Le Parnasse contemporain/1866/À un ami
À UN AMI
Ami, l’enjambement te répugne, et tu veux
Que Sara la baigneuse attache ses cheveux
Et rentre dans les fils d’un hamac plus avare
Son petit pied pleuré des mines de Carrare.
Te voilà désolé si la liberté veut
Qu’un mot sorte du vers. Jamais ton vers ne peut,
Comme un chasseur heureux d’un hibou qu’il rapporte,
Clouer joyeusement une idée à sa porte.
Tu ne permets jamais que, pour attirer l’œil,
Un adjectif pimpant se tienne sur le seuil.
Tu défends qu’une strophe, interrompant la classe,
Cause avec sa voisine, ou bouge de sa place.
Tu te fais proprement un caporal en vers.
Si jamais dans ton ode un rameau de travers
Sort de l’alignement, ton dur ciseau le tranche,
Sans craindre de couper la grâce avec la branche.
Qu’est-ce donc que t’ont fait, pour ainsi les lier,
Tes propres vers ? Es-tu leur père ou leur geôlier ?
Tu les maltraiterais s’ils osaient aux fenêtres
Se pencher pour cueillir des grappes ou des lettres ?
Il faut parfois, afin qu’on la tire d’un coup,
Que l’idée apparaisse et passe par un bout ;
Si l’idée, au fourreau du vers emprisonnée,
Est une épée, il faut qu’elle ait une poignée !
Donc, les portiers pourront couper la queue aux chats ;
Mais toi, riant enfin du but que tu cherchas,
Laisse flotter les plis des strophes débordées,
Et ne coupe jamais les franges des idées.
Romps ces compartiments et ces étroits barreaux
Qui ne distinguent pas les aigles des pierrots,
Et, jetant ton ciseau mortel à ce qu’il taille,
Laisse voler en toi des vers de toute taille,
Entrecroisés ainsi que dans un vol réel.
Ta forme est une cage et devrait être un ciel !
Varie en chacun d’eux les lois universelles.
Pas de rejet ? alors tu hais les étincelles ?