Le Passé (Charles de Pomairols)

Le Passé (Charles de Pomairols)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 206-216).
POÉSIES

LE PASSÉ



LA DETTE


Les bienfaisans aïeux qui nous ont donné l’être,
Eux par qui nos regards s’ouvrent au jour doré,
Sur notre âme vivante, âme qu’ils ont fait naître,
Ont un droit éternel, idéal et sacré.

Il convient que leur nom au soleil retentisse :
Eux qui mirent en nous le souffle harmonieux
Et pour nous ont créé la langue, c’est justice
Qu’avec des mots émus notre voix parle d’eux.

L’intime faculté de mémoire ou de rêve,
Doux pouvoir déposé par eux sous notre front,
Doit servir à sauver leur existence brève,
Portée ainsi par nous dans les jours qui viendront.

L’intelligence claire et prompte à se répandre,
Dont ils ont en leurs fils allumé le flambeau,
Qu’elle emploie avant tout sa lumière à comprendre
Leurs longs efforts passés vers le Bien et le Beau !

Et notre cœur, d’eux seuls tenant sa vive flamme,
Sa puissance d’aimer, le rythme dont il bat,
Tous ses transports venus des élans de leur âme,
Chérira les aïeux pour n’être pas ingrat !


LA RIVIÈRE DE L’AÏEULE


Avant que votre grâce enchantât la famille,
Du temps où souriaient vos jours de jeune fille,
Aïeule si lointaine, ô fantôme charmant,
Au logis paternel vous viviez doucement,
Là, de l’autre côté de la calme rivière,
Et vous alliez marcher près de l’eau coutumière
Qui mirait dans ses flots vos atours d’autrefois.
De la rive où je suis, je songe, et je vous vois,
Belle vierge, ô ma mère ! et devant cette image
Mon âme qu’éblouit le proche voisinage
Veut vous rejoindre : hélas ! un obstacle jaloux,
Pour empêcher mon cœur d’arriver jusqu’à vous,
Se place infranchissable entre nos destinées ;
Nous sommes séparés par l’onde des années,
Par tant de jours, brillant jadis d’éclat vermeil,
Semblables à des flots qui coulaient au soleil,
Et par d’obscures nuits, de longues nuits sans nombre,
Dont les heures passaient comme des flots à l’ombre !


GAITE ANCIENNE


Oh ! jadis, dans les siècles morts,
Les rires clairs des jeunes filles !
O gaîtés qui brillaient alors,
En se jouant sous les charmilles !

Grâce éphémère !… O temps brutal
Dont l’abîme infini dévore
Ces pures notes de cristal,
Qui portaient un accent d’aurore !

Les mots et les airs des chansons
A travers les âges demeurent :
Mais les voix aux tendres frissons,
Toutes pour jamais elles meurent !

Et, joyeux élan de ces voix,
Perdu de même en l’oubli sombre,
Les jeunes rires d’autrefois
Ne renaîtront jamais de l’ombre.

Il semble pourtant qu’au matin,
Parmi l’allégresse première,
Les rayons du rire argentin
Brillaient d’éternelle lumière.


VIEUX CHEMIN


Le trafic, le plaisir, loin des lieux écartés
Attirant les vivans de cités en cités,
Laissent à l’abandon cette voie ancienne.
Elle menait jadis au pays de Guyenne.
Endormie à présent sous un long gazon vert,
Elle semble un chemin inutile et désert :
Oh ! non pas pour l’esprit !… Plus que le bord des fleuves
Et le lisse ruban des claires routes neuves,
Le chemin solitaire est fréquenté toujours.
On y sent voyager des êtres aux pas sourds,
Spectres vagues de ceux qui, durant les vieux âges,
Hâtés par leurs désirs ou portant des messages,
S’exclamaient : maintenant ils font très peu de bruit !
On voit et l’on entend, le jour, le soir, la nuit,

Des foules pâles suivre, en parlant à voix basse,
Le long chemin sans but égaré dans l’espace,
Doux pas d’Ombres errant sur le gazon épais
Où murmure un frisson de mystère et de paix.


