Le Parnasse contemporain/1869/L’Angélus du matin

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]II. 1869-1871 (p. 109-110).


L’ANGÉLUS DU MATIN


Fauve, avec des tons d’écarlate,
Une aurore de fin d’été
Tempêtueusement éclate
À l’horizon ensanglanté.

La nuit rêveuse, bleue & bonne
Pâlit, scintille & fond en l’air,
Et l’ouest, dans l’ombre qui frissonne,
Se teinte au bord de rose clair.

La plaine brille au loin & fume ;
Un oblique rayon, venu
Du soleil surgissant allume
Le fleuve comme un sabre nu.

Le bruit des choses réveillées
Se marie aux brouillards légers
Que les herbes & les feuillées
Ont subitement dégagés.


L’aspect vague du paysage
S’accentue & change à foison.
La silhouette d’un village
Paraît. — Parfois une maison

Illumine sa vitre & lance
Un grand éclair qui va chercher
L’ombre du bois plein de silence.
Çà & là se dresse un clocher.

Cependant la lumière accrue
Frappe dans les sillons les socs,
Et voici que claire, bourrue,
Despotique, la voix des coqs,

Proclamant l’heure froide & grise
Du pain mangé sans faim, des yeux
Frottés que flagelle la bise
Et du grincement des moyeux,

Fait sortir des toits la fumée,
Aboyer les chiens en fureur,
Et par la pente accoutumée
Descendre le lourd laboureur,

Tandis qu’un chœur de cloches dures
Dans le grandissement du jour
Monte, aubade franche d’injures
À l’adresse du Dieu d’amour !