Le Parti de la démocratie sociale en Allemagne/02

Le Parti de la démocratie sociale en Allemagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 104 (p. 907-944).
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LE PARTI
DE LA
DEMOCRATIE SOCIALE
EN ALLEMAGNE

II.[1]
L’ESPRIT DE LA DOCTRINE.

Lorsqu’il s’agit d’envisager les exigences théoriques du parti socialiste, l’embarras n’est pas faible ; autant les critiques qu’il accumule contre la société contemporaine sont claires, et ses griefs abondans, autant ses programmes sont confus et contradictoires.

Ce qui importe à l’ouvrier, semble-t-il, c’est de voir son travail s’alléger, ses salaires augmenter, les impôts diminuer, et cela grâce à une intervention souveraine et régulière de l’État, d’obtenir, en un mot, une amélioration essentielle de sa condition précaire. Mais ce serait une vue superficielle du socialisme allemand que de le réduire à une question « de ventre » et de salaires, à un combat pour conquérir la puissance politique et procurer aux classes les moins fortunées les biens matériels. C’est en réalité le courant intellectuel moderne, qui, de la philosophie et de la science officielle des universités, est descendu de couche en couche dans les masses populaires, grâce à la demi-culture, à l’instruction propagée chez ce peuple raisonneur, et qui s’est puissamment emparé des esprits. Si l’on parcourt, dans les journaux socialistes, les comptes rendus des douzaines de réunions publiques, qui se tiennent chaque soir à Berlin, où la vie politique est très active, réunions de Vereine, d’associations de corps de métiers, socialistes pour la plupart, on constate que les orateurs ne se bornent pas à y traiter les intérêts spéciaux de la corporation ou du parti, ils abordent des questions d’histoire, de sociologie, d’économie politique, de morale, d’exégèse, dont nous devrons nous occuper au cours de cette étude. Les chefs du parti viennent de fonder à Berlin, le 12 janvier, une sorte d’université ouvrière (Arbeiterbildungsschule) sur le modèle d’une institution analogue établie à Leipzig, sans caractère politique, destinée à fournir aux ouvriers des armes intellectuelles, à les rompre à la polémique, à dresser des agitateurs par un enseignement méthodique et doctrinal de l’économie politique, des sciences naturelles et de l’histoire. Cette sorte d’école des hautes études socialistes, organisée par des ouvriers pour des ouvriers, compte déjà près de quatre mille adeptes. Les meneurs attribuent à cette discipline une grande importance : l’éducation scientifique n’était jusqu’à présent que le privilège de quelques-uns, elle doit être accessible à tous… « La simple passion ne conduit qu’aux barricades, mais la science est invincible. » — « La théorie elle-même, écrivait Marx, devient une puissance matérielle ; aussitôt qu’elle s’est emparée des masses, » elle est le lien qui les unit en faisceau.

Avant d’examiner cette théorie, notons une contradiction singulière. Le parti socialiste à ses débuts, lorsqu’il n’était qu’une secte, avait des programmes définis. Aujourd’hui qu’il est parvenu à former un grand parti politique, que plus de 1 million d’électeurs votent pour ses candidats, il a bien une tactique de modération et de prudence, mais il n’a plus de programme. Cette absence de programme n’est, il est vrai, que temporaire. L’assemblée qui s’est tenue à Halle était surtout un congrès d’affaires et non « un club de théoriciens. » Les membres du comité directeur ont été chargés d’élaborer de nouveaux statuts, qui seront discutés dans la presse socialiste, puis soumis à une nouvelle assemblée. L’ancien programme de Gotha, vénéré pendant quinze ans comme les tables de la loi, a été déclarée insuffisant « parce que, selon Liebknecht, il ne répond plus aux nécessités de la situation et aux exigences de la science. » Tandis que les adversaires du socialisme présentent la série de ses programmes comme un signe de l’impuissance du parti à rien exprimer de précis, et les comparent à ces peaux que sème le serpent le long de sa route rampante et onduleuse, ses partisans s’en targuent, au contraire, comme d’un signe manifeste de progrès. L’économie politique, disent-ils, est une science en profonde fermentation et qui se transforme tous les jours, car elle traite des phénomènes variables de la production et de l’échange ; il doit en être de même du socialisme. Il devra suivre l’évolution de la science pas à pas, étudier les lois économiques du mouvement de la société capitaliste. Comme l’histoire de l’agitation socialiste est celle d’une secte révolutionnaire devenue un parti politique, de même l’histoire de la doctrine sera celle d’une utopie transformée en une science positive.

Rien n’est plus contestable que ce titre scientifique que s’arrogent les théoriciens du socialisme, en donnant pour raison qu’ils s’appuient sur l’économie politique, c’est-à-dire sur une science qui n’est pas encore faite, qui cherche ses lois, mais ne les a pas trouvées, divisée en écoles rivales qui discutent même s’il y a en ces matières des lois naturelles, qui n’ont que des doctrines variables, même sur des questions de statistique, et dont la vérité en-deçà du Rhin est l’erreur au-delà. Par ses hypothèses, sa facilité à suivre de simples conjectures, et sa recherche d’un absolu qui échappe toujours, le socialisme se rapproche infiniment plus de la philosophie que de la science.


I. — LA DOCTRINE ÉCONOMIQUE.

Liebknecht, au congrès de Halle, parlant au nom du parti, a indiqué dans quel esprit sera conçu le nouveau programme. Le congrès de Gotha, en 1875, avait accompli la fusion des groupes hostiles de l’ancien parti de Lassalle et du parti marxiste de Bebel et Liebknecht. Les statuts élaborés à Gotha avaient fusionné de même le socialisme mitigé de Lassalle et le collectivisme de Marx. On avait inséré, dans la déclaration de principes, la célèbre loi d’airain qui, d’après Lassalle, courbe l’ouvrier sous le joug de la misère ; on avait admis, parmi les exigences du parti et comme moyen de transition au socialisme pur, « l’établissement d’associations productives de travailleurs avec le secours de l’État. » Les pensées et les formules de Lassalle, qui d’ailleurs maintenait la propriété privée, et sur d’autres points copiait Marx, sont aujourd’hui considérées comme hors d’usage, si populaire que soit restée sa mémoire ; ce ne sont plus que des éclats d’obus qui ont accompli leur œuvre dévastatrice. Toute trace de son influence est appelée à disparaître. Dès les premières pages du Capital, Marx répudie dédaigneusement Lassalle ; on vient de tirer de ses papiers posthumes la critique la plus acerbe du programme de Gotha, qui, disait-il, par ses compromis conduirait le parti à la démoralisation. L’influence de Marx est aujourd’hui prépondérante ; comme toujours le radicalisme le plus violent est appelé à l’emporter, aussi bien en Angleterre, comme on l’a vu au dernier congrès des trades-unions, qu’en France et en Allemagne. Les socialistes ont beau se flatter de « suivre l’évolution de la science économique ; » ils n’ont rien ajouté aux idées de Marx. Aucun théoricien nouveau n’a surgi après lui. Il reste avec son ami Engels, dont on célébrait récemment à Londres le 70e anniversaire de naissance, le chef doctrinaire de la démocratie socialiste allemande et internationale.

M. Paul Leroy-Beaulieu a soumis la théorie de Marx à une longue discussion, vigoureuse, claire, approfondie[2]. Nous nous bornerons à résumer ici les points essentiels du credo collectiviste, gravés dans les têtes socialistes avec l’évidence d’axiomes.

Ainsi que nous l’avons indiqué, Marx considère l’histoire comme dominée par les intérêts matériels. Empruntant à Hegel l’idée d’évolution, il ne voit dans les phases successives de la civilisation que le développement de la production économique entraînant à sa suite un combat de classes. Il se distingue des socialistes de l’ancienne école en ce qu’il ne cherche pas un système humanitaire, le plus parfait possible, d’organisation future de la société : il se borne à étudier dans le passé les transformations économiques d’où sont sorties les classes et leur conflit, il cherche à pressentir la courbe de l’avenir. Partant de ce principe, enseigné dans les universités par les professeurs d’économie politique, si favorables par là au socialisme, — qu’il n’y a pas de lois économiques permanentes, mais seulement des phases transitoires, affirmation que nie notre école libérale française, — il ne se borne pas à critiquer le mode de production capitaliste existant, et ses conséquences sociales, il a cherché à l’expliquer.

Autrefois, dit Engels[3], son collaborateur et son meilleur interprète, l’artisan était propriétaire de ses instrumens de travail ; la propriété de son produit, reposant sur son propre travail, lui appartenait intégralement. S’il prenait des ouvriers salariés, ces apprentis de corporation travaillaient moins pour leur entretien et leur salaire, que pour devenir maîtres à leur tour… En un mot, l’ouvrier obtenait de son travail tout ce qu’il en pouvait légitimement exiger.

La formation du capital et l’établissement de la grande industrie ont modifié sa situation du tout au tout. — Comment s’est formé le capital ? Marx, comme l’explique Schauffle, prétend prouver qu’autrefois le capital, hérité dans sa masse, a été le résultat de la conquête, de la spoliation des paysans, de l’exploitation et du pillage des colonies, des privilèges, du partage des biens d’église, mais il ne prétend pas que ses détenteurs actuels Pierre ou Paul soient des voleurs, il s’en prend non aux capitalistes, mais au capital. Il ne parle pas non plus de cette classe prospère qui remplace de notre temps les détrousseurs de grand chemin, nos chevaliers d’industrie de la Bourse, du journalisme et du parlement, « produits empoisonnés de l’arbre empoisonné du capital. » Sa théorie fondamentale, c’est que le profit de capital, qui permet d’accumuler la richesse, ne se forme que par ce fait, que l’ouvrier ne reçoit plus le produit intégral de son travail, que le capitaliste en prélève la part du lion.

Ces moyens de production, ces instrumens de travail, que l’ouvrier possédait sous le régime de la petite industrie, se trouvent maintenant entre les mains de la classe des capitalistes. Par suite des perfectionnemens des machines, de l’invention de la vapeur, l’ouvrier n’est plus en état d’employer lui-même sa force musculaire de travail de manière à en être entièrement indemnisé. Il est obligé de la vendre sur le marché. Le capitaliste qui l’achète ne lui donne pas la rémunération entière qui lui est due. Comme intérêt de ses avances et compensation de ses risques, le capitaliste ne paie à l’ouvrier qu’une part du produit de son travail, il s’attribue le surplus, gain prélevé sur chaque ouvrier, dont le capital s’augmente et se gonfle chaque jour, et que Marx considère comme du travail non payé. L’ouvrier est ainsi frustré de tout l’excédent du prix de vente sur le salaire qu’il reçoit[4]. — La grande industrie fait de la production en masse, et le capital est obligé de reconnaître ainsi, en partie, son caractère social, collectif, mais le bénéfice n’est que pour quelques-uns : « L’œuvre laborieuse du grand nombre est distribuée comme si elle était le produit du petit nombre qui ne travaille pas. La production est un travail collectif, la répartition un profit individuel, le monopole des moyens de travail est le monopole de la spoliation. C’est l’exploitation de chaque jour et de chaque heure, du travail par le capital, qui agit comme un vampire. » — « Cette collision de la production sociale et de l’attribution capitaliste se traduit sous forme d’opposition de la bourgeoisie et du prolétariat. »

Tel est le soi-disant secret de la production capitaliste découvert par Karl Marx. Dans la société actuelle, le capital, d’après lui, n’est le produit ni de l’épargne, ni de l’intelligence du capitaliste : il résulte de la plus-value arbitraire que le capitaliste retire du travail de l’ouvrier.

