Le Parti socialiste/Livre I/Chapitre 8


CHAPITRE VIII


Comment la séparation de la justice et de l’État est la garantie suprême de la liberté.


Nous avons insisté longuement sur ce sujet. Mais c’est que c’est dans l’institution judiciaire que réside la base même de la liberté.

Tous les changements que l’on pourrait apporter dans les lois, dans les constitutions, dans la forme du gouvernement seraient vains, s’il n’y avait pas une institution judiciaire indépendante, capable de protéger les citoyens contre les attentats du despotisme et de l’arbitraire, d’où qu’ils viennent, capable de leur garantir la jouissance des droits inaliénables et imprescriptibles dont la consécration a été la grande conquête de la Révolution.

Il ne faut pas oublier que la vie de l’humanité est une lutte constante, une lutte pour la civilisation et le progrès ; une lutte pour l’affranchissement et l’indépendance qui sont les conditions essentielles de la civilisation et du progrès ; que cette lutte est engagée contre la nature, mais aussi contre le despotisme gouvernemental, dont le calcul a toujours été de confisquer à son profit les résultats obtenus par le peuple ; que le despotisme autocratique de l’ancien régime s’est reconstitué dans le parasitisme des classes gouvernantes.

Tous les efforts pour l’affranchissement social, pour le développement intellectuel et moral du peuple, attaquent indirectement au moins le privilége des classes gouvernantes ; il résulte de là que tous ces efforts leur sont suspects. Si les citoyens qui se dévouent à l’œuvre de l’initiation du progrès social ne sont pas garantis, s’ils n’ont pas la sécurité en même temps que la liberté, aucune action soutenue, aucun résultat sérieux n’est possible. Les lois destinées à assurer un développement plus grand de la liberté, ne sont que des piéges et se retournent fatalement contre le but de leur institution.

C’est ainsi que la loi sur le droit de réunion, même restreinte et arbitraire comme elle l’était, a pu paraître aux citoyens de bonne volonté et de bonne foi, un moyen d’échanger leurs idées, de préparer, comme le gouvernement paraissait les y convier, l’amélioration sociale, la transformation du sort des travailleurs et des conditions du travail. Mais les dernières poursuites nous ont appris que la pratique de cette loi a servi à la police à dresser des listes de suspects ; et nous avons vu avec stupeur que l’on reprochait à des citoyens, non pas seulement d’avoir pris part aux discussions des réunions publiques, mais encore d’y avoir assisté et d’avoir prêté leur nom pour faire les déclarations préalables exigées par la loi.

C’est une chose terrible, qui rien que d’y songer nous donne le frisson, que la facilité avec laquelle des citoyens sont privés de leur liberté sur des dénonciations ou des suspicions de police, trop heureux encore quand ils peuvent en être quittes pour une longue et pénible détention préventive, et quand ils ne se trouvent pas enveloppés dans une de ces accusations si vagues de complot, de sociétés secrètes ou d’intelligences à l’intérieur, auxquelles les plus innocents n’ont aucune certitude d’échapper, et dont la conséquence était, naguère encore, outre des peines rigoureuses, la perspective toujours imminente de la transportation à Cayenne, par simple mesure administrative.

Les abus odieux et monstrueux, auxquels peut donner lieu un semblable état de choses, destructeur de toute sécurité en même temps que de toute liberté, ne seraient pas possibles s’il y avait des juges indépendants et responsables, élus par le peuple et assistés dans toutes leurs opérations, de jurés émanant véritablement du peuple, qui prononceraient sur le fait de façon qu’il ne reste aux juges qu’à appliquer la loi, et à faire respecter les principes souverains qui doivent dominer la loi.

Car il faut que les libertés essentielles, la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association, soient mises une fois pour toutes à l’abri de toute contestation, à l’abri des coups d’État et des révolutions, et que leur jouissance soit garantie aux citoyens aussi bien contre les attentats des législateurs que contre ceux du gouvernement ; il faut que tous les principes constitutionnellement acquis, tels que le suffrage universel par exemple, soient pareillement garantis ; il ne faut pas que ces principes puissent être remis perpétuellement en question. Telle est la mission élevée qui doit appartenir à l’institution judiciaire.

