Le Parlement Anglais et du Ministère Tory
Il y a trois ans, l’alliance anglo-française était encore l’idée dominante de la politique européenne, celle à laquelle se rattachaient, en Angleterre comme en France, les désirs et les espérances des hommes les plus dévoués aux principes constitutionnels. En 1840, cette idée a succombé, non par la main des tories, ses vieux ennemis, mais par celle du parti qui, depuis cinquante ans, se faisait gloire d’en être le champion et le promoteur. Depuis ce temps, la France, justement offensée, s’est éloignée de l’Angleterre, et a répudié avec éclat toute tentative de rapprochement entre elle et le peuple qui l’a si indignement sacrifiée. C’est un mouvement trop légitime dans son origine, trop national dans sa tendance, pour qu’il convienne de le contrarier. Mais de ce que l’alliance anglo-française n’existe plus, de ce que l’Angleterre, aujourd’hui comme pendant tant de siècles, nous apparaît plutôt comme une rivale que comme amie, s’ensuit-il qu’on doive détourner les yeux de ce grand pays ou le juger autrement qu’avec impartialité ? C’est la marque d’une ame faible que de rabaisser, que de décrier son ennemi, au lieu de l’estimer à sa valeur et de lui rendre justice. Plus donc on croit à la rivalité permanente de la France et de l’Angleterre, plus on doit se garder, dans les deux pays, de ces sentimens honteux qui ôteraient à la lutte toute grandeur et toute générosité.
J’ai cru ces réflexions nécessaires au moment où, reprenant un travail commencé l’an dernier[1], je vais jeter un coup d’œil sur les évènemens qui se sont récemment accomplis en Angleterre, et sur la situation des partis telle qu’elle m’apparaît en ce moment. À mon sens, dans ce qui s’est passé en Angleterre depuis un an, il y a beaucoup à louer, beaucoup à admirer même, et je ne veux ni dissimuler cette admiration ni souffrir qu’elle soit faussement interprétée. Autant au moins que beaucoup de ceux qui font aujourd’hui à l’Angleterre une guerre si acharnée de paroles et de plume, j’ai ressenti, je ressens encore l’affront et l’échec de 1840 ; mais je ne pense pas que l’injure et la menace à distance soient le meilleur moyen de réparer cet échec, de venger cet affront. En attendant le jour où, pour une aussi bonne cause qu’en 1840 et avec une plus ferme résolution, la France mettra sa politique en face de la politique anglaise, il doit donc être permis d’envisager modérément et froidement les affaires de ce pays. C’est ce que je vais tâcher de faire, sans m’inquiéter de savoir si parmi les excellens patriotes qui prenaient, il y a deux ans, le parti de lord Palmerston contre M. Thiers, de l’Angleterre contre la France, quelques-uns ne me reprocheront pas aujourd’hui de prononcer sans colère le nom de l’Angleterre, et sans outrages celui de lord Palmerston.
Au moment où j’écrivais l’an dernier, les élections venaient d’avoir lieu, et la victoire du parti tory était assurée. Quel jour prendrait-il le pouvoir ? quels seraient les collègues que sir Robert Peel s’associerait ? Voilà l’unique question qui restât à décider. Le parti whig ne voulut pourtant pas tomber sans un dernier combat, et le discours d’ouverture de la chambre nouvelle essaya de replacer les deux armées sur leur ancien champ de bataille ; mais le parti tory, sûr de ses forces, ne consentit pas à attendre, et proposa simultanément dans les deux chambres un vote de refus de concours. Ce vote passa à 168 contre 96 dans la chambre des lords, à 360 contre 269 dans la chambre des communes, et le lendemain, dans un langage noble et fier, lord John Russell faisait ses adieux au parlement. Le surlendemain, sir Robert Peel, appelé par la reine, était muni des pouvoirs nécessaires pour composer un cabinet. La reine d’ailleurs, ainsi qu’on devait le prévoir, n’avait rien refusé au chef de la majorité triomphante, et sa maison, celle du prince Albert elle-même, restaient soumises au contrôle du premier ministre.
Ainsi se termina cette grande et mémorable lutte. Mais, aux yeux de quelques hommes politiques, le ministère de sir Robert Peel, assiégé, au dehors, au dedans, de difficultés insurmontables, ne devait avoir qu’une existence troublée, qu’une durée éphémère. Encore prétendait-on que cette existence et cette durée seraient nécessairement achetées au prix de faiblesses quotidiennes et de concessions répétées. Au lieu de cela, qu’est-il arrivé ? Que depuis un an sir Robert Peel gouverne l’Angleterre d’une main plus puissante, avec une autorité plus irrésistible qu’aucun ministre anglais depuis Pitt ; que tout ce qu’il veut, il l’obtient, et qu’à certains jours, ses ennemis comme ses amis semblent s’incliner devant l’audace et la grandeur de ses plans ; qu’il vient enfin de traverser une longue session sans essuyer un seul échec. Et cette singulière bonne fortune, l’a-t-il en effet payée de quelque concession notable, soit à l’une, soit à l’autre des fractions parlementaires qui le soutiennent ? Tout au contraire ; il n’a pas caressé un préjugé, transigé avec une passion, fléchi le genou devant une prétention injuste ou exagérée selon lui. Ce qu’il croyait bon, il l’a proposé sans ménagement, sans réserve, et toujours prêt, si son avis ne pouvait prévaloir, à reprendre simplement et noblement sa place sur les bancs de l’opposition.
