Le Parti libéral et le Mouvement européen

LE
PARTI LIBERAL
ET
LE MOUVEMENT EUROPEEN

Les puissances de l’Europe qui ne souhaitaient pas de changement dans la situation respective des états du continent, et qui ne tenaient pas à accélérer le mouvement de rénovation qui doit tour à tour les atteindre, comprennent-elles maintenant ce qu’elles ont fait lorsqu’elles ont laissé mettre en pièces un traité qu’elles avaient signé toutes, et mutiler par l’iniquité et la force ce royaume de Danemark de tout temps protégé par l’estime universelle ? La question du Slesvig-Holstein était, nous disait-on, locale et secondaire. Il fallait presque du courage pour oser, contre ces dédains des cabinets et l’indifférence du public, remontrer que cette question secondaire et locale intéressait l’ordre et la paix du monde, et pouvait porter dans son sein la guerre, la grande guerre, plusieurs guerres peut-être, dont nous pourrions bien n’avoir vu que la première encore[1]. C’est une question, disait un de nos ministres, où nous n’avons qu’un minimum d’intérêt, où nous trouverions, si nous voulions nous en mêler, un maximum de risque. Qu’en pense-t-il aujourd’hui ?

Notre intention n’est pas de récriminer avec amertume. On s’est trouvé en face de circonstances si graves et si compliquées, que toute résolution était difficile et hasardeuse. Les erreurs, les fautes même étaient inévitables, ou peu s’en faut. En tout cas, elles ont été partagées, et sans doute une plus grande part que la nôtre en revient dans l’origine à la puissance qui avait le plus de liberté d’action et qui a le plus craint d’en user, l’Angleterre ; car, il faut bien que cette grande nation le sache, depuis que sa politique est devenue de l’économie politique, elle s’expose à laisser plus d’un désordre s’accomplir en Europe qu’il eût été de son devoir d’empêcher. Sa responsabilité s’en accroît en raison inverse de son influence. Mais plus grave et bien plus blâmable encore a été la faiblesse de l’Autriche se jetant sur le Danemark pour jouer le jeu de la Prusse, et sacrifiant le bon droit pour qu’un autre ne fût pas seul à le violer. Elle est la plus punie, et c’est justice ; que pouvait-elle craindre à sommer la France, l’Angleterre et la Russie de faire respecter leurs signatures avec la sienne ? Enfin, presque autant que leurs gouvernemens, les nations ont des aveux à faire. C’est à elles de convenir, pour la plupart, qu’elles avaient laissé prévaloir dans leur sein l’opinion qui accepte la paix à tout prix, car c’est vouloir la paix à tout prix que de ne pas consentir à l’exposer un moment pour la sauver dans l’avenir. Si l’on s’était montré le moins du monde en humeur de risquer l’apparence d’une guerre, qu’aurait dit en Angleterre le radicalisme de Cobden et de Bright, qu’auraient dit en France les conservateurs qui craignent la guerre pour leurs intérêts, les libéraux qui la redoutent pour leurs principes ? Il faut donc juger le passé avec indulgence, non pas méconnaître, non pas taire les actes ou les omissions d’une politique imprévoyante ou indécise, mais lui épargner les rigueurs d’une critique rétrospective qui, pour être juste, devrait être générale. Tout le monde s’est trompé, excepté peut-être M. de Bismark. Encore faut-il espérer que la démocratie libérale de l’Allemagne saura bien lui montrer qu’il s’est mépris en matière grave, et qu’il a travaillé pour d’autres que lui.

Pour nous, il nous semble plus sage et plus utile, au lieu de reprocher aigrement les fautes commises, de rechercher ce qui les a fait commettre, et de rappeler à l’opinion comme au pouvoir quel préjugé funeste est celui qui nous porte à méconnaître les nouveaux signes des temps et à manquer à cette règle fondamentale de la politique pratique ; « changer à propos. »


I

Il y a des principes stables et qui sont de tous les siècles : ce sont les principes de justice. On pourrait dire qu’ils se réduisent à la justice même, principe universel dont toutes les règles politiques ne sont que des applications. C’est ce principe qui veut que, lorsqu’on a le choix des gouvernemens, on donne à tout peuple, quel qu’il soit, le plus conforme à sa dignité. Toute autre considération est secondaire et ne peut prévaloir exclusivement qu’auprès des esprits pervers ou des petits esprits ; mais le choix des gouvernemens n’est pas toujours possible. Il y a des temps de stabilité absolue où la réforme la plus sensée et la plus morale des régimes établis n’est qu’une rêveuse utopie. Il y en a d’autres, au contraire, et nous avons le bonheur laborieux de vivre dans un de ces temps-là, où il ne s’élève plus de barrières infranchissables entre les idées et la réalité, où le concours est ouvert aux nations qui peuvent à l’envi, si la persévérance ne manque pas à leurs efforts, se donner des institutions dignes d’elles, dignes de leur rang dans la civilisation générale. Dans un siècle tel que le nôtre, dans l’ère des transformations multipliées et rapides, le principe de la justice exige que la raison et l’honneur des nations soient tôt ou tard la règle de leurs institutions sociales et politiques. Ainsi le veut l’esprit de 1789, qui n’est lui-même que la première manifestation de l’esprit du siècle.

Voilà, ce me semble, la vérité permanente, fondamentale, sur laquelle il n’est pas permis de varier. L’aveuglement, la faiblesse ou l’ambition expliquent seuls la résistance, la défection ou l’hostilité de ceux qui sont restés ou devenus les adversaires de ces idées proclamées sous tant de formes diverses, et l’on nous tiendra quitte de dire ce qu’il faut penser de ceux qui, après les avoir professées à une époque quelconque, en 1815, en 1830 ou en 1848, renvoient aux faiseurs de livres l’honneur d’y rester fidèles.

Mais, cela dit, quelle diversité le temps n’apporte-t-il pas dans » la manière de soutenir, d’appliquer, de faire prévaloir ces immuables principes ! quelle succession changeante de circonstances donne un aspect toujours nouveau aux sociétés contemporaines et fait varier non le juste et l’injuste, mais le possible et l’impossible, l’opportun et l’intempestif, et prête une marche et une forme imprévues à cette force des choses toujours subsistante et tôt ou tard victorieuse ! C’est sur ce terrain des circonstances que la politique a besoin d’une clairvoyance et d’une flexibilité sans lesquelles le succès lui est la plupart du temps interdit.

Ce n’est pas qu’on doive se plier à tout, et, dès qu’une probabilité se montre, y souscrire sans examen et pousser à la roue de tous les événemens qui s’annoncent comme possibles. On peut quelquefois l’arrêter à propos. Lors même qu’une pente manifeste entraîne des sociétés rivales vers un résultat certain, il ne faut pas toujours les suivre ou les diriger dans le sens où elles vont. Quelque assuré que l’on soit du terme qu’elles atteindront un jour, il peut être d’un intérêt national de ralentir leur marche et de contrôler les moyens qu’elles emploient pour arriver à leurs fins. Autant il est nécessaire d’observer au dedans les moindres signes du cours des choses pour n’être pas devancé, autant il peut être sage de retarder au dehors des événemens même que l’on sait inévitables, et l’on est mal venu à dire pour s’excuser de tout fait accompli le mot de l’islamisme : « C’était écrit. »

Toutefois il est peut-être plus fâcheux encore de méconnaître les arrêts de la nécessité et de se désoler ou de s’indigner des effets, parce qu’on a ignoré les causes. Il serait injuste de reprocher aux gouvernemens seuls de fermer les yeux aux diverses faces des temps dont parle Bossuet. Tous les partis, et nous tous, nous sommes enclins à prêter au cours des choses l’uniformité de nos idées et la persistance de nos préjugés. Si les événemens dont l’Europe est le théâtre depuis vingt ans ont contrarié les vues et assombri les pronostics de tant de sages qui ne s’en consolent pas, c’est en partie parce que ces sages ont laissé échapper, sans les remarquer, les signes avant-coureurs de ces événemens. On ne pardonne guère à ce qu’on n’a pas prévu, et, chose plus grave, on n’y pourvoit guère. Il faut donc suivre avec vigilance la marche des faits qui préparent l’avenir ; et, au lieu de se refuser à concevoir que ce qui a, duré ne dure pas toujours, se tenir prêt à saisir le moment où le monde tournant sur son axe entre dans une phase nouvelle.

