Le Parti socialiste en Allemagne

Le Parti socialiste en Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 707-718).
LE PARTI SOCIALISTE
EN ALLEMAGNE

M. Thiers écrivait peu de jours avant sa mort : « Les épidémies morales comme les épidémies physiques durent un temps, et, quand elles ont régné dans un pays, passent dans un autre. Le socialisme s’est transporté dans des pays voisins, puissans et glorieux, qui s’en préoccupent sans en faire un sujet d’épouvante, parce qu’ils savent que la peur sincère ou affectée ne sert qu’à rendre les épidémies plus dangereuses. » — En Allemagne, il y a vingt ans, le socialisme n’était rien ; il y a douze ans, il était peu de chose encore ; aujourd’hui c’est une puissance. Il a des chefs actifs et résolus ; il a des fonds, des finances en bon état, une caisse qu’alimente ce qu’on a appelé le denier du diable, lequel produit presque autant que le denier du saint-père ; il a ses mots d’ordre, ses devises, dont le sens est peu rassurant, ses drapeaux qu’il fait flotter au vent, et sous lesquels marche une armée compacte, nombreuse, pleine d’espérances et d’appétits, qui se recrute dans toutes les classes et qu’il conduit à l’assaut de la société.

Ce fut le comte Eulenburg, alors ministre de l’intérieur, qui le premier dénonça le péril. La sentinelle vigilante avait crié « qui-vive ; » on l’accusa d’avoir des visions, de coucher en joue un fantôme. A l’heure qu’il est, tout le monde prend au sérieux ce fantôme, qui fait à beaucoup de gens l’effet d’un voleur ; ce n’est point par la porte, c’est par la fenêtre qu’il est entré, et, bien qu’il ait sous son bras de gros livres de philosophie et d’histoire et qu’il se donne les airs penchés d’un métaphysicien, beaucoup de bourgeois le soupçonnent de cacher dans sa poche un de ces rossignols qui servent à crocheter les serrures. Si le socialisme n’est pas encore devenu un sujet d’épouvante, la rapidité de ses progrès, l’audace heureuse de ses entreprises, causent à la bourgeoisie allemande un étonnement mêlé d’inquiétude, dont M. L. Bamberger, l’un des coryphées du parti libéral, s’est fait l’éloquent et spirituel interprète dans deux articles récemment publiés par un important recueil[1]. L’auteur constate que l’Allemagne est en l’an de grâce 1878 le seul pays où la démocratie socialiste constitue un véritable parti politique, fortement organisé, proclamant ouvertement ses principes dans les professions de foi qu’il adresse aux électeurs, ayant ses entrées dans les chambres, obligeant les pouvoirs publics à compter avec lui et ses adversaires à ne point mépriser ses attaques, quelquefois même à rechercher son alliance.

Le socialisme allemand dispose de moyens d’action considérables. Il tient des réunions privées et des assemblées générales ou congrès, de grandes et de petites assises. Comme on l’a dit, les associations ouvrières sont ses bureaux d’enrôlement, des lieux d’exercice pour ses recrues, ses dépôts de landwehr. Il ne se contente pas d’enseigner, d’organiser et de parler ; il s’est fait journaliste. Il a fondé 14 imprimeries, et il publie 41 feuilles politiques dont 13 paraissent six fois par semaine ; 18 ont été créées dans ces neuf derniers mois. On assure que le chiffre des abonnemens dépasse 130,000 ; le moniteur officiel du parti, le Vorwärts, qui paraît à Leipzig, en a pour sa part 12,000 environ ; die neue Welt, feuille littéraire, organe du socialisme amusant, en compte plus de 35,000. Aux journaux périodiques il faut ajouter les brochures, qui pullulent comme les mulots, et un calendrier fort répandu, der arme Conrad, qui se tire à plus de 50,000 exemplaires. Parmi les rédacteurs attachés au service ordinaire de cette presse figurent des gens de lettres qui ont fait leurs études, à l’université, des typographes, trois serruriers, un maçon, un tanneur, un mécanicien, un charpentier, un tonnelier, un cordonnier, un libraire, deux tailleurs et un maître d’école[2]. Ces publicistes d’aventure ont bien vite appris leur métier, et ils n’ont point perdu leurs peines. Il y a paru dans les dernières élections. Douze députés socialistes siègent aujourd’hui dans le parlement fédéral ; il y en aurait trente-cinq, si la démocratie sociale avait pu porter à son actif la somme des minorités imposantes qu’elle a recueillies dans les 175 collèges où elle a couru les chances du scrutin. Sur cinq millions et demi d’électeurs votans, près de 500,000 ont voté pour elle. Parmi ces douze députés, il en est qu’on écoute, il en est d’autres dont on se moque, mais ceux qui les écoutent ou qui les sifflent ne peuvent s’empêcher de faire la réflexion que, si on ajoutait au nombre des électeurs qui ont voté pour des socialistes ceux qui ont nommé au parlement des Polonais, des Guelfes, des particularistes, des démocrates souabes, des ultramontains, et les représentans de la protestation alsacienne, il suffirait du déplacement de 400,000 voix pour créer dans le Reichstag une majorité hostile aux institutions et à l’existence même de l’empire germanique.