COMMUNAUTÉ


Dans cette chambre que j’habite,
Le précieux soleil d’hiver,
Gai rayon consolant, si cher,
Si désiré, ne vient pas vite.

Il est dix heures du matin
Quand cet or magique pénètre
Les clairs carreaux de la fenêtre,
Illuminant mon cœur soudain…

Ce charme ainsi tardif, cette heure
Touchèrent d’un pareil émoi
Ceux qui vécurent avant moi
D’anciens jours dans cette demeure.

Ils sentaient un égal plaisir
En voyant cette même place
Recevoir la furtive grâce
Attendue et lente à venir.

L’homme passe, les choses restent
Par elles, des morts aux vivans,
A travers les destins mouvans,
De doux liens se manifestent.

Ici l’ordre stable des lieux,
Par ce vif rayon qui flamboie,
Continue une ancienne joie
Qui m’unit avec les aïeux.

LA VOIX


Je sais de vous bien peu de chose, ô mes ancêtres,
Peu de ces traits vivans, pleins d’un sens lumineux,
Qui montrent au regard le fond natif des êtres
Et dans un clair relief dessinent chacun d’eux.

Vous avez eu pourtant vos façons, vos usages,
Vous avez éprouvé des haines, des amours,
Des désirs… oh ! combien dans la longueur des âges,
Dans les siècles formés de tant et tant de jours !

Un flux d’ombre a repris cette brillante flamme :
De quelques-uns de vous les actions d’éclat
Demeurent, mais non pas l’intime accent de l’âme,
La nuance du cœur ardent ou délicat.

Moi, j’ai manifesté mon être en plus d’un livre,
Je me suis tellement épanché dans mes vers
Qu’on pourra, si l’on veut, me chercher et me suivre,
Vivant, tel que je fus sous l’orbe des cieux clairs.

Cette inégalité de nos destins m’afflige :
Tel de vous dont le nom dans l’ombre épaisse dort
Méritait mieux que moi de laisser un vestige
Qui l’eût dans l’avenir préservé de la mort.

Mais il est un espoir par où je me console,
C’est que, vous ressemblant de très près, ô douceur !
Quand je parle de moi, ma fidèle parole
Révèle aussi vos cœurs d’où s’est formé mon cœur.


LES FLEURS DE L’AÏEULE


Ayant rêvé de vous là-haut dans ma maison,
Je suis venu revoir sous son proche horizon,
Au pied du coteau, vers la plaine

Le château décoré d’une élégante tour
Où, voilà trois cents ans, vous avez vu le jour
O mon aïeule Madeleine !

C’est là que vous avez innocemment grandi,
Là que votre jeunesse a d’abord resplendi,
Aube suave, et ce fut l’heure
Où votre grâce enfin, quittant le toit natal,
Suivit le triomphant cortège nuptial
Qui montait vers notre demeure.

Mais mon rêve lointain s’attarde volontiers
A vous voir en ces lieux où vous vous abritiez
Durant vos jours de jeune fille ;
Mon cœur vous y contemple à cet âge enchanteur
Où vous alliez, jetant une blanche lueur
Dans l’ombre de cette charmille.

Voilà devant mes yeux la forme de pays
Qui touchait autrefois vos regards éblouis
Lorsque s’ouvrait votre fenêtre,
Encadrant votre clair visage et votre main,
Tandis que le passant s’arrêtait en chemin,
Pour voir cette aurore apparaître.

C’est ici, la terrasse où vous veniez souvent :
Quand sur elle battaient les coups pressés du vent,
Vos fines dentelles légères
Devaient en longs frissons frémir autour de vous,
Comme si vous alliez, avec les souffles fous,
Voler aux sphères étrangères !

Voici toujours le parc à l’ombrage songeur
Dont les arbres anciens, que j’envie en mon cœur,
Vous ont vue errer claire et rose,
Voici la vieille église où vous avez prié,
Et la fontaine au flot toujours vivifié
Dans le bassin qui la tient close.