En France, nous ne sommes peut-être pas les gens les plus habiles à bien juger de ce qui se passe ou de ce qui s’annonce à l’étranger. Nous nous faisons trop de bruit à nous-mêmes. Notre personnalité nationale, si je puis ainsi parler, nous absorbe, et cette préoccupation a été de nos jours tristement aggravée par deux événemens dont le souvenir a successivement pesé sur nous, le désastre de 1815 et la révolution de 1848.

La situation générale de l’Europe a été longtemps réglée par les traités de 1815. On en parle assez pour que l’importance en soit un fait évident. Cependant ces traités eux-mêmes ne sont que l’effet d’un événement plus important encore, le plus considérable sans contredit du XIXe siècle, le renversement à main armée de l’empire. C’est l’empire en périssant qui nous a légué les traités de 1815. C’était la défaite de la France dans sa lutte contre l’Europe entière, et son affaiblissement pour un temps qui devait toujours être trop long. Sans doute la coalition qui avait triomphé en 1814 n’était pas, quoi qu’on en ait dit, la même que la coalition formée contre nous à la fin du dernier siècle. Celle-ci, dirigée non-seulement contre les excès, mais contre les principes de la révolution française (car les ennemis de la convention nationale avaient commencé par mettre Lafayette dans un cachot), s’était réjouie de trouver dans quelques provocations insensées un argument, un prétexte à l’appui de l’insolente prétention de venir chez nous régler nos affaires. Dieu n’a pas voulu cependant que, tant que la révolution seule fut en jeu, elle succombât dans la lutte. Défendue par elle-même, sans autre protection que celle du peuple qu’elle venait affranchir, elle a résisté. Honneur à elle ! Quoi qu’elle ait pu faire, elle a du moins sauvé la patrie.

Il n’en devait plus être ainsi du jour où l’esprit de la révolution eut fait alliance avec un autre esprit. Le consulat n’était pas nécessairement le terme de la liberté ; on peut donc dire que jusqu’à la bataille de Marengo la situation de la France en Europe n’avait pas changé, et que la guerre s’était faite pour la même cause ; mais après 1800 cette cause cesse peu à peu d’être la seule ou même la principale que nous ayons à défendre.

Les calculs vastes et profonds d’une politique personnelle, les vues d’une ambition grandiose, l’amour immodéré de la gloire et la passion des luttes du génie et de la fortune deviennent de plus en plus la raison et le but des batailles. Sans doute une nation ne se transforme jamais entièrement. Tous ses souvenirs ne s’effacent pas dans une inclination nouvelle, et la France, en se jetant dans les bras d’un séducteur tout-puissant, n’avait pu oublier onze années d’obéissance à ses propres inspirations. La dictature, lorsqu’elle est déposée en d’habiles mains, n’a garde de négliger tout ce que l’esprit public conserve du passé, si elle y trouve pour elle-même des moyens de force et d’action, et l’empire ne s’abstint pas de rappeler dans l’occasion à l’étranger que les couleurs de son drapeau étaient celles de la révolution. Toutes les fois que sa puissance n’en a pas dû souffrir, il a fait marcher quelques-unes des idées de 89 à la suite de ses victoires. Ainsi des peuples excédés du fardeau d’un ancien régime immobile ont pu accueillir à sa voix le changement pour l’amour du changement même, et applaudir à quelques réformes inspirées par l’esprit moderne, encore qu’imposées par la victoire. On a pu leur persuader que, par une nécessité temporaire, la révolution s’était faite homme ; mais plus le temps a duré, plus l’illusion s’est dissipée, et non-seulement les peuples désabusés, mais les rois eux-mêmes, les rois, naturellement plus enclins à la haine de la révolution que du pouvoir absolu, ont compris que le pouvoir absolu était capable aussi de les inquiéter sur leur trône et de bouleverser l’ordre européen. Ils ont fini par le redouter pour leur compte, et tandis qu’ici l’esprit de liberté, là l’esprit de nationalité soulevait leurs sujets contre lui, ils ont adopté, flatté du moins ces sentimens d’indépendance pour les rallier à leurs drapeaux et marcher au nom des peuples contre le restaurateur de la monarchie dans la patrie de Louis XIV. A la fin de la guerre, on ne sait si de bonne foi les absolutistes de l’Europe ne croyaient pas avoir combattu pour la liberté. Je me souviens d’avoir lu au bas d’un portrait de Blücher, tirant son épée, ces mots étranges : for freedom.

Et en effet on ne pourrait soutenir que l’esprit qui domina en 1814 fût essentiellement, exclusivement illibéral. C’est le temps où l’empereur Alexandre, qui fut près un moment d’être le maître du monde, et dont l’esprit élevé portait sa noblesse jusque dans ses artifices, s’attachait à parer sa victoire des couleurs populaires. On le vit écouter avec complaisance les vétérans de la révolution, et il n’est pas certain que sans lui leurs vœux eussent obtenu la satisfaction relative d’une charte, précieux et insuffisant dédommagement de nos pertes et de nos douleurs.

Ce que 1814 laissait de compensations et d’espérances ne devait pas subsister en entier après 1815. Déjà les restaurations avaient commencé à laisser voir les maux secrets qui devaient les miner et les perdre. La confiance était ébranlée ; les peuples se reprochaient des illusions. Cependant on peut croire que, laissés à eux-mêmes, et par leurs propres forces, ils auraient fait prévaloir le bien sur le mal et développé au dedans comme au dehors de la France ces germes de libéralisme que les événemens de 1814 avaient respectés. Le sort en disposa autrement. On n’a pas eu tort de dire que le retour de l’île d’Elbe était le plus grand malheur qui pût arriver à l’empereur et à nous. Sa gloire à lui n’y a point gagné, et son bonheur… Pendant six années d’une indigne captivité, quel tourment que cette pensée toujours présente : l’indépendance de la France a péri une seconde fois dans mes mains ! Et la France, pour elle aussi quelle date funeste que Waterloo ! En 1815, elle avait la répétition de ses revers sans aucun des tempéramens, aucune des consolations de l’année précédente. L’empereur, pour remonter sur le trône, avait dû retraverser le peuple. D’un coup d’œil sûr, il avait aperçu le changement profond des besoins et des idées, et soit illumination d’un esprit détrompé des chimères de la toute-puissance, soit calcul d’un esprit résigné aux concessions nécessaires, il avait voulu attirer à lui les forces de l’opinion libérale. Au moins reprit-il, autant qu’il lui fut possible, ces enseignes de la liberté si longtemps voilées ou proscrites, et la coalition formée contre une dictature conquérante put se rajeunir de vingt ans et se croire la continuatrice des coalitions contre-révolutionnaires ; elle confondit l’empire avec les régimes que l’empire avait renversés, l’impérialisme avec le libéralisme, et ce funeste génie de 1815, qui devait compromettre une à une toutes les monarchies du continent, inspira toutes les résolutions, suggéra tous les traités, devint l’âme de la sainte-alliance. C’est lui qui plus tard et successivement à Carlsbad, à Troppau, à Laybach, à Vérone, dicta tous ces odieux manifestes des royautés infatuées contre l’esprit de leur temps et les vœux de leurs sujets.

Telle est l’œuvre de 1815 avec ses conséquences les plus significatives. C’est là ce qui a laissé dans le cœur des peuples un levain d’humiliation, de crainte et de colère que pendant quinze ans, pendant trente ans, d’heureux jours et d’heureux efforts n’ont qu’à peine amorti. La France en effet n’avait pas tardé à fermer quelques-unes de ses plaies. Elle avait su tempérer les excès d’une réaction insensée. Elle avait peu à peu regagné un terrain qu’un pouvoir plutôt timide que malveillant ne lui disputait pas toujours. Cependant au fond la situation générale était restée longtemps telle que 1815 l’avait faites. L’Europe présentait d’un côté presque tous ses gouvernemens ligués dans un effroi commun contre les aspirations des peuples, et de l’autre la France presque seule, toujours défiante et suspecte, alarmant les trônes par le spectacle de ses libertés combattues, irritée et contenue par le souvenir de ses revers, et cependant fière et menaçante de toute la puissance de ses idées et de ses exemples.