Ce qui aggrave le péril, c’est que le loup qui rôde autour de la bergerie a su s’y ménager des intelligences. Plus d’un mouton et plus d’un berger lui témoignent beaucoup d’égards, même quelque sympathie, et sont disposés à parlementer avec lui ; ils lui font des concessions qu’il ne trouve jamais suffisantes et des politesses auxquelles il répond par des grossièretés ; c’est son habitude de montrer ses griffes et ses dents à ceux qui lui font patte de velours. Le socialisme allemand a beaucoup à se louer des services que lui ont rendus et que lui rendent encore tous les jours ces professeurs d’économie politique qu’on a surnommés « les socialistes de la chaire, » honnêtes gens s’il en fut, qui, tout en protestant de l’invincible horreur que leur inspire la révolution sociale, déclarent aussi qu’ils ont découvert des remèdes infaillibles pour guérir tous les maux de l’humanité. Ces économistes à recettes se proclament hautement les représentons du vrai socialisme et ils demandent qu’on les laisse faire ; les choses se passeront en douceur et tout le monde sera content[3]. Ce sont les homéopathes de la science sociale, ils portent dans leur petite trousse et dans leurs petits flacons le salut de la société ; mais la jeunesse ne retient guère de leurs leçons que les épigrammes qu’ils se plaisent à décocher contre les économistes de l’école libérale. La jeunesse ne s’arrête pas volontiers à mi-chemin ; quand on a vingt ans, on croit au bistouri, à la saignée, plus qu’aux dilutions infinitésimales et aux globules, et on a plus de goût pour l’eldorado plantureux de M. Marx que pour le paradis de M. Adolphe Wagner, éden un peu grisâtre, qui manque de gaîté et de houris, et qu’est-ce qu’un éden sans houris ? L’utopie communiste est, paraît-il, fort en faveur parmi les étudians des universités. Il paraît aussi que les bureaux des ministères sont peuplés de jeunes employés qui ont fait une étude approfondie du célèbre et classique ouvrage de M. Marx sur le Capital, et que, l’enthousiasme l’emportant sur la prudence, il leur arrive quelquefois de glisser les formules du maître dans la minute des circulaires que le ministre les charge d’élucubrer.

Ce n’est pas seulement dans les universités et dans les bureaux de ministères que le socialisme s’est créé des relations utiles ; beaucoup d’hommes politiques jugent qu’il est de leur intérêt de le traiter avec de grands ménagemens, et les diverses fractions dont se compose le parti conservateur lui ont fait à plusieurs reprises de flatteuses avances. Tel évêque ultramontain lui a dispensé plus d’une fois les indulgences plénières ; l’orthodoxie protestante trouve qu’il a du bon, ne fût-ce qu’à titre d’épouvantail propre à faire réfléchir la société moderne et à lui prêcher l’esprit de pénitence et de mortification ; certains piétistes romantiques, chauds admirateurs de toutes les institutions vieillies ou mortes, invoquent son bon vouloir pour qu’il les aide à rétablir les jurandes, les maîtrises, les corps de métiers fermés, qu’ils se flattent de transformer en pieuses affiliations ; enfin ces gentilshommes campagnards qu’on appelle les agrariens, et qui rêvent l’abolition de l’impôt foncier, lui savent gré des anathèmes qu’il lance sur les gens de bourse, sur l’infâme capital, et les répètent à l’envi. En Allemagne, le parti conservateur, qui n’a rien de commun avec le torysme anglais, est un parti de réaction aveugle ; il vit de regrets, et dans l’occasion ses regrets font cause commune avec les audacieuses espérances de la démocratie sociale. Le principal objet de ses antipathies et, de ses ressentimens est le régime parlementaire, le libéralisme, le règne de la bourgeoisie éclairée, et sa devise est que les ennemis de nos ennemis sont nos amis. On a vu dans les élections les orthodoxes de la stricte observance aussi bien que les catholiques travailler activement au triomphe du candidat socialiste et célébrer comme leur propre victoire la défaite ; du candidat libéral. Ces conservateurs, plus zélés que prévoyans, se trouveront peut-être un jour dans la situation embarrassée de l’apprenti magicien qui eut l’imprudence d’évoquer des esprits, sans avoir le secret de s’en faire obéir. Le malheureux s’écriait : Ma détresse est extrême, qui me délivrera des maîtres que je me suis donnés ?