Il y a certes dans un tel spectacle quelque chose d’imposant et qui mérite d’être examiné de près. Quels sont, au dehors ou au dedans, les principaux obstacles que, pendant la première année de son ministère, sir Robert Peel a rencontrés et dont il a triomphé ? À quoi faut-il attribuer surtout son succès ? Ce succès enfin est-il de nature à se prolonger ? Voilà les questions qui se présentent. Ces questions, je les aborde sans me dissimuler que la dernière surtout est fort difficile. Quelques mots d’abord sur la politique extérieure, bien qu’à vrai dire, elle n’ait joué qu’un rôle assez secondaire pendant le cours de la dernière session.
On se souvient de l’étrange discours que, dans le mois de juillet 1841, lord Palmerston prononça à Tiverton, au sujet de l’Afghanistan. À l’entendre, jamais domination étrangère n’avait été plus sûre, plus paisible, plus agréable aux naturels du pays. Ce qu’ils avaient conquis par la force des armes, les Anglais le conservaient par la justice, par l’humanité, et de Caboul à Hérat, à Peshawer ou à Candahar, tout officier britannique ou tout soldat pouvait se promener sans autre danger que celui d’être accablé de remerciemens et de bénédictions. Trois mois après, une insurrection terrible éclatait, et les Anglais écrasés étaient obligés d’évacuer Caboul, laissant derrière eux quelques milliers de morts et de prisonniers.
Assurément une telle catastrophe, si elle fût survenue au temps des ministres whigs, eût perdu ces ministres, celui d’entre eux surtout qui avait récemment donné la preuve d’une si imprévoyante vanité. Mais quel coup pouvait-elle porter à sir Robert Peel et à ses collègues ? La politique qui venait d’être si cruellement frappée, c’était la politique de leurs adversaires, la politique à laquelle ils avaient constamment refusé de s’associer. Comme bons citoyens, comme ministres dévoués à leur pays, sir Robert Peel et ses collègues devaient donc déplorer les désastres de l’Afghanistan. Comme hommes de parti, ils y puisaient une force nouvelle. Aussi, pendant tout le cours de la session, Caboul a-t-il été le mot formidable à l’aide duquel ils ont réduit l’opposition au silence, toutes les fois qu’elle voulait parler haut. Deux ou trois fois pourtant, avec l’audace du désespoir, lord Palmerston a essayé de prendre lui-même l’initiative, et de vanter comme la plus glorieuse, comme la plus utile des guerres, celle qui venait de se terminer si déplorablement ; mais à la morne froideur de ses amis, comme à l’exaltation ironique de ses adversaires, lord Palmerston lui-même a dû s’apercevoir que le terrain n’était pas bon.
Un grave problème reste pourtant à résoudre, celui de savoir si l’Angleterre ira prendre à Caboul une revanche éclatante, ou si, renonçant définitivement à occuper le pays, elle se contentera de quelques succès et de quelques arrangemens qui mettent autant que possible l’honneur à couvert. Dans la prévoyance de cette dernière solution, les journaux whigs, il y a quelques jours, la signalaient d’avance comme honteuse et funeste. Depuis, d’autres nouvelles sont arrivées, et le bruit s’est répandu que les troupes avaient l’ordre de se porter en avant. Quoi qu’il en soit, une marche plus ou moins heureuse sur Caboul ne tranche point la question véritable, celle de l’occupation ou de l’évacuation. Si, comme cela paraît probable, sir Robert Peel adopte cette dernière solution, il n’est pas douteux qu’il ne la fasse très facilement accepter. Jamais la guerre de l’Afghanistan n’a été populaire en Angleterre, et l’idée d’aller si loin combattre des peuples barbares sourit peu à l’esprit ferme et sûr, mais en même temps froid et calculateur, qui distingue ce pays. Sir Robert Peel n’aura donc pas beaucoup de peine à lui démontrer que l’évacuation est une mesure nécessaire qui a le double avantage d’éviter de nouveaux désastres et de rendre à l’Angleterre la liberté de ses mouvemens. Quant au déshonneur, s’il y en avait, c’est sur les auteurs de la guerre qu’il retomberait, sur ceux qui se sont follement engagés dans cette entreprise sans en mesurer les difficultés, sans en prévoir les conséquences.
On peut en dire autant de la guerre de la Chine, à laquelle les tories ont toujours fait, dans la chambre des communes du moins, une vive opposition. À tort ou à raison, l’homme de confiance des whigs, M. Elliot, passe pour avoir commencé cette guerre légèrement et pour l’avoir mal conduite. Si elle traîne en longueur, ou même si elle échoue, c’est donc aux whigs encore que s’en prendra l’opinion publique ; si elle se termine heureusement, au contraire, sir Robert Peel en aura tout l’honneur. Cela explique comment les opérations de sir Henri Pottinger n’ont jusqu’ici soulevé aucun débat dans aucune des deux chambres. C’est d’ailleurs un spectacle bien étrange que celui de ces douze ou quinze mille Anglais qui essaient de pénétrer par la force jusqu’au cœur du céleste empire, et de dicter la loi à une population de deux à trois cents millions d’êtres humains. S’ils réussissaient, ce serait incontestablement une des plus grandes révolutions dont le monde ait été témoin, une révolution dont il est impossible aujourd’hui de prévoir toutes les conséquences.
