Chez Cazals & Ferrand, Libraires (p. 79-96).

L’OCCASION PERDUE RECOUVRÉE,
Ou les Amours de Liſandre.

1.


Un jour le malheureux Liſandre
Pouſſé d’un amour indiſcret,
Attaquoit Cloris en ſecret
Qui ne pouvoit plus ſe défendre.
Tout favoriſoit ſon amour ;
L’Aſtre qui nous donne le jour
Alloit porter ſes feux dans l’onde,
Et cet ennemi de Cypris

Ne laiſſoit de lumière au monde
Que dans les beaux yeux de Cloris.

2.

Avec un amoureux ſilence,
Dans un ſecret appartement,
Elle ſupporte doucement
Son amour & ſa violence.
Ses bras qu’elle veut avancer
Ne ſervent à le repouſſer
Que pour l’attirer davantage.
Elle le ſouffre a ſes genoux,
Et n’a ſeulement pas courage
De lui dire : Que faites-vous ?

3.

Avec un air doux & ſévére
Elle regarde ſon Amant,
Et lui montre confuſément
De l’amour & de la colere.
Liſandre, dit-elle tout bas,
Je crierai, car ne penſez pas
Que je contente votre envie ;
Ceſſez d’attaquer mon honneur,
Ou commencez d’avoir ma vie
Comme vous avez eu mon cœur.

4.

Mais Liſandre auſſi peu timide
Qu’il étoit beaucoup amoureux,
Imprime l’ardeur de ſes feux

Sur les bords de ſa bouche humide.
Il gliſſa ſa brûlante main
Sur la neige de ſon beau ſein,
Dont il prétend fondre la glace ;
Et la tenant entre ſes bras
Il oſe porter ſon audace
Sur un lieu plus ſaint & plus bas.

5.

Là ſans reſpect & ſans relâche
Il cherche l’objet de ſes vœux,
Et trouve ce lieu bienheureux
Deſſous la juppe qui le cache.
De ſes doigts tremblans & hardis
Il prend le ſombre Paradis
Qui donne l’enfer à nos ames,
Ce trône vivant de l’amour,
Où parmi les feux & les flâmes
On ne trouva jamais le jour.

6.

Attachés bouche contre bouche,
L’un & l’autre étroitement pris,
Il ébranla ſi bien Cloris
Qu’il la jetta ſur une couche.
Alors avec des yeux roulans,
Demi vifs & demi mourans,
Elle feignit d’être pâmée,
Et dans un ſi prompt changement,

Ne parut plut être animée
Que par des ſoupirs ſeulement.

7.

À voir ſa Gorge toute nuë,
Son Corps tout du long étendu,
On jugeoit qu’elle avoit perdu
La pudeur & la retenue.
Que ſa conftance étoit à bout,
Que ſon Liſandre pouvoir tout,
Et qu’elle l’eût laiſſé tout faire ;
Mais par un accident fâcheux
Que je dis & doit ſe taire,
Il ne ſe paſſa rien entr’eux.

8.

Près de goûter mille délices,
Ce triſte & malheureux Amant,
Vit changer ſon contentement
En de très-rigoureux ſuppIices ;
Il étoit couché ſur Cloris ;
Lorſqu’il demeura tout ſurpris
D’une infortune ſans ſeconde,
Et que pour le comble d’ennui,
Ce qui donne la vie au monde,
Demeura froid & mort en lui.

9.

Cet Arc-boutant de la nature,
Ce principe du mouvement,

Immobile & ſans ſentiment
Perd ſa vigueur & ſa figure ?
Liſandre a beau ſe tourmenter,
Il a beau ſe ſolliciter,
Et lui préparer des amorces ;
Ce lâche qu’il excite en vain ;
Au lieu de reprendre ſes forces
Pleure mollement dans ſa main.

10.

Dans cette cruelle avanture,
Triſte, déſeſperé, confus,
Ce pauvre Amant ne ſonge plus
Qu’à renoncer à ſa nature.
Dans la fureur de ſes tranſports,
Craignant que malgré ſes efforts
On ne l’accuſe d’impuiſſance,
Il prend par un air languiſſant
Des Témoins de ſon innocence
Sur le crime auquel il conſent.

11.

