves.

SILVIA.
Vous êtes un enfant !
À part.
                                   Oh ! pourquoi cet émoi
Et pourquoi cette peur ? L’avoir là, près de moi,
Toujours ! L’environner de soins & de tendresse !
L’entendre me donner le nom de sa maîtresse !
Voir se réaliser le plus cher de mes vœux !...

ZANETTO.
Vous m’avez entendu. Voulez-vous ?

SILVIA, à part.
                                             Si je veux ?
Oh ! jamais ! Et pourtant, c’est lui qui le

demande.

ZANETTO.
Madame, je sais bien que la faveur est grande.
Mais... voulez-vous ?

SILVIA, à part.
                                   Demain, il saurait qui je suis.

ZANETTO.
Une dernière fois, voulez-vous ?

SILVIA.
                                              Je ne puis.

ZANETTO.
Vous ne pouvez ! Pourquoi ?

SILVIA.
                                      Je ne suis pas la femme
Que vous croyez. Il faut être une grande dame
Pour traiter dignement chez soi, comme les siens,
Les poètes errants & les musiciens.
Je suis pauvre & n’ai point un si grand équipage.

ZANETTO.
Quoi ! pas un écuyer ?

SILVIA.
                            

Non.

ZANETTO.
                                             Pas même de page ?

SILVIA
Non.

ZANETTO.
               Je dîne d’un fruit & dors en un fauteuil.

SILVIA.
Je ne puis.

ZANETTO.
                    Mais...

SILVIA.
                                     Je suis veuve, je suis en deuil
Et vis très seule.

ZANETTO.
                             Hélas ! madame, je n’exige
Qu’une place à vos pieds.

SILVIA.
                                    Impossible, vous dis-je.

ZANETTO.
Adieu donc, ô doux sort que mon cœur envia !
Je serai plus heureux demain chez Silvia,
Pe

ut-être.

SILVIA, à part.
                   Que dit-il ?

ZANETTO.
                                     Puisqu’il n’est pas possible
De vivre près de vous l’existence paisible
Que tout à l’heure, en vous écoutant, j’entrevis,
Voulez-vous me donner du moins un bon avis ?
L’autre jour, on m’a dit qu’à Florence il existe
Une femme à laquelle aucun cœur ne résiste
Et dont le seul regard fait tomber à genoux.
On la dépeint royale & pâle comme vous.
Vous connaissez son nom sans doute, la Silvie ?
On ajoute de plus qu’elle mène une vie
Somptueuse & que tous viennent des environs,
Heureux de se mêler à ses décamérons.
Comme elle doit goûter la musique câline
Qui, sous un doigt savant, sort d’une mandoline,
À vrai dire, c’était chez elle que j’allais.

SILVIA, à part.
Mon Dieu !

ZANETTO.
                          Je puis trouver place dans son palais
Entre son négrillon & son valet d

e meute.
Mais j’entends murmurer en moi la sourde émeute
De tous mes sentiments d’orgueil & de fierté.
Et puis on dit qu’elle est d’une étrange beauté,
Qu’on respire, en vivant près d’elle, une atmosphère
Funeste. Enfin j’ai peur. Dites, que dois-je faire ?
Madame, je me fie à vous en ce moment.
Vous m’avez repoussé, c’est vrai, mais doucement ;
Vous ne vous êtes pas sans peine décidée ;
Et, je ne sais pourquoi, je garde cette idée
Que pour moi votre cœur est maternel & doux,
Que je vous intéresse, & qu’un conseil de vous
Me portera bonheur, & pour toute la vie.
J’attends votre ordre. ― Dois-je aller chez la Silvie ?

SILVIA, à part.
J’ai bien compris. Demain, il serait revenu.
Ce passant qui s’appelle Amour, cet inconnu
Dont la vue a rempli mon âme de tendresse,
C’est à moi, bien à moi, que le destin l’adresse.
C’est le bonheur qui passe, & je le chasserais !
Non. C’est trop étouffer mes sentiments secrets,
Et je veux...