Lisez les voyages publiés pendant plus de vingt années, ils vous parlent tous le même langage. Partout ils décrivent en Europe un mécontentement sourd qui s’étend peu à peu dans les masses et mine lentement le sol sous les pieds du pouvoir. Partout ils racontent que les hommes éclairés pressentent dans un avenir plus ou moins prochain un changement de régime qui les effraie ou leur sourit, mais dont ils imputent la nécessité à l’entêtement ou à l’apathie des gouvernemens. Dans le sein de toute société, il se développe une ambition, une impatience de voir enfin, sous une forme ou sous une autre, se réaliser partout, quelque chose de la révolution française. Tout le monde n’invoquait pas la France, le patriotisme interdit quelquefois de pareils appels ; mais tout le monde avait son ancien régime dont il souhaitait avec une ardeur comprimée la chute, et réclamait des réformes entreprises au nom du droit commun. Or le droit commun, qu’est-ce, sinon la garantie écrite de quelque liberté ou de quelque égalité ? L’obstacle à l’accomplissement de ces vœux si généraux et si naturels était partout le même : c’était l’établissement de 1815, l’établissement tant international qu’intérieur, un système d’institutions et de pouvoirs formé et animé par la haine ou la crainte des souvenirs à la fois de la révolution et de l’empire.

Le grand événement de 1830 ne changea pas d’abord cet état de choses dans ses élémens essentiels. Seulement il accentua davantage tous les sentimens auxquels il venait répondre. Il donna en tout pays plus de vivacité, çà et là plus de liberté à l’expression des vœux ou des volontés populaires ; mais l’ensemble des choses fondé en 1815 subsistait en majeure partie. Vainement l’esprit qui l’avait établi était forcé de reculer sur quelques points, vainement la liberté, avec le drapeau tricolore et une dynastie nouvelle à Paris, la réforme à Londres, la révolution en Belgique, en Espagne, ailleurs encore, montrait à tous que le courant avait changé. Nicolas régnait à Pétersbourg et Metternich à Vienne ; la Prusse sauvant par ses complaisances envers la Russie ses jalousies contre l’Autriche, la confédération inerte, vaniteuse et craintive, l’Italie diversement opprimée, disaient assez qu’on ne pouvait rien espérer de décisif tant qu’une secousse inattendue ne viendrait pas montrer à l’ébranlement de l’édifice qu’il n’était pas éternel. Néanmoins, sauf quelque accident perturbateur, il pouvait se tenir debout longtemps encore, car la France, seule tentée d’y porter atteinte, ne pouvait se laisser soupçonner d’y penser, sans rallier contre elle presque tous ses anciens ennemis et donner l’alerte à toutes les sentinelles préposées à la garde de tous les anciens régimes. Il fallait des années pour rompre le charme qui la retenait encore dans l’isolement et briser les derniers nœuds des anciennes coalitions.

Le temps en effet ne cessait pas de faire son travail insensible. Par des gradations peu apparentes, il amène un déplacement de forces et d’idées qu’une sagacité supérieure aperçoit avant même qu’aucun fait saillant n’en porte témoignage. Souvent l’opinion publique s’en avise avant les gouvernemens. C’est ainsi qu’au commencement de l’année 1847 on a pu reconnaître les symptômes de quelque crise prochaine. « Les événemens mûrissaient, » comme dit Montesquieu, et il était visible que la stabilité relative de l’ordre européen touchait à son terme. Malheureusement le monde, à cette époque comme à tant d’autres, chercha en vain quelques-uns de ces hommes nés pour devancer les faits particuliers en observant les faits généraux. La prudence humaine, dans une humble inaction, laissa la lumière fortuite d’un accident brutal éclairer soudainement la scène politique.

Nous passons ici de l’ère de 1815 à celle de 1848. La révolution de février allait à son tour exercer sur nos esprits une pression qui déterminerait notre attitude et notre conduite. Tandis qu’elle ne nous faisait guère que du mal, elle traitait mieux l’Europe. Par elle, ce qu’on pouvait entrevoir depuis quelques années se manifestait à tous les yeux. On put mesurer le dépérissement de tous les établissemens de 1815, et des troubles universels inaugurèrent pour eux une situation qui dure encore ; mais de cette situation naissante la France, paralysée par sa crise intérieure, n’a rien fait ou même rien vu. Qui ne se rappelle le caractère de la révolution de 1848 ? Il était plutôt économique que politique. On s’entretenait du capital et du travail, très peu de tout le reste. Ce qui a passionné les gens, ce n’est pas la question des droits, c’est la question des salaires. Tout ce qui était international était à peu près non-avenu. Des hommes de l’époque, les aventureux ne rêvaient que socialisme, les prudens ne songeaient qu’à éviter le socialisme, et tous continuèrent à l’égard de l’Europe la politique du règne précédent, comme si les circonstances qui la motivaient étaient restées les mêmes. Bientôt, non contens de n’être que conservateurs, nous voulûmes être réactionnaires. De manière ou d’autre la force et la grandeur de la situation furent méconnues.

On sait quels événemens signalèrent l’année 1848 et une partie. de la suivante. C’est dans toute l’Allemagne et dans toute l’Italie qu’ils éclatèrent. Tous avaient le même caractère, celui d’une prise d’armes contre l’ancien régime et le régime de 1815. Ils tenaient à des causes antérieures qui ne devaient pas finir avec eux ; mais dans la brusquerie de leur explosion, dans quelques-unes de leurs formes et de leurs suites, ils accusaient leur origine immédiate : ils se ressentaient de l’influence du 24 février, et la défaveur qui s’attachait en France à tout ce qui provenait de cette source les vouait naturellement à l’aversion, tout au moins à l’indifférence du pays réputé si longtemps le protecteur-né des révolutions. L’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, avaient beau faire, elles n’obtenaient pas qu’à Paris on pensât seulement à elles, ou si l’on y pensait, c’était pour déplorer les embarras qu’elles donnaient au principe de l’autorité, ou pour coopérer à le restaurer dans son intégrité première. Peut-être était-il impossible d’échapper à cet entraînement général ; il l’était certainement d’y résister. Et grâce à cette réaction naturelle, dix-huit mois ne se passèrent pas sans que les flots débordés fussent ramenés dans leur lit. Abandonné à lui-même, n’étant ni dirigé, ni exploité, ni soutenu, le mouvement devait peu à peu s’amortir, et l’esprit conservateur respira. S’il était permis de se réjouir de la disparition des symptômes violens et des effets pernicieux d’une crise universelle, il eût été raisonnable au moins d’apercevoir qu’en rentrant dans le calme tout ne rentrait pas dans le néant, que la réaction n’avait, à parler familièrement, enlevé que le plus gros, et que les causes comme les conséquences d’une perturbation passagère subsistaient tout entières. Voilà ce que nous avons peu remarqué, et cela dans tous les partis. Des préoccupations de toute sorte, chez les uns l’arrogance de la victoire, chez les autres la douleur de la défaite, surtout la crainte d’encourir de nouvelles inquiétudes, ce besoin de ne rien savoir, de ne rien prévoir, pour n’avoir à prendre souci de rien, qui s’empare des sociétés éprises d’un énervant amour de repos, nous ont rendus quelque temps comme étrangers à l’Europe. Nous avons encore un peu de peine à comprendre ce qui y arrive, et nous montrons à certains spectacles un naïf étonnement. Il y a d’excellens esprits qui, par une rancune parfaitement concevable contre 1848 et toutes ses conséquences, ont dédaigné d’accorder une impartiale attention à tout ce qui a suivi cette date. Ils voudraient presque que tout ce qui s’est fait depuis lors ne comptât pas.