Cependant Cloris revenue
De ſon feint aſſoupiſſement,
Porte les deux mains promptement
Deſſus ſa cuiſſe toute nue.
Là par deſſein ou par hazard
Elle empoigna ce Dieu camard,
Ce chaud Priape de la Fable ;
Mais le ſentant froid & rempant,

Et le crut que c’étoit un Diable
Sous la figure d’un Serpent.

12.

Jamais une jeune Bergere
Ne retira plus promptement
Sa main qui trouve innocemment
Un Aſpic deſſous la fougere.
Que Cloris fit ſa belle main
Sur ce membre vil, lache, & vain
Quelle trouva deſſous ſa robe,
Lorſqu’avec un juſte dépit
Elle ſe leve & ſe dérobe,
Des bras de Liſandre, & du lit.

13.

Dans la colere qui j’emporte
Elle pouſſe ce pauvre Amant,
Et ſans l’écouter ſeulement
Se diſpoſe à gagner la porte ;
Alors Liſandre à ſes genoux,
Lui dit : Cloris, que faites-vous ?
Ah ! du moins écoutez mes plaintes,
Et regardez dans mon malheur
Toutes les plus vives atteintes
De l’amour & de la douleur.

14.

Ma chere Cloris, je vous aime
Plus que les délices des Cieux.

Plus que les hommes & Dieux,
Et mille fois plus que moi-même
Je brûle d’une vive ardeur ;
Et cette nouvelle froideur
Ne doit pas vous paroître étrange ;
Je ſçais bien comme il faut aimer ;
Mais pour m’ôter des bras d’un Ange
Un Diable eſt venu me charmer.

15.

Quelque ennemi de la nature
Trouble mes ſens & ma raiſon ;
Et de ſon funeſte poiſon
Souille une flâme toute pure.
Peut-être auſſi ſont-ce les Dieux,
Qui ſe voyant moins glorieux,
M’ont voulu rendre miſérable ;
Mais que dis-je ? Ils ſont innocens,
Cloris toute ſeule eſt coupable,
Elle ſeule a charmé mes ſens.

16.

C’eſt ſa beauté qui dans mon ame
A joint le reſpect à l’amour ;
C’eſt ſon œil plus beau que le jour
Qui fit naître & mourir ma flâme :
Heureux dans ma captivité,
Si j’oſois avec liberté
Jouir d’une grâce imprévue,

Et de tous mes ſens tranſportés,
Je n’y réſerve que la vue
Pour admirer tant de beautés.

17.

Quoiqu’il en ſoit, mon adorable.
Avant que vous quittiez ces lieux,
Souffrez que je perce à vos yeux
Un cœur fidele & miſérable ;
Je veux expier en mourant
Un crime ſi noir & ſi grand,
Qui choque la nature même,
Et que pour vanger vos appas
Ma mort vous témoigne que j’aime,
Si mes ſoupirs ne le font pas.

18.

Il alloit parler davantage
Pour exprimer ſon déſeſpoir,
Et peut-être qu’il eût fait voir
De ſanglants effets de ſa rage ;
Lorſque l’arrêtant par le bras,
Cloris lui dit : ne parlez pas,
J’entends quelqu’un qui ſe promene,
Et je vois avec un grand bruit
Porter dans la chambre prochaine
Les ſombres flambeaux de la nuit.

19.

Soudain une voix entendue

Redoubla ſon étonnement,
Et lui fit dire promptement :
Cher Lyſandre je ſuis perdue !
Ha ! ceſſez de me retenir,
C’eſt mon mari qui va venir,
Je l’entends, il eſt à la porte ;
Il faut toujours craindre un jaloux,
Et vous dont la vigueur eſt morte,
Comment lui réſiſterez-vous ?

20.

Lors cette belle tranſportée
D’amour, de crainte & de ſouci,
Mena notre amoureux tranſi
Près d’une fenêtre écartée :
Là, ſans beaucoup de compliment
Il ſe gliſſa légérement
Et deſcendit dedans la rue,
Où preſſé d’un mortel ennui,
Il fit long-tems le pied de grue,
Et puis ſe retira chez lui.

21.

Frappé de la funeſte envie
Qui fait la honte & le remords,
Il ſouffrit plus de mille morts.
Du dernier malheur de ſa vie.
Quoiqu’alors les jours fuſſent grands
Cette nuit lui dura mille ans,

Il ne peut fermer la paupiere ;
Sur le point du jour ſeulement,
Honteux de revoir la lumiere,
Il la ferma languiſſament.