Quant à l’empire ottoman, si bien consolidé, si admirablement pacifié par le traité du 15 juillet, il peut sans doute en sortir plus tard de très graves complications dans la politique européenne ; mais, jusqu’à ce jour, sir Robert Peel et sir Strafford Canning n’ont guère pu qu’accepter les faits accomplis et marcher, bien qu’à contre-cœur, dans la voie ouverte par lord Palmerston et par lord Ponsonby. Ce n’en doit pas moins être une vive satisfaction pour ceux qui, en 1840, ont soutenu jusqu’au bout la politique française, que de la voir aujourd’hui si pleinement justifiée. En 1840, il y avait en France des hommes qui, pour excuser à leurs propres yeux leur faiblesse de cœur et leur manque de résolution, s’efforçaient de démontrer aux chambres et au pays que l’Angleterre avait eu raison contre la France, ou que du moins les torts étaient partagés. Que ces hommes veulent bien lire les discours où sir Robert Peel proclame les vices du traité du 15 juillet et l’imprévoyance coupable de ceux qui l’ont signé ; qu’ils méditent surtout les paroles par lesquelles, le 10 août dernier, le premier ministre de l’Angleterre reprochait amèrement à lord Palmerston d’avoir, pour un intérêt douteux, réveillé les vieilles haines de la France, et brisé une alliance qui importait au repos du monde comme aux progrès de la civilisation ! Ainsi, dans le parlement d’Angleterre, la politique française trouve plus de justice qu’en France même. Dieu veuille que la leçon ne soit pas perdue, et que jamais ne se renouvelle le triste spectacle des derniers mois de 1840 !
Quoi qu’il en soit, pas plus que l’Afghanistan, pas plus que la Chine, l’Orient ne pouvait devenir pour l’opposition un sujet d’attaque sérieuse, pour le cabinet tory une difficulté parlementaire de quelque importance. Voyons si les questions qui lui appartiennent réellement étaient ou sont pour lui plus dangereuses ou plus embarrassantes.
Ces questions sont au nombre de trois : le traité de visite avec les quatre grandes puissances, l’incident diplomatique qui a presque brouillé l’Espagne et la France, enfin l’arrangement récent conclu par lord Ashburton avec les États-Unis.
En 1831, quand une pensée de philanthropie, honorable dans son principe, entraîna la France à faire à l’Angleterre, alors son alliée, la concession imprudente du droit de visite, une discussion fort curieuse eut lieu à la chambre des lords, au sujet du traité qui venait d’être conclu. L’opposition tory, représentée par lord Aberdeen, aujourd’hui ministre des affaires étrangères, et par lord Ellenborough, gouverneur-général de l’Inde, loua l’ensemble du traité, mais non sans joindre à l’éloge quelques reproches assez amers. Ainsi, à l’entendre, ce traité avait trois inconvéniens graves : le premier, de renfermer dans une zone beaucoup trop étroite l’exercice du droit de visite ; le second, de limiter le nombre des croiseurs par la stipulation qui ne permettait pas à une des puissances contractantes d’en avoir plus que le double de l’autre ; le troisième enfin, d’être écrit en langue française, et d’accorder ainsi à une ancienne rivale une sorte de supériorité. Lord Grey n’attacha pas beaucoup d’importance à ce dernier reproche, mais il avoua que les deux autres étaient fondés. « Par malheur, dit-il, il existe en France de grandes préventions contre le droit de visite. En obtenant le traité tel qu’il est rédigé, le ministère croit donc avoir beaucoup fait. Il aurait désiré obtenir davantage, mais cela était impossible. »
Ainsi, de l’aveu même de lord Grey, quand l’alliance anglo-française était à son apogée, quand la France n’avait qu’à se louer des procédés de l’Angleterre, quand entre les deux peuples il n’existait d’autres rapports que ceux d’une bienveillance mutuelle, le gouvernement français n’avait pas cru pouvoir accorder le droit de visite tel que le gouvernement anglais le désirait. C’était donc, pour ce dernier gouvernement, un triomphe inespéré que d’obtenir tout ce qui avait été refusé en 1831, après la rupture de l’alliance, le lendemain du traité du 15 juillet, quand le souvenir récent d’une insigne trahison séparait les deux peuples, et irritait à juste titre la France contre l’Angleterre. Par le traité de décembre 1841, sir Robert Peel achevait brillamment l’œuvre commencée le 13 juillet de la même année par ses prédécesseurs. Il constatait l’entière résignation de la France et son désir de se replacer à tout prix dans le concert européen.
