Le Passage du Niémen
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 271-300).
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LE PASSAGE DU NIEMEN

I.
L’IRRUPTION[1]


I

Le 10 mai 1812, le Moniteur publiait la note suivante, sous la date de la veille : « L’empereur est parti aujourd’hui pour aller faire l’inspection de la Grande Armée, réunie sur la Vistule. Sa Majesté l’Impératrice accompagnera Sa Majesté jusqu’à Dresde, où elle espère jouir du bonheur de voir son auguste famille. Elle sera de retour au plus tard en juillet. » Napoléon partait officiellement pour Dresde, pour Varsovie, et subrepticement pour Moscou. Sous couleur de faire un voyage de convenance et d’apparat, doublé d’une inspection militaire, il allait prendre le commandement de l’immense armée qu’il avait formée dans le Nord avec une agglomération d’armées et qui n’attendait que son signal pour entrer en Russie. Faite avec vingt peuples, composée de Français, d’Allemands, d’Italiens, de Suisses, de Polonais, d’Illyriens, d’Espagnols et de Portugais, cette armée était superbe et pleine d’entrain : ceux mêmes de nos alliés que Napoléon avait enrôlés de force subissaient l’entraînement et sentaient comme une fierté de combattre sous un tel chef. En France et dans toutes les parties de l’empire, la lassitude était extrême, le joug pesant, la misère croissante ; plus de commerce, le pain rare, la disette déclarée dans vingt provinces ; des séditions d’affamés venaient d’éclater en Normandie, où le sang avait coulé ; dans chacun des cent trente départemens, des colonnes de gendarmerie mobile poursuivaient les réfractaires et faisaient la chasse aux hommes ; de tous les points du territoire, à travers les adulations officielles, montaient le sourd murmure des générations épuisées et la plainte des mères. Napoléon connaissait ces maux et ne s’aveuglait pas sur leur gravité, mais il comptait leur appliquer son remède habituel : la victoire. Il se disait qu’un grand coup porté rapidement dans le Nord, en jetant à ses pieds la Russie détachée de son alliance, ôterait à l’Angleterre tout espoir de retrouver des auxiliaires sur le continent et réduirait à merci l’insaisissable ennemie : alors, régnant sans partage sur l’Europe immobilisée et soumise, il pourrait desserrer des ressorts tendus à l’excès, laisser respirer la France, le monde, et, après avoir dédié dans Paris un temple à la Gloire, élever sur les hauteurs de Montmartre, d’après le plan mis à l’étude, « le temple de la Paix ».

Son ancien ambassadeur auprès du tsar, le général de Caulaincourt, duc de Vicence, lui avait dit pourtant, dans plusieurs conversations dont l’une avait duré sept heures, qu’il retrouverait en Russie une Espagne, plus terrible que l’autre, des espaces où fondrait son armée, un climat de fer, un souverain résolu à se retirer au fond de l’Asie plutôt que de signer une paix déshonorante, un ennemi qui reculerait toujours et ne céderait jamais. L’empereur avait écouté attentivement ces paroles prophétiques. À diverses reprises, il s’en était montré étonné, ému. Il tombait alors dans de longues et profondes réflexions ; puis, au sortir de cette rêverie, après avoir énuméré encore une fois toutes ses armées, tous ses peuples, il finissait par dire : « Bah ! une bonne bataille aura raison des belles déterminations de votre ami Alexandre. » Autour de lui, on renchérissait sur cet optimisme. La brillante jeunesse, appartenant à l’aristocratie ralliée, qui commençait à remplir les états-majors, brûlait d’égaler les vieux soldats de la Révolution, les héros plébéiens ; elle se préparait à la guerre, voulait la faire commodément, et avec luxe, se commandait de somptueux équipages qui encombraient les routes d’Allemagne, et se figurait la campagne de Russie « comme une partie de chasse de six mois ». Les pronostics de Caulaincourt étaient considérés comme les rêves d’une imagination chagrine : le duc était taxé de tiédeur et de modérantisme, à la façon de Talleyrand. Dans certains salons, on représentait des tableaux vivans où le sage avertisseur figurait sous les traits d’un automate dont les ressorts étaient mus par la main de « l’enchanteur boiteux ».

Ce que n’avaient point vu nos agens à Pétersbourg, si ardent que fût leur zèle, c’est que la guerre était au fond inévitable. Alexandre la voulait autant que Napoléon ; il l’avait voulue le premier. N’ayant point réussi à se partager la royauté du monde, les deux empereurs devaient tôt ou tard se la disputer. Dès le commencement de 1811, Alexandre avait été sur le point de nous attaquer par surprise ; il avait tout préparé pour envahir le duché de Varsovie et soulever l’Allemagne, tandis que la guerre de la Péninsule accaparait et détournait nos forces. Il ne s’était arrêté qu’au dernier moment, devant un ensemble de circonstances indépendantes de sa volonté ; il n’en avait pas moins compris très vite l’impossibilité d’une transaction, et voici le plan auquel il s’était définitivement arrêté : ne pas attaquer, mais se faire attaquer ; se dérober systématiquement à toute négociation ou ne produire que des exigences inadmissibles ; provoquer ainsi les Français à l’invasion, attirer la guerre sur son territoire, où un instinct sauveur l’avertissait que la Russie était inexpugnable et hors d’atteinte. Il espérait aussi, en attendant l’ennemi au lieu de le prévenir, se donner le beau rôle aux yeux de l’Europe et rejeter tout entière sur son rival la responsabilité de la rupture. Son calcul était juste, puisque son jeu subtil et patient, sans faire totalement illusion aux contemporains, a trompé pendant quatre-vingts ans la postérité et l’histoire.

Il trompa jusqu’à un certain point Napoléon lui-même. Jugeant le tsar trop faux pour lui revenir jamais de bonne foi, mais trop faible pour s’arrêter à un système de guerre irrévocable et suivi, il le croyait partagé entre une secrète appréhension du combat et des velléités d’offensive. Sa crainte était que les Russes, en voyant nos armées s’approcher de leur frontière à travers l’Allemagne, ne prissent les devans, qu’ils ne se jetassent avant nous sur le duché de Varsovie et la Prusse orientale, dont Napoléon entendait faire sa base d’offensive et le point de départ de l’invasion. Résolu à une campagne de Russie, il eût été fâché d’avoir à recommencer une campagne de Prusse. Comme d’autre part il ne se reconnaissait en mesure d’occuper les pays situés entre la Vistule et le Niémen qu’à la fin de mai, quand le printemps tardif du Nord aurait couvert le sol de verdure, quand les cent mille chevaux, qui marchaient avec l’armée, trouveraient sur place à se nourrir, tout son plan consistait à ajourner jusque-là l’explosion des hostilités, à immobiliser présentement les Russes et à les retenir au bord de leur frontière, en les leurrant d’un fallacieux espoir de paix. Dans ce dessein, il avait détaché le plus brillant de ses aides de camp, le comte de Narbonne, auprès de l’empereur Alexandre, établi à Wilna. Narbonne était chargé de dire que la France souhaitait toujours la paix et ne demandait qu’à traiter ; il devait, au moyen de telles assurances, prolonger le trouble et l’indécision dans l’esprit d’Alexandre, endormir au besoin l’ardeur guerrière de ce prince par des discours apaisans, par des paroles assoupissantes, et doucement, adroitement, lui verser ce narcotique. Alexandre nous ayant mis en demeure, préalablement à tout accord, d’évacuer la Prusse et de ramener nos troupes en deçà de l’Elbe, Napoléon avait affecté de croire que cet impérieux ultimatum lui avait été inexactement transmis : pour n’avoir pas à se courroucer, il avait feint d’avoir mal entendu. Enfin, lorsque l’ambassadeur russe à Paris, le vieux prince Kourakine, démêlant nos projets, avait cédé à un mouvement d’exaspération et demandé de lui-même ses passeports. Napoléon les lui avait refusés sous divers prétextes. Retenant d’autorité l’ambassadeur à son poste, il sauvait l’apparence de la paix ; il empêchait que le fait matériel et brutal de la rupture n’éclatât derrière lui, dans son dos, tandis qu’il irait parcourir majestueusement l’Allemagne, recevoir à Dresde l’hommage des rois, et qu’il gagnerait à pas comptés les frontières de la Russie.

Il traversa l’Allemagne entre une double haie de princes et de rois, inclinés dans une attitude d’adoration ; il en trouva à Mayence, à Wurtzbourg, à Bamberg. Il voyageait avec le faste et l’appareil des potentats d’Asie ; des populations entières avaient été commandées pour réparer devant lui et aplanir la route ; pendant la nuit, de grands bûchers, dressés de place en place, s’allumaient à mesure qu’avançaient les voitures impériales et répandaient sur leur passage une clarté d’incendie.

À son arrivée dans la capitale saxonne, le premier mouvement de l’empereur fut d’envoyer un courrier de plus en Russie. Son ambassadeur actuel à Pétersbourg, le comte de Lauriston, reçut ordre de se rendre à Wilna, afin d’y appuyer ou d’y renouveler la démarche de Narbonne ; il dirait que la paix restait possible, que tout pouvait s’arranger encore, pourvu qu’on y mît un peu de bonne volonté : en conséquence, la Russie devait s’abstenir de tout acte irrévocable et précipité. Par cette nouvelle manœuvre, Napoléon gagnerait plus sûrement quelques semaines, le temps d’organiser et détenir à Dresde sa cour de souverains.