Cette exclusive fidélité à un seul point de vue n’est permise qu’à ceux qui introduisent dans les choses humaines un principe de croyance qui n’appartient qu’aux choses divines. Le légitimisme absolu, du temps qu’il existait, pouvait motiver cette indifférence systématique à tout ce qui n’était pas lui, cette immobilité au milieu du mouvement universel. Le représentant du dogme d’une incarnation politique qu’on appelle droit divin pouvait se figurer qu’il avait régné pendant dix-huit années d’exil ; mais ces fictions de la foi monarchique nous sont interdites, et nous ne devons pas nous mettre un bandeau sur les yeux pour ne pas voir ce qui nous déplaît. Les faits ne sont pas obligés de nous flatter. On dirait que les esprits honnêtes, mais faibles, ne croient pas qu’il puisse y avoir des principes stables, si tout n’est stable à l’avenant, et font abstraction de tout ce qui change, de peur de changer eux-mêmes. Or les convictions invariables doivent régler la conduite, mais non tyranniser le jugement et le rendre aveugle aux réalités qui l’entourent et le pressent. Nous nous devons à notre cause ; mais le monde est libre, et il fait ce qu’il veut.

D’ailleurs, examinées de près, ses variations sont moins grandes qu’il ne semble, et l’on peut, sans trop de difficulté, mesurer le cercle dans lequel il se meut. Quoique l’esprit du temps ait été bien souvent décrit, il est à propos de spécifier encore une fois les tendances politiques des sociétés européennes. Il faut qu’on n’ait pas assez dit ce qu’elles veulent, car, toutes les fois qu’elles en témoignent par des faits, on se récrie comme si l’on n’avait pas dû s’y attendre.

II

Il est d’abord un trait général qui caractérise notre temps. Partout, excepté dans la Grande-Bretagne, le régime féodal s’est modifié au profit et sous l’influence du pouvoir royal. Ce qui s’est passé en France et y a produit la monarchie administrative de Louis XIV n’est que l’échantillon le plus complet et le mieux réussi d’une transformation générale en Europe. Il en est résulté partout un composé d’absolutisme et d’aristocratie, un reste des débris du moyen âge amalgamé avec la civilisation du XVIIe siècle. C’est ce qui a reçu le nom d’ancien régime. Or cet ancien régime est devenu à des degrés différens antipathique à l’esprit nouveau, et en tout lieu il est attaqué, quelquefois par le pouvoir lui-même, toujours par l’opinion publique. La destruction ou tout au moins la réforme profonde de l’ancien régime, tel est l’objet vers lequel tendent, avec plus ou moins d’énergie, toutes les sociétés du continent.

Les censeurs du temps objectent que c’est là un résultat purement négatif. Il faut leur accorder que c’est dans cette œuvre de démolition, dans ce siège presque toujours terminé par un assaut, qu’il est le plus difficile d’éviter l’abus de la force, et, une fois familiarisé avec des habitudes de guerre, l’esprit de réforme risque de devenir et de rester purement révolutionnaire. Or si l’esprit révolutionnaire, comme l’a dit M. Guizot, a ses heures dans l’histoire des nations, il ne saurait régner d’une manière exclusive et permanente, et le génie politique des peuples se montre dans l’art difficile de lui faire sa part, de le contenir et de le remplacer à temps par l’esprit d’organisation et de légalité.

Cet art n’a point seulement pour objet l’établissement de l’ordre, car il y a bien des sortes d’ordre. De l’ordre, il y en a partout ; l’ancien régime lui-même était de l’ordre. L’ordre auquel tendent les révolutions modernes, c’est l’ordre dans la liberté. Tout le monde le sait, la liberté est le caractère éminent du nouveau régime auquel aspire ou parvient la société européenne. Elle est le nom commun de deux sortes de garanties qui assurent l’une la liberté civile, l’autre la liberté politique. Celle-là a besoin d’une législation qui procure aux citoyens le plein exercice de leurs facultés naturelles dans les limites du droit, celle-ci réclame un système d’institutions propres à faire intervenir la société dans son gouvernement par la presse, l’élection, la tribune, et la responsabilité du pouvoir qui agit devant le pouvoir qui délibère. Ce sont là maintenant des vérités proverbiales, niées uniquement par les gens intéressés à soutenir qu’il n’y a pas de vérités en politique. Elles sont les plus importantes et les plus élevées des idées et des passions de l’époque ; mais elles ne sont pas les seules, et l’on trouve mêlées à ces théories, dites chez nous de 89, des conséquences qui n’ont guère moins de gravité et ne méritent pas moins d’attention.

Il est évident qu’à toute société qui veut être ordonnée suivant ces principes il faut un gouvernement qui les adopte avec sincérité, un gouvernement dont les regards ne soient pas constamment tournés vers le passé, et qui vive de réforme plus que de tradition. Or cette nécessité, quelque envie que l’on ait de s’attacher aux choses plus qu’aux personnes, oblige de tenir grand compte des personnes dans les crises d’innovation, et la question, des individus ou des classes à qui l’on doit confiance, la question enfin des dynasties se pose très souvent en même temps que celle des institutions. Les dissidences naturelles sur les idées s’exagèrent et s’enveniment au contact des souvenirs et des ressentimens qui deviennent trop aisément des passions. Là encore s’ouvre une source qui mêle ses flots d’amertume au grand courant des révolutions.

Une autre conséquence de l’application des principes du libéralisme, c’est que, les derniers débris du privilège ayant fait place au droit commun, la société devienne comme un concours légalement ouvert à toutes les aptitudes, à tous les efforts, à toutes les ambitions. Cette égalité devant la loi est proprement la base de la démocratie, ou plutôt c’est la démocratie même comme on l’entend aujourd’hui, et il est impossible que de la société elle ne remonte pas dans le gouvernement. Or ces choses ne peuvent se faire, ces mots même ne peuvent être prononcés, sans inquiéter ce qui reste par tout pays de l’ancienne classification sociale. La distinction inévitable et naturelle qui subsiste entre les diverses couches d’une société en transition, entre les diverses associations d’intérêts homogènes, résiste d’instinct à ce progrès continu d’égalité. De là des oppositions de vues, des conflits presque toujours mal fondés, surtout des craintes et des défiances qui ne laissent pas toujours s’établir d’une manière inoffensive la concurrence et l’harmonie. C’est sur ce point peut-être que naît le plus facilement la lutte déplorable des préjugés et des utopies. Les systèmes prompts à éclore changent les partis en sectes, et colorent par les illusions du fanatisme le crime de la propagande à force ouverte.

Des idées telles que celles qui viennent d’être esquissées ne peuvent se répandre sans populariser en quelque sorte l’ambition. Le simple titre de citoyen s’élève, et, convoité chaque jour et plus vivement et plus communément dans les masses, il devient un objet de véritable émulation. Or une croyance assez naturelle, quoique l’amour-propre et l’imagination la suggèrent plus peut-être que la raison, nous porte à placer plus haut le titre de citoyen d’un grand état que d’un petit. La philosophie pourrait y voir un préjugé. Pour l’honneur véritable comme pour la liberté réelle, il y aurait beaucoup à dire en faveur des membres de ces communautés restreintes qui ont les premières dans l’histoire donné l’exemple du respect des droits de l’espèce humaine ; mais l’histoire aussi nous apprend quel a été la plupart du temps leur sort. Depuis des siècles, les grands états les ont traitées de façon à prouver qu’elles étaient le noble asile plutôt que l’asile sûr de l’indépendance. La guerre acharnée que leur a faite l’ambition des conquêtes, animée par la crainte de leurs bons exemples, a forcé de reconnaître que pour être libre avec sécurité il fallait être fort, et qu’un vaste territoire, de grosses finances, une armée nombreuse, sont une sauvegarde trop souvent nécessaire à la liberté qui se défend. Ces diverses causes ont produit une tendance générale à la formation de grands états par le démembrement ou l’annexion des petits. Cette tendance n’est pas innocente et salutaire à tous égards ; elle ne peut guère se passer du secours de la force. Elle sert aisément de prétexte à la violence et à l’iniquité, et lors même que ces créations d’états nouveaux sont déterminées par un but légitime et populaire, elles ne peuvent encore s’accomplir sans porter atteinte à des droits acquis, au moins à des conventions qui ont la sanction du temps. C’est encore là une des applications de l’esprit de réforme qui prêtent le plus aux empiétemens de l’esprit révolutionnaire.