Malheureusement pour sir Robert Peel, entre la signature et la ratification du traité, les chambres françaises s’assemblèrent, et l’on sait comment le droit de visite y fut accueilli. Au jour fixé pour l’échange des ratifications, celle de la France ne vint donc pas, et le cabinet français se trouva, vis-à-vis du cabinet anglais, dans la singulière situation d’un débiteur qui a souscrit un engagement, et qui ne peut pas y faire honneur. En droit diplomatique, comme en droit constitutionnel, une telle situation n’a qu’une solution possible, la retraite du ministre qui a donné sa signature. C’est ainsi seulement que les gouvernemens représentatifs peuvent, dans leurs rapports avec les gouvernemens absolus, inspirer la confiance et parler avec autorité. C’est ainsi, d’un autre côté, que les chambres sont averties qu’un traité n’est point une simple loi, et qu’elles ne doivent rompre une convention signée qu’à la dernière extrémité, et quand les intérêts du pays sont grossièrement sacrifiés. Le refus de ratification, non suivi de la retraite de M. Guizot, était donc un fait grave, et qui pouvait, si le cabinet anglais l’acceptait, donner contre lui de fortes armes. Cependant, ni de la part de sir Robert Peel, ni de celle de lord Palmerston, il n’y eut rien qui indiquât un vif mécontentement. Pourquoi cela ? et comment l’Angleterre, d’ordinaire si susceptible, prit-elle avec tant de patience un acte qui devait la blesser dans son orgueil, tout en la frappant dans une de ses plus chères et de ses plus vieilles prétentions ?
À mon sens, l’explication est facile. Nul doute que sir Robert Peel n’ait regretté et ne regrette encore le traité que M. Guizot lui avait si bénévolement accordé. Mais, d’une part, en demandant que le protocole restât ouvert, M. Guizot lui laissait l’espérance qu’il reviendrait plus tard à son intention primitive ; de l’autre, si M. Guizot se retirait, il était impossible de croire qu’il fût remplacé par un ministre qui convînt mieux à l’Angleterre. Le parti le plus sage était donc de se résigner et d’attendre. Quant à lord Palmerston, dont l’idée fixe depuis trois ans est d’isoler la France, et de former, en dehors d’elle, une coalition européenne, il ne pouvait voir avec beaucoup de chagrin un incident qui servait merveilleusement ses projets, et qui marchait à son but. Par cette double considération, la question du droit de visite tomba donc après quelques paroles échangées, et sans que la position du cabinet en devînt meilleure ou pire.
Depuis quelques jours pourtant, un incident est survenu qui a ravivé la polémique sur cette question et fourni aux whigs une occasion inespérée de faire un peu de bruit. Averti par les plaintes du commerce français, lord Aberdeen, il y a plusieurs mois déjà, crut devoir soumettre aux avocats de la couronne les instructions précédemment données aux croiseurs anglais par lord Palmerston et les actes résultant de ces instructions. Les avocats de la couronne pensèrent qu’instructions et actes étaient également contraires au droit des gens. Lord Aberdeen, comme c’était son devoir le plus rigoureux, écrivit alors aux croiseurs, afin qu’ils évitassent tout ce qui pouvait susciter de justes réclamations. Or, bien qu’elle ne fût point destinée à la publicité, la lettre de lord Aberdeen a été connue, et naturellement la presse française s’en est emparée pour appuyer et justifier l’opinion qu’elle soutient depuis un an. Là-dessus, grande fureur des journaux whigs, surtout du journal de lord Palmerston, qui, en termes assez grossiers, accuse lord Aberdeen d’avoir reculé devant les clameurs insensées de la France, et sacrifié à un vain désir de conciliation le vieil honneur du pavillon anglais. Grande joie d’un autre côté de certaines feuilles françaises, qui sont toutes fières de voir un ministre anglais taxé à son tour de faiblesse et presque de lâcheté. Ajoutez à cela que, les élections en France n’ayant pas tourné comme le pensaient les deux cabinets, tout espoir de ratification a disparu, et qu’un de ces jours sans doute le protocole sera fermé. Ajoutez de plus que, le traité de 1841 définitivement écarté, les traités de 1831 et 1833 se trouvent maintenant en danger, et que M. Guizot lui-même sera peut-être contraint, par l’opinion publique et par la chambre, d’en implorer la modification.
De ces divers faits réunis, il résulte que la question du droit de visite pourra être plus embarrassante pour lord Aberdeen en 1843 qu’en 1842. Il me paraît pourtant difficile que lord Palmerston réussisse soit à justifier ses instructions, soit à soutenir, sans provoquer un immense éclat de rire, que sir Robert Peel tremble devant M. Guizot. Il est probable, au contraire, qu’après quelques passes d’armes peu meurtrières, les deux partis s’entendront pour mettre la vieille prétention anglaise à couvert sans trop nuire au cabinet français. Encore une fois, les Anglais, whigs ou tories, tiennent à la fois au droit de visite et au maintien du cabinet qui, le 29 octobre 1840, est venu leur rendre un si grand service. Il y a là pour eux un double intérêt qui fera bien vite taire l’esprit de parti.