Die ich rief, die Geister,
Wird’ ich nun nicht los.


Une heureuse étoile à présidé au sort du socialisme allemand. Il a été fondé, créé de toutes pièces, non par de vulgaires fanatiques ou par des utopistes ignorans et candides, mais par des hommes d’une vive et forte intelligence, par des penseurs plus versés dans l’étude de l’histoire et de la philosophie qu’aucun de leurs confrères des pays voisins. Ces régénérateurs de l’espèce humaine doutaient de la vertu de leurs philtres, de l’efficacité de leur panacée, mais ces démolisseurs croyaient à la puissance de leur marteau. C’étaient des sceptiques révolutionnaires, qui rêvaient de grandes destinées ; la question sociale était pour eux un moyen, le prolétariat une armée. Les utopies candides sont bientôt percées à jour ; les habiles virtuoses s’imposent à l’admiration des gens de goût alors même qu’ils mettent leur art au service du sophisme. Ce fut assurément un remarquable virtuose que ce Ferdinand Lassalle, profond commentateur d’Héraclite et chevalier servant de la comtesse Hatzfeldt, hanteur de conventicules, de tripots et de boudoirs, mêlant les élégances de la vie aux brutalités de la plume, les instincts généreux aux calculs suspects, des éclairs de génie aux fumées des passions grossières et la métaphysique, aux aventures, étrange disciple de Hegel, doublé parfois d’un Casanova. Quand on lit ses pamphlets, on admire sa verve et son éloquence ; quand on lit ses livres, on admire son savoir et son talent, mais on déplore l’usage qu’il en a fait. Cet heureux libertin se vantait de n’avoir jamais rencontré une femme capable de lui résister ; ce redoutable dialecticien aurait pu se vanter aussi de n’avoir jamais rencontré une vérité capable de défendre contre lui sa vertu. Quand la séduction ne lui réussissait pas, il recourait à la violence. — « L’utilité des faits est vraiment merveilleuse, disait Benjamin Constant occupé à écrire son livre sur les religions, dont les conclusions changeaient d’année en année. Voyez, j’ai rassemblé d’abord mes 10,000 faits. Eh bien ! dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces mêmes faits m’ont toujours servi ; ils se retournent à mon commandement. » — L’auteur du Système des droits acquis était encore plus consommé que Benjamin Constant dans l’art de retourner les faits à son commandement. Et quel puissant raisonneur aussi que Karl Marx, le fondateur de l’Association internationale ! Avec quelle incomparable dextérité il sait employer à ses fins, en la forçant, la méthode des contradictions inventée par un grand philosophe, déduire les contraires l’un de l’autre et faire servir l’évidence à la démonstration de l’absurde ! Il faut en convenir, à côté de l’homme de Trêves, qui habite aujourd’hui un élégant cottage près de Londres, le subtil Proudhon n’était qu’un grand maladroit ; ses tours de gibecière ne sont que jeux d’enfans. Le socialisme allemand professe un culte pour le génie de ses fondateurs, et il se fait blanc de leur épée. C’est par le Système des droits acquis, c’est par l’ouvrage de Karl Marx sur le Capital, que la démocratie sociale s’est acquis des titres sérieux à l’attention des penseurs et une sorte de respectabilité scientifique dont il est impossible de la déposséder.

