Le Parnasse contemporain/1876/Le Matin (Mérat)

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 281-282).



LE MATIN


Fraîches, d’un rose vif et pâle tour à tour,
Les heures du matin sont l’enfance du jour.
Du ciel elles ont vu la ville, leur amie,
Et donnent un baiser à la belle endormie.
Faites de transparence et de virginité,
Nul souffle impur ne touche à leur frêle beauté.
Ces heures ont encor des souvenirs d’étoiles ;
De la pensée obscure elles lèvent les voiles,
Et, sereines, touchant le front comme un flambeau,
Elles en font jaillir l’étincelle du beau.

O blanches visions des formes reparues !
Si, l’esprit délié, l’on marche par les rues,
Ce ne sont point les sots que l’on rencontre encor,
La femme, oiseau d’amour, allant d’un vague essor,
Ni le loisir qui flâne ou le vice qui rôde.
— La bonne odeur du pain, inattendue et chaude,
Vous invite du seuil ouvert des boulangers ;
Les laitières ont fait leurs mélanges légers,
Et le lait baptisé des petites vachères
Bleuit encore un peu sous les portes cochères.
On rencontre déjà les voitures de fleurs :

Tous les parfums issus de toutes les couleurs,
Les roses, les bluets, cueillis avant d’éclore,
Qui nous viennent des blés et que Paris adore.
Parfois une charrette et son lourd attirail ;
Sur les trottoirs, des gens qui s’en vont au travail,
Des filles en sarrau, la mine chiffonnée…
Paris vaillant et fort commence sa journée.
Comme la rue est vide, ou peu s’en faut, les pas
Sonnent distinctement et ne se mêlent pas ;
Et c’est plaisir d’entendre, à bruits vifs et rapides,
Ces soldats du devoir simplement intrépides,
Allant au même but par le même chemin
Qu’ils avaient fait hier et referont demain.

Puis le Louvre, les ponts, la belle mise en scène
Des arbres en bouquets au loin, et de la Seine
Attirant le regard à ses deux horizons.
D’un côté le palais immense, les maisons,
La Cité, proue énorme, et les deux tours jumelles,
Et le ciel découpant un clocher de dentelles ;
Et de l’autre, aussi loin que porte le regard,
Les ponts échelonnés l’un sur l’autre, l’écart
Et la courbe que ont les bords, et les collines,
Et le vent du matin qui tord les mousselines
De la brume légère au-devant du soleil.

Ainsi le jour nouveau, magnifique et vermeil,
Brûlant à ses rayons l’aile verte du rêve,
Beau comme un jeune dieu, sur la ville se lève.