Sur la question d’Espagne, au contraire, l’opposition whig eût bien voulu prendre le cabinet en défaut, et deux ou trois fois, pendant la session, elle le tenta, dans la chambre des lords comme dans la chambre des communes. Comment eût-elle réussi ? Au début, lord Aberdeen, en conseillant une transaction entre l’étiquette espagnole et l’étiquette française, avait peut-être, jusqu’à un certain point, prêté le flanc ; mais lord Aberdeen, dès que les cortès eurent parlé, ne s’était-il pas hâté de retirer sa première dépêche, et de déclarer que les juges compétens ayant prononcé, l’Angleterre n’avait plus qu’à s’incliner devant leur arrêt ? N’est-ce pas aussi lord Aberdeen, n’est-ce pas sir Robert Peel, qui, glorifiant dans le parlement le gouvernement d’Espartero, se sont, à plusieurs reprises, empressés de proclamer ce gouvernement le meilleur, le plus sage, le plus national qui, depuis dix ans, ait existé en Espagne ? N’est-ce pas lord Aberdeen, n’est-ce pas sir Robert Peel, qui lui ont promis hautement leurs bons offices, au dedans pour triompher de toutes les résistances, au dehors pour obtenir la sanction européenne ? Qu’eussent fait de plus les whigs, et qu’avaient-ils à dire, surtout quand le ministre anglais à Madrid n’était autre que M. Aston, placé par eux, et fort habitué déjà à faire prédominer les intérêts de l’Angleterre sur les intérêts de la France. Dans cette circonstance, il faut le reconnaître, le cabinet tory est resté parfaitement fidèle à cette vieille politique, qui n’est ni whig ni tory, et qui, pour s’emparer de l’influence, sait, sans scrupule et sans hésitation, servir toutes les causes, revêtir tous les habits, parler tous les langages. Pour sir Robert Peel comme pour lord Melbourne, pour lord Aberdeen comme pour lord Palmerston, il n’y avait en Espagne qu’une question, abaisser et effacer la France. Quand on était si bien d’accord au fond et que la conduite répondait si exactement à la pensée, il était difficile de se quereller long-temps.
Ainsi trois questions, celle de l’Afganistan, celle de la Chine, celle de l’empire ottoman que le ministère tombé avait léguées au ministère actuel, et dont celui-ci ne pouvait être que médiocrement affecté ; deux questions, celle du traité de visite et celle d’Espagne, qui appartiennent à sir Robert Peel, mais qui n’étaient pas de nature à provoquer entre ses prédécesseurs et lui un débat sérieux. Il en reste une plus grave dont le parlement ne s’est point occupé, celle de la convention qui, momentanément du moins, réconcilie l’Angleterre et l’Amérique. Eh bien ! je ne crois pas que là encore les whigs aient trouvé le terrain qui leur manque. De quoi, en effet, se compose cette convention ? D’abord, et avant tout, d’un arrangement territorial par lequel la limite des deux états, incertaine depuis le traité de 1783, est définitivement fixée, à l’aide de quelques concessions réciproques. Comme tous les arrangemens du même genre, celui-ci, sans doute, peut être critiqué soit à Washington, soit à Londres ; mais il a le grand mérite de mettre un terme à une incertitude déplorable et aux conflits inévitables qui naissaient périodiquement de cette incertitude. Or, ce mérite, ce ne sont pas seulement les tories qui l’apprécient, ce sont aussi les radicaux même modérés, même rapprochés des whigs, ainsi que le prouve le langage de l’Examiner. Quant à la stipulation relative au droit de visite, les whigs auraient le droit de s’en plaindre si, pendant le cours de leur long ministère, ils avaient amené l’Amérique à baisser pavillon devant les prétentions de l’Angleterre. C’est au contraire sous le ministère whig que ces prétentions avaient rencontré, de l’autre côté de l’Atlantique, la plus vive, la plus ferme résistance. C’est sous le ministère whig qu’avaient été échangées, entre les deux gouvernemens, les notes aigres et péremptoires qui laissaient si peu d’espoir d’un accommodement. Sous quel prétexte lord Palmerston viendrait-il donc reprocher à sir Robert Peel de n’avoir pas fait mieux que lui ? L’Amérique, excepté un jour sous M. Canning, a toujours refusé de concéder le droit de visite tel que l’Angleterre le comprend. Elle persiste aujourd’hui dans son refus. Il n’y a là, pour la politique de sir Robert Peel, ni succès ni échec.
Si sir Robert Peel se sentait un peu vivement pressé de ce côté, ne serait-ce pas d’ailleurs une admirable occasion de revenir à son éternelle réponse, à celle dont il a tant de fois déjà tiré si bon parti ? « Quoi ! dirait-il à lord Palmerston, par votre politique légère, étourdie, écervelée, vous avez créé partout à l’Angleterre des embarras et des difficultés ! Grace à vous, une armée a péri dans l’Afghanistan, une autre armée lutte péniblement en Chine contre des obstacles inconnus ; grace à vous, l’Orient est livré à l’anarchie, la France est redevenue l’ennemie de l’Angleterre, et vous trouvez mauvais que du côté de l’Amérique au moins nous nous assurions un peu de sécurité ! Vous trouvez mauvais que nous terminions honorablement, pour les deux parties, un procès qui dure depuis cinquante ans, et qui, comme beaucoup d’autres procès, ne vaut ni les frais qu’il coûte, ni la peine qu’il donne, ni les dangers qu’il fait courir ! Avez-vous donc été vous-même si fier et si ferme dans l’affaire Macleod, quand, au mépris de vos réclamations diplomatiques, et de vos discours parlementaires, vous avez souffert qu’un citoyen anglais, avoué par son gouvernement, fût emprisonné et jugé ? Si l’Angleterre a baissé la tête devant l’Amérique, c’est le jour où cette incroyable procédure a pu suivre son cours. Quand vous nous avez cédé le pouvoir, vous aviez reculé devant l’Amérique sans qu’à ce prix la paix vous fût acquise. La paix est assurée aujourd’hui, et, malgré vos efforts pour ranimer de vieilles querelles, les deux peuples s’en réjouissent. »
Qu’on le remarque bien ; je n’examine point ici la valeur réelle du traité Ashburton, j’examine seulement l’influence que ce traité doit exercer sur la situation respective des partis. Or, malgré les déclamations quotidiennes du journal de lord Palmerston, je crois cette influence plutôt favorable que contraire au ministère Peel. La question extérieure dont, au temps des Fox et des Sheridan, l’opposition whig se fit une arme si terrible, est donc devenue entre ses mains parfaitement impuissante et inoffensive. Comment en effet ses chefs parleraient-ils de paix après avoir entrepris les guerres les plus folles ? d’alliance des états libres contre les états absolus après avoir rompu cette alliance ? de non-intervention après avoir réglé, les armes à la main, la querelle d’un souverain et de son vassal ? d’esprit conciliateur dans les rapports de l’Angleterre et de la France après avoir outragé, humilié la France ? C’étaient là les vieux articles de foi du parti whig ; mais il les a reniés, et c’est en vain aujourd’hui que, pour ne pas rester muet, il s’efforce d’emprunter au parti tory les passions haineuses dont le parti était jadis animé, et son langage violent.