Après les fondateurs sont venus les disciples ; aux grands musiciens ont succédé les honnêtes gens médiocres. Ceux-là ne se piquent point d’avoir du génie ; ils ont réduit en catéchisme la métaphysique de leurs maîtres en la mettant à la portée du commun des mortels. Ils sont peuple, c’est au peuple qu’ils s’adressent et le peuple les écoute. Ce ne sont ni des virtuoses à arpèges, ni des dialecticiens exécutant des exercices de haute école ; ce ne sont pas non plus des cuisiniers habiles à faisander le gibier et à lier une sauce verte ; ils mangent le gibier et les sauces que d’autres ont préparés pour eux et ils les mangent avec conviction. Ils sont simples dans leurs allures et dans leur langage comme des évangélistes ; on reconnaît tout de suite en eux des hommes qui n’ont jamais fréquenté les boudoirs et qui ne possèdent aucun cottage dans les environs de Londres. Ils sont forts de leurs bonnes intentions, ils sont loyaux et sincères. M. Liebknecht, député au Reichstag, est sincère dans l’admiration qu’il porte a la commune et aux communards ; son collègue, le tourneur Bebel, est également sincère dans sa croyance en l’âge d’or que le communisme inaugurera sur la terre. M. Most lui-même, le relieur-tribun, le Mirabeau des brasseries de Berlin, croit très sincèrement qu’il est en état d’enseigner l’histoire romaine à M. Mommsen. Quand le socialisme allemand veut se recommander à la faveur du public lettré, il parle métaphysique, il cite Lassalle, il cite Karl Marx, l’homme de Breslau et l’homme de Trêves. Lorsqu’il s’adresse aux petites gens, il emprunte les poumons de M. Most, et les brocs comme les canettes frissonnent de plaisir. C’est ainsi qu’il, a des amorces pour tout le monde et qu’il sert chacun selon son goût.

Je suis oiseau, voyez mes ailes ;
Je suis souris, vivent les rats !


Quels que soient le savoir-faire et l’industrie de ses chefs, le parti socialiste a besoin pour prospérer que ses ennemis fassent de grandes fautes, commettent beaucoup d’imprudences. Il porte en lui un ver rongeur, un germe de destruction ; il est de tous les partis le plus sujet aux dissensions intestines, aux déchiremens d’entrailles. Le démocrate socialiste est de sa nature peu disciplinable ; il a l’humeur sombre, l’imagination ombrageuse ; il est enclin aux noirs soupçons, il voit partout des espions, des ennemis masqués, des agens provocateurs ; se repaissant de visions, ses peurs sont aussi chimériques que ses espérances. L’aristocratie du talent lui est suspecte comme celle de la richesse, et la supériorité de l’esprit est un joug qu’il subit à regret ; il mâche toujours son frein. Ne connaissant pas les chemins qui mènent à la terre promise, il doit s’abandonner, les yeux fermés, à la sagesse de son guide ; mais au moindre caillou qui le fait broncher, il lève son bandeau et s’écrie qu’on le trompe. Il se défie de tout le monde, surtout de ses chefs, et il ressent par intervalles un violent désir de les dévorer, Une mort précoce déroba Lassalle à l’ingratitude de ses acolytes ; on le soupçonnait déjà d’entretenir de secrètes intelligences avec M. de Bismarck. A combien d’imputations calomnieuses son successeur Schweitzer n’a-t-il pas été en butte ! Ce riche héritier d’une famille patricienne de Francfort s’était fait démagogue pour se procurer le seul genre de plaisirs et d’émotions qu’il n’eût pas encore savourés. Bien lui en prit d’opérer à temps sa retraite et de se faire auteur dramatique ; ce métier est difficile aussi, mais moins dangereux ; un parterre vous siffle quelquefois, il ne vous mange pas. Schweitzer a eu tous les bonheurs, il est mort sans avoir été ni mangé ni sifflé. Le démocrate socialiste n’a pas besoin de preuves pour condamner ceux qui excitent ses ombrages ; quelqu’un a remarqué qu’on trouverait plus facilement une date dans une lettre de femme que dans une brochure communiste. D’honorables tribuns, au cerveau étroit, mais aux mains pures, ont été accusés d’avoir gaspillé les deniers des travailleurs. Certains amis du peuple n’ont-ils pas insinué que M. Liebknecht était un espion autrichien, que M. Bebel recevait une subvention des princes dépossédés ? L’imagination dévergondée des grands et des petits Marats ne se refuse jamais rien. C’est surtout au parti du socialisme militant que s’applique l’apologue de Menenius Agrippa, ou plutôt ce parti est un corps toujours en querelle avec sa tête parce qu’il la soupçonne d’être à la solde des puissances étrangères ; aussi en change-t-il toutes les années, ce qui n’est bon ni pour la santé ni pour la conduite des affaires.