Cette théorie, qui représente le capital comme du travail non payé, volé à l’ouvrier sur son salaire, implique que le travail est la source et la mesure de la valeur, vieille théorie de Ricardo transformée en machine de guerre. « Le travail, dit Marx, est source de richesse et de culture en tant que travail social. Personne dans la société ne peut s’attribuer de richesse que comme produit du travail. S’il ne travaille pas, il vit du travail étranger. » Mais une chose n’a pas de valeur en proportion du travail qu’on lui consacre ; les choses matérielles n’ont de valeur que parce qu’elles satisfont des besoins. Or dans la détermination de la valeur, Marx ne tient nul compte de l’offre et de la demande : le gain de l’entrepreneur, qui adapte les produits du travail aux besoins de la société, le profit du capital qui court les risques et fait l’avance de l’entreprise lui semblent également illégitimes. — Attribuer aux ouvriers le produit entier de leur travail ne serait applicable qu’à certaines catégories d’objets vite achetés et vendus. Mais imagine-t-on une œuvre considérable, comme le creusement d’une mine ou d’un canal entre deux mers, appartenant aux hommes de peine qui y ont mis la main au jour le jour, alors qu’il faut hasarder dans de pareilles entreprises des capitaux énormes, qui doivent attendre longtemps leur rémunération ? De quoi vivraient les ouvriers jusque-là ? — Par travail, Marx entend l’ouvrage manuel, l’effort corporel, il relègue au second plan l’esprit d’invention, d’initiative qui a transformé le monde, et qui le modifie chaque jour. Outre le travail et le capital, il y a, en effet, dans la production économique, un troisième agent dont le socialisme ne tient pas assez compte, et qui est le plus important, l’intelligence. C’est elle qui applique à l’industrie les données des sciences, perfectionne le matériel mécanique, organise les travaux, cherche les entreprises les plus lucratives… Or l’intelligence se trouve presque toujours du côté du capital, parce que sa culture même exige l’aisance, et que ses moyens d’action nécessitent beaucoup de ressources. Nous verrons, d’ailleurs, que, dans la société future, les socialistes prétendent effacer cette inégalité, et offrir à toutes les capacités intellectuelles les circonstances les plus favorables à leur épanouissement.

A nous en tenir à la critique de la société actuelle, cette prétendue plus-value du travail de l’ouvrier, que s’attribue indûment le capitaliste, constitue, avec la théorie de l’armée de réserve, les deux formules essentielles du socialisme contemporain.

L’armée de réserve, ce second phénomène économique de la société capitaliste, est le résultat de l’anarchie de la production, sous la loi de la concurrence, et s’étend à toute la société. Il a pour effet d’abaisser encore le prix du travail de l’ouvrier, sur lequel le capital a déjà prélevé une part léonine, d’augmenter encore, aux dépens de l’ouvrier, les profits du capital. Le perfectionnement des machines, « le plus puissant moyen de guerre du capital contre la classe ouvrière, » exige moins de bras, réduit le nombre des travailleurs et amène l’excès de production, qui n’est plus en proportion de l’échange. La grande industrie, qui va chercher des consommateurs à travers le monde entier, borne et réduit chez elle la consommation des masses à un minimum, juste ce qu’il leur faut pour ne pas mourir de faim ; en produisant trop de biens, elle produit l’excès de misère, amène les chômages, jette sur le pavé le superflu des ouvriers disponibles, qui se font, concurrence, et empêchent les salaires de ceux qui restent à l’usine de monter. Ainsi se forme une armée de réserve industrielle de prolétaires sans espoir, toujours plus nombreuse, dans une situation toujours plus précaire ; le manque de travail chronique est ainsi le résultat de l’excès de production chronique. Le commerce, l’industrie, le crédit se font une guerre acharnée, rivalisent comme en un steeple-chase ; la spéculation effrénée amène les krachs à intervalles réguliers. Les marchés sont encombrés, l’argent devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques ferment leurs portes, les ouvriers manquent de moyens de vivre parce qu’ils ont produit trop de biens, les banqueroutes se succèdent… Puis l’activité reprend de plus belle pour aboutir à un nouveau krach, à une nouvelle dépression et stagnation qui rendent le travail précaire et dépendant. Ces crises pléthoriques se sont produites sept ou huit lois depuis 1825 : « Dans la société actuelle, le mode de production se trouve ainsi en rébellion contre le mode d’échange. »

Ces crises, d’après Engels, démontrent l’impuissance de la bourgeoisie pour administrer les forces productives. Elle qui recueille les gros bénéfices, n’est nullement indispensable ; elle devient en quelque sorte une classe superflue. L’appropriation des grands organismes de production et d’échange, d’abord par des sociétés d’actionnaires, puis par l’État, où toutes les fonctions sont remplies par des employés payés, prouve à quel point on peut se passer non des capitaux, mais des capitalistes. Ceux-ci n’ont plus qu’à détacher leurs coupons, à jouer à la Bourse, où ils cherchent réciproquement à se soutirer leur capital. La lutte d’employeurs et de salariés se complique ainsi de la lutte des capitalistes entre eux. Il y a tendance de plus en plus marquée des grands capitaux à dévorer les petits, à se dépouiller réciproquement, comme on voit les grands magasins absorbera leur profit tous les petits commerces. Ce n’est pas la classe ouvrière seulement, c’est la classe moyenne qui subit une dépression et perd du terrain sous l’évolution économique contemporaine. Le grand capital « se gonfle comme une éponge » par l’absorption des petites et moyennes fortunes.

Mais, disent les docteurs du socialisme, du mal même naîtra le remède, et cela par le libre jeu des forces économiques. Ils n’invoquent pas la morale idéale, la justice abstraite, ils admettent l’état présent comme une phase nécessaire, mais ils considèrent la disparition de la société capitaliste, et l’avènement du collectivisme, comme également nécessaires. Le triomphe du grand capital prépare, d’après eux, celui de la classe ouvrière ; la période de déclin, dans l’évolution du capital, viendra de l’excès même de ses profits.

Dans la mesure où le travail se développe socialement, et devient source de culture et de richesse pour ceux qui ne travaillent pas, s’accroissent la pauvreté et la misère du côté de ceux qui travaillent. La pauvreté, disait déjà Fourier, naît du superflu même de la richesse. Aucune époque de l’histoire ne présente une « prolétarisation des masses semblable à celle des vingt dernières années. » D’une part les rois, les hauts-barons, de l’autre les esclaves de l’industrie « enchaînés au capital, comme Prométhée à son rocher. » Accumulation de richesse à un pôle, accumulation de misère, de tourment, d’ignorance, de dégradation morale à l’autre pôle, c’est-à-dire du côté de la classe qui produit la richesse et le capital. Cette situation deviendra intenable, les ouvriers seront obligés de briser cette malédiction d’une minorité s’attribuant tous les biens de la civilisation et opprimant une majorité famélique ; la classe immense des prolétaires devra faire rendre gorge à quelques capitalistes, les expropriateurs finiront par être expropriés.

Toutes ces espérances d’avenir reposent, comme on le voit, sur l’interprétation que les théoriciens donnent de l’état actuel. Ils considèrent comme une vérité évidente que les riches deviennent toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres ; que, si la croissance de la richesse est de plus en plus rapide, la répartition en est de plus en plus inégale, et que de cette inégalité progressive naît l’antagonisme des classes et des masses. Ils ne sont pas seuls à le soutenir. Les professeurs d’économie politique, Roscher, Schmoller, affirment le même fait, et l’enseignement des universités allemandes profite ainsi indirectement au socialisme, non moins que la conception prussienne de l’état omnipotent. D’après ces économistes, également, la formation des fortunes énormes résulte plus ou moins de l’absorption des moyennes et petites fortunes. Selon Roscher, l’oligarchie d’argent, avec l’envers du paupérisme, a toute la dureté de l’ancienne aristocratie, sans en avoir les côtés adoucis, et ne laisse subsister d’autre lien entre les individus qu’un simple commerce d’affaires sans humanité et sans cœur. Ainsi se forme l’opposition redoutable du mammonisme et du paupérisme.

Or cette thèse, pierre angulaire sur laquelle les socialistes prétendent édifier l’avenir, est fort incertaine. Il n’est nullement prouvé que tout travail productif soit nécessairement destiné à devenir la proie du grand capital, qu’entre fortunés et déshérités un fossé aille se creusant, s’élargissant toujours. Cette antithèse désespérée est bien plus un puissant effet de rhétorique sombre qu’elle ne correspond à une réalité. Bien loin qu’en Allemagne ou en France la société soit nettement tranchée entre dix mille riches et trente-cinq ou quarante millions de pauvres, — de prolétaire à millionnaire, la gradation est insensible ; entre les deux extrêmes existe une foule de situations intermédiaires. Ce qui prouve que le paupérisme n’augmente pas, c’est le prolongement de la vie humaine dans tous les pays civilisés. Malgré bien des crises et des souffrances, la condition des ouvriers s’améliore ; ils sont mieux nourris, mieux vêtus, les salaires tendent à s’élever : la réduction du prix des objets de première nécessité est un phénomène général. En Prusse comme en Angleterre, d’après Wells, les chiffres officiels indiquent une décroissance des pauvres recevant des subsides. Dans son livre sur la Répartition des richesses, M. P. Leroy -Beaulieu, en s’appuyant sur des données statistiques, arrive à cette conclusion que l’élévation des très petits et des moyens revenus est continue en Prusse, en Saxe, on peut même dire dans tous les pays civilisés. Dix millions de Prussiens, d’après Richter, jouissent d’un revenu indépendant. La formation et la dissémination des capitaux sont encore prouvées par les caisses d’épargne. Les sociétés anonymes, qui ont pris un si grand développement, sont fondées sur la dispersion du capital. La conclusion de M. Leroy-Beaulieu, qui représente l’école libérale modérément optimiste, et exprime le point de vue absolument opposé à celui des socialistes, c’est que « l’ensemble des phénomènes économiques, surtout dans la période de l’histoire que nous traversons, tend, par un mouvement graduel, à disséminer de plus en plus la richesse, à diminuer les avantages pour ceux qui possèdent de la propriété, du capital, et même, dans une certaine mesure, de l’instruction… La question sociale, en tant qu’elle est soluble, se résout d’elle-même, graduellement et pacifiquement ; il y a tendance à une augmentation des salaires, à une diminution du taux de l’intérêt (qui de 40 à 50 pour 100 à Athènes et à Rome, s’est graduellement abaissé de 3 à 4 pour 100)… Une plus grande égalité des conditions sortira toute seule du libre jeu des lois économiques. Le travailleur manuel sera le grand bénéficier de notre civilisation : toutes les situations s’abaissent autour de lui, et la sienne s’élève[5]. » Nous nous acheminons ainsi insensiblement vers cet état futur que Musset annonce dans une page prophétique de la Confession d’un enfant du siècle, cet état « où, sur l’horizon immense, il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bluets et des marguerites au milieu des blés jaunissans… »

En attendant que nous ayons atteint cet état idyllique, ce qui semble hors de conteste, c’est que le sentiment de ce qui reste d’inégalité est, dans les classes inférieures, de plus en plus amer, c’est que l’ouvrier, moins indigent si l’on veut, est de plus en plus mécontent[6]. On peut même soutenir, avec M. Bamberger, M. Wells, malgré la couleur de paradoxe, que ce mécontentement croissant, chez l’ouvrier, est le résultat non de sa misère, mais d’une situation améliorée, d’un commencement d’affranchissement. L’homme voué à une tâche pénible et monotone, menant une vie simple et dénuée, sans contact avec le monde extérieur, n’a que des besoins limités, une résignation naturelle qui ne semble pas très éloignée du contentement. Qu’il devienne plus intelligent, ou du moins mieux informé, qu’il se déplace, qu’il soit arraché par les machines aux paisibles occupations agricoles, attiré dans les villes, politiquement affranchi, ses exigences croissent indéfiniment, il a des aspirations plus élevées que son intelligence et ses ressources ; il ne se borne pas à demander une répartition plus équitable entre le travail et le capital, qui aurait sa raison d’être, il exige une transformation complète de la société. Quelle est donc la solution qui doit satisfaire ses exigences, comment doit s’opérer cette métamorphose ? Il s’agit, dit Engels, de reconnaître la nature sociale des forces productrices modernes ; la production est collective, la distribution des richesses doit l’être aussi. Que le prolétariat s’empare d’abord de la puissance de l’Etat par le suffrage universel et l’évolution de plus en plus démocratique de la société : cela fait, que l’État s’attribue tous les capitaux privés et concurrens, pour en faire un capital collectif unique, qu’il devienne propriétaire de tous les instrumens de travail, y compris le sol et les mines, que tous les moyens de production deviennent possession de la communauté. L’affranchissement du travail exige cette transformation des instrumens de travail en bien commun de la société. Il s’agira ensuite de régler socialement le travail d’ensemble, en vue de l’utilité générale. L’État devient seul dispensateur du travail obligatoire pour tous, seul producteur, il se substitue à l’entrepreneur, il règle la production collective, comme il exploite aujourd’hui les chemins de fer, selon les besoins indiqués par la statistique, par les rapports officiels, fournis par les surveillans des départemens de vente et de produit. Donc plus de surproduction, plus de compétition privée. Après avoir ainsi réuni, accumulé tous les produits du travail social, l’Etat, comme une vaste société anonyme, devra en établir la juste répartition entre les individus, « en proportion du montant constaté de leur travail social, et conformément à une évaluation des commodités correspondant exactement au coût moyen de production. » Alors il n’y aura plus, comme aujourd’hui, de distribution indépendante de la production, c’est-à-dire des capitalistes oisifs d’un côté, et des salariés de l’autre : il n’y aura plus que des producteurs qui obtiendront, non pas comme aujourd’hui une faible part, mais le produit intégral de leur travail, sauf la partie retenue pour les frais d’administration, les établissemens publics, les hôpitaux, les écoles, les invalides, l’entretien des instrumens de travail, les fonds de réserve pour les accidens et les troubles résultant des événemens naturels[7]… retenue qui remplacera les impôts. Ce qui restera sera partagé entre les membres de la société selon le temps de travail, qui remplacera l’argent comme mesure de la valeur, et qui donnera la mesure de la part individuelle de production au travail commun, constaté par des bons. Chacun retirera avec ces bons des magasins sociaux ce qui sera nécessaire à sa consommation et à son usage, en proportion de son travail.