Je viens maintenant à la question intérieure, et j’examine comment le cabinet de sir Robert Peel a surmonté les difficultés très réelles que prévoyaient, à l’époque de son avènement, ses partisans comme ses adversaires. Ces difficultés, ainsi que je le disais l’an dernier, pouvaient se réduire à trois : la situation financière du pays, l’Irlande, et le parti tory lui-même. Je vais les passer successivement en revue.
Quand le cabinet whig prépara le budget de 1842, il se trouvait, on le sait, en présence d’une situation financière difficile. Par suite des armemens extraordinaires de la Syrie, de la Chine et de l’Inde, par suite aussi de la réduction imprudente de certains impôts, il y avait sur les exercices 1840 et 1841 un déficit considérable. En outre, le déficit sur 1842 était évalué à 45 ou 50 millions. C’est alors qu’avec une louable hardiesse, le cabinet whig imagina de s’adresser, pour couvrir ce déficit, non à l’emprunt, non à l’impôt, mais à la réduction habilement combinée des droits qui protègent, en Angleterre, le blé, le sucre et les bois de construction. Grace à cette réduction, le blé de Crimée ou de Pologne, le sucre de Cuba ou du Brésil, le bois de construction de la Baltique, pouvait venir faire concurrence au blé anglais, au sucre des Antilles, au bois du Canada. Il y avait avantage pour le consommateur, qui se procurait à meilleur marché les marchandises dont il a besoin ; avantage pour le commerce, qui, dans le transport de ces marchandises, trouvait un aliment nouveau ; avantage enfin pour l’état, qui, au moyen d’un tarif modéré, faisait entrer dans ses coffres des sommes considérables. Mais il y avait dommage pour certaines industries privilégiées qui ne manquèrent pas de se coaliser.
Le jour où sir Robert Peel, soutenu par la coalition de ces industries, renversa le cabinet whig et prit le pouvoir, il avait donc un difficile problème à résoudre. Il fallait, par un autre moyen que ses prédécesseurs, et sans tromper les espérances de ses amis, remettre les finances en équilibre. Il fallait aussi ménager les classes non privilégiées, auprès desquelles l’idée du pain, du sucre et du bois à bon marché avait naturellement obtenu beaucoup de faveur. D’abord, on s’en souvient, sir Robert Peel refusa absolument de s’expliquer. En vain, pendant la courte session qui suivit la chute du ministère whig, fut-il de la part des whigs et des radicaux l’objet des attaques les plus vives et des reproches les plus amers ; en vain lord John Russell alla-t-il jusqu’à lui dire que le pays avait faim et ne pouvait attendre : sir Robert Peel répondit froidement que, s’il était coupable pour ne pas proposer en un mois le changement de la loi des céréales, le ministère whig l’était bien davantage, lui qui avait gardé cinq ans le pouvoir sans y songer. Sir Robert Peel persista donc à demander du temps, et la prorogation eut lieu sans qu’il eût dit un mot qui pût faire pressentir ses projets. Le même silence fut gardé du 8 octobre, jour de la prorogation, au 8 février, jour de la reprise de la session, malgré les provocations répétées de la presse. Il est bon d’ajouter que ces provocations produisirent peu d’effet dans le pays, et que la résolution prise par sir Robert Peel, celle de ne rien faire sans y avoir mûrement réfléchi, parut généralement comprise et approuvée.
Pourtant, peu de jours avant la session, un incident eut lieu qui prouva que sir Robert Peel ne voulait pas s’asservir absolument aux préjugés ou aux intérêts des industries privilégiées. Dans le dessein fort naturel de rallier toutes les nuances du parti tory, il avait cru devoir accepter pour collègue le représentant exclusif et passionné de l’intérêt agricole en Angleterre, l’ennemi déclaré de toute idée libérale et de tout progrès, l’idole et le chef avoué des fermiers, des laboureurs et des ultra tories, le duc de Buckingham, connu jadis sous le nom de lord Chandos. C’était en quelque sorte prendre l’engagement tacite de ne toucher à la législation des céréales que pour la sanctionner et la consolider. Or, le 3 février, on apprit que le duc de Buckingham donnait sa démission. D’un autre côté, il est vrai, sir Edward Knatchbull, presque aussi bien placé que le duc de Buckingham dans le cœur des agriculteurs, restait membre du cabinet, et lord March, fils du duc de Richmond, persistait dans son projet de proposer l’adresse. C’est, on s’en souvient, le duc de Richmond qui, votant au mois d’août contre le ministère whig, fit cette déclaration si souvent reproduite que, si sir Robert Peel devenait infidèle au parti agricole, le parti agricole le mettrait à la porte comme lord Melbourne. Puisque le duc de Richmond et sir Édouard Knatchbull maintenaient leur appui au ministère, le parti agricole n’était pas sacrifié tout-à-fait, comme on aurait pu l’induire de la retraite du duc de Buckingham.