Il est encore un principe qui a pris récemment un certain empire et qui fait le plus grand bruit, c’est le principe des nationalités. Il ne semblait pas au premier abord devoir naître du mouvement qui a vers la fin du dernier siècle agité l’Europe. On eût peut-être étonné les membres de l’assemblée constituante, si on leur en avait parlé. Tout prenait alors un caractère philosophique, abstrait, et la théorie des droits de l’homme et du citoyen n’a pas l’air de supposer qu’il y ait dans la société autre chose que la nature humaine. C’est depuis cinquante ans que, par un mouvement d’idées trop long à expliquer, on a fait en quelque sorte la découverte de la nationalité en tant que règle, cause, principe ou condition dans la politique pratique ; C’est une des revanches prises par l’esprit historique sur l’esprit philosophique. Une paisible révolution dans le champ de l’étude spéculative a introduit un nouvel élément, une force nouvelle au sein des réalités sociales. Le partage de la Pologne n’avait indigné nos pères, et même assez faiblement, que comme un rapt de l’ambition. De nos jours, il est surtout dénoncé à la conscience universelle comme la première violation d’une nationalité qu’on veut anéantir après l’avoir mise en lambeaux. La plainte éternelle de cette victime de la force est devenue le commentaire le plus touchant et le plus dramatique de ce principe de nationalité qui de la science et de la littérature a passé dans la politique.

On peut donc en déplorer l’apparition ; il serait puéril d’en nier l’importance. Il est d’autant plus essentiel de la reconnaître qu’il y a grand intérêt à en surveiller, à en limiter l’application. Tout le monde sait, tout le monde voit à quels dangers, à quels excès il peut conduire. Son plus grand défaut, c’est d’être hypothétique et arbitraire. Dans les cas même où il serait fondé sur les témoignages les plus certains de l’histoire et de l’ethnographie, il ne pourrait encore être en politique une règle absolue que s’il était vrai que les peuples du même sang veuillent et pensent toujours de même. Or cette supposition est radicalement fausse. Certes les religions sont dans une relation bien plus intime que les gouvernemens avec la nature morale des races humaines, et la religion transmise au monde par les races sémitiques n’a guère aujourd’hui d’adhérens intelligens et fidèles que dans les races aryennes. La politique offrirait des contrastes analogues. Qu’est-ce d’ailleurs que la nationalité ? Où finit-elle, où commence-t-elle ? Comme idée venue du monde savant, il serait conséquent d’en chercher les preuves dans le consanguinité physiologique et la communauté de langage. Or à ces deux titres le lien de nationalité subsisterait entre les Polonais et les Russes. On peut faire remonter les Celtes et les Saxons, les Irlandais et les Anglais à une souche commune, et il serait difficile de motiver une opposition de race entre les Danois et les Prussiens. Ce n’est donc nullement par des faits en quelque sorte matériels, par des causes pour ainsi dire fatales, qu’il faut établir la nationalité. Elle résulte bien plutôt de circonstances toutes morales, c’est-à-dire de l’accord des opinions, des penchans et des volontés des peuples, toutes choses qui tiennent elles-mêmes en grande partie à leurs antécédens historiques. On voit que la nationalité se ramène essentiellement à ce que veut une nation. Je ne saurais attaquer cette dernière idée d’une manière absolue. Je crois pleinement que la volonté d’une nation ne doit pas être violentée, et par exemple la volonté nationale était à Milan ou à Venise une indestructible objection à la domination autrichienne ; cependant, tout libéraux que nous sommes, nous devons convenir que la volonté d’une nation est chose assez douteuse, souvent assez changeante, toujours assez difficile à constater, pour qu’elle ne puisse être prise à la légère comme principe absolu et universel de décision dans le problème de la composition des peuples. Quoi qu’il en soit, le fait est constant, l’esprit émancipateur du temps a introduit chez les nations une certaine foi dans le droit qu’elles ont de faire respecter leurs instincts et leurs vœux, et cette foi ne permet plus de rayer le principe de nationalité, ainsi expliqué, de la liste des idées, je veux dire des forces dont on doit tenir compte quand on veut spéculer et surtout influer sur les destins de l’Europe.

Enfin, et comme la plus générale des impulsions de la civilisation moderne, il faut noter celle qui emporte toutes les sociétés comme tous les individus vers un accroissement de bien-être. Elle n’est certes pas entièrement nouvelle, et, depuis que les hommes ont cessé de se nourrir de glands et de se vêtir d’écorce, ils ont cédé à ce besoin de rendre la vie moins dure, plus facile et plus assurée ; mais dans cette course au bien-être il y a eu de longues stations d’immobilité et comme d’engourdissement. C’est depuis trois ou quatre cents ans que le mouvement est devenu rapide, continu, général ; mais jamais il ne s’est manifesté par une progression aussi marquée que dans notre siècle. Jamais on n’a eu une conscience aussi distincte de cet effort, aujourd’hui plus raisonné qu’instinctif, vers l’amélioration de notre condition sur la terre. On s’en fait une loi, un devoir, un honneur, et de hautes intelligences bornent même leur ambition à nous conquérir quelques plaisirs de plus. Secondée et comme ennoblie par le progrès des sciences, plus vouées que jamais, comme le veut Bacon, à l’utilité, la recherche du bien matériel de l’humanité est systématiquement proclamée l’œuvre et la gloire du temps. Heureusement le corps et l’âme sont assez étroitement liés pour que l’esprit gagne quelque chose à des progrès de l’ordre mécanique, et l’on ne peut assurément prétendre qu’une activité qui a produit entre autres choses la navigation à vapeur, les chemins de fer et le télégraphe électrique, n’ait aucunement servi les intérêts intellectuels et moraux de la société universelle. Tout le savoir de l’homme s’épand sur le globe avec une vitesse infinie, et la civilisation s’élève.

Mais cet amour ou plutôt cette passion de bien-être qui nous est si naturelle peut, encouragée, surexcitée par les progrès sociaux, devenir exclusive et occuper la place d’autres désirs d’un ordre plus élevé. Il se peut que, si l’industrie et le commerce prennent un grand essor, si l’administration emploie son influence à développer, à exagérer les signes les plus apparens de la prospérité publique, l’imagination des peuples, éblouie et séduite, se détourne de la gloire et de la liberté. La politique peut gouverner les hommes par leurs sens, et si cet art insidieux a été étranger à l’absolutisme d’ancien régime que nous avons vu redouter ou négliger même les progrès matériels comme des nouveautés dangereuses ou inutiles, on peut concevoir un despotisme plus avisé, plus moderne, qui se fasse de son temps pour le maîtriser, et transforme la richesse publique en moyen de corruption. C’est un des périls que courent les nations trop promptes à se lasser du gouvernement d’elles-mêmes, et parmi les mobiles qui nous agitent notre goût pour toutes les formes et tous les signes du bien-être peut produire quelques-uns des maux que les publicistes de l’antiquité imputaient au luxe et à la mollesse.

Telle est l’énumération assez exacte des principaux faits qui, n’étant pas encore séculaires dans leur intensité actuelle, caractérisent l’état nouveau du monde et distinguent essentiellement la politique du présent de la politique du passé. Suivant les circonstances, suivant les calculs des partis et des hommes d’état, tels ou tels de ces faits peuvent être considérés, ménagés ou développés de préférence et même artificieusement ou maladroitement opposés les uns aux autres ; mais une politique éclairée tiendra compte de tous, les classera suivant leur rang, et, si elle est noblement inspirée, elle reconnaîtra que de toutes les questions auxquelles ces faits peuvent donner naissance, la première et la plus haute, c’est la question de liberté. Celle-ci n’est pas tout, elle n’est pas la seule importante ; ce serait une erreur dangereuse que de l’ignorer ; mais ceux qui tombent dans l’erreur contraire, ceux qui croient pouvoir la mettre au second rang, les publicistes qui vont plus loin et prétendent l’éliminer tout entière, comme par exemple M. le duc de Persigny, rabaissent leur temps et ne rendent justice ni à leur pays ni à l’humanité. Dans tout ensemble d’idées, il y en a qui sont d’un ordre supérieur aux autres, et auxquelles certains esprits s’attachent de préférence. Retrancher ces idées, c’est décapiter un système, et la place que la liberté occupe dans la pensée contemporaine ne peut être prise par aucune autre sous peine de déchéance. Il ne s’ensuit pas cependant que la liberté soit tout et que le reste doive être négligé, rejeté comme « bon pour les goujats. » Il y a, si l’on veut, dans tout parti une élite et un vulgaire, et ce qui touche éminemment l’élite n’est pas toujours ce qui trouve le vulgaire plus sensible. Quand cette différence existe, il ne faut pas se lasser d’appeler, d’exciter la multitude à se passionner pour ce qu’il y a de plus noble et de plus grand ; mais il n’est pas moins nécessaire de préserver les esprits élevés et délicats d’une indifférence superbe pour tout ce qui émeut les masses. Nulle part le dilettantisme n’est moins à sa place que dans la politique. Elle n’est pas comme les beaux-arts, où le mépris de la médiocrité est permis. Qu’elle lève la tête le plus haut qu’elle le peut, mais qu’elle ne perde jamais pied. Elle est chose toute terrestre ; son royaume est de ce monde.