À Dresde, il eut des empereurs et des rois pour lui faire cortège, des princes régnans pour assister à son lever et venir chaque matin à l’ordre, des premiers ministres pour l’encenser et recueillir dévotement ses moindres paroles, des grands seigneurs allemands pour le servir à table. Douze jours de suite, il eut à dîner, ensemble ou séparément, l’empereur et l’impératrice d’Autriche, le roi et la reine de Saxe, les princes saxons, le prince-primat de la Confédération rhénane. On chanta un Te Deum pour remercier le ciel de sa venue ; on donna en son honneur des illuminations sur l’Elbe, un grand concert au théâtre italien, avec apothéose où la pièce principale figurait le soleil, accompagné de cette inscription : « Moins grand et moins beau que lui. » — « Il faut que ces gens-là me croient bien bête, « dit Napoléon en haussant les épaules. Au début de son séjour, il ne se montra guère en dehors du palais, travaillant beaucoup, consacrant à ses hôtes le reste de ses journées, savourant le bonheur de vivre en famille avec la maison d’Autriche. Le soir, tandis que les différentes cours se réunissaient dans les salons dorés de la Résidence, sous les constellations de lustres, tandis qu’un orchestre dirigé par le maëstro Paer jouait une musique grave, il s’emparait de son beau-père, l’emmenait au fond de la galerie principale, et là, arpentant à pas pressés la largeur de la pièce, il entraînait dans cette promenade, dominait de son autorité et de sa verve celui qu’il avait nommé jadis, dans un jour de colère, « le chétif François. » Il essaya de rallier à sa cause l’impératrice d’Autriche, se mit en frais de galanterie auprès d’elle et manqua cette conquête. Marie-Louise d’Este, épouse de François d’Autriche, était au nombre des princesses qui avaient noué contre Napoléon la coalition des femmes ; elle reçut poliment ses avances, mais ne se laissa surprendre aucune parole d’acquiescement et d’abandon : quand on lui parlait politique, elle répondait littérature. Le roi de Prusse s’étant présenté, on l’avertit officieusement de renoncer à un traitement d’égalité avec Leurs Majestés françaises et autrichiennes : une hiérarchie s’établissait entre les souverains, et Frédéric-Guillaume n’était que roi. Napoléon se fit toutefois violence pour bien recevoir ce monarque, qu’il appelait volontiers, lorsqu’il parlait de lui, « un sergent instructeur, une bête » ; il l’accueillit avec politesse ; et notre ministre des Affaires étrangères, dans une dépêche officielle, décerna un certificat de bonne tenue au jeune prince royal de Prusse, qui avait accompagné son père : « Ce prince, dit-il, qui pour la première fois est entré dans le monde, s’y conduit avec prudence et avec grâce. » Pour mieux marquer sa bienveillance aux Majestés qui avaient répondu à son appel, Napoléon combla leurs ministres de cadeaux et de gratifications : il distribua à profusion des boîtes d’or et d’émail, des bijoux, des portraits enrichis de pierreries, que la plupart des destinataires se hâtèrent de convertir en espèces sonnantes ; pendant deux semaines, sur la foule agenouillée des courtisans, sur la plèbe des princes, il laissa tomber ses largesses.

Dans les jours qui précédèrent son départ, il s’offrit plus complaisamment à la curiosité publique. Il parcourut la ville en voiture découverte et attira seul l’attention parmi la compagnie des souverains, quoiqu’il fût en habit de chasse très simple : — il avait décidé que ses habits de chasse dureraient deux ans. Le 27 mai, en tête d’un état-major empanaché et doré, il fit le tour de Dresde à cheval, par les hauteurs environnantes, s’arrêtant aux sites célèbres, contemplant à ses pieds la courbe onduleuse du fleuve, la ville et la vallée dans leur cadre harmonieux de forêts et de montagnes. Rencontrant sur son chemin une église fort vénérée, il y entra et en fit le tour, ce qui émut profondément le pieux peuple de Saxe. Des gardes d’honneur saxons en grande tenue, des cuirassiers blancs à cuirasse bronzée formaient son escorte, avec quelques détachemens de la garde impériale. Une foule immense l’accompagnait, composée d’Allemands qui sentaient l’avilissement de leur patrie, et tous néanmoins, quelque haine qu’ils eussent cent fois jurée à l’oppresseur, se laissaient prendre et courber par ce qu’il y avait de grand, de magnifique et de dominateur en cet homme. Dans l’intervalle de ses sorties, il s’occupait à affermir ses troupes sur la Vistule, composait en Allemagne une armée de seconde ligne, chargeait l’abbé de Pradt d’organiser à jour fixe l’enthousiasme et le soulèvement des Polonais, négociait impérieusement avec la Turquie et la Suède, qui déjà lui échappaient et refusaient de former les deux ailes de la Grande Armée. Enfin, lorsqu’il eut terminé toutes ses affaires avec l’Autriche et la Prusse, lorsqu’il eut reçu leurs sermens, lorsqu’il eut appris le retour de Narbonne avec une réponse froide et évasive d’Alexandre, lorsqu’il vit la saison s’avancer, il prit congé de ses hôtes et quitta Dresde le 29 mai, à quatre heures du matin, laissant derrière lui comme une ardente traînée de pourpre et de lumière : « Un beau rêve, » disait le roi de Saxe, qui tremblait parfois pour la fortune surhumaine à laquelle il avait attaché la sienne ; « un beau rêve, mais trop vite passé ! »


II

De Dresde, Napoléon courut d’un trait à Posen. Dès qu’il eut apparu sur le sol varsovien, l’enthousiasme naquit à sa vue parmi les habitans polonais et se propagea, comme si l’image de la patrie ressuscitée eût marché à ses côtés. À Posen, ce fut un délire, une tempête de cris et de hurrahs, une population entière acclamant son entrée et célébrant par anticipation ses triomphes. Le soir, une immense couronne de lauriers, tout en feu, s’alluma sur la flèche de la principale église et apparut comme un phare rayonnant, qui portait au loin l’espérance et la lumière. Les soldats, les bourgeois, les autorités, la noblesse, les femmes, vinrent tour à tour complimenter le libérateur. Il accueillit ces hommages avec plus ou moins d’affabilité, doux aux humbles, sévère aux grands, qu’il menait d’une main rude : « Il n’a pas fait de progrès depuis 1806, « dit une femme du monde. Un peu plus loin, il reçut les dernières propositions de Bernadotte. Quoique déjà lié par traité avec nos ennemis, le prince royal de Suède s’essayait encore, par peur, à renouer les pourparlers, et négociait des deux côtés : il s’offrait à nous seconder et à rentrer dans le rang, pourvu que ce concours lui fût payé par l’abandon de la Norvège, appartenant à nos alliés danois. Mais Napoléon, qui observait depuis un an les évolutions de Bernadotte et le vagabondage de sa politique, avait compris que cet ambitieux voulait moins se livrer que se réserver : « Qu’il marche, dit-il, lorsque ses deux patries le lui ordonnent ; sinon, qu’on ne me parle plus de cet homme ! » Rencontrant une dernière fois sur son chemin l’ex-maréchal d’Empire, qui le sollicitait sans bonne foi et lui offrait un marché équivoque, il laissa tomber cette réponse et passa.

Il s’était fait annoncer à Varsovie, sans avoir réellement l’intention de visiter cette capitale. En y répandant le bruit de sa venue, en l’accréditant dans tout le Nord, il comptait électriser de plus en plus les Polonais, tenir en haleine et sur le qui-vive les corps français et alliés placés dans le grand-duché. Surtout, il avait pour but de faire croire aux Russes que la principale attaque s’opérerait en avant de Varsovie, vers leurs provinces de Grodno et de Volhynie, afin d’attirer de ce côté leur attention et leurs forces. Tandis que ses ennemis, prenant le change sur ses véritables desseins, accumuleraient la plus grande partie de leurs troupes en face de Varsovie et de notre droite, il prononcerait son mouvement plus au nord, par sa gauche. Faisant longer le littoral de la Baltique à la masse principale de l’armée, il la porterait de la basse Vistule sur Kœnigsberg, la pousserait ensuite sur le Niémen, franchirait ce fleuve aux environs de Kowno, et déboucherait subitement en Lithuanie. Wilna était son premier objectif ; c’était en ce point qu’il comptait opérer sa brèche, percer la ligne russe, la diviser en plusieurs tronçons qu’il écraserait les uns après les autres, décidant ou au moins préjugeant par ces coups de foudre le sort de la campagne.

Il incline donc à sa gauche, au sortir de Posen, et, quittant le chemin de Varsovie, atteint la Vistule à Thorn. Déjà son grand et son petit quartier général, formant à eux seuls presque une armée, l’ont précédé dans cette ville, qu’ils emplissent d’animation et de mouvement. À Thorn, Napoléon est en un point stratégique important et au centre de ses troupes ; il les retrouve enfin et les voit, réparties autour de lui dans d’innombrables cantonnemens : tout près de Thorn et un peu en arrière est sa Garde ; en avant de lui, à ses côtés, sur sa droite et sur sa gauche, partout, la Grande Armée ; à gauche, les corps de Ney, d’Oudinot, de Davout, le corps en formation de Macdonald, occupent les deux rives de la basse Vistule et s’échelonnent jusqu’à la mer ; à droite de Thorn, à sept heures de marche, Eugène est établi avec l’armée d’Italie et les Bavarois ; il se relie aux Polonais de Poniatowski, qui s’appuient eux-mêmes aux trois corps placés sous le commandement du roi Jérôme et postés autour de Varsovie. Renforcée par quatre corps exclusivement composés de cavalerie, cette chaîne d’armées se prolonge sans interruption sur cent vingt lieues de terrain et présente à l’ennemi plus de quatre cent mille hommes, quatre-vingt-douze mille chevaux et mille bouches à feu ; en arrière, des réserves s’accumulent ; aux deux extrémités de la ligne, les contingens autrichien et prussien viennent se placer dans le rang et élargir le front de bataille.

Sans mettre encore en mouvement aucune partie de ses masses, Napoléon avise aux mesures qui précèdent immédiatement l’entrée en campagne, aux précautions dernières. Il rapproche ses réserves, appelle les divisions et les brigades retardataires, porte au grand complet ses effectifs et ses munitions. Il fait verser dans les caissons, puis des caissons dans les gibernes, les millions de cartouches qu’il a entassées dans les magasins de la Vistule. La question des subsistances est ce qui le préoccupe le plus ; il sent là l’extrême difficulté et le grand danger. Aussi décide-t-il que tous les corps, au moment de prendre contact avec l’ennemi, devront être pourvus de vivres pour vingt à vingt-cinq jours, sans préjudice des vastes réserves de pain, de biscuit et de riz qui s’achemineront sur les derrières de l’armée. Afin d’atteindre le chiffre réglementaire, les chefs de corps sont invités à saisir dans le pays occupé tous les blés qu’il contient, à les convertir aussitôt en farines. Avec une activité méthodique, l’empereur surveille lui-même et hâte ce travail. Sur vingt points différens, à Plock, à Modlin, à Varsovie, sur toute la ligne de la Vistule, il fait moudre, « moudre à force, » et répartit entre les corps les amas de farine ainsi obtenus. Pour assurer leur transport, il recourt à tous les moyens connus, il en invente de nouveaux ; il lève par milliers les chevaux, forme « des bataillons de bœufs », réunit des véhicules de toute dimension et de toute espèce, organise un immense matériel roulant, destiné à suivre nos colonnes, à les alimenter au fur et à mesure de leurs besoins, à pénétrer avec elles dans les profondeurs de l’Est.