C’est, on le voit, une transformation radicale de la société actuelle, « qui appartiendrait désormais aux catégories historiques du passé, » car il n’y aurait plus ni argent, ni crédit, ni commerce, ni bourse, ni fermage, ni location, en un mot plus de revenus privés sous aucune forme. Par là se trouveraient supprimé l’esclavage du salaire, satisfait le fanatisme d’égalité des masses, par là « une existence humaine et non plus bestiale » serait assurée à tous les hommes.

Il s’agirait seulement de démontrer tout d’abord qu’une telle société est non-seulement utile, mais qu’elle est possible. Il faudrait pour l’organiser un État centralisé, bureaucratique, exigeant une restriction formidable de la liberté individuelle. Conçoit-on un état chargé de tout diriger, de contrôler l’ensemble des fonctions économiques, d’assigner à chacun sa tâche, de répartir également les profits ou de régler les consommations ? Il serait impossible d’imaginer une plus odieuse tyrannie. Les socialistes s’en rendent compte, et voici comment ils répondent à cette objection. Quand l’État, disent-ils, au lieu d’être, comme dans le passé et le présent, l’organisation que s’est donnée une classe oppressive, noblesse ou bourgeoisie, pour défendre ses privilèges, sera le représentant de la société entière, sans distinction de classes, il deviendra superflu. Le combat pour l’existence individuelle, fondé par l’anarchie de production, ne sera plus à réprimer. Le premier acte de l’État, en s’emparant de la production, sera son dernier acte comme État ; il ne sera pas supprimé, il mourra de sa belle mort. Au lieu du gouvernement des personnes, on aura l’administration des choses (Engels)[8]. Ainsi, au moment où ils donnent le plus à faire à l’État, les socialistes le suppriment, parce que ce monstre-là paraîtrait trop effroyable, et ils prétendent que les choses iront toutes seules. C’est se moquer.

En réalité, dès qu’on veut se faire une image de cette organisation future, on se heurte à chaque pas à des difficultés insurmontables, à des contradictions insolubles. Schæffle, qui dans sa Quintessence du socialisme a étudié le plus soigneusement ce que pourrait être cette organisation, a écrit une autre brochure qui dévoilait l’ironie de la première, en montrant à quel point des plans si soigneusement élaborés seraient inapplicables.

Les théoriciens du socialisme connaissent ces difficultés. Le principe du collectivisme une fois posé, ils ne s’embarrassent pas du comment. Ils abandonnent à l’évolution, au développement futur et naturel de la société, l’organisation et les modalités de détail. Il y aura des phases intermédiaires, des inégalités inévitables. L’opposition entre le travail intellectuel et corporel ne disparaîtra que peu à peu. Ne nous demandez pas, disent-ils, un plan de la société de l’avenir, car nous n’aurons pas à l’édifier de toutes pièces, sur tel ou tel principe d’égalité et de justice a priori. Nous avons la prétention de représenter l’ordre de choses auquel tendent les sociétés modernes, poussées bon gré mal gré par les lois d’une évolution fatale[9]. Nous ne faisons que suivre la piste de la loi naturelle qui préside au mouvement de la société, qu’observer ce qui se dissout en elle, et ce qui se crée. La société future est contenue dans la société du présent à l’état d’embryon, elle est appelée à en sortir « comme le papillon sort de sa chrysalide. »

Ces formes embryonnaires d’organisation collectiviste, les socialistes les signalent dans tout ce qui est centralisation, monopole, dans les colossales sociétés par actions, dans les postes, les chemins de fer, administrés par l’État, ou encore les tabacs, comme en France. Ce n’est pas là, sans doute, du socialisme pur : « Autant vaudrait, dit Engels, prendre le coiffeur d’une compagnie de régiment pour un fonctionnaire socialiste. » Mais c’est toujours un commencement.

Il est surtout un phénomène économique de l’état actuel auquel les socialistes prêtent une grande attention et attribuent beaucoup d’importance. C’est le fait remarquable que les grands capitaux, après avoir, prétendent-ils, dévoré les petits, s’associent maintenant entre eux, sous le nom, suivant les divers pays, de syndicats, trusts, cartels, pour augmenter leurs gains dans des proportions considérables. Ces associations sont de deux sortes : les unes n’ont en vue que la spéculation pure ; des millionnaires cherchent à ruiner d’autres millionnaires. Tel a été le ring du cuivre, une des spéculations de bourse les plus scandaleuses qui se soient produites dans ces derniers temps, ou encore le ring des quatre géans de Chicago, accapareurs du bétail, afin de faire hausser arbitrairement le prix de la viande, et réaliser aux dépens des consommateurs des profits énormes[10]. Mais il est une autre forme plus honnête de syndicats, trusts, ou cartels qui n’ont pas seulement pour but la spéculation immédiate ; ils se forment dans un même pays par l’association de tous les entrepreneurs d’une même branche d’industrie sous un directeur commun, qui règle la production selon les besoins du marché, détermine le prix pour le consommateur, et répartit ensuite les bénéfices entre tous les associés. Les cartels écartent ainsi la surproduction, les crises, les chômages, et par cette sorte de ligue, obligent toutes les usines de la même industrie, dans un même pays, à s’unir au cartel ou à disparaître. Or cette organisation des cartels, comme le remarquent M. Brentano[11], M. Raffalovich[12], ressemble d’une manière surprenante au règlement de la production réclamé par les démocrates socialistes et les socialistes d’État : elle témoigne qu’on peut se passer de la libre concurrence, sujet de querelle éternelle entre les socialistes et les économistes de l’école opposée. Un des points les plus importans du programme socialiste, « la réglementation de la production, » à laquelle ils prétendent arriver par voie d’autorité, se trouve accompli par le grand capital à son profit, et aux dépens des consommateurs. Il est vrai que les cartels, pour se former, et empêcher la concurrence étrangère, exigent le système protectionniste, contre lequel les socialistes ne cessent de protester. Ils demandent en outre d’énormes sacrifices, et, d’après M. Raffalovich, ils ont peu de chances de succès final : mais ils deviennent en Allemagne de plus en plus nombreux, 54 en 1888, 90 en 1889, 104 au commencement de 1891, en outre 9 cartels internationaux. « Ces cartels, lisons-nous dans le Vorwœrts, deviennent toujours plus forts, leur influence politique et économique ne cesse de s’accroître. Mais ils nous rapprochent d’autant plus du grand cartel, de la communauté de production socialiste. » A l’égard des travailleurs qu’ils emploient, les cartels ont l’avantage d’écarter pour eux les crises, les chômages. Mais ils exercent une telle puissance qu’un ouvrier congédié d’une usine ne trouve plus à entrer dans une autre. Cela même, d’après les socialistes, aura pour effet de contraindre la classe ouvrière à une discipline, à une solidarité plus étroites.

« Ces signes des temps, comme l’écrivait Marx dans sa préface du Capital, ne signifient pas que demain des miracles vont s’accomplir. Ils montrent que même dans les classes sociales régnantes, de pressentiment commence à poindre que la société actuelle, bien loin d’être un cristal solide, est un organisme susceptible de changement, toujours en voie de transformation. » Cette transformation, ajoutent les plus réfléchis, ne s’opérera pas du jour au lendemain ; d’après les modérés, elle pourra s’accomplir avec tous les égards possibles pour les intérêts privés, à moins que les classes dominantes, dans leur intérêt propre, ne cherchent à faire obstacle à ce développement, auquel cas on verrait la violence entrer en scène, les « cheveux épars, les sandales d’airain aux pieds. » Les révolutions, dit Liebknecht, ont toujours un caractère délensif du peuple contre le pouvoir opposé aux réformes. A quoi bon d’ailleurs faire appel à la violence ? qu’on laisse aller les choses avec pleine sécurité, le petit nombre des riches augmenter l’armée des pauvres, l’excès de production et de spéculation amener krach sur krach, l’État moderne marcher à la banqueroute avec son fisc militaire, ses déficits, ses emprunts, sa dette énorme, ses conversions, qui ébranlent la position de la classe moyenne, la bourgeoisie en un mot conduire la société à sa ruine « comme une locomotive dont on ne peut faire jouer la soupape de sûreté. » Les circonstances semblent si favorables, que les socialistes allemands se disent maintenant d’accord avec leurs adversaires, les économistes libéraux de l’école de Manchester ; ils leur empruntent leur devise : laissez faire, laissez passer.


II. — LA DOCTRINE POLITIQUE.

La période de transition de la société capitaliste à la société collectiviste ne pourrait être d’après Marx que la dictature du prolétariat, obtenue grâce au suffrage universel, à la fondation de la république démocratique. Cette ardeur révolutionnaire est aujourd’hui singulièrement attiédie chez les chefs du parti, bien qu’elle compte encore des partisans zélés parmi les socialistes berlinois qui font opposition à l’opportunisme de Bebel et de Liebknecht.

Les principes du collectivisme une fois posés, le programme de Gotha s’occupait de la puissance de l’État. Conséquence économique de la démocratie, le socialisme, en effet, implique une série de changemens politiques nécessaires à son organisation. Tout en déclarant que le parti, dans sa propagande, n’emploierait que des « moyens légaux, » les statuts résumaient les exigences politiques dans une sorte de mosaïque empruntée au programme du radicalisme extrême. Liebknecht, au congrès de Halle, a jeté tous ces articles par-dessus bord : « Le referendum, a-t-il dit, la législation par le peuple existe en Suisse, mais elle n’est possible que dans les petits états. La décision par le peuple de la paix et de la guerre, c’est la musique de l’avenir. » La justice par le peuple n’est pas non plus d’une application aisée. Il suffirait d’obtenir de l’état actuel « que la justice fût gratuite et que la défense le fût aussi, » ce qui ne serait pas, à vrai dire, le meilleur moyen de diminuer les procès. L’avocat, selon Liebknecht, et le médecin devraient être des fonctionnaires de l’État, et, de fait, ne venons-nous pas de voir l’État prussien tenter de s’attribuer le monopole d’un remède reconnu depuis dangereux pour les malades. Les députés socialistes viennent de déposer sur le bureau du Reichstag une proposition pour rendre la profession d’apothicaire institution d’État, et transformer M. Purgon en fonctionnaire public. — Enfin, le programme de Gotha inscrivait en tête des revendications futures l’État libre démocratique, freier Volkstaat, en d’autres termes la république. Bebel le déclarait solennellement au Reichstag : — « Nous tendons dans le domaine économique au socialisme, dans le domaine politique au républicanisme, dans le domaine de ce qu’on appelle aujourd’hui religion, à l’athéisme. » — Très révolutionnaires vers 1869, parce qu’ils ne croyaient pas que les choses pussent durer en Allemagne, éternels apologistes de la Commune, dont ils ne veulent chez eux à aucun prix, Bebel et surtout Liebknecht, doués de cette flexibilité nécessaire aux chefs de parti, se gardent bien de prendre une attitude nettement inconstitutionnelle à l’égard d’un empereur populaire, dont l’Allemagne ne peut se passer, car l’institution impériale est la clé de voûte de son unité : — « Devons-nous déclarer, disait récemment Liebknecht, que nous tendons à la république ? Je ne sais. Il va de soi que la république est l’État idéal d’un parti qui combat pour la liberté et l’égalité. Mais n’oublions pas que dans la république bourgeoise le combat des classes est aussi aigu que dans la monarchie. » — La république française, gouvernée par les opportunistes et les radicaux, est présentée avec une injustice flagrante par M. Guesde, correspondant parisien du moniteur officiel du socialisme allemand, comme le régime le plus corrompu que la France ait subi depuis cent ans. — « On nous dit, continuait Liebknecht, que si nous avions la majorité et que l’empereur ne cédât pas, il faudrait pourtant bien que la révolution s’accomplît ? .. Question enfantine ! avant de nous concilier la majorité, une longue période historique sera nécessaire, et le métier de roi tend à devenir si ingrat, qu’alors peut-être les princes n’auront plus envie de régner. Une monarchie peut, d’ailleurs, accorder plus au principe d’égalité qu’une république bourgeoise. N’est-ce pas le baron de Stein qui a appliqué à la Prusse les idées de la Révolution française, obligé les Junkers à céder aux bourgeois ; le prince ne peut-il pas de même obliger les bourgeois à céder aux ouvriers ? En Amérique, une grande révolution sociale, l’abolition de l’esclavage, s’est accomplie au sein de la société bourgeoise… » — Ainsi les chefs du parti font mine de se rallier à cette royauté sociale que préconisait Lassalle, pourvu toutefois qu’elle consente à remplir leurs exigences, dont il est malaisé de fixer le terme. Du moins, ils n’ont pas encore décidé d’une façon claire, devant les électeurs, s’ils croient pouvoir réaliser leur idéal avec la forme césarienne, ou la forme radicale démocratique. La nature du gouvernement a pour eux moins d’importance que l’organisation économique.