Quand le parti socialiste, en dépit de son indiscipline naturelle, acquiert une puissance dangereuse, il faut en conclure que les circonstances lui sont propices, que la société elle-même seconde ses entreprises ou par son apathie ou par une secrète complicité, et qu’il règne dans les classes instruites et possédantes certains courans d’idées, certaines maladies d’esprit dont l’ennemi profite. Le socialiste ne peut rien, quand le bourgeois ne lui vient pas en aide. M. Bamberger a signalé dans ses intéressans articles quelques-unes de ces maladies bourgeoises qui favorisent les succès de la démocratie sociale. Il y a d’abord le pessimisme, cette épidémie qui sévit, comme on sait, parmi l’aristocratie pensante de l’Allemagne. Depuis Thalès jusqu’à Hegel, les philosophes avaient eu bien des dissentimens, mais ils s’accordaient tous à reconnaître que c’est la raison qui a créé l’univers et qui le régit. En ce qui concerne le gouvernement du monde, ils avaient toujours été ministériels ou centre-droit ; les plus chagrins d’entre eux, les plus frondeurs, faisaient partie de l’opposition dynastique, ils attaquaient les ministres, ils épiloguaient sur les budgets, ils ne disaient pas un mot qui pût discréditer la couronne. Les nouveaux philosophes allemands sont en pleine insurrection, ils déclarent que le monde est une institution absolument déraisonnable et radicalement mauvaise ; ils voient dans la nature le produit d’un instinct aveugle, et dans l’histoire le jeu de l’ignorance et du hasard. Est-ce la peine de défendre contre des boute-feux un état de choses qui laisse tant à désirer ? Ce qu’on mettra à la place vaudra peut-être mieux. Un autre malheur de l’Allemagne, malheur fort enviable, semble-t-il, c’est qu’on trouverait difficilement un pays où la demi-instruction, la demi-culture de l’intelligence soit plus répandue. Les demi-savans, die Halbgebildeten, y abondent, et les demi-savans ont quelquefois l’esprit très faux ; ils en savent assez pour prendre intérêt aux questions, ils n’en savent pas assez pour juger sainement. On rencontre dans le Wurtemberg, en Prusse, beaucoup d’instituteurs primaires dont le mérite est supérieur à leur condition et dont l’orgueil est supérieur à leur mérite. Comme le dit fort justement M. Bamberger, on a si souvent répété au maître d’école que c’était lui qui avait gagné la bataille de Sadowa, qu’il a fini par n’en plus douter et que ses prétentions n’ont plus de bornes. Il s’attribue une mission de législateur, il se croit appelé à tout réformer, à tout refaire, il le prend de haut avec la société, il la régente, il lui donne le fouet, il est persuadé que rien n’ira bien s’il ne s’en mêle ; il se figure qu’il est un Moïse et que son pupitre est un mont Sinaï.

Une erreur non moins féconde en résultats funestes est l’idée fort exagérée et un peu superstitieuse qu’on se fait en Allemagne des attributions, des prérogatives, de la compétence de l’état. On l’y considère comme une sorte de divinité, exempte de toutes les faiblesses, de toutes les ignorances humaines, douée d’une sagesse et d’une moralité vraiment surnaturelles. Si elle n’exauce pas toutes les prières qu’on lui adresse, si elle ne détruit pas en un tour de main tous les abus, ce n’est pas impuissance, c’est mauvais vouloir de sa part, et il faut la traiter comme le paysan calabrais traite son saint, qu’il fouette outrageusement pour le contraindre à opérer des miracles. Il est très vrai, Comme le remarque M. Bemberger, que lorsqu’on parle du gouvernement, c’est le plus souvent pour en médire, pour lui reprocher ses erreurs ou ses maladresses, mais qu’on parle en se signant de l’état et qu’on lui attribue l’omnipotence et l’omniscience, sans faire la réflexion que d’ordinaire l’état est représenté par un gouvernement. Les Allemands du nord surtout sont disposés à attendre monts et merveilles de cet être impersonnel, impeccable, infaillible qu’on appelle l’état. Dieu sourd et infirme, tu ne les écoutes guère ! Ils lui demandent de savoir la médecine mieux que les médecins et d’apprendre la chimie aux chimistes. Ils lui demandent encore de travailler, toute affaire cessante, à réformer le théâtre allemand, en ouvrant une école où il formera des dramaturges, des vaudevillistes, et leur enseignera par raison démonstrative les principes de la composition dramatique. Tel économiste de Berlin le sollicite par surcroît de confisquer la propriété immobilière dans les grandes villes ; c’est à lui de loger convenablement les particuliers, peut-être s’occupera-t-il aussi de procurer à ses locataires des concierges irréprochables, à moins qu’il ne s’oblige à leur tirer lui-même le cordon. Tel autre économiste lui représente que la bière brune ou blanche est devenue bien mauvaise et le met en demeure de fonder des brasseries pour en fabriquer de potable. Quelle terre de bénédictions serait l’empire germanique, si l’état s’y faisait chimiste, architecte, logeur et brasseur, si on y buvait de la bière d’état, si on y voyait jouer des mélodrames et des vaudevilles d’état, construits selon des règles délibérées en séance plénière par le Bundestag, votées après trois lectures par le Reichstag. Mais ce n’est pas assez que l’état fabrique de la bière et des pièces de théâtre, on exige encore qu’il se fasse fabricant de bonheur, qu’il en ait à donner à tout le monde et qu’il le répartisse en mesurant à chacun sa dose selon son mérite et ses mœurs. — « Le maître d’école qui a gagné les batailles de Sadowa et de Sedan, lisons-nous dans l’une des meilleures pages de M. Bamberger, soupire après le jour où l’humanité tout entière viendra s’asseoir sur des bancs ; chacun récitera sa leçon et fera corriger ses devoirs, après quoi on lui assignera sa place. On a prétendu que l’état imaginé par nos socialistes serait une caserne ; ce serait plutôt une maison d’éducation, un grand pensionnat. Ce rêve n’est pas sorti du cerveau d’un officier, on y reconnaît la marque d’un instituteur primaire. »