Quand commence la première semaine de juin, ces suprêmes préparatifs s’achèvent ou paraissent s’achever. D’autre part, dans les pays que nos troupes aperçoivent devant elles et qu’elles auront à parcourir avant d’atteindre le Niémen, le printemps a fait son œuvre ; la végétation retardataire s’est brusquement épanouie, et l’herbe déjà haute, épaisse et drue, nous promet un abondant approvisionnement de fourrages. Ainsi s’annonce la saison favorable aux hostilités ; voici l’heure propice pour agir, cette heure que Napoléon s’est fixée depuis dix mois et qu’il s’est ménagée par un long effort de patience, de ruse et d’activité discrète. Il a enfin atteint le but si opiniâtrement poursuivi : il est parvenu, sans que les Russes aient interrompu et dérangé son travail par une attaque intempestive, à dresser contre eux, à porter sur place, à monter de toutes pièces, à pousser jusqu’au dernier degré de perfection un appareil guerrier qu’il juge suffisant à briser tous les obstacles. Au point où il en est, il a barres sur l’ennemi ; il le domine partout de ses forces avantageusement postées, successivement accrues ; il peut fondre sur lui avec tous ses moyens. Que les destins s’accomplissent donc ! que la Grande Armée s’ébranle et prenne l’offensive ! Après avoir longtemps contenu et bridé l’élan de ses troupes, l’empereur leur rend la main ; il a tout ralenti jusqu’à présent : il précipite tout désormais.

Il arrête les dispositions suivantes : les corps de gauche, celui De Davout en tête, vont se porter rapidement et se concentrer sur l’espace compris entre le delta de la Vistule et le pays de Kœnigsberg, marcher ensuite au Niémen et le passer. Le centre, c’est-à-dire l’armée d’Eugène, se joindra au mouvement de ces corps, suivra la même direction et fera masse avec eux. Projetant ainsi en avant sa gauche et son centre, l’empereur « refusera » sa droite et la tiendra momentanément immobile. Poniatowski avec les Polonais, le roi de Westphalie avec ses trois corps, donnant lui-même la main aux Autrichiens de Schwartzenberg, resteront aux environs de Varsovie, dans une position d’observation et d’attente. Si l’armée de Bagration qui leur fait face, en voyant se prononcer l’irruption de notre gauche, essaie de l’interrompre par une diversion et opère une contre-attaque, si elle fonce sur Varsovie, les troupes de Jérôme seront là pour la recevoir et la contenir, tandis que l’empereur, la laissant « s’enfourner », franchira le Niémen et repoussera les autres forces russes, pour se rabattre ensuite sur elle, tomber sur ses derrières, la prendre ou l’exterminer. Si l’armée de Bagration, obéissant à une autre inspiration, se met à remonter le fleuve-frontière pour se joindre aux troupes qui nous en disputeront le passage et couvriront Wilna, Jérôme prendra lui-même l’offensive dès que cette évolution se sera nettement dessinée. Il franchira le Niémen près de Grodno, se jettera à la poursuite de Bagration, se mettra sur ses talons, le prendra en queue ou en flanc, essaiera de fermer le cercle où l’empereur veut envelopper la gauche des Russes, et, se liant au mouvement d’ensemble avec la totalité de ses forces, viendra coopérer à l’invasion.

Les ordres de marche furent expédiés aux chefs de corps par le prince major général ; l’empereur y ajouta pour Davout, pour Eugène, pour Jérôme, des instructions qui dévoilaient pleinement sa pensée. À cet instant où il tire irrévocablement l’épée, aucun incident nouveau n’a surgi entre lui et la Russie ; diplomatiquement, la situation n’a pas changé depuis six semaines. L’empereur Alexandre n’a pas fait savoir s’il ratifiait ou non le coup de tête du prince Kourakine, s’il s’appropriait la déclaration de rupture émanée de cet ambassadeur. Napoléon ignore encore comment a été accueilli à Wilna le comte de Lauriston, si ce représentant a été reçu et écouté, si le tsar a prêté l’oreille à ses insinuations pacifiques : preuve ultime et évidente que cette démarche avait pour but d’ajourner et non d’éviter la guerre. Napoléon marche à l’ennemi parce qu’il est prêt, parce qu’il se juge en possession de tous ses avantages, en mesure de trancher victorieusement le différend que lui et son adversaire ont de longue date renoncé à dénouer. Toutefois, par une feinte de la dernière heure, ordonnant la guerre, il ne la déclare pas encore ; afin d’entretenir plus longtemps les Russes, s’il est possible, dans une trompeuse sécurité, afin de rendre plus accablante la surprise qu’il leur ménage, il évitera jusqu’au moment final de s’avouer officiellement en état de rupture avec eux ; avant de publier ses griefs et de lancer son manifeste, il attendra que ses troupes aient gagné plusieurs marches, qu’elles soient sur l’ennemi en quelque sorte et touchent la frontière.

Il resta encore quelques jours à Thorn, inspectant les troupes en partance, visitant les magasins, les hôpitaux, améliorant l’organisation des services, donnant partout le dernier coup d’œil. Avant que la Garde ne quittât ses cantonnemens, il voulut en voir les différens corps et les passa minutieusement en revue. Il aimait à retrouver ces mâles figures de soldats, ces poitrines de fer, ces braves qui brûlaient devant lui d’une ardeur contenue, immobiles à la parade, irrésistibles dans l’assaut. Leur tenue et leur air lui firent plaisir : malgré les fatigues et les misères de la route, l’enthousiasme éclatait sur tous les visages ; il y avait un éclair dans tous les yeux. Un commandant d’artillerie s’approcha de Sa Majesté et lui dit : « Avec de pareilles troupes. Sire, vous pouvez entreprendre la conquête des Indes. » L’empereur parut satisfait du compliment. Sobre de phrases, il fut en ces jours prodigue de grâces.

Il voulut donner de sa bouche aux régimens de la Garde l’ordre de marche, les mit en route et les vit partir. Et cet incessant défilé, ces fiers uniformes, ces roulemens ininterrompus du tambour, ces appels de fanfares, ces belles troupes qui l’acclamaient, ces départs d’officiers dont chacun portait un ordre destiné à remuer et à soulever des masses humaines, tout cet immense mouvement qui s’opérait autour de lui, par lui, l’animaient et l’enfiévraient. À présent que le sort en est irrévocablement jeté, il se livre tout entier à ses instincts guerriers ; il se retrouve uniquement soldat, le plus grand et le plus ardent soldat qui ait existé ; il ne rêve plus que victoires et conquêtes. Le soir, après avoir expédié des ordres tout le jour et s’être à peine reposé, il ne dormait que par intervalles, passait une partie de son temps à se promener dans son étroite demeure de général en campagne, activant par la marche le mouvement et l’élan de sa pensée, s’exaltant à l’idée de conduire tant d’hommes au combat et de déterminer ce branle-bas des nations. Une nuit, les officiers de service qui couchaient auprès de son appartement furent stupéfaits de l’entendre entonner à pleine voix un air approprié aux circonstances, un de ces refrains révolutionnaires qui avaient mis si souvent les Français dans le chemin de la victoire, la strophe fameuse du Chant du départ :

Et du Nord au Midi la trompette guerrière
A sonné l’heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France…


Il quitta Thorn le 6 juin, tandis que de toutes parts les corps de gauche se levaient et commençaient leur marche. Son impatience était telle qu’il anticipa sur l’heure fixée par lui-même pour son départ ; ses voitures n’étant pas prêtes, il se mit en selle et fit à cheval une partie de l’étape. Les jours suivans, comme il allait plus vite, en son rapide équipage de poste, que ses lourdes colonnes, il jugea qu’il aurait le temps, sans se mettre en retard sur elles, de visiter Dantzick, situé désormais en arrière de notre ligne d’opérations, et d’inspecter cette grande place d’armes ; ce crochet lui prendrait tout au plus la moitié d’une semaine. Avec les autorités de Dantzick, avec les membres de l’état-major, fidèle à son système de dissimulation, il parla encore de négociations, de paix possible ; plus franc avec Rapp, gouverneur de la ville, il lui avoua que la guerre commençait et stimula son activité.

À Dantzick, il se rencontra avec Murat, appelé directement de Naples à l’armée. L’empereur ne le voulait auprès de lui qu’au moment de combattre, pour orner les champs de bataille et y donner de magnifiques exemples ; hors de là, il jugeait sa présence inutile et nuisible. En particulier, il avait mis le plus grand soin à éviter que Murat parût à Dresde et figurât dans l’assemblée des souverains : le contact avec les dynasties d’ancien régime, avec la maison d’Autriche surtout, eût été dangereux pour un roi de promotion récente ; peut-être eût-il suffi de quelques avances à sa vanité, de quelques paroles flatteuses, pour l’attirer à des engagemens illicites et occultes. Se défiant également des souverains qu’il avait mis sur le trône et de ceux qu’il y avait laissés, Napoléon n’admettait pas qu’une intimité trop étroite s’établît entre les uns et les autres.