Ici encore ils appliquent leur fatalisme historique, fala viam invenient. Qu’on se borne à remplir la tâche de chaque jour, qu’on laisse de côté les vagues déclarations de principes, qu’on s’en tienne aux exigences pratiques, réforme scolaire, extension du droit de coalition, d’association, impôt direct et progressif, suffrage universel étendu à la Prusse tel qu’il existe déjà pour l’empire. Quant à l’avenir, que les princes soient bons ou mauvais, favorables ou non, il n’importe guère. Les meilleurs césars n’ont pu empêcher l’empire romain de marcher à la décomposition et à la ruine…


III. — L’INTERNATIONALISME.

Le parti démocrate socialiste n’a pas seulement une politique intérieure, il a aussi une politique étrangère dont le caractère le plus saillant est l’internationalisme. Dans notre Europe, encore toute palpitante de la lutte et de la haine des nationalités, le socialisme forme une des trois grandes internationales, qui sont : la rouge, la noire et la dorée, celle des prolétaires, des jésuites, des banquiers. Le même phénomène général d’appauvrissement et d’enrichissement, conséquence du régime industriel, se traduit partout en opposition sociale des capitalistes et des prolétaires. Ce caractère international, si accusé lors de la formation du parti, s’est encore manifesté avec éclat au congrès marxiste de Paris, en 1889 : — « Il appartiendra enfin, disent les socialistes de Munich, dans leurs-instructions à Vollmar, leur délégué, en présence de continuelles menaces de guerre, des armemens gigantesques et des odieuses excitations nationales, de condamner hautement la politique d’alarme et de provocation qui a sa source dans l’intérêt dynastique et l’ambition nationale. » Bebel faisait ressortir de même dans un récent discours la contradiction des gouvernemens qui donnent un caractère national à toutes les questions, et les aspirations des peuples qui tendent à la paix et à la fraternité. Conflit a des masses contre les classes, » le socialisme exclut la lutte des nationalités. Nous avons vu, en 1870, Bebel et Liebknecht jeter à la face de leurs compatriotes, ivres de la victoire, la protestation de leurs principes contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine et expier dans les forteresses prussiennes le courage de leurs opinions. Les journaux du parti en Allemagne suivent les intérêts du socialisme dans tous les pays du monde, une élection socialiste dans un département français est saluée à Berlin comme un succès pour le parti. Le congrès de Paris, le récent congrès des mineurs, auquel en Allemagne on attribue une grande importance, la démonstration du 1er mai, sont la consécration la plus éclatante des principes internationaux.

Cependant, il convient d’indiquer ici quelques tempéramens. Le programme de Gotha disait : — « Bien qu’agissant dans les cadres nationaux, le parti a conscience de ses buts internationaux. » — Liebknecht à Halle s’est exprimé à peu près dans les mêmes termes, mais avec une nuance, en déclarant « que les buts internationaux ne leur faisaient pas oublier leurs devoirs d’Allemands. » Ils se défendent d’avoir jamais été des traîtres à la patrie, et comme la république, l’internationalisme flotte vers les lointaines régions de l’idéal. Ils prêchent la fraternité des peuples, mais ils partagent avec leurs compatriotes l’horreur et la crainte des Moscovites, qu’ils présentent, il est vrai, comme une haine de principes, non comme une aversion de races. Déclamer contre l’autocrate russe a toujours été un des thèmes favoris de la démocratie allemande. Liebknecht a déclaré solennellement au Reichstag que son parti combattrait avec enthousiasme dans une guerre contre la Russie :


Je hais le jeu du soldat,
La guerre et les clameurs guerrières,
Mais s’il faut marcher contre les Russes,
J’en suis, j’en suis !


dit une de leurs chansons. Nos sympathies pour la Russie sont un de leurs principaux griefs contre la république française.

A l’égard de la France, leur attitude est devenue légèrement ambiguë. Certes, ils protestent hautement contre la haine des Français : ils rappellent les sympathies françaises des grands Allemands, Goethe, Schiller, Herder, Humboldt, ils les citent comme modèles : « Qu’on ne se laisse pas aveugler, disent-ils, par le jeu des diplomates et les excitations des journalistes : c’est leur œuvre et leur artifice si la France et la Russie se sont rapprochées. » Ils prêchent, au contraire, l’apaisement entre deux grands peuples « appelés à défendre la civilisation de l’Ouest contre la barbarie de l’Est[13]. » — Oui, mais ils ne songent pas plus que les autres partis en Allemagne à effacer la vraie cause de la discorde des deux peuples, l’annexion de l’Alsace-Lorraine, dont ils déplorent assurément le principe et les conséquences, mais qu’ils considèrent comme un fait accompli. Dans leur inquiétude de froisser le sentiment patriotique de cette partie considérable de leur clientèle qui n’est pas positivement socialiste, ils insinuent que leur internationalisme, en effaçant toute distinction entre Allemands et Français, profite mieux que toute autre méthode à la germanisation des provinces conquises. Les délégués alsaciens-lorrains, au congrès de Paris en 1889, déclaraient que leurs doctrines les obligeaient à répudier une guerre de revanche. Le député socialiste de Mulhouse, Karl Hickel, ancien mobile de 1870, s’est de même défendu d’être protestataire ; il n’a cure de son ancienne qualité de Français : — « Là où l’on prospère, là est la patrie. » — Il ne s’agit plus, disent les socialistes, de nationalités rivales, mais de classes rivales : entrepreneurs, exploiteurs, réactionnaires, voilà nos seuls ennemis ! Un épisode significatif, rapporté par l’abbé Winterer, achève de préciser cette tactique. Lors de l’exposition, Vaillant présentait Liebknecht au président du conseil municipal de Paris : — « Vous voyez devant vous, ajoutait-il avec emphase, l’Allemagne et la France se donner le bras. » — Liebknecht rapportant le mot, dans le journal le Volksblatt, le corrigeait d’une manière significative, « l’Allemagne et la France de l’avenir. » En cas de guerre défensive, ils se battraient avec la dernière énergie pour l’indépendance de l’Allemagne : ils sont unanimes à le proclamer. Ils votent contre l’accroissement des crédits militaires, mais de leur aveu même, leurs fréquentes invocations en faveur du désarmement ont un caractère platonique. Ils proclament ainsi la liberté universelle et acceptent tacitement la violence faite à des populations conquises ; ces frontières qu’ils prétendent renverser, ils se déclarent prêts à verser leur sang pour les défendre. Dans ces contradictions et ces inconséquences, il y a peut-être plus de politique que de conviction.

D’autre part, pour briller dans toute sa splendeur, l’idéal socialiste exige qu’un même système, qu’une même organisation embrasse le globe entier, que l’égoïsme, la jalousie, les rivalités, le désir de dominer et de dépouiller cessent entre les nations comme entre les individus, que les différences de climat, de tempérament, de mœurs, de caractère, s’effacent et disparaissent, qu’il n’y ait plus de nations, qu’il n’y ait même plus de races, mais une fraternité universelle. Comme l’Église catholique, ils poursuivent l’unité de foi et de discipline dans le monde entier : c’est un rêve. Imagine-t-on la belle occupation d’un seul état centralisé, s’il devait régler la vie de 1,500 millions d’êtres humains, dispenser leurs tâches, répartir leur consommation, les médicamenter, les amuser. D’après Bebel, ce sera une fédération des peuples, mais alors des états distincts poursuivront nécessairement des intérêts antagonistes, comme on en voit se manifester dans un même État entre régions industrielles et régions agricoles, celles qui se suffisent et celles qui ont besoin d’importer ou d’exporter. Les socialistes comptent néanmoins sur la lente évolution de l’avenir, sur l’atténuation manifeste de l’esprit de conquête du moins entre peuples civilisés, sur les intérêts croissans de l’industrie moderne pour étouffer l’instinct belliqueux. La civilisation exige le concours des forces internationales. Comme heureux symptômes de l’union future, ils signalent les traités de commerce, de navigation, les postes, le droit des gens, les expositions, les congrès d’ouvriers, la facilité des moyens de transport, etc., qui tendent à abaisser les barrières entre les peuples. « Le rapprochement entre toutes les races civilisées sera l’œuvre de la classe ouvrière. » Le principe des nationalités est arrivé à son apogée, il est appelé à s’émousser désormais et à disparaître, à céder la place à la question sociale, qui dominera bientôt le monde.


IV. — LA FEMME ET LA FAMILLE.

Le socialisme révolutionnaire, outre qu’il prétend modifier l’état économique et l’ordre politique de la société, aspire à transformer aussi les mœurs, la famille, la condition des femmes. Il se donne pour une panacée, un spécifique, contre tous les maux qui affligent les sociétés.

La théorie historique de Marx et d’Engels, c’est que le changement des circonstances matérielles se répercute dans toute l’organisation sociale : propriété privée, héritage, constitution de la famille, s’enchaînent et s’enchevêtrent ; toucher à l’une de ces institutions, c’est altérer l’autre. Le système actuel, consacrant l’inégalité des droits de la femme et de l’homme, la soumet et la subordonne à celui-ci. Le programme de Gotha réclamait pour la femme l’égalité absolue, la complète émancipation. Liebknecht au congrès de Halle a maintenu expressément cette exigence du parti. Bebel, dans le plus volumineux de ses écrits, qui a atteint dix éditions[14], exprime les idées courantes parmi les démocrates socialistes sur la question. Voici la thèse.

C’est par la femme que l’esclavage a commencé dans le monde. Ainsi que tous les misérables qui aspirent à la délivrance, elle s’est attachée passionnément au christianisme, qui méprisait en elle l’Eve séductrice, la première cause du péché dans le monde, et qui en a fait sa propre servante et la servante de l’homme. Bebel cite les docteurs pédantesques du christianisme qui ont en effet assigné à la femme un rôle subalterne, mais il oublie que le christianisme poétique des foules l’a divinisée dans la figure de la Vierge-Mère, le plus haut idéal féminin que l’humanité ait jamais conçu. La femme chrétienne a plus de droits, de liberté et de dignité que la femme des temps païens. La phase chrétienne a donc travaillé à l’affranchissement, non à l’asservissement de la femme. Bebel affirme le contraire, et ajoute que les codes bourgeois ont consacré cette servitude. Il invoque Stuart Mill qui, dans son livre la Sujétion des femmes, présente le mariage comme le seul servage réel que la loi reconnaisse encore.

Suit une critique du mariage, tel qu’il existe dans la société présente. La haute et moyenne classe en fait une pure affaire d’argent, une association des capitaux, à laquelle l’union des personnes sert de prétexte, sans le moindre souci des enfans à naître. Bebel s’empare d’une boutade du prince de Bismarck, rapportée par Busch : Un mariage entre un étalon chrétien et une poulinière juive est très recommandable. C’est en ces termes d’écurie que la plus haute aristocratie traite ce sacrement, qu’elle s’empresse de violer, une fois accompli, l’homme, par l’hétaïrisme, la femme par l’adultère, et qui ne produit dans les meilleurs cas que « cet ennui de plomb que l’on appelle bonheur domestique[15]. » Bebel cite encore la préface des Femmes qui tuent et des femmes qui volent, où M. Dumas rapporte la confidence d’un prêtre, d’après lequel sur cent femmes mariées, quatre-vingt viennent gémir au confessionnal et pleurer leurs illusions perdues. Le mariage des prolétaires, traversé par toutes les misères imaginables, nourriture insuffisante, logemens malsains, est du moins fondé sur l’attrait réciproque. S’il n’est pas exempt d’une certaine brutalité, résultat de l’alcoolisme, des conditions précaires, du moins il ne se maintient ni par l’hypocrisie, ni par l’intérêt ; si l’on ne se convient pas, on se quitte.