D’après tout cela, on peut comprendre avec quelle anxiété le plan ministériel était attendu par tous les partis, et quel silence se fit dans la chambre des communes quand sir Robert Peel se leva pour dire son dernier mot. Après un discours où, malgré le talent de l’orateur, apparut assez clairement l’embarras d’une situation équivoque, il fit connaître enfin l’échelle de droits qui avait effrayé le duc de Buckingham. Voici cette échelle mise en regard de celle qui existait d’après la législation précédente :
PRIX DU BLÉ EN ANGLETERRE. |
DROIT PERÇU D’APRÈS L’ANCIENNE LÉGISLATION. |
DROIT À PERCEVOIR D’APRÈS LA LÉGISLA- TION NOUVELLE. | |||||||||||||||||||||||
le quarter. | l’hectolitre. | le quarter. | l’hectolitre. | le quarter. | l’hectolitre. | ||||||||||||||||||||
73 | s. | (34 | f. | 58 | c. | ) | — | 1 | s. | 0 | d. | (00 | f. | 46 | c. | ) | — | 1 | s. | (0 | f. | 46 | c. | ) | |
72 | (33 | 12 | ) | — | 2 | 8 | ( | 122 | ) | — | 2 | (0 | 92 | ) | |||||||||||
71 | (32 | 76 | ) | — | 6 | 8 | ( | 306 | ) | — | 3 | (1 | 38 | ) | |||||||||||
70 | (32 | 20 | ) | — | 10 | 8 | ( | 490 | ) | — | 4 | (1 | 84 | ) | |||||||||||
69 | (31 | 74 | ) | — | 13 | 8 | ( | 628 | ) | — | 5 | (2 | 30 | ) | |||||||||||
68 | (31 | 28 | ) | — | 16 | 8 | ( | 760 | ) | — | 6 | (2 | 76 | ) | |||||||||||
67 | (30 | 82 | ) | — | 18 | 8 | ( | 852 | ) | — | 6 | (2 | 76 | ) | |||||||||||
66 | (30 | 36 | ) | — | 20 | 8 | ( | 944 | ) | — | 6 | (2 | 76 | ) | |||||||||||
65 | (29 | 90 | ) | — | 21 | 8 | ( | 990 | ) | — | 7 | (3 | 22 | ) | |||||||||||
64 | (29 | 44 | ) | — | 22 | 8 | (10 | 36 | ) | — | 8 | (3 | 68 | ) | |||||||||||
63 | (28 | 98 | ) | — | 23 | 8 | (10 | 82 | ) | — | 9 | (4 | 14 | ) | |||||||||||
62 | (28 | 52 | ) | — | 24 | 8 | (11 | 28 | ) | — | 10 | (4 | 60 | ) | |||||||||||
61 | (28 | 06 | ) | — | 25 | 8 | (11 | 74 | ) | — | 11 | (5 | 06 | ) | |||||||||||
60 | (27 | 60 | ) | — | 26 | 8 | (12 | 20 | ) | — | 12 | (5 | 52 | ) | |||||||||||
59 | (27 | 14 | ) | — | 27 | 8 | (12 | 66 | ) | — | 13 | (5 | 98 | ) | |||||||||||
58 | (26 | 68 | ) | — | 28 | 8 | (13 | 12 | ) | — | 14 | (6 | 44 | ) | |||||||||||
57 | (26 | 22 | ) | — | 29 | 8 | (13 | 58 | ) | — | 15 | (6 | 90 | ) | |||||||||||
56 | (25 | 76 | ) | — | 30 | 8 | (14 | 04 | ) | — | 16 | (7 | 36 | ) | |||||||||||
55 | (25 | 30 | ) | — | 31 | 8 | (14 | 50 | ) | — | 17 | (7 | 82 | ) | |||||||||||
54 | (24 | 84 | ) | — | 32 | 8 | (14 | 96 | ) | — | 18 | (8 | 28 | ) | |||||||||||
53 | (24 | 38 | ) | — | 33 | 8 | (15 | 42 | ) | — | 18 | (8 | 28 | ) | |||||||||||
52 | (23 | 92 | ) | — | 34 | 8 | (15 | 88 | ) | — | 19 | (8 | 74 | ) | |||||||||||
51 | (23 | 46 | ) | — | 35 | 8 | (16 | 34 | ) | — | 20 | (9 | 20 | ) | |||||||||||
50 | (23 | 00 | ) | — | 36 | 8 | (16 | 80 | ) | — | 20 | (9 | 20 | ) |
et au-dessous
Pour qu’il ne manque aucun des élémens de la question, il faut se rappeler que le ministère whig proposait un droit fixe de 8 sh. par quarter (3 fr. 68 cent. l’hectolitre), quel que fût le prix du blé à l’intérieur.