M. Bamberger a passé soigneusement en revue les erreurs bourgeoises qui conspirent avec l’utopie communiste et lui font la courte échelle, il a noté les circonstances qui expliquent l’étonnante fortune du socialisme et la rapidité de ses progrès. Peut-être son énumération est-elle incomplète ; peut-être aux causes qu’il a signalées en faut-il ajouter d’autres, qu’il lui répugnait de constater. Il a dit leur fait aux pessimistes, il a dit leurs vérités aux maîtres d’école, à certaine catégorie de professeurs aussi bien qu’à ces conservateurs bornés qui prennent leurs passions pour des principes. N’avait-il rien à dire aux libéraux, ses amis et ses confrères ?

Le grand essor du socialisme allemand date de la fondation de l’empire. Jusqu’alors il était en proie à de haineuses divisions qui paralysaient ses forces ; il se partageait en deux écoles. L’une se réclamait de Lassalle, qui n’a jamais été communiste dans le sens rigoureux du mot ; l’auteur du Système des droits acquis voulait que l’état ouvrît des crédits illimités aux sociétés coopératives, il le tenait quitte du reste ; ajoutons qu’il est toujours demeuré patriote, qu’il s’intéressait à la grandeur de l’Allemagne. Au contraire, l’école qui reconnaissait pour son chef M. Karl Marx était communiste comme lui et comme lui cosmopolite. En 1875, la réconciliation s’est faite, et c’est M. Karl Marx qui a eu raison de Ferdinand Lassalle ; le communisme cosmopolite a triomphé du patriotisme coopératif. Les deux armées ont confondu leurs rangs, leurs intérêts et leurs haines ; nous ne dirons pas que le parti ne soit qu’un même cœur, mais il n’a qu’une bourse, qu’une devise, qu’un drapeau, qu’un cri de guerre, et il n’aurait qu’un dieu, si ses principes lui permettaient d’en avoir un.

Les plus puissans auxiliaires du socialisme sont les espérances trompées et toutes les espèces de mécontens. L’empire germanique, fondé avec tant d’éclat, a-t-il tenu toutes les promesses de son avènement ? Quand il apparut dans sa gloire, les philosophes le célébrèrent, et les poètes accordaient leur lyre pour le chanter. Émus d’enthousiasme, ils s’écriaient comme Balaam ; — « Que tes tentes sont belles, ô Jacob ! que tes pavillons sont agréables à voir, ô Israël ! » Aujourd’hui les poètes se taisent, les philosophes se plaignent, et les journaux les plus enclins à tout approuver confessent que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des empires possibles. Nous ne parlons pas des cinq milliards, de cette pluie d’or qui n’a fécondé aucun sillon, qui n’a pas fait mûrir un seul épi, de cette richesse tombée du ciel qui n’a enrichi personne. Mais les institutions ont-elles produit jusqu’à ce jour les fruits savoureux qu’on s’en promettait ? On a découvert qu’elles étaient fort défectueuses, et on s’occupe perpétuellement de les corriger, de les amender. La machine crie, on la graisse tous les jours, elle crie encore, on s’adresse au mécanicien, on le conjure d’aviser, il déclare qu’il faut à tout prix diminuer les frottemens, mais il n’a que des expédiens à proposer. Les frottemens, la crise, voilà les deux mots qui depuis près de trois ans ont le plus de cours dans la langue politique de l’Allemagne.