La forme la plus atroce de l’esclavage des femmes, c’est la prostitution que les socialistes abhorrent. Ils se refusent à y voir un mal nécessaire, une institution civile indispensable au mobilier d’une grande ville, au même titre que la police, le gaz, les journaux, les prisons, les casernes. Ces véritables armées de prostituées, 80,000 à Londres, 60,000 à Paris, 30,000 à Berlin, sont pour eux un grand reproche non à la dépravation de la nature humaine, bien que la profession ait été florissante chez tous les peuples et dans tous les temps, — mais à l’organisation présente de la société capitaliste et de la famille. Ils s’appuient sur les documens soumis au Reichstag en 1887 : dès que les chômages se produisent, la statistique de la prostitution augmente. L’Allemagne fournit un contingent énorme au marché du monde entier : Bebel relègue parmi les fables la prétendue continence des Germains. D’après lui, les Allemandes peuplent pour moitié les mauvais gîtes de la planète, depuis les confins de la Sibérie jusqu’aux extrémités de l’Amérique. Dans la session de 1881 à 1882, le Reichstag a pris la résolution de limiter, et, s’il se pouvait, de supprimer cette traite des blondes…

Au reste, ce n’est pas parmi nous, disent les socialistes, qu’il faut chercher la plus âpre critique des mœurs contemporaines, telles que les ont faites les classes dominantes, mais bien chez les auteurs favoris de ces classes mêmes. Si l’on veut connaître une société, il est bon de lire ses romans. Or, les écrivains réalistes, acharnés à étaler les plaies et les hideurs du monde, travaillent pour leur cause. Le journal officiel du parti en Allemagne, le Vorwaerts, publie des traductions de Guy de Maupassant, des analyses de Zola. Le théâtre socialiste, organisé à Berlin pour la propagande, joue les pièces de Tolstoï, d’Ibsen. Toute cette littérature imprégnée de pessimisme social prouve à quel point le socialisme est dans l’air.

La transition de la société actuelle à la société future s’accomplira ici encore, selon Bebel, naturellement, nécessairement : l’émancipation des femmes est en voie de se réaliser dans tous les pays civilisés. Elles commencent à suivre les carrières libérales, la médecine notamment : en Angleterre, en Amérique, elles votent, dans certains cas ; des états de l’Union les admettent au banc du jury, leur accordent même des fonctions de juges de paix ; il n’est guère de pays où certaines administrations publiques ne leur soient ouvertes. Enfin le mariage s’allège et se relâche de plus en plus, grâce au divorce, qui tend à le rapprocher de l’idéal socialiste : un simple contrat privé sans privilège pour l’homme, révocable au gré des parties, où l’église et l’Etat n’aient à intervenir, ni pour le former, ni pour ! e dissoudre. Bebel reconnaît que cette intervention de l’État est aujourd’hui nécessaire à cause du droit successoral. Dans la société de l’avenir, il rejette également la polygamie et la prostitution. Si une statistique était possible, et à s’en rapporter au nombre des enfans naturels, on constaterait d’ailleurs que le mariage libre est une institution clandestine très florissante parmi les classes riches et cultivées. Puisqu’il existe en fait, il n’y aurait donc qu’à le proclamer. Mais de croire qu’ainsi disparaîtraient les maux et les misères des passions de l’amour, jalousie, servitude, etc., là est l’illusion, là est la chimère.

La thèse de Bebel est fondée sur l’égalité naturelle de l’homme et de la femme ; il n’accorde au premier aucune supériorité ni de courage, ni d’intelligence, et à la seconde, ni de ruse, ni de finesse ; il n’y a entre les deux, conclut-il naïvement, que des différences physiologiques. Eh ! oui, justement tout est là ! La grossesse et la maternité sera toujours pour la femme une effroyable surcharge, si elle veut rivaliser avec l’homme à cette course qu’on appelle la vie, et même dans l’état socialiste, il y a peu de chance pour elle que « la vieille loi salique de la nature » soit jamais abolie[16].

Proudhon, sur tant de points en désaccord avec Marx et son école, qui lui a pourtant fait plus d’un emprunt, répudiait ces lieux-communs sur la femme libre, comme la peste de la démocratie. Partisan de la monogamie indissoluble, il assimilait, dans son puritanisme intransigeant, l’amour libre à la prostitution, et professait pour les femmes savantes la même antipathie que Molière et Joseph de Maistre. L’homme, d’après lui, est à la femme dans la proportion de 3 à 2, l’infériorité de cette dernière est donc irrémédiable. « L’homme doit commander pour mieux servir, la femme obéir pour mieux régner[17]. » Telle était sa sentence.

Nouveaux Persées, montés sur l’hippogriffe pour délivrer Andromède, les socialistes se vantent de rompre les derniers liens qui retiennent la femme captive. Il est essentiel de la gagner à la foi nouvelle, afin que cette foi devienne la religion du foyer, et se transmette à l’enfant avec le lait. La doctrine en Allemagne, qui compte parmi les initiatrices l’amie de Lassalle, la comtesse Hatzfeldt, a commencé à se répandre dès 1870, parmi les femmes de la classe inférieure. Avec quelle ferveur de prosélytisme elles sont capables de se vouer à la révolution, l’exemple des nihilistes russes le prouve. « Aucun grand mouvement, dit Bebel, ne s’est accompli dans le monde, que les femmes n’y aient joué un rôle héroïque comme combattantes et comme martyres. »


V. — CHRISTIANISME ET SOCIALISME.

Le socialisme allemand se donne pour une religion humanitaire, pour une nouvelle conception du monde fondée sur la « science, » pour un lien entre les esprits et les cœurs. Exposons d’abord son attitude en présence du christianisme et de toute religion établie.

Le programme de Gotha ne mentionne la religion que pour la déclarer « affaire privée, » droit pour chacun de choisir et de prier le dieu qui lui plaît. Cette formule, que les États-Unis ont mise en pratique, Liebknecht, au congrès de Halle, l’a maintenue sans y rien changer, comme plus précise et plus correcte que « la séparation de l’Église et de l’État. » Son commentaire mérite d’être noté : « Je n’aime les prêtres sous aucune forme, les antiprêtres non plus que les prêtres… J’ai dit aux paysans : Je suis athée ; mais pleine liberté de conscience ! Aucun homme n’a le droit de porter aux choses de la conscience une main brutale : songez à la Vendée. » Le parti démocrate-socialiste considère le centre ultramontain comme son pire adversaire ; Bebel a fièrement jeté le gant aux catholiques : mais, longtemps victimes eux-mêmes d’une loi d’exception, les députés socialistes voteront contre la loi qui exclut les jésuites. Ils n’ont pas peur des jésuites, cet épouvantail de la bourgeoisie libérale, et ils accablent de railleries les pétitions que libéraux et piétistes rédigent contre leur retour. Ils pensent qu’on ne détruira pas l’Église avec des persécutions, et ils se distinguent en cela de nos radicaux français, dont l’intelligence politique, — dans la guerre qu’ils font aux ordres religieux, même les plus charitables, — est à la hauteur de leur générosité et de leur courage. Bebel glorifie la Commune, mais il remarque combien a été inutile la fusillade de quelques prêtres : pour quelques soutanes qu’elle y a perdues, l’Eglise y a gagné des fidèles par centaines de mille. La meilleure arme contre l’Église, c’est, disent-ils, d’organiser de bonnes écoles où l’on enseigne les sciences naturelles. Ils combattent en Allemagne l’école confessionnelle et font un éloge un peu inquiétant de la réforme scolaire française, à laquelle M. Jules Ferry a mérité d’attacher son nom.

Cette modération, les chefs ne s’en cachent pas, leur est surtout dictée par des raisons de tactique et de propagande. Ils savent combien l’agitation antireligieuse, qui se poursuit avec une extrême violence dans les faubourgs de Berlin, nuirait à leur cause auprès des paysans. C’est pour ce motif qu’une motion anticléricale a été si froidement accueillie au congrès de Halle. Mais il ne faudrait pas juger de leurs sentimens d’après leur politique. Leurs écrits respirent la haine fanatique de l’Église : la démocratie sociale lutte contre le christianisme pour lui arracher l’âme des foules.

En tant que doctrine économique, le socialisme se peut accommoder avec les opinions les plus variées en philosophie et en religion. Il n’est nullement incompatible avec le catholicisme. Aux catholiques revient même en Allemagne l’honneur d’avoir été les premiers à se préoccuper du sort des classes ouvrières, à songer à une réforme sociale. Dès 1835, Franz de Baader voulait faire du prêtre le représentant autorisé des travailleurs. Lassalle se vantait de l’appui que lui donnait l’évêque Ketteler. Entre christianisme et socialisme, en effet, il y a bien des points communs, si opposées que puissent être leurs fins dernières, puisque l’un aspire au ciel par l’ascétisme, l’autre à la terre par la jouissance. Mais l’un et l’autre prennent en main la cause des pauvres et des opprimés. L’Évangile donne le pas au mendiant sur le millionnaire. Si l’Église ne reconnaît pas aux malheureux le droit à l’assistance, elle impose aux riches l’obligation absolue de leur venir en aide. Elle n’a aucune doctrine essentielle sur le droit de propriété ; ses docteurs ont réprouvé l’intérêt de l’argent : « Prêtez, dit saint Paul, sans en rien espérer. » Elle a organisé le communisme dans son sein, cherché à tarir ainsi, chez ses religieux, les deux grandes sources de l’égoïsme : la propriété privée et la famille ; et ses communautés sont devenues si prospères que les États les ont maintes fois dépouillées et ont pris des mesures contre leur envahissement. Comme le socialisme, l’Église n’accorde aucune valeur à tout ce qui est esprit, talent, grâce, originalité, don personnel ; individualisme est pour elle synonyme d’égoïsme, et ce qu’elle a toujours cherché à imposer au monde, c’est le but même du socialisme : la fraternité (charité), sous l’autorité. Même organisation internationale, même réprobation de la guerre, même sentiment des souffrances et des besoins sociaux. Selon Bebel, c’est le pape qui, du haut du Vatican, voit le mieux se former l’orage qui s’amoncelle à l’horizon. La papauté serait même susceptible de devenir, pour le socialisme révolutionnaire, un concurrent dangereux si, comme le demandait ici même M. de Vogué, elle se mettait résolument à la tête de la démocratie universelle, coiffait sous la tiare le bonnet phrygien, et si, par la bouche de chacun de ses prêtres, parlait un tribun du peuple.

Aussi les meneurs et les penseurs de la démocratie sociale cherchent-ils à ruiner toute croyance à la mission divine de l’Église, à son caractère surnaturel. Ils se proclament en cela les élèves et les disciples de ces savans et brillans exégètes, les Strauss et les Renan : « Les bourgeois de l’avenir, écrit l’auteur de la Vie de Jésus dans ses Souvenirs de jeunesse, ne me devront aucune reconnaissance. » Questions sociales et questions religieuses se lient étroitement ; et si l’on est pénétré de cette vérité, si l’on songe que les deux grandes civilisations, païenne et chrétienne, ont été déterminées par la croyance des foules, par la recherche du bonheur en-deçà de la mort ou au-delà, on soupçonnera la portée de ce conflit de la science et de la foi, quand il sera décidément sorti des académies et des bibliothèques pour descendre sur la place publique. En Allemagne comme en France, les agitateurs socialistes se livrent à leur tour à l’exégèse populaire : ils s’interprètent réciproquement. Bebel a commenté le livre des politiciens français Yves Guyot et Sigismond Lacroix, intitulé : la Vraie figure du christianisme[18]. Il a écrit, d’après Buckle, une brochure sur la Culture arabe mahométane, afin de démontrer la supériorité de l’islamisme à son apogée sur le christianisme, auquel il refuse d’avoir jamais fait aucun bien dans le monde[19]. Nier toute autorité dans le ciel et sur la terre, ne pas croire à une Providence, à une vie future, représenter l’Église « comme une institution de police du capital, trompant le prolétariat par une lettre de change sur le ciel, » est considéré comme essentiel, car l’homme, privé des compensations célestes, désire la terre bien plus énergiquement. C’est surtout dans les réunions publiques de Berlin que cette exégèse revêt la forme la plus violente et la plus grossière. On comprend, quand on y assiste, le dégoût qu’éprouvait Henri Heine à entendre l’existence de Dieu « niée par de sales savetiers et des garçons tailleurs décousus. » Cet athéisme épais, puant le tabac et l’eau-de-vie, le ramenait au spiritualisme le plus éthéré, le plus diaphane.