Le danger de faire un choix entre les grands intérêts qui agitent aujourd’hui tous les peuples est bien connu. Si l’on s’attache exclusivement aux intérêts de pure liberté, on a choisi la meilleure part ; mais elle peut vous être enlevée, et vous restez comme isolé au milieu de la multitude, qui ne cesse pas toujours de se passionner pour le reste. Si au contraire on sacrifie les questions de liberté à ces autres questions de dynastie, d’égalité civile, de fusion nationale, d’amélioration matérielle, on s’expose à décliner peu à peu vers ces systèmes d’absolutisme auxquels l’histoire romaine a prêté un nom classique. On finit par se contenter d’être délivré de l’ancien régime, n’importe à quel prix. C’est le danger auquel l’Allemagne doit prendre garde ; c’est le piège où la démocratie est sujette à se prendre.


III

Ce qu’on vient de lire peut servir à expliquer la diversité d’appréciations à laquelle ont donné lieu de grands événemens de date toute récente. En dérangeant bien des partis-pris, en contrariant bien des espérances, en démentant bien des pronostics, ils ont suscité jusque dans le monde libéral une dissidence qui menaçait d’être un déchirement. Ils pouvaient cependant être prévus, non qu’ils fussent inévitables, mais ils provenaient de causes connues, et qui, surtout depuis 1848, devaient notoirement, dans un avenir plus ou moins prochain, changer quelque chose en Europe. Cependant une détermination prise à propos en pouvait modérer et surtout ajourner les effets, et du moins en observant et prévoyant mieux nous pouvions éviter cet air de déconvenue et de mauvaise humeur qui n’est jamais de mise en politique. Rappelons-nous en effet dans quel état les convulsions de 1848 avaient laissé l’Europe. Tout était refroidi. Les insurrections qui avaient bouleversé des capitales, Vienne, Berlin, Rome, Milan, Venise, étaient depuis longtemps réprimées. Le parlement de Francfort, qui sur les ruines de la confédération germanique avait offert au roi de Prusse l’hégémonie et l’empire même, celui d’Erfurt, qui avait fait le premier essai de l’union restreinte qu’on prépare aujourd’hui, étaient dissous, ainsi que les deux ou trois assemblées prétendues constituantes qui avaient révélé sans les guérir les maux de l’Allemagne. Les aspirations unitaires ne s’étaient pas évanouies cependant ; malgré des rapprochemens apparens, l’antagonisme de la Prusse et de l’Autriche subsistait. Le roi Frédéric-Guillaume IV, malgré les incertitudes d’un esprit disparate et compliqué, n’avait pas abandonné l’idée de faire de l’Allemagne, « au lieu d’une confédération d’états, un état fédératif[2]. » La pensée n’est pas neuve, on le voit, et il y eut un moment, à la fin de 1850, où elle fut bien près de mettre les armes aux mains des deux grandes puissances germaniques. C’eût été, avec quelques circonstances différentes, la querelle de cette année, la première crise d’un état chronique qui s’est prolongé jusqu’à présent. Dès lors la politique ambitieuse et insidieuse de la Prusse se montrait grosse de vues et de convoitises, que retenait seule encore l’absence dans son gouvernement d’une volonté forte qui convertît les désirs en résolutions.

Cette volonté devait enfin paraître ; c’est le changement de ces derniers temps, c’est l’accident important et décisif. Comme idée nouvelle, il venait ajouter peu de chose aux programmes de 1848, union restreinte, fédération suivant la définition royale, hégémonie de la Prusse, exclusion de l’Autriche. Il n’y a eu de nouveau qu’une seule chose, le suffrage universel.

L’occasion a été l’affaire du Danemark. Du moment que l’Europe s’abstenait de la saisir pour interposer son autorité, le maintien de l’ordre établi auquel elle paraissait si fort tenir était sérieusement menacé. Pour le sauver ou pour prévenir au moins toute perturbation grave, il fallait prendre un parti ; mais le parti d’agir, personne n’y était porté ni prêt. Restait la ressource des conseils, des vœux, des prévisions, des spéculations d’avenir. Nous en avons tous largement usé, mais toujours en consultant nos penchans et nos habitudes d’esprit ; suivant que nous étions favorables ou contraires à l’indépendance de l’Italie, suivant que nous étions plus touchés du caractère de violence et d’astuce de la politique prussienne ou des traditions de tyrannie de la politique autrichienne, nous nous sommes prononcés à tout hasard pour l’Autriche ou pour la Prusse. Du côté de la première, et plus par calcul que par sympathie, penchaient tous ceux qui craignaient un remaniement du territoire germanique. On se disait que, moins ambitieuse et moins entreprenante, l’Autriche, même victorieuse, pourrait se refuser à toute conquête, et se contenter du statu quo, toujours désiré par les amis de la paix, et la France libérale est aujourd’hui amie de la paix comme la France conservatrice. N’était-ce pas l’Autriche d’ailleurs qui devait l’emporter ? Elle était la plus forte par sa population, par le nombre et l’expérience de ses troupes. Ses généraux avaient l’habitude des grands commandemens, et la Prusse ne pouvait pas perdre impunément une bataille. Son ambition dépassait ses ressources, tandis que l’Autriche avait tout ce qu’il faut pour prolonger la guerre. A défaut d’impétuosité, elle avait la solidité et la persévérance. Elle savait comment on supporte les revers. Le temps, était pour elle.

Ainsi raisonnaient d’excellens esprits, ainsi raisonnaient les vainqueurs de Solferino, ; ainsi raisonnait apparemment le cabinet français. On lit dans la lettre impériale du 11 juin que la France ne pourrait songer à des compensations territoriales que si la carte de l’Europe était modifiée, au profit exclusif d’une grande puissance. C’était là avancer une supposition hardie, celle d’une guerre dont le résultat serait l’égalité entre le vainqueur et le vaincu. Or cette supposition, toujours difficile à réaliser, l’était moins dans l’hypothèse de la victoire de l’Autriche, qui passait pour borner ses vœux à la conservation de l’ordre existant. Enfin on pouvait encore admettre comme l’éventualité la plus probable celle d’une guerre indécise et longue. Le moment devait alors venir où, dans la lassitude des deux belligérans, l’intervention diplomatique de la France pourrait amener une utile transaction. La victoire de la Prusse au contraire, c’était nécessairement l’état territorial modifié au profit exclusif d’une seule puissance, et alors point de compensation possible pour la France, car évidemment la Prusse ne visait qu’à son propre agrandissement, et ne partagerait en Allemagne sa victoire avec personne. Ainsi le gouvernement français, comme la France, écartait cette hypothèse de ses prévisions. Nous en étions presque tous là, et c’est même ce qui éleva quelque nuage entre le libéralisme français et le libéralisme italien. Nous ne pouvions ni approuver ni concevoir que l’Italie constitutionnelle fit alliance avec un cabinet notoirement hostile aux libertés publiques, et cela pour entreprendre en commun une guerre où les chances étaient contre les deux alliés. Cette témérité semblait le signe d’une ardeur révolutionnairement belliqueuse, et comme un démenti à la sagesse politique dont l’Italie avait jusqu’ici donné tant de preuves. Elle pouvait nous répondre qu’elle comptait sur la victoire de ceux qui ont en effet vaincu, qu’elle l’assurait par une diversion efficace, et depuis que l’événement a prononcé, il est devenu assez difficile de lui prouver qu’elle avait tort de la prévoir, ou qu’elle ne l’avait pas prévue.