Quand finira la crise ? répète-t-on tous les matins, et la crise ne finit pas. Ce n’est pas la loi sur la suppléance du chancelier de l’empire qui apportera la solution désirée ; ce n’est encore qu’un expédient, et cet expédient ne satisfait personne, hormis l’inventeur. Suppléer M. de Bismarck, c’est se réduire à la condition d’homme-lige ; aussi a-t-il de la peine à se procurer des suppléans, et il reconstitue péniblement le ministère prussien qu’il a si facilement disloqué. Le comte Eulenburg, M. Camphausen, M. Achenbach, sont partis, et on se fait tirer l’oreille avant de recueillir leur succession. M. de Bismarck disait l’autre jour, dans un moment d’impatience, qu’il faudrait bientôt faire une loi de recrutement pour obliger les gens à accepter des portefeuilles. On n’en viendra pas là, il y aura toujours des amateurs de portefeuilles. Un journal allemand remarquait à ce propos que, si le chancelier de l’empire annonçait à son de trompe que telle nuit il fera faire dans Berlin par ses agens des descentes domiciliaires pour se procurer des suppléans, cette nuit-là plus d’un homme politique aurait soin de laisser sa porte ouverte, et ce journal citait parmi les hommes politiques les plus empressés à ne pas tirer leur verrou M. Bethusy-Huc, M, Braun, M. Löwe, M. Bamberger lui-même. Non, il ne se fera point de descente domiciliaire, les députés peuvent dormir tranquilles, on ne viendra pas les chercher dans leur lit, et M. Bamberger, nous le regrettons, ne sera pas ministre de sitôt. La Prusse sera gouvernée une fois de plus par un cabinet de bureaucrates ; mais ce cabinet ne sera pas une solution, et pendant longtemps encore on entendra parler de la crise, vilain mot dont la musique n’est agréable qu’aux oreilles socialistes.

Si on demandait à MM. Liebknecht et Bebel quels sont les événemens de ces dernières années dont ils ont tiré le plus de profit, eux et leurs coreligionnaires, ils répondraient probablement qu’ils doivent la meilleure partie de leurs succès aux fautes commises par le parti libéral, à l’inconsistance de sa conduite, à ses éternelles oscillations. Le libéralisme sérieux et conséquent est l’ennemi que redoutent le plus les socialistes, le seul qui puisse les combattre pied à pied et les tenir en échec. Malheureusement les nationaux-libéraux, par la fatalité des circonstances, ont suivi une politique incertaine, louvoyante, un peu louche, qui a diminué leur prestige, affaibli leur autorité, compromis leur influence et leur crédit. Partagés entre leurs principes et la crainte de déplaire au chancelier de l’empire, ils ont tâché, sans y réussir, de ne se brouiller ni avec leur conscience ni avec M. de Bismarck ; Ils tenaient souvent le langage d’un parti d’opposition, ils votaient d’habitude comme un parti ministériel. À la fois dociles et épineux, ils irritaient l’homme nécessaire par leurs chicanes et finissaient par accorder de mauvaise grâce ce qu’il leur demandait ; ils se croyaient du caractère, parce qu’ils avaient, comme la perche blanche, beaucoup d’arêtes et qu’en les avalant M. de Bismarck a failli plus d’une fois s’étrangler. En définitive, ils ont fait toutes les concessions, on ne leur en a pas fait. Ils baptisaient leur système de conduite du beau nom de politique réaliste, il a paru au public que c’était tout simplement de la politique de complaisance. Un historien, qui sait le monde aussi bien que l’histoire, nous disait un jour que c’est une bonne chose pour un jeune homme d’avoir été pendant quelques années le secrétaire d’un homme de génie, que c’est le plus instructif des apprentissages, mais qu’il importe beaucoup de ne pas le faire durer trop longtemps, sous peine de prendre à jamais le pli de la soumission et de ne plus pouvoir se redresser. Il ajoutait : « Quand la chaussure s’est éculée, en voilà pour la vie. » Les nationaux-libéraux ressemblent un peu à ces jeunes gens qui sont restés trop longtemps les secrétaires d’un homme de génie ; ils ont pris bon gré, mal gré le pli de la soumission, la chaussure du parti s’est éculée, et en voilà pour la vie. Hélas ! la jeunesse a passé, le front s’est dégarni, l’espérance s’est envolée et les réflexions moroses sont venues sur le tard, sans ramener l’autorité compromise. Et quel fruit ont retiré les libéraux de leurs pénibles complaisances, de leur dur vasselage ? De nouveau leur attente vient d’être déçue ; ce ne sera pas M. de Bennigsen, ce sera le comte Stolberg qui aura l’honneur de devenir vice-chancelier de l’empire et vice-président du conseil des ministres de Prusse. M. de Bismarck l’avait toujours dit, il n’aime que les bismarckiens sans phrase.