Au reste, cette polémique, commencée il y a un siècle aux petits soupers des rois libres penseurs et des philosophes en bas de soie, et qui s’achève dans les assommoirs, n’offre plus, aux yeux des chefs du socialisme allemand, qu’un intérêt secondaire ; la libre pensée ne représente plus, dans les questions du présent, qu’un mouvement intellectuel. « A différentes époques, de grandes luttes ont pris la forme de combats religieux ou plutôt antireligieux, parce qu’on cherchait à atteindre, derrière l’Église, une organisation politique et sociale. On ne se tourne contre elle aujourd’hui que si le combat des classes se ralentit ou s’endort pour un temps. »

Le socialisme révolutionnaire se donne lui-même comme une religion. M. Leroy-Beaulieu a été un des premiers à noter ce caractère religieux jusque chez des ouvriers parisiens. « Le socialisme, d’après Schaeffle, à tout le caractère du fanatisme de secte, sur lequel la réfutation n’a pas de prise. Superstition populaire, il gagne, rassemble et organise le prolétariat pour le renversement radical. » Il y a dans le caractère allemand un singulier alliage de négation et de mysticisme. Les docteurs du socialisme en Allemagne professent, comme les nihilistes russes, le pur matérialisme de Moleschott et de Büchner : ce sont de véritables athéologiens. Ils ne s’en tiennent pas à l’agnosticisme, seule attitude de l’homme de science devant le mystère de l’inconnaissable : Engels répudie ce mot nouveau comme une invention de l’hypocrisie anglaise, soucieuse de déguiser sa parfaite incroyance. Mais, d’autre part, les écrivains exaltés du socialisme expriment souvent cette conviction qu’il est la religion nouvelle : « La démocratie sociale vit dans la foi à la délivrance de la servitude matérielle et spirituelle, dans l’amour de l’égalité entre les hommes. » Leurs poètes, d’ailleurs médiocres, dans leurs hymnes si souvent gonflés par la haine et qui évoquent des horizons empourprés de cités en flammes, expriment des sentimens analogues. Mais c’est surtout par les actes, par les sacrifices infinis et les dévoûmens sans bornes qu’il inspire à des hommes pauvres et obscurs, que le socialisme présente des ressemblances frappantes avec le fanatisme religieux. C’est exagérer sans doute que de les assimiler aux premiers chrétiens, que de voir avec Rudolph Meyer, dans tout compagnon qui tire l’alène, un apôtre du présent. D’autres[20] retrouvent en eux les enthousiastes du XVIe siècle, les sectateurs de Jean de Leyde, qui considéraient dans la vie communiste le royaume de Dieu descendu sur la terre. Ces idées renaissent plus claires et plus puissantes. Tous les grands changemens historiques sont sortis de même de l’esprit populaire, modifié dans ses couches profondes. Et voici, d’après Huber, la singulière, l’inquiétante contradiction de notre temps. D’une part, les privilégiés de la fortune, non pas précisément croyans, mais rattachés instinctivement à l’Église par l’appréhension, l’effroi de l’avenir, ainsi que le troupeau épars se rassemble et se serre autour du pasteur, quand commence à gronder l’orage, une société qui fait profession de spiritualisme et dont la vie pratique témoigne, au contraire, d’un matérialisme absolu, de l’unique passion d’augmenter sa richesse, de l’unique souci de jouir de son luxe, — et dans les foules, au contraire, le pur matérialisme théorique[21], qui aboutit à des exigences chrétiennes de fraternité entre les hommes, à la croyance en la possibilité de réaliser une humanité unie dans l’amour et le bonheur. C’est en ce sens que le prince Karolath a pu dire que, si elle n’avait pas le socialisme, la classe ouvrière serait dénuée de tout idéal.


VI. — LA SOCIÉTÉ DE L’AVENIR.

Et comme le prêtre, le politique socialiste fait luire aux yeux des foules misérables la vision brillante de l’avenir. Bien qu’ils se défendent de nous donner des descriptions exactes de ces paradis encore lointains, bien qu’ils prétendent que le socialisme n’est pas une construction a priori, mais que la réalisation de ses buts sera le résultat d’une évolution naturelle, ils nous l’indiquent comme un état de perfectionnement absolu, de bonheur général et de bien-être universel. Leur optimisme démesuré contraste avec le pessimisme noir sous lequel ils envisagent la société contemporaine. S’il est difficile, même aux privilégiés, d’être parfaitement contens de ce monde, à moins qu’ils n’aient l’esprit étroit et le cœur aride, on conçoit que les déshérités ne se résignent pas aisément « aux fatales nécessités de la société humaine. » Et, quand on trouve ce monde mauvais, on est bien près d’en rêver un meilleur, et la beauté du songe est en proportion même des misères, des désenchantemens de la réalité. Ces cités aériennes sont aussi aisées à construire que difficiles à démolir dans l’imagination de ceux qui ont besoin d’y croire, d’autant qu’elles fuient devant nous dans l’avenir illimité et que nul voyageur n’en reviendra jamais.

Bebel, entre beaucoup d’autres, a esquissé, dans son livre sur la Femme, une vue à vol d’oiseau de la société de l’avenir, sorte d’exposé populaire et poétisé des idées que Marx exprime dans sa Critique de l’économie politique. N’étaient la composition et le style, ces pages ajouteraient un chapitre à l’histoire déjà si riche des illusions humaines, depuis la République de Platon jusqu’au Phalanstère de Fourier. Les vieux plans fantastiques de Fourier, comme le remarque Schœffle, ne forment plus à la vérité le programme du socialisme actuel, mais ils en contiennent déjà les pensées fondamentales. Ce qui distingue toutefois les utopistes contemporains, c’est que leur état de l’avenir est construit non plus sur la Foi, mais sur la Science, et cela même est fort instructif, car nous voyons ainsi la science, éternelle ennemie des chimères, engendrer à son tour des superstitions dans ces têtes confuses[22].

« L’union du prolétariat et de la science, disait déjà Lassalle, étouffera dans ses bras d’airain tous les obstacles à la civilisation. » « Le socialisme, dit Bebel, c’est la science appliquée avec claire conscience et pleine connaissance à tous les domaines de l’activité humaine. Tandis que dans l’ancienne société, en matière de politique, de droit, de morale, on se réglait sur la tradition, dans la nouvelle on agira d’après la connaissance des lois naturelles qui régissent la race humaine, » comme si justement, se régler en partie sur la tradition, fruit de l’expérience des siècles, expression du caractère et des besoins d’un peuple, n’était pas aussi une loi naturelle ! L’effort des docteurs du socialisme contemporain tend surtout à démontrer qu’il se concilie avec le darwinisme. Si la théorie de Darwin, en effet, est l’expression même des lois qui régissent le monde animal et la société humaine, toute doctrine en désaccord avec cette théorie serait de nulle application, et toute tentative de réforme, frappée d’impuissance.

Or, à première vue, apparaît l’opposition absolue des théories socialistes et de la formule darwinienne, projetée comme une longue traînée de lumière sur les ténèbres et la confusion de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine, la lutte pour l’existence et la survivance du plus apte. Darwin a emprunté, comme on sait, à son ami Malthus, honni par les socialistes, et que Marx traite « d’humble valet des intérêts conservateurs, » le fond même de sa théorie : il est essentiellement malthusien. « La sélection naturelle résulte de la lutte pour l’existence, et celle-ci de la rapidité de la multiplication. Il est impossible de ne pas regretter amèrement, — à part la question de savoir si c’est avec raison, — la vitesse avec laquelle l’homme tend à s’accroître, qui entraîne dans les nations civilisées la pauvreté abjecte. L’homme ayant à subir les mêmes maux physiques que les autres animaux, il n’a aucun droit à l’immunité contre ceux qui sont la conséquence de la lutte pour l’existence. S’il n’avait été soumis à la sélection naturelle, il ne se serait certainement jamais élevé au rang humain[23]. » D’après Darwin, il est vrai, la civilisation fait en une certaine mesure échec à la sélection naturelle, la lutte pour l’existence y est modifiée, mais cela même a d’heureux effets : « Dans tous les pays civilisés, l’homme accumule sa propriété, et la transmet à ses enfans, il en résulte que tous les enfans d’un même pays ne partent pas tous également d’un même point dans la course vers le succès ; mais ce n’est pas là un mal sans mélange, car sans l’accumulation des capitaux, les arts ne progressent pas ; or, c’est principalement par leur action que les races civilisées se sont étendues, et, élargissant partout leur domaine, remplacent les races inférieures… La présence d’un corps d’hommes bien instruits, qui ne soient pas obligés de gagner par un travail matériel leur pain quotidien, a une importance qu’on ne saurait trop apprécier, car ils sont chargés de toute l’œuvre intellectuelle supérieure, dont dépendent surtout les progrès matériels de toute nature, sans parler d’autres avantages d’un ordre plus élevé[24]. » Darwin est, on le voit, aux antipodes des doctrines socialistes, et nous pouvons écouter après lui ses interprètes les plus autorisés. Le professeur Schmidt déclare que u le darwinisme est la base scientifique de l’inégalité ; » Haeckel, que « dans la vie de l’humanité, comme dans celle des plantes et des animaux, une faible minorité parvient seule à vivre et à se développer ; » Herbert Spencer, que « tous les arrangemens qui tendent à supprimer toute différence entre le supérieur et l’inférieur sont des arrangemens absolument opposés aux degrés de l’organisation et à l’avènement d’une vie plus haute[25]. » Nous gommes donc fondés à dire que la théorie de Darwin nous donne une conception de la nature et de l’histoire essentiellement aristocratique, antidémocratique, antisocialiste ; au lieu de paix et d’harmonie, elle nous montre la lutte éternelle, le triomphe des mieux doués, des plus forts, elle justifie la croyance aux grands peuples et aux grands hommes, par lesquels le progrès s’accomplit dans le monde[26].

Les socialistes prétendent, au contraire, malgré Darwin lui-même, que le darwinisme conduit logiquement au socialisme, et voici comment ils déduisent leur thèse originale[27]. Le capitalisme, disent-ils, le monopole de la terre et des instrumens de travail, nuisent, comme le reconnaît Darwin, au libre jeu de la concurrence vitale, car il en résulte des empêchemens et des faveurs qui placent les capitalistes dans une condition plus avantageuse : les prolétaires, quelles que soient la force, l’intelligence, la hauteur d’âme de certains d’entre eux, ne peuvent lutter. Or, quoi qu’on dise, ce n’est pas là un bienfait ; car, dans la société capitaliste, les plus puissans, c’est-à-dire les plus riches, sont souvent les plus incapables. Les lois civiles sur l’héritage donnent à des familles épuisées, dégénérées, un avantage artificiel sur les mieux doués, et vont contre la sélection naturelle et la sélection sexuelle. Le fils idiot ou scrofuleux d’un duc millionnaire voit s’ouvrir devant lui de meilleures perspectives, dans le combat pour l’existence, que tel fils d’ouvrier sain, robuste, intelligent. La société, avec ses monopoles, fait donc échec à la survivance du plus apte. — Cela ne veut pas dire que le socialisme aspire à rétablir le libre jeu de la concurrence vitale dans sa rudesse et sa bestialité primitives, bien loin de là : comme la civilisation, il prétend entraver la lutte pour l’existence, mais pour l’adoucir et la transformer. Elle ne sévit dans toute sa cruauté que dans les espèces intérieures, et dans l’humanité parmi les races sauvages et barbares. De même que, chez les insectes sociaux, tels que les abeilles, cette lutte s’exerce non d’individu à individu, mais d’essaim à essaim, dans l’humanité elle ne s’exerce pas d’homme à homme, — car il n’est pas permis de tuer son semblable, — mais de tribu à tribu, de nation à nation. Dans toute société organisée, la loi, l’ordre, la moralité, lui donnent une forme supérieure ; il y a effort continuel pour redresser les inégalités de la nature. Pourtant cette lutte sévit encore parmi les civilisés, sous forme de concurrence acharnée. Il appartiendra au socialisme de faire disparaître cette dernière forme du combat pour l’existence individuelle, de tirer l’homme de ces conditions animales pour le faire entrer dans l’humanité, de le délivrer de la nécessité qui l’oppresse « pour l’introduire dans le monde de la liberté. » Quand la famille humaine aura atteint le stade le plus élevé de son développement, la lutte pour l’existence deviendra lutte pour la prééminence et favorisera ainsi le progrès indéfini.