Supposé donc que nous voulussions avant tout prévenir un remaniement du territoire germanique, il semble, d’après l’événement, que la prévoyance aurait conseillé de résister aux vues de la plus conquérante des deux puissances allemandes. Elle conseillait plus hautement encore à l’Autriche de payer de la concession de la Vénétie la neutralité de l’Italie et l’appui de la France, et cette combinaison n’empêchait pas absolument une réforme de la confédération germanique. Le parti libéral allemand n’avait donc rien à y perdre ; mais pour entrer dans cette voie il fallait prévoir ce qui est arrivé, la prompte et décisive victoire de la Prusse.

Nous était-il si difficile de nous y attendre, et même, sans une étude approfondie de l’organisation militaire de la Prusse, les causes générales n’auraient-elles pas dû nous frapper, à défaut des causes particulières qui échappent presque toujours à la prévoyance humaine ? Qu’est-ce que l’Autriche en effet ? C’est l’état qui a représenté tant qu’il l’a pu, avec la fidélité la plus obstinée, l’esprit de l’ancien régime et l’esprit de 1815, destinés à périr l’un et l’autre sous les coups du temps. Le prince de Metternich, avec tout son esprit, ses trésors d’expérience, ses ressources de persévérance et d’adresse, avait obtenu un retard de trente années ; mais le vent de l’émeute n’avait eu qu’à souffler un jour pour renverser l’édifice. La leçon fut courte, mais rude, et au lieu d’en profiter le gouvernement de Vienne, après avoir tout cédé quand il était le plus faible, a tout repris dès qu’il s’est vu le plus fort. On nous a fastueusement annoncé le nouveau règne comme une restauration exemplaire du principe de l’autorité. Pour mieux affermir le pouvoir, on a tenté d’abord de le rajeunir, par une administration à la moderne et de le sanctifier par un concordat du moyen âge. Puis, un peu dégoûté de l’une comme de l’autre, on a essayé d’un gouvernement représentatif central ; puis on y a renoncé pour expérimenter les représentations locales. L’expérience attend encore un succès qui la juge. Et pendant qu’on tâtonnait au dedans, sans suite et sans ensemble, on avait invoqué d’abord le secours de la Russie pour l’abandonner en la voyant aux prises avec la France et l’Angleterre, pour profiter de ses pertes et se poser en Orient sa rivale et son ennemie. Bientôt s’élevait la question italienne. On s’y prenait si bien qu’on se donnait les apparences de l’offensive, quand de fait on répondait à une provocation, et cependant on était si peu prêt pour l’agression qu’on nous laissait le temps d’arriver, et que l’on perdait en un mois la plus belle province en se plaignant d’être délaissé par la Russie et la Prusse, qu’on avait pris tous les soins possibles d’aliéner. Cela fait, on leur rend la pareille au premier bruit de l’insurrection polonaise. Contre toute attente, on la ménage d’abord, on la seconde, on se montre presque disposé à revenir sur le partage de 1772, jusqu’à ce que, faisant subitement volte-face, on aille au secours de la Russie dans l’œuvre d’une répression rigoureuse : on fait mine, en se rapprochant d’elle et de la Prusse, de rentrer dans les voies de la sainte-alliance ; mais nullement, voilà qu’à propos du Slesvig et du Holstein le principe des nationalités est invoqué. La diète se met en frais de germanisme ; la Prusse n’en veut pas laisser à la diète l’honneur et la popularité ; l’Autriche n’en laissera pas à la Prusse la popularité ni l’honneur, et elle s’unit à elle pour faire à contre-cœur une guerre demandée par la démocratie unitaire. Au mépris d’un traité récent, on dépouille un état irréprochable et faible, et l’on achève d’ébranler toutes les bases du droit public en prouvant solennellement que les traités de 1815 sont non-avenus pour ceux qu’ils gênent. A l’heure du partage des dépouilles, les vainqueurs se divisent ; alors on se sépare de la Prusse pour revenir à la confédération. La rupture éclate, la guerre est imminente. Un dernier effort est tenté pour un accommodement. Qui s’y refuse ? Encore l’Autriche, qui se donne gratuitement le tort apparent de l’agression. Apparemment elle est prête à combattre, elle a toute confiance dans ses généraux et dans son armée ; elle est assurée de la victoire… On sait le reste.

Ne semble-t-il pas qu’il y ait dans cette conduite décousue, contradictoire, tour à tour imprudente et timide, les signes d’affaiblissement d’une puissance en dissolution, également incapable de vivre selon le passé et selon le présent ? Quand on l’a vue non-seulement succomber, mais céder si vite, l’étonnement a été universel. On en a fait honneur à l’infanterie prussienne, à son tir, à son fusil. Tout cela, je n’en doute pas, est redoutable ; mais qu’on me laisse croire que d’autres causes et de plus générales ont ici combattu pour le vainqueur. Il avait avec lui l’opinion qui doit vaincre ; il était, non sans regret peut-être, l’instrument de cette force des choses qui doit avec le temps briser toutes les barrières et balayer tous les débris d’un régime partout condamné. Dans les populations spectatrices et jusque dans les armées belligérantes, la confiance était, il le faut croire, du côté du nord.

Dans ces luttes de l’ancien et du nouveau, dans ces conflits révolutionnaires au moins par leurs conséquences, l’agression ne sera pas toujours juste ni mesurée. Des passions ambitieuses ou vindicatives animeront plus d’une fois les assaillans. Qui en doute ? Ce ne sont pas apparemment les enfans de la révolution française. On doit s’attendre à réprouver, à maudire plus d’une fois les moyens qui serviront même le bon droit. Il les faut dénoncer sans crainte et sans ménagement à la conscience publique ; mais il faut, dans les causes comme dans les résultats, distinguer le bon du mauvais, le nécessaire de l’accidentel, et surtout il faut s’attendre à voir des intérêts légitimes froissés ou compromis par des progrès dont la civilisation générale peut s’applaudir. C’est la triste condition des choses humaines que le mal accompagne souvent le bien. Il y aurait faiblesse à feindre de l’ignorer parce qu’on ne l’a pas prévu, comme à s’en plaindre à grands cris quand on n’a rien fait pour l’empêcher. La France a renoncé depuis un temps à prévoir et à vouloir pour elle-même ; qu’a-t-elle à dire si d’autres plus confians, plus audacieux, marchent hardiment dans leurs voies sans la consulter ni l’attendre ?