L’entrevue des deux beaux-frères fut au début froide et pénible. Chacun avait contre l’autre ses griefs et ne se privait point depuis quelque temps de les énoncer. Murat allait répétant qu’on ne voulait en lui qu’un vice-roi de Naples, un instrument de domination et de tyrannie, mais qu’il saurait se soustraire à d’intolérables exigences. Napoléon lui reprochait un penchant de plus en plus marqué à désobéir, des écarts de conduite et de langage, des velléités et des accointances suspectes. Il l’accueillit avec un visage sévère, avec des paroles dures, et lui tint tout d’abord rigueur ; puis, changeant subitement de ton, il prit à la fin le langage de l’amitié blessée et méconnue ; il s’émut, se plaignit, fit à l’ingrat une scène d’attendrissement, invoqua les souvenirs de leur longue affection et de leur confraternité militaire. Le roi, qui avait le cœur sur la main, qui était prompt à toutes les générosités, ne sut point résister à cet appel ; il s’émut à son tour, pleura presque, oublia tout pour quelque temps et fut reconquis. Et le soir, devant ses intimes, l’empereur s’applaudissait d’avoir supérieurement joué la comédie : pour ressaisir Murat, il avait fait tour à tour et fort à propos, — disait-il, — « de la fâcherie et du sentiment, car il faut de tout cela avec ce Pantaleone italien. » « Au fond, — continuait-il, — c’est un bon cœur ; il m’aime encore plus que ses lazzaroni : quand il me voit, il m’appartient ; mais loin de moi, comme les gens sans caractère, il est à qui le flatte et l’approche. Il subit l’ascendant de sa femme, une ambitieuse ; c’est elle qui lui met en tête mille projets, mille sottises, il en est à rêver la souveraineté de l’Italie entière, et c’est ce qui l’empêche de vouloir être roi de Pologne. N’importe au reste ! j’y mettrai Jérôme, je lui ferai là un beau royaume ; mais il faudrait pour cela qu’il fît quelque chose, car les Polonais aiment la gloire. »

Donnant ensuite à la conversation un tour plus général, il se plaignit de tous les rois qu’il avait faits, des faibles, disait-il, des vaniteux, qui comprenaient mal leur rôle. Ils ne recherchaient que les agrémens du rang suprême et en méconnaissaient les devoirs ; ils imitaient les princes légitimes au lieu de les faire oublier. Pourquoi ce besoin de briller, cette manie de viser au grand, cette passion de luxe, d’ostentation et de dépense ? « Mes frères ne me secondent pas, » répétait l’empereur avec amertume. Il leur donnait pourtant le bon exemple. Son incessant labeur, sa stricte économie devraient leur servir de modèle : l’avait-on jamais vu détourner au profit de ses plaisirs une seule parcelle des sommes que réclamaient les besoins de l’État et l’utilité générale ? Il s’étendit beaucoup sur ce sujet et termina par ces mots admirablement justes : « Je suis le roi du peuple. Je ne dépense que pour encourager les arts, pour laisser des souvenirs glorieux et utiles à la nation. On ne dira pas que je dote des favoris et des maîtresses : je récompense les services rendus à la patrie, rien de plus. »


III

En avant de l’empereur, entre Dantzick et Kœnigsberg, à travers la Prusse orientale et les districts septentrionaux de la Pologne, les sept corps d’armée en marche cheminaient à longues étapes. À leur gauche, la vaste lagune que forme à cet endroit la Baltique, le Frische Haff, était encombrée de flottilles, car les plus pesans convois, les équipages de ponts, l’artillerie de siège, faisaient le trajet par eau. Le pays à parcourir par nos troupes était fertile et gras, mais fastidieux et monotone ; à perte de vue des landes vertes, coupées de bois et de marécages, des prairies immenses, des forêts de sapins et de bouleaux, déroulant indéfiniment à l’horizon leurs lignes sombres ; des rivières aux bords incertains ; des villages partout semblables, — n’offrant point les ressources attendues. Pour compléter l’approvisionnement d’entrée en campagne, les troupes fouillaient et épuisaient la contrée. L’empereur avait voulu que tout se fît régulièrement et par voie d’achats : les soldats n’y regardaient pas de si près et prenaient ; ils vidaient les greniers, enlevaient le chaume des toitures pour en faire la litière de leurs chevaux, traitant le pays ami en pays conquis. Les fourrages étaient saisis sans ménagement ni méthode. La cavalerie, qui passait la première, s’emparait de tous les foins récoltés ou sur pied ; l’artillerie et le train se voyaient réduits à couper les orges et les avoines en herbe, ruinant la population et fournissant aux animaux une nourriture détestable. Obligés une partie du jour à se disperser en fourrageurs, les hommes prenaient des habitudes de débandade et d’indiscipline, et du premier coup, se manifestait l’impossibilité de tenir en ordre et dans le rang cette multitude de toutes races et de toutes langues, qui s’embarrassait à chaque instant dans ses propres bagages et traînait après elle des milliers de voitures, cette armée qui ressemblait à une migration. Nos alliés allemands s’écartaient des chemins et pillaient outrageusement. Le contingent wurtembergeois avait perdu sa direction, se jetait de droite et de gauche, vagabondait entre les autres corps, mettant partout le désordre et l’obstruction, « interrompant tous les systèmes de l’armée : » il fallut faire un exemple, infliger à cette troupe la flétrissure d’une citation sévère à l’ordre du jour. Nos Français se montraient plus forts contre les épreuves et les tentations de la guerre, mais déjà perçaient chez les jeunes soldats des symptômes de lassitude et d’ennui. Ils ne comprenaient pas pourquoi on leur imposait l’obligation de porter sur eux tant de vivres et murmuraient contre ce surcroît de charge. Ils s’irritaient aussi contre un pays où tout fuyait et se cachait devant eux ; ils trouvaient la Prusse et surtout la Pologne laides, sales, misérables ; ils supportaient mal l’incommodité des gîtes, la fraîcheur des nuits succédant à la lourde chaleur des jours, l’humide brouillard des matins. Toutefois, prompts à s’illusionner, ils se consolaient du présent en se peignant l’avenir sous de plus riantes couleurs ; ils espéraient encore trouver au delà du Niémen un sol meilleur, un monde différent, plus favorable au soldat, et ils souhaitaient la Russie comme une terre promise.

Le 13 juin, la tête de colonne, sous la conduite de Davout, dépassait Kœnigsberg et atteignait Insterburg, situé à mi-chemin entre la capitale de la Prusse orientale et le Niémen. Les autres corps suivaient, retardés par l’encombrement des routes et la file interminable des convois. Le même jour, l’empereur accourt de Dantzick à Kœnigsberg, pour activer et régulariser le mouvement. En même temps qu’il cherche à s’éclairer sur la position de l’ennemi, il ralentit un peu la marche de l’avant-garde et presse celle des autres colonnes ; il resserre et condense son armée, afin de la tenir mieux en main et de rendre irrésistible le choc de cette masse qu’il va précipiter d’un seul coup sur les frontières de la Russie. Enfin, sur le point de donner à ses troupes l’impulsion suprême, celle qui les portera au delà du Niémen, il fait rédiger les actes par lesquels il va se reconnaître et se proclamer en lutte avec Alexandre.

La hautaine sommation d’évacuer la Prusse avant tout accord sur le fond du litige, la demande de passeports présentée par Kourakine et équivalant à une déclaration de guerre, lui fournissaient des motifs très suffisans. Après avoir volontairement laissé dormir ces griefs, il les relève aujourd’hui, s’en empare, s’en arme ; il ramasse le gant et répond au défi. Mais sous quel prétexte, après avoir considéré à dessein les démarches qu’il incrimine comme le fait personnel d’un ambassadeur malavisé, va-t-il les attribuer au gouvernement russe lui-même, sans que ce gouvernement se soit expliqué, et les prendre pour ce qu’elles sont réellement, c’est-à-dire pour l’expression préméditée d’une volonté hostile ? La Russie venait de lui faciliter indirectement cette interprétation nouvelle. Elle n’avait point fait mystère des conditions posées dans son ultimatum ; ses agens à l’étranger en avaient été instruits ; ils en avaient parlé, sur un ton d’ostentation et de jactance ; ils en avaient précisé le sens et souligné la portée. La presse s’emparait de ces dires ; les journaux anglais reproduisaient, commentaient, approuvaient les exigences d’Alexandre, et toute l’Europe savait que le tsar prétendait nous imposer, comme préliminaire indispensable d’une négociation, l’affranchissement de l’Allemagne et le retrait de nos troupes. Cette publicité donnée à l’injure la constate et l’aggrave, la rend insupportable, et c’est ce que le secrétaire d’État au département des relations extérieures, le duc de Bassano, doit faire ressortir dans une circulaire adressée, par l’intermédiaire de nos agens, à tous les cabinets de l’Europe.

En même temps que ce manifeste de guerre, le duc signait un rapport, mélange de sophismes et de vérités, qui résumait nos dernières relations avec la Russie et constituait contre elle un fulminant réquisitoire. Ce rapport sera adressé au Sénat, lu en séance solennelle, inséré au Moniteur avec pièces justificatives, commenté dans les journaux : Napoléon dénonce avec fracas ses raisons de combattre et fait la France, comme l’Europe, juge de son droit. Dans des lettres destinées également à la publicité, M. de Bassano écrivait le même jour à Kourakine que l’empereur accédait enfin à sa demande et permettait l’envoi de ses passeports ; il écrivait à Lauriston de réclamer les siens et de quitter le territoire russe.

Ces pièces et ces lettres, signées à Kœnigsberg le 16 juin, reçurent une date antérieure et fausse, celle du 12, et Thorn fut indiqué comme le lieu de leur expédition. Cette supercherie de la dernière minute avait pour but de faire croire que l’empereur n’avait prononcé son mouvement au delà de la Vistule qu’après avoir appris l’outrageant éclat donné par les Russes à leurs sommations, qu’il avait fallu ce surcroît d’insulte pour le déterminer à la guerre et triompher de son obstination pacifique. De plus, cette manière d’antidater les pièces avait l’avantage d’augmenter l’intervalle apparent entre l’annonce et le fait même de la guerre ; elle masquerait aux yeux du public la fougueuse précipitation de notre offensive. En réalité, les Russes ne recevraient nos communications qu’à l’instant même où l’empereur paraîtrait en armes sur leur territoire pour se faire justice ; ils seraient frappés en même temps qu’avertis.

