Le Parnasse contemporain/1866/Les Cent Vers dorés de la science

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 145-148).




LES CENT VERS DORÉS DE LA SCIENCE




J’ai tout vu : la luxuriance
M’a couronné dans mes vingt ans ;
Mais je cherche encor la Science
Sous l’arbre aux rameaux irritants.

Des visions du vieil Homère
J’ai peuplé tous les Alhambras.
— Païenne ou biblique chimère,
Vous m’avez brisé dans vos bras !

Pour m’enivrer, je l’ai saisie,
La coupe d’or, aux mains d’Hébé !
Mais, de mes yeux, dans l’ambroisie,
Ah ! que de larmes ont tombé !

Souvent envolé sur un rêve,
Rouvrant le Paradis perdu,
Sous l’arbre j’ai surpris mon Ève,
Rêveuse après avoir mordu.


J’ai, dans ma jeunesse irisée,
Vécu comme un aérien,
Poursuivant ma blanche épousée
Au contour euphranorien ;

Fuyant la vision brûlante
Que je recherche tant depuis,
J’ai saisi toute ruisselante
La vérité sortant du puits.

J’ai vu Rachel à la fontaine,
Judith, Suzanne et Dalilah ;
J’ai surpris la Samaritaine
A l’heure où Dieu la consola.

Madeleine la pécheresse,
Avec passion je l’aimai !
Et Diane la chasseresse
D’un vert amour du mois de mai.

Diane, je me suis fait pâtre
Pour voir tes pieds nus sur le thym !
D’Aspasie et de Cléopâtre
J’ai rallumé le cœur éteint.

J’ai lu les pages savoureuses
Du beau roman vénitien
Dans le regard des amoureuses
De Giorgione et Titien.

J’ai trouvé la cythéréenne
Dorée au flanc comme un raisin,
Et la pâle hyperboréenne
Ciel dans les yeux et neige au sein.


Ouïssant chanter les sirènes,
J’ai couru cent fois l’Archipel ;
Mais, dans le pays des Hellènes,
Nul ne répond à mon appel.

Vainement je me passionne
Pour la sagesse des anciens,
La Minerve de Sicyone
Garde leurs secrets et les siens.

O mon esprit ! quand tu t’enivres,
Mon cœur est toujours étouffé,
Comme la science en ces livres
Dont j’ai fait un auto-da-fé.

Dieux visibles et dieux occultes,
Du Paradis au Phlégéton,
J’interroge en vain tous les cultes
Depuis l’autel jusqu’au fronton.

Quand je suis avec les athées,
Je vois rayonner Dieu partout ;
Et devant les marbres panthées
Je m’incline et j’adore Tout.

J’ai reconnu l’autel antique
Avec Platon au Sunium ;
Mais j’ai vu l’église gothique,
Et j’ai chanté le Te Deum !

Michel-Ange devant sa fresque
M’ouvre un ciel sombre et radieux ;
Mais Phidias me prouve presque
Que tous ses marbres sont des dieux.


J’ai lu jusqu’aux hiéroglyphes ;
J’ai couru jusqu’au Labrador ;
J’ai, dans le jardin des califes,
Dérobé la tige aux fleurs d’or.

Sur les ailes du vieux Saturne,
J’ai cueilli tout fruit où l’on mord ;
Mais je commence à sculpter l’urne
Où croissent les fleurs de la mort.

Rabbin, prophète, oracle, brahme,
Les sibylles de la forêt,
L’eau qui chante, le vent qui brame,
Ne m’ont jamais dit le secret.

La Vérité — la Poésie
Laissent mon cœur inapaisé,
Et devant le Sphinx de Mysie
Je vais, triste, pâle, brisé.

« Sphinx, révèle-moi le mystère !
Faut-il vivre au ciel éclatant
Avec son âme, — ou sur la terre
Avec son corps toujours flottant ? »

Le Sphinx daigne m’ouvrir son livre
A la page de la raison :
C’est dans sa maison qu’il faut vivre,
La fenêtre sur l’horizon.

La maison, c’est mon corps. La joie
Y fleurit comme un pampre vert ;
La fenêtre où le jour flamboie,
Ce sont mes yeux : le ciel ouvert !