Que n’a-t-il conservé les reflets d’autrefois !…
Mais voici maintenant l’épais couvert d’un bois ;
C’est une beauté sans pareille !
Vous le connaissiez bien, car il est d’un renom
Qui fait vers lui courir en la verte saison
La jeunesse qu’il émerveille.

On trouve là des fleurs, des fleurs, toutes les fleurs,
Etalant tout le long des beaux jours les couleurs
De leurs espèces successives,
Comme une chaîne souple aux anneaux éclatans
Qui déroule la grâce entière du printemps
En ses images les plus vives.

Sans lutter par des mots avec de tels attraits,
Je nomme seulement parmi ces êtres frais
La très candide nivéole,
Le narcisse doré, la scille au regard bleu,
Le cyclamen, l’œillet, le lis couleur de feu,
L’ancolie, étrange corolle.

Dans ce bois, ressemblant au jardin le plus beau,
L’épanouissement est toujours si nouveau,
Si variée est la parure,
Le cours changeant des fleurs est si bien ordonné
Que l’on rêve, hésitant, l’esprit tout étonné
Par cette œuvre de la nature.

Oh ! peut-être, jadis, en un jour très ancien,…
Du château paternel ce bois étant voisin,
Vous toute jeune, ô mon aïeule,…
Vous avez semé là par un geste charmant
Les graines, germe obscur d’un si clair ornement :
Ces beautés viennent de vous seule !

Certe aux fleurs des jardins, banal produit de l’art,
Nous préférons les fleurs qu’a fait naître au hasard
L’antique force élémentaire

Et que, leur conservant un éclat non terni,
Dieu semble nous offrir du fond de l’infini
Dans le prestige du mystère.

Douce aïeule, pourtant, celles qui dans ce bois
Furent mises peut-être à dessein, avec choix,
Se lustrent d’autant de mirages,
Si je rêve en mon cœur que votre chère main
Les présente elle-même à travers le lointain
Emouvant et sacré des âges !


LES HEURES


Les hommes d’une époque aujourd’hui disparue,
Quand le soleil brillait à leurs yeux fascinés,
Lorsqu’une part du temps leur était dévolue
Et qu’ils pouvaient sentir leur maîtrise absolue
Sur les jours lumineux qui leur étaient donnés,

Comment les vivaient-ils ? que faisaient-ils des heures,
Des aubes, des midis, des longs jours loin du soir ?
Cherchaient-ils le plaisir ? suivaient-ils de vains leurres ?
Quelle action féconde animait nos demeures ?…
De ces pères anciens on voudrait tout savoir !

Peut-être quelques-uns d’entre eux, d’esprit peu sage,
Quand le temps précieux arrivait sous leur main,
Ne le saisirent pas fortement au passage
Pour en faire à leur tour un grand, un ample usage :
Hélas ! ils ont perdu ce trésor en chemin !

La menace s’étend jusqu’à nous tout entière ;
Les heures d’autrefois et celles d’aujourd’hui
Sont de même substance… oh ! substance légère,
Qui coule entre les doigts, subtile et passagère,
Et ne reparaît plus quand son éclair a lui !

Nous donc qui maintenant, par une heureuse grâce,
Possédons pour nous seuls les instans prêts à fuir,
Inscrivons la beauté comme un signe à leur face,
Et pénétrons d’amour leur éphémère trace,
Afin qu’un lent arôme y reste en souvenir !

Honorons bien les jours aux heures nuancées ;
Qu’ils ne s’écoulent pas en flots inconsistans !
Déposant dans leur sein nos forces condensées,
Remplissons-les d’émois, d’actes et de pensées
Qui ne soient pas trop vite emportés par le temps !


NOUVEAUTE


Toi que je découvre en passant,
Forme neuve, souple colline,
Ton pur contour est ravissant,
Ta couleur, exquisement fine.