Quittant Kœnigsberg, l’empereur se jette alors au milieu de ses colonnes, qui de toutes parts reprennent ou continuent leur marche. Ils les passe en revue au fur et à mesure qu’il les rencontre et se porte rapidement jusqu’à l’avant-garde, jusqu’au corps de Davout, que la Garde vient de rejoindre et suit de près. Là, il se trouve avec la partie la plus belle, la plus saine, la plus robuste de son armée, au milieu d’incomparables troupes, que l’indiscipline naissante des autres corps n’a pas effleurées. Mais le service des subsistances laisse encore à désirer et ses défectuosités causent quelques désordres. Napoléon s’applique à l’améliorer, à le rendre parfait, et ce soin lui devient une obsession : « Dans ce pays-ci, écrit-il à ses lieutenans, le pain est la principale chose. » Pour assurer dès à présent la régularité des distributions et se faire pour l’avenir une abondante provision de pain, il multiplie les manutentions ; par ses ordres, des fours de campagne se construisent et s’allument de tous côtés, servis par des légions de soldats ouvriers ; ils se déplacent avec les corps, les précèdent aux lieux de bivouac, fonctionnent tout le jour et pendant la nuit incendient l’horizon. L’empereur dirige lui-même l’établissement de ces ateliers mobiles, les visite, les inspecte, veille à ce qu’ils soient constamment alimentés. En même temps, marchant désormais avec l’avant-garde, c’est-à-dire avec Davout et la Garde, prenant la tête du mouvement, il règle et accélère l’allure, force le pas. Il couche le 17 à Insterburg, le 19 à Gumbinnen, raccourcissant chaque jour de moitié la distance qui le sépare du Niémen.

À Gumbinnen, un courrier de notre ambassade en Russie se présenta au quartier général. Il venait en droite ligne de Pétersbourg et apportait la nouvelle que l’empereur Alexandre, non content d’éconduire Narbonne, avait refusé de recevoir Lauriston et lui avait interdit de venir à Wilna ; le tsar avait ainsi violé les règles de la politesse internationale et le droit reconnu des ambassadeurs, en même temps qu’il attestait encore une fois sa volonté d’échapper à toute reprise de discussion. Napoléon nota ce suprême grief et le mit en réserve, résolu de s’en servir à l’occasion, si les Russes, après le début des hostilités, rouvraient la controverse et venaient à lui contester son. droit d’offensé.

Il arriva le 21 de grand matin à Wilkowisky. Là, il n’avait plus à parcourir que sept lieues environ, à travers un pays de bois, de sables et de collines, pour arriver au Niémen. Il fit halte quelques heures à Wilkowisky, tandis qu’autour de lui les soixante-quinze mille hommes de Davout couvraient le sol, et ce fut dans cette humble bourgade, misérable amas de chaumières, qu’il dicta l’ardente proclamation par laquelle il appelait ses soldats à la « seconde guerre de Pologne ».

Cette proclamation fut envoyée à tous les chefs de corps, avec ordre de la faire lire sur le front des régimens lorsque ceux-ci auraient atteint le Niémen et s’ébranleraient pour le franchir : en cet instant solennel, elle parlerait mieux aux imaginations et enflammerait les cœurs. Napoléon passa le reste de la journée à prendre les mesures nécessaires pour que le lendemain 23 son armée fût tout entière établie et massée derrière les ondulations boisées qui bordent la rive gauche. Il régla minutieusement cette suprême étape ; il indiqua à Davout, à Oudinot, à Ney, au duc de Trévise, qui commandait l’infanterie de la Garde, leur direction et leur destination ; le mouvement devait commencer au petit jour, à la première heure, et s’exécuter rondement, afin que chacun arrivât successivement au point indiqué et que tout le monde fût exact au grand rendez-vous. Mais lui-même, emporté par son ardeur, n’attend pas pour partir que la nuit se soit écoulée et que les troupes aient rompu leurs bivouacs. Il ne marchera plus cette fois avec elles ; il prend les devans et se détache.

Avant le soir, il s’engageait dans la vaste forêt de pins qui couvre les approches du cours d’eau. Il soupa au presbytère d’un village perdu et interrogea le curé : « Pour qui priez-vous, lui demanda-t-il, pour moi ou pour les Russes ? — Pour Votre Majesté. — Vous le devez, reprit-il, comme Polonais et comme catholique, » et il fit remettre au prêtre deux cents napoléons. À onze heures, il remontait en voiture, suivi de près par ses compagnons habituels de voyage et de guerre, Duroc, Caulaincourt, Bessières, mais laissant derrière lui le reste de sa maison, son quartier général, ses équipages. Un seul officier d’état-major, le futur maréchal de Castellane, aide de camp du comte de Lobau, put accompagner cette course, en faisant vingt-huit lieues sur le même cheval. Entouré d’une faible escorte, mais protégé par les divisions de cavalerie qui de toutes parts battent et explorent le pays, l’empereur dépasse les masses d’infanterie échelonnées sur la route, dépasse les colonnes de tête, dépasse les grand’gardes, se porte et se jette en avant, poussant droit au Niémen, impatient de voir le fleuve et de marquer le point de passage.

Par son ordre exprès, aucun parti de cavalerie française, aucun détachement de nos troupes ne s’était encore montré sur la rive même. Plusieurs officiers, entre autres le général Haxo, y avaient été envoyés pour en relever les contours, mais ils avaient dû remplir cette mission dans le plus grand secret et en se cachant. L’empereur, espérant que les Russes ne nous savaient pas si près, se flattant toujours de tromper leur vigilance jusqu’au moment du passage et d’exécuter par surprise cette gigantesque opération, ne voulait point que la vue de l’uniforme français leur révélât intempestivement l’approche et l’imminence du péril : « Il faut, avait-il dit, que le premier homme d’infanterie que verra l’ennemi soit un pontonnier. » Seuls, quelques escadrons de lanciers et de chevau-légers varsoviens se tenaient en vedettes sur la rive gauche et la gardaient ; leur présence ne décelait rien de suspect, car ils se trouvaient sur leur propre territoire, ils occupaient ces positions depuis plusieurs mois, elles officiers russes de Kowno, qui inspectaient l’horizon du bout de leurs lorgnettes, s’étaient de longue date habitués à les voir.

Dans la nuit du 22 au 23 juin, un de ces régimens, le 3e de chevau-légers, bivouaquait à une lieue et demie en arrière du Niémen, hors de vue, sur le bord de la route qui de Wilkowisky vient aboutir à la rivière, en face même de Kowno. À cette époque de l’année et particulièrement sous cette latitude, la nuit est courte : c’est une obscurité passagère entre deux longs crépuscules, qui voilent à peine la nature d’une ombre transparente. À deux heures du matin, le jour paraissait déjà, indécis et blême, sans tirer de leur sommeil les cavaliers qui dormaient pesamment à terre, auprès de leurs lances en faisceaux. Soudain un grand bruit de grelots et de roues se fait entendre. Une berline de poste, attelée de six chevaux fumans et trempés de sueur, environnée de quelques cavaliers, s’arrête sur la route. Un voyageur en descend vivement, suivi d’un autre ; c’est l’empereur avec Berthier, l’empereur tout poudreux, le visage jauni et les traits tirés par la fatigue du voyage. On le reconnaît, on l’entoure ; les officiers polonais s’empressent, honteux d’avoir été surpris dans leur sommeil. Lui met pied à terre, regarde, s’enquiert. À quelques centaines de mètres en avant, on apercevait les premières maisons d’un village polonais, celui d’Alexota, où s’arrêtait la route ; derrière, c’étaient le fleuve et l’ennemi. Situé sur une éminence, le village domine le Niémen et permet à la vue de plonger sur Kowno ; c’est là que l’empereur ira tout d’abord en reconnaissance.

Mais son uniforme et ses épaulettes, son chapeau à cocarde tricolore, ne vont-ils pas attirer l’attention de l’ennemi et donner l’éveil ? Va-t-il, en montrant prématurément un Français, enfreindre sa propre consigne ? Qu’à cela ne tienne ! Il ira incognito, comme il dit, et sous un déguisement. Le voici qui ôte en plein champ son habit d’officier aux chasseurs de la Garde et qui emprunte la redingote d’un colonel polonais. Il demande ensuite une coiffure appropriée à son nouveau costume ; on lui présente un schapska de lancier ; il l’examine, l’essaie, le trouve trop lourd, prend simplement un bonnet de police, oblige Berthier au même travestissement, et ainsi affublés, tous deux se dirigent vers le village avec le groupe des officiers. L’empereur se fit ouvrir la maison principale, dont les fenêtres donnaient sur le fleuve ; de cet observatoire, il put enfin contempler la masse lourde des eaux qui roulait à ses pieds ; il découvrit en même temps la rive droite et vit la Russie.

La ville de Kowno, insignifiante et morne, flanquée par les bâtimens blancs d’un monastère catholique, n’offrait aucune apparence d’animation et de vie ; tout y semblait désert, abandonné ; aucun indice ne signalait la présence d’une troupe nombreuse, les préparatifs d’une défense. À droite et à gauche, la rive s’étendait, tour à tour verdoyante et sablonneuse, et plus loin de molles ondulations, tachetées de bois et semées de quelques bâtisses, fuyaient à l’horizon. Dans ce tableau déployé sous ses yeux à travers la lueur de l’aube. Napoléon lut comme sur une carte ; il releva les principaux reliefs du sol, le sens et l’orientation de ses lignes. Lorsqu’il se fut bien pénétré de cet aspect et qu’il l’eut gravé dans sa mémoire, il revint à pied au campement des chevau-légers, plus alerte, plus frais et comme reposé par l’action. Il demanda gaiement si le costume polonais lui allait bien : « À présent, ajouta-t-il, il faut rendre ce qui n’est pas à nous, » et il ôta son déguisement. Il mangea un peu sur la route. Ses équipages, ses chevaux de selle, une partie de sa maison commençaient à rejoindre. Le prince d’Eckmühl était arrivé ; le général Haxo, établi sur les lieux depuis plusieurs jours, avait été prévenu et se présentait. Napoléon monta alors à cheval et, accompagné par les principaux membres de son état-major, se mit à opérer une seconde reconnaissance. Quittant la route, il prit à droite, tâchant de rejoindre le Niémen à travers champs et tenant à le voir en amont de Kowno. Son intention n’était pas de forcer le passage devant cette ville et d’aborder de front la position russe ; il la tournerait et la prendrait en flanc. Il passerait donc un peu au-dessus, à quelques lieues plus haut : c’était de ce côté qu’il allait chercher une disposition de lieux favorable à la jetée des ponts.