IV

Maintenant, de ce qu’un événement ne devait pas être tout à fait imprévu, de ce qu’annoncé par des signes de toute sorte il rentrait dans le grand courant des choses contemporaines et n’était qu’une partie de la révolution européenne, il ne s’ensuivrait point que, soit dans quelques-unes de ses circonstances, soit dans quelques-uns de ses résultats, il ne pût porter préjudice à certains états et particulièrement à la France. Il serait nécessaire qu’il pourrait encore être funeste, et tous les changemens graves commandent des précautions nouvelles. On n’a certes pas dissimulé à la France qu’elle peut avoir à craindre ceux que l’Europe a subis depuis le mois de juin, et les inconvéniens ou les dangers en ont été, du moins à notre avis, plutôt exagérés qu’atténués. Nous ne prenons nul plaisir à noircir un avenir douteux par des suppositions toujours hasardées, et l’expérience nous a appris combien l’inquiétude, comme la sécurité des peuples, est souvent chimérique ; mais enfin l’Europe n’est plus la même, cela est certain, et la France n’a pas changé. Cela mérite attention. La France, quoi qu’elle dise, est la France de la révolution, et la confédération germanique de la restauration devient peu à peu la confédération germanique de la révolution. Au premier abord, il semble que ce soit entre l’Allemagne et la France un lien de plus. C’est tout au moins une analogie. Et c’est là ce qui a séduit une portion du parti libéral et démocratique ; mais en se trempant dans le Styx des révolutions on ne s’affaiblit pas, et à se rajeunir on ne devient ni modéré ni pacifique. De l’arsenal révolutionnaire chacun tire les armes qu’il veut, et si l’Allemagne n’a pas en tout temps approuvé la manière dont la France entend les révolutions, nous pouvons bien lui rendre la pareille et porter d’elle le même jugement. C’est pourquoi, en comprenant, en adoptant jusqu’à un certain point les idées des libéraux qui ont souhaité les derniers changemens, nous ne pouvons pas plus partager leur optimisme que nous n’adhérons au pessimisme absolu de leurs censeurs. Nous croyons qu’au-delà comme en-deçà du Rhin l’esprit de la civilisation moderne, l’opinion des peuples n’a pas joué un assez grand rôle, n’exerce pas une assez grande influence, et, n’en déplaise à M. de La Valette, nous persistons à penser que, si la révolution, ce qui veut dire sous sa plume l’esprit de liberté, avait marqué davantage à son empreinte tout ce qui vient de s’opérer, le monde accueillerait avec plus de confiance les progrès qu’on nous annonce, et la rénovation européenne s’accomplirait sous de meilleurs auspices. Le principe de l’autorité, quand il repousse l’initiative et le contrôle de l’opinion et de ses organes constitutionnels, tend à devenir de l’absolutisme sous les couleurs modernes tout comme sous celles de l’ancien régime, et les nations n’ont rien à gagner au rajeunissement du despotisme.

C’est dans cet esprit que nous cherchons les leçons qui ressortent pour tous des dernières expériences. Nous souhaitons que le gouvernement français en tire une conclusion favorable à l’affranchissement complet des organes de l’opinion publique ; mais c’est à celle-ci surtout de s’éveiller d’un trop long sommeil et de ressaisir l’initiative qui lui appartient. L’esprit libéral a deux écueils à éviter. Il court risque de se diviser en deux partis qui s’entendent moins chaque jour. Parmi nous, les uns, trop découragés par nos revers, semblent prêts à se contenter de peu, à saisir avec empressement tout ce qui flatte quelqu’une de leurs idées, quelqu’un de leurs ressentimens, sans s’inquiéter du prix dont ils paient une satisfaction passagère, et justifient ainsi les calculs de ceux qui se font un art de prendre la démocratie pour dupe et même pour instrument. Les autres, que les revers ont plutôt irrités qu’abattus, mettent leur orgueil à tout dédaigner, à tout méconnaître de ce qui arrive même de partiellement favorable aux vœux et aux intérêts populaires, et craindraient de s’abaisser en étant justes pour les événemens. Le mal de ces dispositions contradictoires, c’est qu’elles conduiraient également les unes comme les autres à l’inaction. Le libéralisme complaisant comme le libéralisme dédaigneux ne feront ni l’un ni l’autre les affaires de la liberté, et il n’y a pas plus à attendre du mépris que de la faiblesse. Que tout ce qui vient de se passer nous apprenne au moins à nous montrer là plus exigeans, ici plus flexibles, à ne pas tout accepter du hasard, comme à ne pas repousser toutes les chances. Il ne faut ni s’incliner devant la fortune, ni lui tourner le dos : il faut marcher à elle et s’en rendre maître.

Nous ne savons si le gouvernement prussien comprend bien à quel point il serait de son intérêt de consolider sa puissance en la faisant servir à la liberté des peuples ; mais ce dont nous ne doutons pas, c’est que les peuples doivent le lui apprendre et prouver au monde qu’ils n’ont pas besoin que Montesquieu leur rappelle que le système représentatif a été trouvé dans les bois de la Germanie.

En fait de liberté politique, l’honneur des races latines, comme on dit aujourd’hui, est déposé pour une bonne part entre les mains de l’Italie. Notre espérance est qu’il n’y périra pas. Ce que les censeurs même de l’Italie sont obligés de louer en elle, c’est sa fidélité à l’esprit de ces institutions. Qu’elle persévère, et qu’assurée désormais de son indépendance, délivrée de cette menace d’une guerre toujours possible, dernière espérance de ses ennemis, elle se montre digne de cette fortune inouïe : créer à la fois l’indépendance, la liberté, un gouvernement ! Devant une œuvre aussi grande, qu’est-ce que des difficultés parlementaires et des embarras financiers ? C’est à l’esprit droit et sensé des Italiens de surmonter les unes, c’est à leur dévouement patriotique de triompher des autres.

L’Autriche, dont nous avons parlé sévèrement, victime des fautes d’une politique dont son gouvernement est l’héritier plus encore que l’auteur, l’Autriche, qui a durement expié l’ambition qu’elle n’a plus de peser sur le monde, et qui se demande peut-être ce qu’elle a fait pour être si rigoureusement punie, doit avoir enfin satisfait aux ressentimens demi-séculaires des nations. Ramenée à la conscience de ses intérêts véritables, elle doit songer à donner aux forces immenses qui lui restent une valeur d’unité qui leur a manqué jusqu’ici, et former entre les nationalités diverses dont se compose son empire le plus solide des liens, celui de la liberté commune. Ainsi elle attirera à elle cette Allemagne du sud, hésitante et humiliée, et elle se rapprochera de plus en plus de la France, que rien ne sépare d’elle désormais, de la France, qui tient à la voir forte et prospère, et à qui ses vues en Orient ne peuvent porter aucun ombrage. Plus l’Autriche restera séparée de l’Allemagne du nord, plus elle doit compter sur la France.

Sans nier que la réputation gagnée en si peu de temps par l’armée prussienne impose à la France un nouvel examen de ses institutions militaires, pourvu qu’elle y procède avec prudence, sans engouement ni précipitation, nous soupçonnons que le danger d’une rivalité guerrière peut être pour longtemps conjuré, si nous cherchons au-delà du Rhin moins nos ennemis que nos alliés. Nos alliés, ce sont les libéraux des provinces prussiennes comme de toutes celles de la confédération nouvelle. Ceux-là ne souffriront pas que la régénération de l’Allemagne soit confisquée par le militarisme et l’absolutisme. C’est à nous d’encourager, de soutenir leurs efforts par les témoignages de nos espérances et de nos sympathies, heureux si nous savions encore les encourager par nos exemples. La France a trop vu ce qu’elle gagne à rester silencieuse, à laisser se préparer et se terminer les crises où sont intéressés les droits des hommes, sans faire entendre cette voix puissante qui jadis trouvait si bien le cœur des peuples. Que devient-elle en effet lorsque, muette, intimidée, craignant de savoir et de vouloir, elle semble faire dépendre sa pensée d’une décision qui n’est pas la sienne, et attendre de quelque volonté mystérieuse l’arrêt du destin ? Ce peuple, qui s’est cru comme un second apôtre des nations, serait-il résolu à abdiquer toute puissance d’opinion et à laisser en d’autres mains le flambeau qui éclaire la marche vers l’avenir ? Je ne le puis croire, et si la France a pu quelques jours s’oublier ainsi, il y aurait ingratitude autant qu’imprudence aux peuples étrangers à prendre un oubli momentané pour une renonciation définitive, et à se figurer que la France de 89 et de 92 soit à jamais dans le tombeau.

Tout ce qui en Allemagne, tout ce qui dans le reste de l’Europe s’unit avec enthousiasme et confiance aux espérances nouvelles de l’humanité, tout ce qui met au-dessus des rivalités nationales la grande cause de la civilisation moderne, doit ne jamais oublier qui la première parmi les nations a ouvert à tous la carrière. Le 20 septembre 1792, à la nuit et non loin d’un lieu appelé Valmy, quelques Allemands autour d’un feu de bivouac devisaient tristement sur l’événement de la journée. Ils demandèrent ce qu’il pensait de tout cela à un homme jeune encore qui se chauffait avec eux, et dont les réflexions les avaient souvent frappés. Il répondit cette fois : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. » Cet homme était celui en qui l’Allemagne a cru souvent reconnaître son génie ; — c’était Goethe.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1864.
  2. Voyez ses discours du 18 mars 1848, du 3 avril 1849 et du 15 mai 1850.