22.

Le Soleil qui chaſſe les ombres
Et toutes les horreurs des nuits,
Loin de diſſiper ſes ennuis,
Les rendit plus noirs & plus ſombres.
Quand il vit ce pere du jour,
Il crut par un excès d’amour,
Voir de Cloris la vive image ;
Mais il connut dans un moment,
Comme Ixion ſur le nuage,
Que ſon amour n’étoit que vent.

23.

Après mille ſecretes gênes,
Cet Amant par un digne effort,
Réſolut de chercher la mort,
Ou bien le remede à ſes peines.
Ha ! je ne crains plus mon malheur,
Je mourrai, dit-il, de douleur,
Ou je réparerai ma gloire,
Et quoiqu’il en ſoit dans ce jour,
Je remporterai la victoire
Ou de la Mort ou de l’Amour.


24.

Le bouillant deſir qui le preſſe
Fait que d’abord après dîner
Il ſort, & va ſe promener
Près du logis de ſa maîtreſſe ;
À peine y fut-il un moment
Qu’il en vit ſortir Dorimant,
Le vieux Mari de cette Belle ;
Et ſe gliſſant dans ſa maiſon,
Il alla chercher auprès d’elle,
Ou ſa mort, ou ſa guériſon.

25.

Par une ſecrette avenue
Il fut dans ſon appartement,
Et la trouva nonchalament
Dormant ſur ſon lit étendue.
Mais Dieux ! que devint-il alors ?
Qu’en approchant de ce beau corps,
Il eut des mouvemens étranges ;
Lorſqu’une cuiſſe à découvert
Lui fit voir la beauté des Anges,
Et le Ciel de l’Amour ouvert.

26.

Dans cette agréable ſurpriſe,
Où Cloris n’avoit pas ſongé,
Elle avoit aſſez mal rangé
Et ſes jupons & ſa chemiſe.

Liſandre auſſi trop curieux
Vit lors les délices des Dieux,
La peine & le plaiſir des hommes,
Notre tombe & notre berceau,
Ce qui nous fait ce que nous ſommes,
Et ce qui nous brûle dans l’eau.

27.

Nid branlant qui nous ſert de mue,
Aſyle où l’on eſt en danger,
Racourci qui fais allonger
La choſe la moins étendue.
Fort qui ſe donne & qui ſe prend,
Œil ouvert qui ris en pleurant,
Belor, beau corail, belle yvoire,
Doux canal de vie & de mort,
Où pour acquérir de la gloire
On fait naufrage dans le port.

28.

Petit tréſor de la nature
Étroite & charmante priſon,
Doux tyran de notre raiſon,
Vivifiante Sépulture ;
Autel que l’on ſert à genoux,
Dont l’offrande eſt le ſang de tous,
Sangſue avide & libérale,
Roi de la honte & de l’honneur,

Permettez que ma plume étale
Ce que Liſandre eut de bonheur.

29.

Beau compoſé, belle partie,
Je ſçai bien que lorſqu’il vous vit
II n’obſerva deſſus ce lit
Ni l’honneur, ni la modeſtie.
Mais d’amour & de charité,
Il couvrit votre nudité
Pour faire évaporer ſa flâme,
Et ſavoura tous les plaiſirs
Que le corps fait ſentir à l’ame
Dans le tranſport de nos deſirs.

30.

Ce beau Dedale qu’il contemple
Avec des yeux éteincellans,
Fait naître & couler dans ſes ſens
Une ardeur qui n’a point d’exemple.
Le feu qui conſume ſon cœur,
Porte par-tout ſa vive ardeur,
Et brille enfin ſur ſon viſage ;
Et ce lâche de l’autre jour
Se roidiſſant d’un fier courage,
Écume du feu de l’amour.

31.

Plein d’ardeur, d’audace & de joie,
De remporter un ſi beau prix.

gaimant ſauta ſur Cloris
Comme un Faucon deſſus ſa proye.
Quand cette belle ouvrant les yeux,
Vit Liſandre victorieux
Forcer ſes défenſes ſecretes,
Et la tenant par les deux bras,
Entrer tout fier de ſes conquetes
En un lieu qu’on ne nomme pas…

32.