Ayant atteint le rideau de collines qui s’étend le long du fleuve et le masque à la vue, il mit pied à terre, laissa derrière lui tout son monde, à l’exception d’Haxo, et seul avec cet officier général du génie se mit à parcourir les crêtes, cheminant autant que possible sous bois, se dissimulant avec soin, protégé d’ailleurs contre les regards de l’ennemi par le jour encore incertain. Il put ainsi examiner à peu de distance et suivre le fleuve, mesurer de l’œil sa largeur, étudier les sinuosités et les particularités de son cours. Près du village de Poniémon, le fleuve forme une courbe très prononcée, une véritable boucle dont la convexité est tournée vers l’ouest et qui s’enfonçait ainsi en terre polonaise. En ce point, la rive gauche enserre la rive droite ; elle la domine en même temps d’un amphithéâtre de collines qui se creuse et se développe autour de la courbe. Postées sur ces hauteurs, nos batteries couvriraient au besoin de leurs feux le bord opposé et le rendraient intenable pour l’ennemi, assurant ainsi la sécurité de l’atterrissement. De plus, en prenant pied dans la boucle, nos colonnes pourraient se déployer sans craindre une attaque sur leurs flancs, appuyant leur droite et leur gauche au fleuve replié sur lui-même, et déboucheraient plus aisément. Napoléon décida que le passage s’effectuerait le lendemain 24 en cet endroit, où le territoire russe venait à sa rencontre et lui donnait prise.

Après sa mystérieuse exploration, il revint au lieu où il avait laissé son état-major. Les chevaux furent repris et, tandis que le ciel s’éclairait lentement, on se mit à parcourir et à reconnaître le pays en arrière des hauteurs. Maintenant, Napoléon traversait des plateaux cultivés, des champs de blé et de seigle, des espaces tour à tour unis et accidentés ; il marquait par la pensée les positions où il établirait ses troupes au fur et à mesure de leur arrivée, les vallons où il les tiendrait serrées et tassées pendant la nuit, invisibles à l’ennemi, tandis que les équipages de pont se mettraient à l’œuvre et prépareraient la grande opération du lendemain. Il allait toujours, lancé comme d’habitude à toute bride, infatigable de corps et d’esprit, arrêtant son plan, songeant à ses dispositions ; Duroc, Berthier, Caulaincourt, Bessières, Davout, Haxo le suivaient et galopaient à peu de distance. Ils virent tout à coup son cheval faire un brusque écart, lui-même tourner sur sa selle, tomber et disparaître.

On s’élança à l’endroit où il était tombé. Il était déjà debout et s’était relevé de lui-même, sans autre mal qu’une contusion à la hanche ; il se tenait droit et immobile, près de son cheval frémissant. Un lièvre parti entre les jambes de l’animal avait occasionné le bond qui avait désarçonné le cavalier, toujours négligent à cheval et distrait. Ces accidens arrivaient assez fréquemment à l’empereur au cours de ses campagnes. En pareil cas, il se courrouçait d’ordinaire, s’emportait rageusement contre sa monture, contre ceux qui la lui avaient préparée, contre son grand écuyer, s’en prenait à tout le monde de sa maladresse. Cette fois, il ne proféra pas une parole. Subitement assombri et comme frappé, il se remit silencieusement en selle, et le petit groupe de cavaliers reprit sa course à grande allure, dans la tristesse grise du matin. Une subite appréhension avait saisi les cœurs et chacun se défendait mal contre de lugubres pressentimens, « car on est superstitieux malgré soi, dans de si grandes circonstances et à la veille de si grands événemens, » a dit l’un des compagnons de l’empereur. Au bout de quelques instans, Caulaincourt se sentit prendre la main par Berthier, qui galopait près de lui et qui lui dit : « Nous ferions bien mieux de ne pas passer le Niémen ; cette chute est d’un mauvais augure. »

L’empereur finit par s’arrêter en un lieu où il avait résolu de passer la journée, où il serait au milieu de ses troupes qui allaient venir. Déjà ses tentes s’élevaient, deux tentes bien connues des soldats, en coutil à raies bleues et blanches, l’une pour lui, l’autre pour le prince major général ; devant la première, un grenadier montait la garde et se promenait de long en large. Ainsi installé, l’empereur fit apporter ses cartes, ses états de situation, ses instrumens de travail, et tandis que les jeunes officiers de sa suite s’établissaient dans une grange voisine, où l’esprit endiablé du comte de Narbonne les tenait en verve, il se mit à dicter des ordres. Il décida comment s’effectueraient l’établissement des ponts pendant la nuit et le passage aux premières heures du lendemain. Il composa une longue instruction, admirable d’ordre et de clarté ; tout y était prévu, calculé, prescrit, et les troupes n’auraient qu’à exécuter un mouvement réglé d’avance jusqu’en ses moindres détails.

Elles commençaient à arriver, à surgir de tous les points de l’horizon. C’étaient d’abord les avant-gardes, les états-majors, les batteries légères accourant au grand trot pour couronner les reliefs du sol ; puis les masses profondes, infanterie, cavalerie, artillerie. Elles débouchaient par tous les chemins, s’élevaient sur les pentes, emplissaient les vallons, et rapidement montait cette inondation d’hommes. L’empereur considérait ce spectacle et donnait les ordres nécessaires pour le placement des corps, mais sans entrain, sans animation, sans ce feu dans le regard qui lui était habituel. Lui, « si gai d’ordinaire, si plein d’ardeur dans les momens où ses troupes exécutaient quelque grande opération, fut pendant toute la journée très sérieux et très préoccupé ; » il restait sous l’empire d’un malaise visible et d’une impression fâcheuse. Un peu courbaturé, depuis sa chute de cheval, et surtout attristé, il se retirait de temps à autre sous sa tente, pour y trouver la fraîcheur et l’ombre, car l’air était étouffant, la chaleur énervante, le ciel tour à tour ardent et lourd, avec des éclaircies resplendissantes et de subits obscurcissemens. Au bout de quelques instans, il ressortait, s’asseyait sur un pliant placé devant sa tente, feuilletait un gros registre vert qui le renseignait sur ses effectifs, puis s’interrompait et songeait. Superstitieux comme César, il pensait à son accident ; il en parlait quelquefois, affectait d’en plaisanter, mais son rire sonnait faux et s’arrêtait court ; il s’irritait de lire sur plusieurs visages une inquiétude qui correspondait à la sienne, et malgré tous ses efforts pour paraître imperturbablement confiant et gai, il se sentait envahi d’une secrète anxiété.

Ce qui ajoutait à sa mauvaise humeur, c’était de n’avoir aucune nouvelle de la rive ennemie. Nul bruit ne venait de cette terre morte ; nul mouvement n’y paraissait. On voyait bien, sur la grève, rôder quelques cosaques, passer quelques patrouilles de cavalerie, se glissant entre les bouquets d’arbres, mais c’étaient de furtives apparitions, disparues aussitôt qu’entrevues. Où donc était l’ennemi ? Que faisait-il ? Sans doute, établi à quelque distance du fleuve, commençant à soupçonner notre arrivée, il se préparait à tenir contre cette attaque : il allait, en acceptant le combat, nous livrer la victoire, cette première victoire que Napoléon voulait à tout prix et tout de suite. Quant aux Polonais de la rive droite, aux habitans de la Lithuanie, ils nous attendaient sans doute comme des libérateurs. On les verrait se lever à notre approche, venir à nous et nous frayer la voie. Napoléon attendait d’eux un signe d’intelligence et cherchait à le provoquer. Il témoignait d’une prédilection marquée pour tout ce qui était polonais ; dès le matin, il avait attaché à sa personne plusieurs officiers de cette nation, comptant s’en servir comme d’intermédiaires avec leurs compatriotes de la rive droite, et s’étonnant qu’aucun de ces derniers ne se fût encore présenté. On finit par lui amener trois Lithuaniens, ramassés par hasard sur la rive gauche. C’étaient de pauvres gens, des serfs, d’aspect sordide et de visage obtus. Napoléon les fit interroger : savaient-ils que la liberté avait été accordée aux paysans du grand-duché, espéraient-ils un pareil bienfait ; souffraient-ils du régime russe, aspiraient-ils à s’en affranchir ? Comme les réponses tardaient, l’Empereur reprit vivement, en s’adressant aux interprètes : « Demandez-leur s’ils ont le cœur polonais. » Et pour se faire mieux comprendre, il joignait le geste à la parole, mettait la main sur son cœur. Interloqués et comme pétrifiés, les paysans restaient à le regarder, l’air hébété, sans mot dire. N’en pouvant rien tirer, il les congédia avec de douces paroles.

Pour savoir ce qui se passait en face de nous, on avait employé toutes les précautions d’usage ; une nuée d’espions avait été lancée. Pas un de ces émissaires ne revenait, ne reparaissait au quartier général. Davout se plaignait en grondant de ne rien savoir. Interrogés successivement, les autres chefs de corps répondaient qu’ils n’avaient aucun renseignement, qu’aucun espion ne rentrait. On vit arriver seulement un juif de Marienpol, qui venait des provinces lithuaniennes et s’était faufilé à travers les lignes ennemies. Il raconta que les Russes repliaient partout leurs avant-postes, qu’ils évacuaient le pays, qu’un grand mouvement de retraite se dessinait. À cette nouvelle, l’empereur fronça le sourcil, mais il se hâta de dire que l’ennemi se concentrait sûrement autour de Wilna, pour livrer bataille en avant de cette ville. Il n’admettait pas que les choses se passassent autrement ; il écartait violemment la possibilité d’un recul indéfini et ne soufffrait pas qu’il en fût question, quoique cette hypothèse commençât à le préoccuper.