Il ne faut être injuste pour personne. La question sociale n’est pas seulement une question d’estomac, eine Magenfrage, comme disait Lassalle. Si le socialisme ne travaillait qu’à mettre en liberté le sauvage ou la bête que tout civilisé porte au fond de ses entrailles, s’il ne s’adressait qu’aux appétits, il n’exercerait aucun empire sur les esprits élevés, sur les âmes généreuses. Il a son idéal, lui aussi, il s’est fait redresseur de torts, et il n’y en a que trop à redresser dans ce pauvre monde. Ce qui fait sa force, c’est que les libéraux lui abandonnent trop souvent le soin de plaider de nobles causes, auxquelles ils sont devenus infidèles. Il est seul aujourd’hui à dénoncer les abus du militarisme, véritable plaie d’Égypte dont souffre l’Allemagne et qui l’atteint dans sa richesse, dans son bien-être, sans qu’elle ose s’en plaindre. Il est seul à protester contre les grandes iniquités de l’histoire, contre l’idolâtrie du succès, contre les guerres de conquête, contre les violences de l’épée. Au mois de septembre 1870, des socialistes furent chargés de fers, traînés sur les grandes routes comme des malfaiteurs et enfermés dans une forteresse. Avaient-ils réclamé le partage des biens ? Non, ils demandaient au lendemain de Sedan que leur pays fît une paix honorable avec la France et reconnût à deux provinces conquises le droit de disposer d’elles-mêmes. La sainte justice était avec eux ce jour-là sur les grands chemins, elle les a aidés à traîner leurs chaînes. C’est pour avoir commis le même crime que M. Liebknecht s’est vu condamner à deux années d’emprisonnement, qui ne l’ont point converti. Toutes les fois qu’il a eu dans le Reichstag l’occasion de frapper d’anathème les annexions brutales, il a trouvé de nobles paroles, des accens chaleureux, et il a dû se dire : Quelle vertu est entrée en moi et me rend éloquent ?

L’auteur d’une brochure récemment parue sur les Partis dans l’empire allemand affirme avec raison qu’il n’est pas au pouvoir du communisme, quoi qu’il fasse, de troubler l’ordre public en Allemagne, que toute entreprise violente qu’il tenterait serait bientôt réprimée, mais qu’il est un ferment, une cause de malaise, une complication politique du caractère le plus fâcheux. Sa conclusion est que la démocratie sociale doit être regardée comme une maladie d’enfant de l’empire germanique et qu’il faut traiter les maladies d’enfans avec beaucoup de soin pour qu’elles n’aient pas de suites pernicieuses[4]. Le meilleur moyen, pensons-nous, de combattre la démocratie sociale serait que certains gouvernemens, qui font de la politique révolutionnaire aussi souvent qu’ils y trouvent leur compte, s’abstinssent à l’avenir de donner aux peuples de néfastes exemples, peu propres à développer en eux le sentiment du droit et le respect de la justice. Peut-être aussi les socialistes perdraient-ils beaucoup de leur crédit, si désormais les libéraux leur disputaient l’honneur de rappeler à l’Europe d’immortelles vérités, qui, méconnues des sages, se sont réfugiées chez les fous, dont elles font prospérer l’industrie.


G. VALBERT.

  1. Die deutsche Rundschau : Deutschland und der Socialismus, n° du 5 février et du 6 mars 1878.
  2. Die deutsche Socialdemokratie, von Franz Mehring. Bremen, 1877, page 126.
  3. Socialismus, Socialdemokratie und Socialpolitik, von Adolf Held. Leipzig, 1878.
  4. Die Parteien im deutschen Reich, von R. Bredt. Leipzig, 1878. Page 56.