Si les juges sont irresponsables, s’ils forment une classe dans la nation, au lieu d’émaner directement du peuple et d’être en rapports directs et intimes avec les justiciables, toutes les lois, toutes les dispositions et toutes les garanties légales seraient vaines ; car il n’existe aucun moyen d’assurer leur exécution.

C’est ainsi que toutes les dispositions inscrites dans notre législation pour garantir la liberté individuelle des citoyens, sont devenues lettres mortes.

On les signale dans nos codes à l’admiration des étrangers qui s’en vont proclamant que nulle part la liberté individuelle n’est entourée de garanties plus grandes qu’en France.

Mais en réalité que deviennent ces garanties ?

Elles sont méconnues tous les jours dans les pratiques ordinaires de la justice, et nous en sommes venus à les oublier nous-même en face de l’impossibilité où nous sommes placés d’obtenir leur exécution rigoureuse.

Quel recours ont les citoyens contre les arrestations arbitraires, faites sans mandat régulier ?

Quel recours contre les violences et les brutalités des agents de police ?

Car tous les démentis jetés du haut de la tribune du Corps législatif, ne peuvent pas en imposer à ceux qui ont jamais assisté aux charges faites sur des citoyens paisibles, par ces agents de police que M. le ministre de la justice, Émile Ollivier, appelle « d’admirables citoyens, dont on ne peut parler qu’avec respect[1] ! »

Sans même remonter aux dispositions protectrices de nos codes tombées en désuétude par suite du parti-pris des magistrats de n’en tenir aucun compte, qu’il nous suffise de rappeler qu’une loi a été faite le 14 juillet 1866, ayant pour objet spécial et déterminé d’alléger les rigueurs de la détention préventive et d’étendre la mise en liberté provisoire, avec ou sans caution, à tous les cas où la détention préventive n’était pas rigoureusement indispensable.

Quel compte ont tenu les magistrats des intentions formellement exprimées du législateur[2] ?

Absolument aucun.

Ainsi la liberté des citoyens trouve son plus grand péril là où elle devrait trouver sa garantie suprême !

Voilà pourquoi il n’y a point de liberté en France.

Voilà pourquoi la réforme la plus indispensable, la plus impérieusement requise est la réforme de l’organisation judiciaire.

C’est dans l’institution judiciaire que doit être le véritable boulevard de la liberté.

Que si la France n’est pas capable de s’élever à l’intelligence de cette réforme, il faut désespérer de la liberté en France.

C’est que l’esprit public et le sentiment de la liberté sont irrévocablement perdus chez nous.

Mais nous nous refusons à admettre une semblable hypothèse, et nous allons montrer comment, la liberté étant ainsi garantie, son exercice peut et doit d’une part modifier les abus du gouvernement qui s’opposent à l’expansion de l’initiative individuelle, et, d’autre part, réaliser des transformations sociales qui substituent à l’état actuel d’antagonisme et de misère, un ordre réparateur reposant sur la solidarité universelle et le bien-être universel.

  1. Séance du Corps législatif du 8 février 1870.
  2. M. Mathieu, rapporteur de la commission, disait dans la séance du 28 mai 1866 : « Nous avons cru qu’il était nécessaire de faire pénétrer dans l’esprit un peu rebelle, à notre sens, de la magistrature ce principe que la société devrait être désarmée, là où elle pourrait l’être sans péril pour la sûreté de tous ; qu’il fallait de plus en plus élargir le droit individuel, et, autant que possible, s’abstenir de la détention préventive.... Nous avons pensé qu’en inscrivant dans la loi le droit à la liberté dans certains cas, il y aurait de la part du législateur une telle volonté exprimée que la magistrature, qui a conscience de ses devoirs et qui sait les remplir, s’inspirerait enfin du sentiment révélé par la loi nouvelle ; qu’en dehors des textes de la loi même, l’idée de la liberté provisoire s’emparerait de la pratique et des faits.