Vers la fin de la journée, il manda Caulaincourt et le fit venir dans sa tente, voulant causer. D’abord, ce furent des allusions à l’accident du matin. L’empereur demanda si l’on s’en était ému au quartier général, si l’on en parlait encore. Puis, il questionna longuement l’ancien ambassadeur en Russie sur le pays, l’état des routes, les moyens de communication, les habitans. « Les paysans ont-ils de l’énergie ? dit-il. Sont-ce gens à s’armer comme les Espagnols et à faire la guerre de partisans ? Pensez-vous que les Russes me livrent Wilna sans risquer une bataille ? » Il paraissait désirer extrêmement cette bataille et pria le duc de lui dire franchement son avis sur le projet de retraite que l’on prêtait aux ennemis. Caulaincourt répliqua qu’il ne croyait point, pour sa part, à des batailles rangées : « Le terrain n’était pas assez rare en Russie pour qu’on ne nous en cédât pas beaucoup » ; on chercherait à nous attirer dans l’intérieur, à diviser nos forces, à nous éloigner de nos ressources. — « Alors j’ai la Pologne ! reprit l’empereur avec un éclat de voix. Quelle honte pour Alexandre, quelle honte ineffaçable que de la perdre sans combat ! C’est se couvrir d’opprobre aux yeux des Polonais. » Il parlait avec une animation grandissante, avec des paroles cinglantes, comme s’il se fût adressé à l’empereur Alexandre lui-même, comme s’il eût voulu, en le piquant au vif par des outrages, le tirer de son inertie, l’appeler, le défier, le forcer au combat. Il ajouta qu’une retraite ne sauverait pas les Russes : il allait tomber sur eux comme la foudre, prendre à coup sûr leur artillerie et leurs équipages, probablement des corps entiers. De Wilna, où il couperait leur ligne et diviserait leurs forces, il pourrait tourner et envelopper au moins l’une de leurs armées. Il avait hâte d’être à Wilna pour commencer ces mouvemens destructeurs ; il calculait le nombre d’heures que mettraient ses troupes pour atteindre cette ville, « comme s’il se fût agi d’y aller en poste. » — « Avant deux mois, reprit-il en manière de conclusion, Alexandre me demandera la paix : les grands propriétaires l’y forceront. « Il développa cet espoir avec volubilité, procédant toujours par questions, mais commençant lui-même les réponses, comptant que son interlocuteur allait continuer et abonder dans son sens, cherchant à arracher, à surprendre une phrase approbative, un mot d’assentiment qui raffermirait sa confiance, qui lui permettrait de s’illusionner encore et donnerait raison à ses rêves contre la réalité entrevue. Mais le duc de Vicence se taisait, roidi dans sa loyauté chagrine, dans son obstination honnête à ne point parler contre sa conscience. Irrité de cette contradiction muette, l’empereur le pressa à la fin de parler, de s’expliquer ; il s’entendit répéter alors qu’Alexandre avait lui-même dévoilé et exposé le plan de la défense : ce prince éviterait de se mesurer en ligne contre un adversaire dont il connaissait le génie ; il ferait une guerre de longueur et de persévérance, imiterait l’exemple des Espagnols, souvent battus, jamais soumis ; « il se retirerait au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces et de signer une paix précaire. » Ces paroles de mauvais augure que Napoléon avait déjà entendues, il les écouta cette fois avec une attention plus marquée, avec une grande patience, comme si elles eussent plus profondément frappé son esprit ; il rompit ensuite l’entretien sans répondre.


IV

Le jour baissait, et chaque heure rapprochait l’instant fixé pour les préparatifs du passage. Avant la tombée de la nuit, l’empereur monta encore une fois à cheval, visita les campemens ; il retrouva noirs de troupes, fourmillans d’hommes, les espaces qu’il avait vus le matin inanimés et déserts. Il fit rapprocher ses tentes du Niémen, afin de mieux surveiller l’opération, et prit enfin quelque repos, tandis que ses premiers ordres s’exécutaient ponctuellement. Dès huit heures du soir, après avoir mangé la soupe, les troupes de Davout prenaient les armes et venaient occuper les hauteurs ; elles s’y établirent sur seize lignes formées par autant de régimens, chaque colonel placé devant le 1er  bataillon, devant l’aigle, les généraux au centre de leur brigade ou de leur division. Cette armée d’avant-garde, qui précédait les autres, prit ainsi position pour la nuit, sans faire aucun bruit, sans allumer de feux, se tenant immobile et comme rasée sur le sol, en attendant qu’elle se dressât d’un seul élan pour aller au Niémen et faire irruption. À sa gauche, les divisions à cheval de Murat s’alignaient sur les deux côtés d’Alexota. Au-dessous du 1er  corps, les équipages de pont descendaient vers la rive, dirigés par le général Eblé, accompagnés par des sapeurs du génie et des marins de la Garde : l’obscurité croissante les dérobait aux yeux. Quand la nuit fut à peu près complète, trois cents voltigeurs du 13e régiment de ligne passèrent sur des batelets et gagnèrent la rive opposée, qu’ils trouvèrent inoccupée ; derrière eux, les pontons furent mis à l’eau, dans le plus grand silence.

À minuit, le passage était praticable. Au delà du fleuve, les voltigeurs continuaient d’avancer, bientôt rejoints par quelques détachemens d’infanterie légère et de Polonais. Un bois s’étendait devant eux ; ils en reconnurent les abords, s’y engagèrent. Ils entendirent alors dans les fourrés des bruits de chevaux et d’armes ; ils se sentirent surveillés et frôlés par d’invisibles ennemis ; çà et là, quelques lances pointèrent, des Cosaques furent aperçus, passant d’un trot rapide, et même des hussards russes, reconnaissables dans la nuit à leurs grands plumets blancs. Soudain, un qui-vive, lancé à nos hommes : — « France ! » répondent-ils. La voix qui leur avait parlé, celle d’un officier russe, reprit en français : « Que venez -vous faire ici ? — F…, vous allez le voir ! » répliquèrent les nôtres, et les carabines s’abattirent, jetant leur éclair à un ennemi déjà évanoui, tirant sur une ombre. À la sortie du bois, on atteignit un village situé dans la boucle du fleuve et que l’empereur avait prescrit d’occuper, de fortifier par des coupures et des barricades, de convertir en réduit ; en y pénétrant, nos soldats entendirent un galop précipité ; ils aperçurent des Cosaques qui détalaient au plus vite et dont quelques-uns, se retournant sur leur selle, déchargèrent leurs armes. Sur plusieurs points à la fois, des détonations isolées retentirent profondément dans le silence de la nuit, faisant tressaillir l’empereur sous sa tente et le mécontentant, car il avait désiré qu’aucun bruit ne trahît jusqu’au matin le mystère de ses opérations : les premiers coups de feu de la grande guerre étaient tirés.

La nuit passa, nuit de deux heures. Les ponts étaient achevés, et déjà la division Morand, du 1er  corps, s’était glissée au delà du fleuve, pour appuyer et fortifier les avant-postes. À une heure et quart, le ciel blanchit de nouveau. L’obscurité se retira peu à peu des sommets de la rive gauche, où se distinguaient confusément et se remuaient des masses ; le voile d’ombre tendu sur la vallée se levait lentement. Soudain le soleil brille, apparu sur l’horizon, et monte dans un ciel pur ; rasant le sol de sa rayonnante clarté, il fait courir sur le front de nos lignes un éclair qui se répète et se prolonge à l’infini, un interminable scintillement de baïonnettes, de lances, de sabres, de casques et de cuirasses. Tout s’illumine, tout se discerne, et le spectacle se découvre dans la magnificence de son ensemble et la précision de ses détails : sur la large nappe des eaux, trouée d’îles, trois ponts établis ; au delà, la division Morand déployée en bataille, barrant de ses lignes noires l’entrée de la boucle ; sur un escarpement situé près des ponts, l’artillerie de réserve du 1er  corps en position, les pièces dressées vers le nord ; sur la berge, d’autres batteries qui s’alignent, des officiers qui passent au galop, des escadrons de cavalerie polonaise au-dessus desquels voltigent et palpitent les flammes multicolores des lances ; enfin, sur l’amphithéâtre des collines, Jun immense déploiement de troupes en marche, deux cent mille hommes qui s’ébranlent et s’avancent à la fois, régulièrement, posément, d’un pas égal et vaillant partout l’aspect de l’action et de la force disciplinées, l’invasion coordonnée et méthodique, dans son formidable élan. L’armée de première ligne est là tout entière, en grande tenue de combat, avec ses innombrables états-majors, ses uniformes de toutes nuances, ses aigles brillant au soleil, ses drapeaux illustrés d’inscriptions glorieuses, l’armée débarrassée pour un jour de son lourd attirail de convois, allégée et libre, superbe d’entrain et d’animation, aspirant à se dévouer. Les tristesses de la veille, l’ennui et la souffrance des longues marches ne sont plus qu’un rêve oublié ; l’allégresse du matin a dissipé cette brume, elle dilate les cœurs et les rouvre aux magiques espoirs. Et les colonnes débordent des sommets, s’engagent sur les pentes où se creusent trois sillons principaux, descendent par ces ravins en étincelantes coulées d’acier, se rapprochent, se côtoient sans se mêler, convergent toutes au point de passage, s’allongent et s’amincissent pour traverser les ponts, puis reprennent leur ampleur, leurs distances, — et lentement s’épandent sur la terre russe.