Quel abus de cette idée confuse, de ce mot si vague de progrès ! théorie qui n’est strictement exacte que dans le sens de l’accumulation des connaissances humaines, des moyens d’action de l’homme sur la nature, mais qui, transportée dans le monde moral et appliquée aux individus, doit nous faire songer à tant de siècles nécessaires, à tant d’avortemens et d’échecs, pour qu’une petite parcelle de bien s’ajoute au patrimoine de l’humanité. Erreur grossière, si l’on peut croire que le progrès de la volonté morale suive pas à pas celui de l’intelligence et de la science ! Les bonnes et belles maximes ont été formulées dès l’origine de la civilisation : « Il ne manque, dit Pascal, que de les appliquer. » Ce n’est pas l’idée de progrès indéfini qui est vraiment scientifique, conforme à la réalité, c’est l’idée d’évolution, qui implique aussi décadence[28].

Considérez maintenant la superstition populaire du progrès chez les socialistes, par laquelle ils concilient Marx, Darwin et Condorcet. Avant d’appliquer à la société humaine les lois économiques de Karl Marx, Bebel commence logiquement par l’améliorer suivant les lois de la sélection, déjà pratiquées à Lacédémone, bien que les termes darwiniens ne fussent pas inventés. Il crée une race d’hommes pur sang. Dans l’état socialiste, le vil intérêt d’argent ne présidant plus au mariage, les enfans naîtront doués comme le sont d’ordinaire les enfans de l’amour. Une fausse pudeur n’empêchera plus d’étudier les lois scientifiques de la génération. Le point cardinal de la question sociale, c’est le rapport de la population et des moyens de subsistance. Selon Malthus et Darwin, si on ne restreint pas l’accroissement de la population, s’il y a plus d’hommes que la terre n’en peut nourrir, il n’en résultera que lutte et misère, tous les efforts pour la prospérité sociale resteront sans résultat. Mais il y a encore bien des territoires à défricher, la chimie rendra assimilables de nouvelles substances nutritives. Enfin, la loi de Malthus est réfutée par ce fait que les peuples les plus riches, ceux où abondent les élémens de subsistance, sont ceux qui s’accroissent le moins. Rendez les hommes plus prospères, et ils auront moins d’enfans. Stuart Mill démontre que, dans l’état socialiste, le rapport de la population et de la nourriture serait mieux en équilibre que dans toute autre forme de société.

Une fois la race améliorée par la sélection, Bebel la perfectionne par l’éducation intégrale, universelle ; il chasse du monde l’ignorance et la superstition. L’individualité de chacun se développera librement, toutes les vocations s’épanouiront au soleil. La foule inconnue des Goethe et des Léonard de Vinci, qui ne peut aujourd’hui se révéler faute d’instruction première, n’ira plus, comme dans l’idylle de Gray, dormir ignorée sous le gazon d’un cimetière de village. Plus de ces existences faussées et manquées qui pullulent aujourd’hui : tel professeur allemand serait bien plus apte à ressemeler de vieilles bottes, tel bottier enseignerait à merveille du haut de la chaire s’il avait reçu seulement la préparation nécessaire.

Après la génération et l’éducation, la tâche de la société de l’avenir sera d’organiser le travail. Il deviendra obligatoire pour tous : ne l’est-il pas aujourd’hui pour l’immense majorité ? La parole de l’apôtre : « Quiconque ne travaille pas ne doit pas manger, » deviendra une vérité. Mais comment se feront, dans le paradis des socialistes, le choix des professions et le partage des produits ? C’est là le point le plus épineux. Si on laisse les choix libres, tous les fainéans voudront être poètes ; si les professions sont imposées, quelle tyrannie ! — Mais, réplique Bebel, ne le sont-elles pas dans votre société bourgeoise ? Tient-elle compte des vocations ? Demande-t-on au citoyen s’il lui plaît d’être soldat ? Nous rendrons le travail court, varié, attrayant, productif. Le travail matériel ne nuira pas à l’œuvre intellectuelle : tel philosophe de l’antiquité n’a-t-il pas été portefaix, Spinoza, ouvrier opticien ? Nous ferons disparaître toute distinction entre l’oisif et le laborieux, le frugal, le dissipateur et l’économe. Nous établirons si bien l’égalité, que l’industrieux recevra pour le même temps de travail autant que l’incapable : le talent cessera d’être un capital, car il est un don inné, celui qui le possède n’y a aucun mérite, il n’en est pas responsable… Mais on ne trouvera personne, objectez-vous, pour remplir les emplois répugnans. — Dans la société présente si imparfaite, manque-t-on jamais de volontaires pour les œuvres les moins attrayantes, les soins à donner aux malades des hôpitaux ?

A plus forte raison dans la société future, où par l’abolition des classes, la fin de l’exploitation des faibles, l’égalité des conditions, toute trace d’égoïsme aura disparu, où l’on ne connaîtra ni le vol, ni l’envie, ni la convoitise. Chaque classe, présentement, a sa morale particulière ; l’aristocratie pratique la casuistique des jésuites et des piétistes ; la bourgeoisie, le rationalisme utilitaire de l’intérêt bien entendu ; la morale des prolétaires, qui est celle de l’avenir, se fonde uniquement sur la solidarité et l’altruisme.

Si zélés qu’ils soient de se conformer à la science, les théoriciens du socialisme négligent, on le voit, la science la plus élémentaire, la psychologie positive. Elle nous enseigne que « selon les probabilités, l’amour pur du prochain, de l’humanité, de la patrie, n’entre pas pour un centième dans le total de la force qui produit les actions humaines[29]. » Ils ne tiennent pas compte de ce mobile et moteur premier, l’intérêt personnel, seul assez puissant pour vaincre l’inertie naturelle à l’homme, et qui est à son activité u ce que la loi de la gravitation est aux corps célestes, » — cause universelle, sans doute, de l’égoïsme et de la malice, mais aussi de tout ordre, de toute prudence, de tout zélé et de tout labeur. Ils ne comprennent pas que la société n’est que l’unité supérieure des individus qui la composent, que leurs imperfections forment son imperfection, et qu’en brisant en chacun le ressort individuel, on le détruit pour l’ensemble. Leur psychologie enfantine repose, en un mot, non sur la bassesse originelle, mais sur l’excellence native de l’homme, sur la toute-puissance de l’organisation sociale, pour substituer à l’égoïsme bourgeois l’enthousiasme des prolétaires à servir la société, cultiver le bien et le beau, conduire la société au plus parfait bonheur[30].

Il s’agira enfin d’organiser ce bonheur : « Pas de travail sans jouissance, pas de jouissance sans travail. » Bebel, comme en une vision éclairée aux feux de bengale, nous laisse entrevoir les splendides ateliers, laboratoires, casinos de l’avenir, d’un luxe vraiment royal. Il y aura des musées jusque dans la campagne. Rien qui rappelle les mornes établissemens communistes de la société actuelle, collège, couvent, caserne ou prison. C’est le capitalisme qui crée la servitude politique, militaire, économique. Dans la société affranchie, plus de soucis de fortune, de famille, d’avenir pour les enfans, dont l’Etat se charge. Le mariage sera métamorphosé en une liaison agréable et, s’il le faut, changeante. Au lieu de se morfondre dans le tête-à-tête du foyer conjugal, on vivra beaucoup plus de la vie de société. Assemblées, délassemens, conférences, spectacles, ce qui n’est que le privilège des hautes classes deviendra le plaisir de tous.

Il n’est pas jusqu’à la mort même qui ne soit appelée à perdre son aiguillon. Les épidémies cessant, grâce aux progrès de l’hygiène, la fin au terme naturel sera de plus en plus la règle ; et « délivré de cette idée assommante de l’immortalité personnelle, » on s’éteindra sans souhaiter un au-delà, avec la certitude que l’on aura goûté le ciel sur la terre.

Hélas ! il serait à craindre que dans ce paradis de l’avenir, si jamais il existait, le suicide par dégoût de vivre n’exerçât d’effrayans ravages ; sans parler de cette inquiétude éternelle au cœur de l’homme, « retranchez le désir et la lutte, il n’y a plus qu’ennui dans la vie. » Un orgueil inné nous porte à chercher au-dessus de nous, à nous élever à un rang supérieur, à nous distinguer de nos semblables, à vaincre la fortune adverse ; et de là naissent les joies les plus vives qu’il nous soit donné de sentir. « L’inégalité des richesses, dit Wells, semble à beaucoup constituer le plus grand des maux de la société ; mais si grands que soient ces maux, ceux qui résulteraient de l’égalité des richesses seraient pires encore. Si chacun était content de sa situation, si chacun croyait ne pouvoir l’améliorer, le monde tomberait dans un état de torpeur. Or il est constitué de telle sorte qu’il ne peut rester stationnaire… Le mécontentement pour chacun de sa propre condition est le pouvoir moteur de tout progrès humain. »

Est-il besoin d’énoncer enfin ce truism que le bonheur est non affaire sociale, mais conquête individuelle, que les circonstances les plus favorables en apparence ne le produisent pas toujours ? Laissons à ce propos Liebknecht réfuter Bebel, et se réfuter lui-même. Dans ses agréables notes de voyage en Amérique[31], où il a laissé le socialiste sommeiller en lui, Liebknecht semble exprimer, par les lignes suivantes, moins une vérité banale qu’une expérience personnelle :

« Le roi s’amuse… Je ne sais si les rois s’amusent encore, j’en douterais presque, mais le peuple s’amuse, malgré la misère, les soucis, les privations. Là où il n’y a pas d’ombre, il n’y a pas non plus de lumière. La privation est le sel de la vie : quand elle ne tue pas, elle maintient jeune, frais, dispos, non jeune par les années, mais jeune par l’esprit, par le ressort, tandis que les heureux auxquels le combat pour l’existence est épargné tombent victimes de l’ennui, et pour la plupart ne sont jamais jeunes. La satiété ne peut jouir ; la faim a ses pauses, durant lesquelles elle ressent la joie de vivre. »

Liebknecht, au congrès de Halle, a d’ailleurs écarté d’un geste dédaigneux tous ces rêves d’avenir : « Lorsque le parti encore jeune était à la science économique comme l’alchimie est à la chimie, on s’occupait beaucoup de la société de l’avenir, et comment on y cirerait les bottes et on y nettoierait les rues… Ce qui distingue le socialisme utopique, c’est qu’il oublie le présent pour songer à l’avenir… Ceux qui exigent qu’on leur dresse le plan de la société future devraient bien nous dire ce que sera l’Allemagne dans dix ans ou même l’année prochaine ou dans huit jours… Ces questionneurs indiscrets sont comme ces vieilles femmes curieuses qui fourrent le nez au trou de la serrure pour regarder dans les cabinets de Barbe-Bleue. » Liebknecht tourne en ridicule le roman socialiste de Bellamy, dans l’an 2000, que M. Bentzon analysait ici même. Il rappelle les rêveurs au froid positivisme de Marx et d’Engels, qui est pourtant la source de toutes ces utopies. Bebel lui-même a corrigé dans une récente édition les passages de son livre sur la Femme qui prêtaient trop à l’épigramme. Au lieu d’écrire des songes, il s’occupe maintenant de statistique, et dirige une vaste enquête sur les différentes professions de l’empire.

Mais combien de pauvres diables, sous la corvée abrutissante et la poussière des ateliers, dans la buée des cabarets, ou sur leurs grabats boiteux, au fond des ruelles obscures et fétides, rêvent d’un âge d’or qui luira quelque jour sur les foules misérables, et fera disparaître de la surface de la terre la pauvreté famélique ! Ils y songent avec cette confiance et ce fanatisme sur lesquels le raisonnement ne mord plus, comme les premiers chrétiens se mettaient sur le pas de leurs portes pour attendre le retour du messie.


VII. — CONCLUSION.

On ne saurait mieux marquer que ne l’a fait Liebknecht, au congrès de Halle, l’évolution la plus récente du parti de la démocratie sociale. Accueillie par les acclamations des délégués du parti, cette politique a été très diversement jugée au dehors. L’anarchiste Most, dans son journal la Freiheit, publié à Londres, accuse les chefs du parti de renier honteusement son caractère révolutionnaire, de l’avoir transformé depuis 1870 en un parti opportuniste… Au nom des libéraux allemands, M. Richter lire avantage de cette absence de programme, comme signe manifeste de l’impuissance du socialisme, « quand il est obligé de sortir du nuage de ses vagues promesses, et de nous donner une image de la vie et de la constitution de l’état futur. » La critique des maux présens est assurément plus aisée. Enfin des économistes favorables à la réforme sociale, M. Brentano, M. Adler, considèrent au contraire cette absence de programme comme un symptôme excellent. Voici, disent-ils, une ancienne secte révolutionnaire, qui en appelle maintenant à la lente évolution de l’avenir, qui se transforme dans la société actuelle en un parti poursuivant des réformes pratiques ne différant pas beaucoup du socialisme d’État, qui, tout en jetant le gant aux autres classes et à leurs représentans politiques, consent à travailler avec eux à ces réformes, qui organise les corps de métiers. Tout cela leur semble fort opposé aux doctrines extrêmes de la révolution sociale.