ZANETTO.
                         Êtes-vous donc si peu mon amie
Que vous vous taisez ?


SILVIA, à part.
                               Ah ! si c’est une infamie,
Je pourrai dire au moins que le sort s’en mêla.
Haut.
Vous le voulez ? Eh bien !...

ZANETTO.
                                       Eh bien ?

SILVIA, après un silence & avec un violent effort.
                                                                N’allez pas là.
Croyez-moi. N’allez pas, ami, chez cette infâme.
Ah ! vous ne savez pas ces choses-là. Votre âme
Est innocente au point d’ignorer le danger.
Mais moi qui ne peux rien, rien, pour vous protéger,
Hélas ! & qui vous dus refuser la première
Ce qu’on vous a toujours donné dans la chaumière,
Un asile, je puis vous sauver à présent.
Quoi ! vous l’enfant des bois, qui passez, amusant
Les échos & luttant dans votre libre course
Avec le passereau, le nuage & la source,
Vous qui n’avez au cœur rien d’artificiel,
Vous qui chantez ainsi que les oiseaux du ciel,
Vous franchiriez, la joue humide de rosée,
Le seuil de la maison funeste & mé

prisée ;
Vous entreriez avec le soleil du matin
Dans la salle où finit à peine le festin ;
Et votre lèvre pure, enfant, serait rougie
À la coupe banale où s’abreuve l’orgie ;
On vous en offrirait les infâmes débris,
Et vous prostitueriez à ces regards flétris
Par la veille, & que la débauche décolore,
Vos grands yeux pleins d’azur & vos cheveux d’aurore !
Aller chez Silvia ? Vous ne le pouvez pas.
Payer d’une chanson son gîte & son repas,
Rien de mieux ; mais il faut connaître davantage,
Voyez-vous ! le logis & le pain qu’on partage.
Pardon ! Je parle presque avec sévérité,
À vous, tout d’innocence & tout de pureté,
Quand seule j’ai besoin d’indulgence moi-même.
Mais, si je suis émue, ah ! c’est que je vous aime...
Comme un enfant qu’on veut arracher du péril.
Non. Zanetto, restez le doux coureur d’avril.
Que toujours, à travers les campagnes vermeilles,
Bourdonne votre luth comme un essaim d’abeilles !
Et, quand le ciel sera trop noir, allez-vous en
Chez le vieux châtelain ou le bon paysan,
Et reprenez après votre éternel voyage.
Enfin, si, traversant la place d’un village,
Par un riant matin de la jeune saison,

Vous voyez, travaillant au seuil de la maison,
Une humble & pure enfant aux yeux de fiancée,
C’est là qu’il faut borner la route commencée :
Vivez-y les longs jours calmes d’un moissonneur,
Et vous verrez, ami, que c’est là le bonheur.

ZANETTO.
Je vous obéirai. Mais pourtant cette femme,
La Silvie, il se peut aussi qu’on la diffame.
Ceux qui m’avaient parlé d’elle m’avaient fait voir
Son palais comme un lieu moins terrible & moins noir ;
Et je n’y serais pas allé, je vous assure,
Si j’avais su...
Remarquant un geste douloureux de Silvia.
                    Pardon ! Je touche une blessure.
Je devine. Tantôt, en m’arrêtant au seuil,
Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez en deuil ?
En deuil ! On l’est surtout d’une amitié ravie.
Un frère, un fiancé, pris par cette Silvie,
N’est-ce pas ? Ah ! soyez bonne, & pardonnez-moi
De comprendre si tard, devant un tel émoi,
Que ce n’est pas mon seul intérêt qu’il épouse,
Que vous souffrez, enfin que vous êtes jalouse.