Les troupes de Davout passèrent de grand matin : les divisions d’infanterie d’abord, avec leurs batteries montées, avec les brigades de cavalerie légère, sans équipages, sans voitures ; rien que du fer, des chevaux et des hommes : l’empereur avait permis le passage d’une seule voiture, celle qui contenait les bagages du prince d’Eckmühl. Mais bientôt les ponts tremblent et retentissent sous des masses pesantes ; les réserves de grosse cavalerie, les divisions de cuirassiers, passent à leur tour, avec un bruit d’orage. Après le 1er  corps, voici la Garde, voici ses régimens jeunes et vieux, resplendissans d’or, chamarrés d’aiguillettes et de brandebourgs, élite et parure de l’armée. Là surtout l’enthousiasme est au comble. Dans les rangs, dans les états-majors qui causent en chevauchant, de gaies réflexions s’échangent, des propos conquérans. Un major de la Garde dit que l’on fêtera le 15 août à Saint-Pétersbourg, et ce mot fait fortune. Si l’accord n’est pas unanime, si quelques mécontens, quelques officiers d’armes spéciales objectent les difficultés de l’entreprise et discutent les chances de la campagne, ces notes chagrines se perdent dans une expression générale de contentement et de joie. Ce qui achève d’électriser tous ces hommes, c’est de se sentir sous l’œil et dans la main du chef habitué à vaincre ; c’est de le sentir près d’eux, avec eux, les enveloppant de sa présence ; c’est d’entendre successivement de tous côtés, en haut sur les collines, en bas près du fleuve, les vivats qui signalent son arrivée ; c’est de reconnaître à chaque instant, sur des points divers, dominant et dirigeant l’opération, sa silhouette familière.

À cheval dès trois heures du matin, il était venu tout surveiller, tout animer. Afin qu’il pût commodément assister au défilé, les artilleurs de la Garde lui avaient préparé, sur le chemin qui menait aux ponts, un trône rustique, fait de branches et de gazon, avec un dais de feuillage. Il ne resta qu’un moment à ce poste d’apparat, repris d’un besoin d’activité, ne tenant pas en place. Il fut de bonne heure sur la rive ennemie. Lorsque le 9e lanciers et le 7e hussards passèrent, officiers et soldats le reconnurent à l’extrémité du pont, debout sur le terre-plein. Enivré par l’appareil qui se déployait à ses yeux, ressaisi par le sentiment de sa toute-puissance, certain de son bonheur, il avait retrouvé son assurance, sa bonne humeur, une jovialité expansive ; il jouait avec sa cravache et fredonnait l’air de Marlborough s’en va-t-en guerre : « Cet à-propos, qui nous égaya quelques instans, ne se justifia que trop bien, » écrit le commandant Dupuy.

L’empereur se porta bientôt en avant du fleuve et rejoignit les divisions déjà passées. Prompt et affairé, il galopait autour d’elles, indiquait à chacune la route à suivre et les mettait dans leur chemin. Il accompagna jusqu’à une distance de deux lieues et demie le mouvement de l’avant-garde, s’arrêtant parfois pour interroger les rares habitans du pays et n’en obtenant que des renseignemens vagues. Il acquit pourtant la certitude, par le retour de quelques espions, que les ennemis ne lui opposaient qu’un simple rideau de cavalerie, qu’il n’aurait affaire dans la journée à aucune résistance sérieuse. En effet, nos troupes avançaient sans difficulté, poussant devant elles quelques bandes de Cosaques qui se dispersaient à leur approche et s’enfuyaient d’un vol effarouché. Kowno fut occupé sans coup férir, et l’armée put s’épanouir à l’aise autour de cette ville, se déployant sur les deux côtés de la route qui conduit à Wilna, s’éclairant dans toutes les directions par de fortes reconnaissances.

Sur la gauche, on rencontra tout de suite un second cours d’eau, la Wilya, qui baigne Wilna et vient ensuite, par un long circuit, rejoindre le Niémen, où elle se jette immédiatement au-dessous de Kowno. Il était indispensable de franchir cet affluent et de savoir ce qui se passait au delà, car une attaque des ennemis pourrait se prononcer de ce côté et venir sur notre flanc, tandis que le gros de l’armée marcherait sur Wilna. Le 13e d’infanterie de ligne fut chargé de trouver un gué sous les yeux mêmes de l’empereur. Comme la recherche se prolongeait, le colonel de Guéhéneuc, qui commandait le régiment, fatigué d’attendre, demanda des hommes de bonne volonté pour passer à la nage et reconnaître la rive opposée. À cet appel, trois cents soldats sortent des rangs et s’acquittent au mieux de leur dangereuse besogne. Aussitôt leur succès fait des jaloux, la témérité devient contagieuse. Un certain nombre de cavaliers français et polonais se tenaient au bord de la Wilya ; la présence de l’empereur les excite à se distinguer, les exalte, les rend fous d’intrépidité ; et voici tous ces hommes à l’eau, avec leur monture, leurs armes, leur équipement, s’efforçant, ainsi empêtrés, de gagner la rive droite. Mais le courant était rapide, impétueux ; il les entraîne et les roule ; on voit plusieurs de ces malheureux lutter péniblement contre la violence du torrent, puis faiblir, s’épuiser, s’abandonner, et enfin, calmes et désespérés, s’enfoncer dans l’abîme en poussant un dernier « Vive l’empereur ! » Au spectacle de cette détresse, le colonel de Guéhéneuc n’écoute que son courage : sans ôter son brillant uniforme, il éperonne lui-même son cheval et le pousse dans les flots ; il s’élance au secours des cavaliers, et il est assez heureux pour ressaisir l’un d’eux, qu’il ramène triomphalement sur la berge. L’empereur l’accueillit froidement après cet exploit ; il trouva que son action, fort louable chez un particulier, l’était moins chez un chef de corps placé en face de l’ennemi et ne devant plus qu’à la patrie seule le sacrifice de son existence. Tout en organisant lui-même avec grand soin le sauvetage des cavaliers, dont un seul fut perdu, il reprocha au colonel, comme un gaspillage d’héroïsme, son élan de bravoure et d’humanité[2].

Après avoir donné l’ordre de jeter un pont sur la Wilya et de faire passer la division Legrand, avec quelques régimens de cavalerie, pour observer et tâter certains détachemens ennemis, signalés dans cette direction, il finit la journée à Kowno, où il s’établit dans le couvent et se fit l’hôte des moines. Là, il prit encore diverses mesures, appelant en toute hâte les convois de vivres, organisant le service des reconnaissances, multipliant les précautions pour assurer sa gauche, activant le mouvement d’ensemble, pressant l’arrivée des troupes qui débouchaient toujours au delà du Niémen par le triple passage.

Là, l’envahissement continuait, incessant, interminable, les corps succédant aux corps. Après les soixante-quinze mille hommes de Davout, après les vingt mille cavaliers de Murat, après la Garde, c’étaient les vingt mille soldats d’Oudinot, le 3e corps au grand complet. Ces masses écoulées, d’autres surviennent ; les trois divisions de Ney, venues de plus loin, rejoignent à marches forcées. Après elles, encore des troupes, de nouvelles avant-gardes, de nouveaux états-majors, de nouvelles colonnes compactes et serrées ; et toujours une bigarrure d’uniformes, une extraordinaire diversité de races : des chevau-légers bavarois et saxons mêlés à nos cuirassiers, des Polonais répartis dans tous les corps de cavalerie, les brigades de Hesse et de Bade représentant l’Allemagne dans la garde impériale, un régiment hollandais formant brigade avec des conscrits corses, florentins et romains, l’infanterie des Wurtembergeois encadrée par deux divisions françaises. Malgré cette affluence de nations et l’encombrement du pays, l’opération se poursuivait avec le même ordre, avec la même ardeur. Pourtant, à la splendeur du matin, à la fraîcheur propice des premières heures, avait succédé une température accablante. Le ciel s’assombrissait ; sur l’horizon troublé couraient des lueurs livides et des frémissemens d’éclairs. Bientôt l’orage éclata, et une trombe d’eau s’abattit sur nos bataillons. Ceux-ci la reçurent sans sourciller, et c’était merveille que de voir — écrit dans ses souvenirs un officier de la Garde, un fanatique de l’empereur — « ce déchaînement inutile du ciel contre la terre. » Au reste, l’orage ne tarda pas à se dissiper ; cette première épreuve fut de courte durée ; le passage n’en fut pas un instant interrompu, et sur les ponts solidement amarrés, des troupes de toutes armes prolongèrent le défilé. Il en passa pendant quarante-huit heures, le 24 et le 25, jour et nuit. Le 26, on voyait encore arriver au fleuve les cuirassiers et les dragons de Grouchy, complétant l’ensemble des effectifs déversés sur la rive droite par l’empereur lui-même. Parvenus en terre ennemie, les corps recevaient chacun leur direction et se portaient au poste plus ou moins lointain qui leur avait été assigné. L’étape reprenait, forte, pénible, impérieusement réglée, par une moite chaleur qui faisait regretter à nos vétérans l’Espagne torride. Parfois, pour tromper leur fatigue et leur ennui, les troupes se mettaient à chanter. Un virtuose de régiment entonnait quelque air du pays, quelque couplet connu, et les fantassins en chœur reprenaient le refrain, qui les soutenait de sa cadence et les aidait à marcher. Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provençales, picardes, normandes, mélancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportant à nos soldats exilés un écho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n’avaient jamais vu les hommes d’Occident. Eux s’en allaient dociles ; ils allaient vers le nord, vers l’inconnu, vers l’avenir plein de mystère, confians dans l’infaillibilité de leur chef et persuadés qu’un dieu les guidait ; ils observaient toutefois avec étonnement ce sol si différent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidenté et pourtant monotone, où les reliefs du terrain se répètent et se reproduisent exactement pareils, où les mêmes aspects se succèdent avec une invariable uniformité, cette terre où tout se ressemble et où rien ne finit ; et devant nos colonnes s’avançant par les chemins tour à tour détrempés et poudreux, traversant les mornes forêts de sapins et de hêtres, gravissant les collines sablonneuses, commençant la longue marche dont nul ne savait mesurer la durée, la Russie déployait ses horizons béans.


ALBERT VANDAL.

  1. Les élémens de ce récit ont été puisés dans nos archives diplomatiques et militaires, ainsi que dans l’innombrable quantité de Mémoires laissés par les contemporains. Parmi ces témoignages de première main, plusieurs sont inédits. En particulier, une précieuse obligeance nous a permis de consulter les Mémoires de l’un des personnages qui figuraient au premier rang dans l’état-major de Napoléon et approchaient constamment de sa personne. Citons aussi, entre autres documens manuscrits dont nous nous sommes servi, les Souvenirs d’un officier de l’artillerie à cheval, par le futur général Lyautey.
  2. On voit à quoi se réduit cet incident, amplifié et travesti par Tolstoï.