Tandis que Cloris ſe tourmente
Par des doux & puiſſants efforts,
Et qu’elle agite tout ſon corps
Pour ſauver ſa vertu mourante ;
Son heureux Liſandre aux abois
Roule les yeux, & perd la voix ;
L’amour fait écouler ſon ame,
Elle eſt toute prête à partir ;
II s’étend, il dort, il ſe pâme,
Et ne ſent rien pour trop ſentir,

33.

D’abord que ſon ame ravie
De l’excès d’un plaiſir ſi grand,
Eut par un ſoupir tout brûlant
Donné des ſignes de ſa vie,
Cloris avec ſa belle main
Ôta la bouche de ſon ſein
Où ſon Amant l’avoit collée,

Et ſe déchargeant peu à peu,
Honteuſe de ſe voir mouillée
Eſſuya l’eau qui naît du feu.

34.

Après une colere feinte
De tout ce qui s’étoit paſſé,
Un reſte d’honneur offenſé
Porta Cloris à cette plainte :
Ha ! dit-elle, c’eſt fait de moi,
J’ai fauſſé l’honneur de ma foi,
Vous me perdez, cruel Liſandre,
Faut-il que malgré mon devoir
J’aye en un moment Iaiſſé prendre
Ce qu’on ne peut jamais ravoir.

35.

Mais ſi pour une faute extrême
On peut trouver quelque couleur,
Je puis dire dans mon malheur
Que j’ai failli parce que j’aime.
Amour, ce maître impérieux,
Force les Hommes & les Dieux,
Brûle juſqu’aux poiſſons dans l’onde,
Nul ne peut éviter ſes coups,
Et puiſque tout aime en ce monde,
Je puis brûler d’amour pour vous.

36.

C’eſt avec raiſon que mon ame

Reçoit l’amour d’un Favori ;
Ces noms de Vieux & de Mari
Font l’horreur d’une jeune femme :
Les Maris, ces lâches Tirans,
Ne ſe ſont faits nos conquérans
Que contre le droit de nature,
Et c’eſt en pratiquer la loi,
D’aller chercher la nourriture
Que l’on ne trouve pas chez ſoi.

37.

Mais les hommes font infidéles,
Ils n’aiment jamais plus d’un jour,
Et ſouvent de tout leur amour
Ils ne retiennent que les aîles.
Eſclaves de la liberté,
Ils font voir leur légéreté
Dans leur geſte, ou dans leur langage,
Et par un plaiſir indiſcret,
Ces oiſeaux ſortant de la cage
Vont conter tout ce qu’ils ont fait.

38.

Trop juſte & trop aimé Liſandre,
S’il en étoit ainſi de vous,
Je percerois de mille coups
Ce cœur qui s’eſt laiſſé ſurprendre.
J’ai tout perdu pour vous gagner,
Voudriez-vous pour me ruiner

Évanter ma ſecrete flâme !
Et tirerez-vous vanité
De la foibleſſe d’une femme,
Et de votre légéreté ?

39.

Ha ! que plutôt la mort m’avienne,
Cria Liſandre à ce diſcours,
Dont pour interrompre le cours
Il mit ſa bouche ſur la ſienne ;
L’élevant de terre, il la prit,
Et la coucha deſſus le lit,
Où je ne ſçai pas ce qu’ils firent,
Je crois bien qu’ils firent cela…
Puiſque les Amours qui les virent
M’ont dit que le lit en trembla.

40.

Ce fut alors qu’ils ſe pâmerent
De l’excès des contentemens,
Que cinq ou ſix fois ces Amans
Moururent & reſſuſciterent ;
Que bouche à bouche, corps à corps,
Tantôt vivans & tantôt morts
Leurs belles âmes ſe toucherent,
Et que par d’agréables coups
Leurs beaux corps ſe communiquerent
Tout ce que l’amour a de doux.


Muſes, n’échauffez plus ma vaine,
De grâce arrêtez-vous un peu,
Vous m’inſpirez un autre feu
Que celui de votre Fontaine.
Je ne ſçai quoi dedans mon cœur
Se gliſſe avec tant de douceur
Que je ſuis forcé de me rendre.
Ah ! Françon quand je m’en ſouviens
Je m’imagine être Liſandre,
Et me ſemble que je vous tiens. *


* On dit que le grand Corneille compoſa cette Romance, dans ſa jeuneſſe, & que s’en étant repenti, il mit l’Imitation de J. C. en vers, croyans par là en faire pénitence.