Ta pente en douce liberté
Vient s’unir au vallon sauvage ;
Tu sembles à part : la beauté
Est ton magnifique avantage.

Je t’admire… Je t’aimerais
Si, durant mon enfance heureuse,
Mon regard eût suivi de près
Les plis de ta cime onduleuse,

Si j’avais vu l’ardent soleil
Illuminer ta vive face,
Quand ma jeunesse en plein éveil
S’élançait vers le vaste espace,

Si ta ligne au bord du ciel clair
Eût plané comme une auréole
Sur le doux front d’un être cher,
Disant quelque tendre parole !…

Mais rien du cœur ne s’est fixé
Sur ta grâce insensible et vaine,
Il te manque un fond de passé,
Une empreinte de vie humaine !


FIN D’AUTOMNE


A la mémoire d’Emile Pouvillon.

Tenant à mon ami par de tendres liens,
J’allais vers lui souvent, car nous étions voisins ;
Nous habitions au bord de la même rivière,
Moi dans les monts ardus, de teinte un peu sévère,
Lui plus bas, sous un ciel plus limpide et plus beau.
Je n’avais qu’à descendre, au cours souple de l’eau,
J’étais sûr de trouver, en touchant à la rive,
Sa figure joyeuse et sa parole vive
Et la claire chaleur de sa douce amitié…
Il est mort, maintenant !… Moi, triste, dépouillé,
Seul dans mon cœur désert que la sève abandonne,
Avec les arbres nus de cette fin d’automne
Je suis là sur la berge et vois les flots passer.
Ainsi qu’aux jours heureux je voudrais m’élancer,
Mais là-bas mon ami dort dans sa tombe noire !
Pour m’approcher au moins de lui par la mémoire,
J’évoque au cours du temps les souvenirs gardés
Dès l’heure où nos esprits se furent accordés ;
Et je vois revenir, du passé qui fut nôtre,
Les élans ingénus de nos cœurs l’un vers l’autre,
Le plaisir grandissant de découvrir en nous
Cette heureuse union des pensers et des goûts
Qui tisse une amitié de jour en jour plus sûre,
Les vifs regards donnés ensemble à la nature
Quand nous allions tous deux, ravis des chants d’oiseaux,
Admirer les saisons, les forêts et les eaux,
Ma joie à voir sentir d’une façon si fine
Ce cœur pur qu’exaltait un parfum d’églantine,
L’exemple précieux de son art délicat,
Intense, concentré dans un subit éclat,

Ses conseils bienvenus heures incertaines,
L’échange du secours empressé dans nos peines,
Et tant d’échos en moi qui, charmés, répondaient,
Quand ses paroles d’or sur ses lèvres chantaient…
Ainsi mes souvenirs sans nombre, mes pensées,
Par le lointain des jours et le deuil nuancées,
Au déclin des soleils s’en vont vers mon ami,
Insensible, là-bas, dans son ombre endormi,
Les souvenirs anciens, ceux aussi de naguère,
Les premiers où le temps jette un peu de mystère,
Les autres moins voilés, enfin les plus récens,
Qui passent dans mon âme en reliefs saisissans,
Vers la tombe profonde attirés tous en foule,
Et sur sa pente aussi la rivière s’écoule,
Entraînant lentement, seules ou par essaim,
Les feuilles mortes dont les unes, en son sein
Sous le vent automnal depuis longtemps tombées,
N’ont plus, couvertes d’eau, que des teintes plombées ;
D’autres, que l’onde mène à moins de profondeur,
Font transparaître encore une pâle rougeur,
Et d’autres où miroite une couleur vivace,
Laissant des reflets d’or, glissent à la surface,
Comme un clair souvenir d’hier ou du matin ;
Et toutes, en fuyant au cours du noir destin,
Avec mon rêve iront saluer la demeure
Où jadis mon ami m’attendait à toute heure,
Et puis… pourquoi tarder quand vient le morne hiver ?…
Elles s’engloutiront au gouffre de la mer.


CHARLES DE POMAIROLS.