SILVIA, très sombre.
Ami, votre soupçon vous trompe étrangement.
Je ne regrette pas de frère ni d’amant,
Et mon émotion est bien plus naturelle.
Je connais la Silvie & j’éprouve pour elle
De la pitié, sachant qu’elle est, en vérité,
Capable d’un moment de générosité
Envers celui que son innocence protège ;
Mais au cruel désir de marcher sur la neige
Pourrait-elle longtemps résister ? C’est moins sûr,
Car, au fond, elle hait le naïf & le pur.
Partez donc, & croyez que seul ici mon zèle
Me fait vous conseiller de n’aller pas chez elle.
En vous le prescrivant, j’accomplis un devoir.
Éloignez-vous. Partez.
Avec une douleur contenue.
                                   Vous ne pouvez savoir
Combien il m’est pénible & combien il me coûte,
Enfant, de détourner vos pas de cette route.
Vous ne pouvez comprendre, & je le veux ainsi ;
Mais je mérite bien qu’on me dise merci.
À part
C’est fini. Mais hélas ! s’il m’avait devinée !


ZANETTO.
Je n’irai pas. C’est vous qui l’avez condamnée.
Je partirai, trouvant peut-être moins heureux
Aujourd’hui qu’autrefois mon sort aventureux ;
Car ici j’ai compris tout le charme indicible
D’un repos qui pour moi sans doute est impossible.
Mais j’emporte pourtant comme un bonheur confus ;
Quelque chose de tendre était dans vos refus.
N’emporterai-je rien de plus qui me rappelle
Que, si vous dûtes être à mon souhait rebelle,
Vous en aviez au cœur quelque chagrin secret
Et que vous avez dit le doux mot de regret ?

SILVIA, vivement & lui offrant une de ses bagues.
Oh ! certes, & gardez, pour qu’il vous en souvienne,
Cet anneau...

ZANETTO, avec un geste de refus.
                     Non, madame. Il est de forme ancienne
Et rare, en or massif, orné d’un diamant
Énorme. Je ne puis accepter. Non, vraiment.
Merci ! ― N’êtes-vous pas, madame, pauvre & veuve ?

SILVIA, à part.
M’aurait-il reconnue, & serait-ce une épreuve ?

Saurait-il d’où je tiens ces bijoux odieux ?
Il se tait. Son regard me fait baisser les yeux.
Haut.
Et que voulez-vous donc enfin que je vous donne ?

ZANETTO.
Je veux un souvenir, & non pas une aumône,
Un rien, mais qui soit bien à vous. ― Tenez ! Je veux
La triste fleur qui meurt dans vos sombres cheveux.

SILVIA, lui donnant la fleur.
Hélas ! prenez. Avant que vienne la journée,
Cette rose sera, dans votre main, fanée ;
Mais je veux que sa mort vous rappelle ma loi,
Et, quand elle sera flétrie, oubliez-moi.
Adieu !

ZANETTO, s’élançant vers Silvia qui s’éloigne.
                 Madame, un mot encore ! Car je tremble
De reprendre ma route éternelle. Il me semble
Qu’il n’est plus par ici de sentier conduisant
Au bonheur, & j’ai peur de choisir à présent.
Choisissez donc pour moi. Soyez d’intelligence,
Dans cette occasion, avec ma bonne chance.
Je pars, mais je prendrai, pour me mettre en

chemin,
Le côté vers lequel vous étendrez la main.
Choisissez.

SILVIA, qui a déjà remonté à demi la rampe de la terrasse, indique à Zanetto le côté opposé à la ville.
                    Allez donc du côté de l’aurore.

Zanetto fait encore quelques pas vers Silvia ; mais celle-ci l’arrête d’un geste ; &, après avoir fait un mouvement plein de désespoir, il sort brusquement.

Scène III.

SILVIA, seule.


Elle reste un moment sur la terrasse, accoudée & regardant s’éloigner Zanetto. Puis, tout a coup, elle se cache la tête dans les mains & fond en larmes.

Que l’amour soit béni ! Je puis pleurer encore !