Mais c’est atteindre en quelque sorte les socialistes allemands dans leur honneur que de leur refuser le titre de révolutionnaires. Aussi ont-ils protesté énergiquement. Parce qu’ils font passer au premier plan l’agitation politique, pratique, parlementaire, et qu’ils répudient absolument l’anarchisme comme le pire ennemi du socialisme, il ne s’ensuit pas que le parti soit devenu possibiliste, c’est-à-dire bornant ses exigences à de simples réformes. Les marxistes sont aussi bien en querelle réglée avec le possibilisme qu’avec l’anarchisme. Le possibilisme est partout en décadence, en France depuis la mort de Joffrin, en Angleterre où les trade-unions viennent de donner, dans leur dernière assemblée, la majorité aux sectateurs de Marx. Le parti s’efforce en Allemagne d’éviter un double écueil : « ou bien ne faire que de la propagande de principes, et tomber dans la rhétorique radicale du prêcheur dans le désert : ou bien, s’emmarécager dans le possibilisme, en exagérant les petits progrès, et en niant le but final. »

Ce but final, nous venons de le voir, est la négation absolue et le renversement de tout l’ordre actuel. Parmi les chefs, les plus exaltés, tels que Bebel, le croient prochain ; les plus réfléchis, tels que Liebknecht, estiment qu’il faudra des siècles (disons des cycles) pour l’atteindre. Mais la réforme politique s’est bien effectuée, pourquoi la réforme sociale ne s’accomplirait-elle pas ? « Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? s’arrêtera-t-elle maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles[32] ? »

Le but immédiat des socialistes allemands, et en cela ils prétendent donner au monde entier le modèle de la propagande communiste internationale, c’est de remédier tout d’abord aux souffrances les plus criantes des classes ouvrières ; d’organiser les ouvriers comme une classe distincte et une armée disciplinée, en ces temps d’ébranlement politique, d’instabilité économique et de confusion générale ; d’entretenir au sein des foules une source inépuisable de mécontentement, en agissant sur les grands ressorts du besoin et de la colère ; de ruiner en elles toute croyance, tout respect d’une autorité religieuse, politique ou sociale, de faire disparaître à jamais les habitudes séculaires de subordination hiérarchique du grand nombre au petit nombre ; de rendre de plus en plus tendus, de plus en plus difficiles et exigeans, les rapports du travail et du capital jusqu’au jour où ils deviendront intenables, — de préparer enfin la classe ouvrière pour le moment fatal, selon eux, où l’évolution ploutocratique, qui divise de plus en plus la société en deux classes, une infime minorité de riches toujours plus riches et une masse toujours croissante de prolétaires, sera près d’arriver à son terme, où il faudra bien à la fin exproprier les expropriateurs et élever la société collective sur les ruines de la société privée.

Quelle est maintenant la portée du mouvement socialiste en Allemagne ? La force élémentaire des intérêts économiques passe aujourd’hui au premier plan, et relègue dans l’ombre toutes les querelles politiques, parlementaires, libérales, des autres partis. Les intérêts divergens des classes, le conflit entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas prend de plus en plus d’importance. La question est de savoir si le socialisme révolutionnaire sera enrayé par la réforme sociale, par le socialisme d’État, si les violens parviendront à l’emporter sur les modérés, si ce mal chronique, où certains affectent de ne voir qu’une maladie de jeunesse et de croissance pour l’empire allemand, aboutira à la crise aiguë, comme en France aux journées de juin et à la Commune. L’abcès étant mûr, il n’y aurait plus qu’à enfoncer d’une main hardie le fer dans la plaie… C’était la politique du prince de Bismarck.

D’autres signalent ce mouvement qui dépasse les frontières de l’Allemagne, va au cœur des ouvriers de tous les pays et refond leur esprit, comme l’avènement d’une ère nouvelle. Nous nous trouvons, pensent-ils, à un des grands tournans de l’histoire[33] : — « N’oubliez pas, écrivait M. Hinzpeter, en tête d’un ouvrage destiné à son royal élève Guillaume II, que nous vivons à une époque de crise ou de transition comme a été la réforme, ou même avant, le christianisme, c’est-à-dire à une époque où les bases du sentiment, de la pensée et de l’action sont ébranlées ; entre la science d’une part et la loi ancienne perdue, et la foi nouvelle qui n’est pas née, les hommes restent sans réponse sur le sens de la vie : il faut en trouver une. » C’est cette réponse que le socialisme, unissant les basses classes dans une foi commune, prétend avoir trouvée dans le combat contre la misère et l’ignorance, et qu’il se fait fort d’imposer au monde.

Les pessimistes enfin, comme épilogue à la gigantesque lutte que préparent les arméniens immenses, nous annoncent pour le XXe siècle la bataille sociale des masses contre les classes, la dernière guerre, selon Bebel, mais telle que le monde n’en aura jamais vu de semblable ; puis une organisation de la société où l’individu sera absorbé par l’état, soumis à l’esclavage futur que prédit M. Herbert Spencer. Entre la société du passé et celle de l’avenir, nous aurons joui d’une liberté que nos pères ne possédaient pas, que nos descendans ne connaîtront plus.

Si obscures que puissent être les destinées, et si vaines les prophéties, cet avenir, on peut l’affirmer, ne ressemblera guère aux plans des utopistes et réformateurs contemporains ; le socialisme aura beau modifier l’ordre des choses, il ne changera point de fond en comble la nature humaine. Après dix-huit siècles, avec toutes les forces morales et matérielles dont il disposait, le christianisme y a échoué : il a sans doute répandu des sentimens de pureté et de charité, il a pu réaliser son idéal dans ses communautés distinctes, mais, au lieu de refondre la société à son image, il s’est transformé à l’image de la société, c’est le sens clair de son histoire ; et, de fait, ne voyons-nous pas aujourd’hui le pape qui dirige la barque de Pierre, orienter sa voile du côté d’où souffle le vent ? Il en sera de même du socialisme. Déjà sa courte histoire en Allemagne, telle que nous venons de l’esquisser, nous montre le parti, à mesure qu’il s’est développé, s’adaptant de plus en plus aux circonstances de l’empire : il ne continuera à s’étendre qu’à la condition de se mouler sur l’esprit général et les besoins de chaque peuple. C’est là, croyons-nous, la conclusion qu’on peut tirer de cette étude.


J. BOURDEAU.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, par M. Paul Leroy-Beaulieu. Paris ; Guillaumin.
  3. Marx, le Capital, traduction française. — Engels, Die Entwicklung des Sozialismus von der Utopie zur Wissenschaft ; Hottingen Zurich, 1883. — Schœffle, Quintessenz des Socialismus, 12e édition. Gotha, 1890. Les pages qui suivent ne sont qu’un résumé de ces auteurs.
  4. « La fortune des élus, dit Proudhon, grossit des innombrables parcelles dérobées au travail de tous. » La richesse du petit nombre est un précipité qui provient du travail, des capacités du grand nombre.
  5. D’après M. Gide, cette assertion que les inégalités parmi les hommes sont beaucoup moindres qu’elles ne semblent, que leur tendance est de disparaître graduellement, par le simple effet des lois naturelles et de la libre compétition, n’est pas toutefois généralement prouvée. L’évolution économique des États-Unis est loin de la confirmer.
  6. Ravaisson, Discussion sur la question ouvrière à l’Académie des sciences morales et politiques.
  7. Karl Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Parteiprogramms, Neue Zeit, n° 18.
  8. Les anarchistes seuls, de l’école de Krapotkine, comme le remarque Adler, qui veulent dissoudre toute force centrale, ont le droit de parler de la suppression de l’État. Mais ils sont aux antipodes des doctrines marxistes.
  9. Gide, Précis d’économie politique, p. 449.
  10. En Amérique, certains états ont pris des mesures contre les trusts. En Allemagne, le député socialiste Vollmar insiste pour que son parti insère dans les exigences de son programme une protection légale contre les cartels.
  11. Ueber die Ursachen der heutigen sozialen Noth, von Lujo Brentano. Leipzig, 1889.
  12. Les Coalitions de producteurs et le protectionnisme, par A. Raffalovich. Paris, 1889 ; Guillaumin.
  13. Lors des derniers incidens, à la suite du voyage de l’impératrice Frédéric, le Vorwaerts a flétri les articles de la Gazette de Cologne, si injurieux pour la France, protesté contre les représailles dont les Alsaciens-Lorrains ont été les innocentes victimes.
  14. Die Frau und der Sozialismus, von August Bebel, 10e édition. Stuttgart, 1891.
  15. Engels, der Ursprung der Familie.
  16. Huxley, Sermons laïques.
  17. Proudhon, la Pornocratie dans les temps modernes.
  18. Bebel reproche toutefois à MM. Yves Guyot et Sigismond Lacroix le manque de sens historique. Il prend contre eux la défense de Platon, et leur explique que le spiritualisme platonicien n’est pourtant pas responsable de tant de méfaits.
  19. Lors des élections de 1890, un journal rappelait que Bebel avait été dans sa jeunesse membre des cercles catholiques allemands. Bebel a confirmé le fait, en ajoutant qu’il était entré dans ces maisons catholiques organisées pour les jeunes ouvriers, sans rien dissimuler de ses opinions, et qu’il y avait rencontré plus de vraie tolérance que chez ses coreligionnaires protestans. Ce souvenir aurait dû, semble-t-il, adoucir la rigueur de sa thèse, puisque, en cela du moins, le catholicisme a bien mérité de l’ouvrier Bebel. Mais l’esprit de secte et de système ne permet pas ces concessions.
  20. Huber, Die Philosophie des Sozialismus.
  21. « Le matérialisme des classes opulentes est seul condamnable. La tendance des classes pauvres au bien-être est juste, légitime et sainte. » (Renan, l’Avenir de la science.)
  22. Parfois aussi les hommes de science, dans leur confusion du monde physique et du monde moral, s’abandonnent aux mêmes utopies que les socialistes, qui se plaisent à invoquer leur autorité. Bebel cite le passage suivant de Hœckel : « L’homme en viendra à organiser sa vie commune avec ses semblables, c’est-à-dire la famille et l’état, non d’après les principes des siècles éloignés, mais par suite des principes raisonnables d’une connaissance conforme à la nature. Politique, morale, droit,.. devront être formés uniquement d’après les lois naturelles L’existence digne de l’homme, dont on fait des fables depuis des milliers d’années, deviendra enfin une réalité. » — Espérons-le !
  23. Descendance de l’homme, p. 194.
  24. Origine des espèces, p. 182.
  25. Cité par Gide, Précis d’économie politique.
  26. Lorsque nous parlons des grands hommes, nous entendons ce mot au sens de l’élite célèbre ou anonyme. Les célébrités historiques peuvent être contestées : ce qui ne peut l’être, croyons-nous, c’est que les perfectionnemens les plus importans s’accomplissent par les races et les individus d’élite, c’est-à-dire par des minorités supérieures. Les socialistes prétendent établir que la civilisation est le résultat du travail collectif, et que dès lors la répartition devrait être aussi collective. Il convient de tempérer cette assertion en ajoutant que l’œuvre collective n’a progressé que par le travail intellectuel de cette élite qui a créé la science et ses applications.
  27. Neue Zeit, n° 6. Résumé d’une conférence faite en Angleterre par M. Grant Allen.
  28. « Le progrès graduel vers la perfection, dit Huxley, dans ses Sermons laïques, p. 433, est si loin de faire nécessairement partie de la doctrine darwinienne, que cette doctrine nous semble parfaitement compatible avec la persistance indéfinie de l’être organique dans un même état, ou avec son recul graduel. »
  29. Taine, la Révolution, p. 482.
  30. « Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grâce aux théories d’un monsieur ? » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet.)
  31. Ein Blick in die neue Welt, von Wilhelm Liebknecht. Stuttgart, 1887.
  32. Tocqueville, de la Démocratie en Amérique.
  33. C’est l’opinion de M. Gabriel Monod, exprimée dans le même sens par M. Hinzpeter.