Quand on examine avec attention le plan de sir Robert Peel, on voit qu’il est combiné pour qu’en temps régulier le prix du blé ne puisse tomber au-dessous du prix de 55 à 60 sh. le quarter (25 fr. 30 cent. et 27 fr. 60 cent. l’hectolitre). Il donne donc à l’industrie agricole une protection considérable. Si on le compare à la législation précédente, il peut pourtant passer pour très libéral. Aussi sir Robert Peel fut-il accueilli avec beaucoup de froideur par son parti, tandis que les rires ironiques du parti opposé prouvaient qu’il était loin de se tenir pour content. On put donc croire un moment que la transaction ne serait acceptée par personne, et que les deux opinions extrêmes aimeraient mieux se livrer un combat décisif ; mais ce n’est point ainsi que les choses se passèrent. Les opinions extrêmes se donnèrent bien le plaisir, à Derby, de brûler sir Robert Peel en effigie comme coupable de vouloir affamer le peuple ; à Aylesbury, de le dénoncer au parti agricole comme traître et comme apostat. Dans le parlement aussi, M. Villiers fit rejeter, à la majorité de 393 voix contre 90, une proposition tendant à exempter de tout droit l’introduction du blé étranger, et M. Christopher présenta un amendement qui fut à peine soutenu pour maintenir, à peu de chose près, la législation actuelle. En somme cependant, les tories pensèrent qu’il fallait accepter le plan de sir Robert Peel, crainte de pis, et les libéraux, qu’il convenait de l’aider à passer, faute de mieux. Quant au droit fixe de lord John Russell, il ne fit pas dans le débat une très brillante figure. Pour le combattre, sir Robert Peel insistait surtout sur ce point, qu’en cas de disette il serait barbare de faire payer au peuple affamé un impôt de 8 sh. par quarter. Lord John Russell, embarrassé par cette objection, crut alors s’en délivrer en consentant à réduire le droit à 1 shilling lorsque le blé s’élèverait au prix exorbitant de 73 ou 74 sh. ; mais c’était de fait accepter le principe du droit mobile, et renoncer à la plupart des argumens par lesquels le droit fixe peut être défendu. Aussi la division donna-t-elle 226 voix pour le droit fixe, et 349 pour le plan ministériel, c’est-à-dire en faveur de ce dernier une majorité de 123 voix. Le bill fut enfin adopté tel quel, à la seconde lecture, par 284 contre 176, à la troisième par 229 contre 90. C’est beaucoup plus qu’on ne pouvait s’y attendre, et sur ce point le triomphe du ministère fut complet. À la chambre des lords trois divisions marquèrent nettement la force respective des diverses opinions. Un amendement de lord Stanhope appuyé par Buckingham, et qui tendait à maintenir à peu près la législation ancienne, fut rejeté par 119 contre 17. Un amendement de lord Brougham, qui supprimait au contraire toute espèce de droit, eut le même sort à la majorité de 109 contre 5. Un amendement enfin de lord Melbourne, en faveur du droit fixe de 8 sh., réunit 71 voix contre 207. Le bill passa ensuite sans difficulté.
Ce qu’il y eut au reste de plus remarquable dans la discussion de la chambre des communes, c’est d’une part un admirable discours de lord Palmerston en faveur de la liberté commerciale, de l’autre les récriminations vives et répétées de M. Ferrand contre les manufacturiers. Déjà, pendant la session d’août, M. Bushield Ferrand, nouveau membre de la chambre, s’était produit comme le vengeur en titre du parti agricole, et avait annoncé qu’il prouverait que si le peuple était opprimé, exploité, torturé, c’était par les manufacturiers, non par les propriétaires fonciers. Allant plus loin, et prenant au corps les chefs de l’association contre la loi des céréales (anticorn law association), il les dénonça hautement comme d’impitoyables tyrans qui, pour la plupart, s’étaient enrichis ou s’enrichissaient en écrasant les classes ouvrières. « Je n’accuse point, dit-il, tous les manufacturiers, mais j’accuse beaucoup d’entre eux, notamment les chefs de l’association contre la loi des céréales, de vol et de pillage aux dépens des pauvres ouvriers ; je les accuse de les réduire au désespoir non-seulement en leur donnant des salaires insuffisans, mais en les forçant à acheter chez eux à haut prix des denrées de mauvaise qualité ; j’accuse particulièrement M. Cobden, membre de la chambre pour Stockport, de faire travailler ses ouvriers le jour et la nuit, et de détruire ainsi leur bien-être et leur santé. De plus, tout ce que j’avance, je demande à le prouver. »
On peut juger à quelles scènes violentes de telles paroles donnèrent lieu. M. Ferrand tint pourtant bon, et chaque fois que, dans la discussion des céréales, un whig ou un radical reprochait aux propriétaires fonciers de vouloir affamer le peuple, M. Ferrand était debout, répétant ses accusations contre les manufacturiers, et offrant de produire, ou produisant, au milieu du tumulte, des pièces à l’appui. Que ses reproches fussent souvent injustes, son opinion déraisonnable, son langage injurieux et violent, on ne saurait le nier ; mais il y a dans une telle persévérance quelque chose d’estimable, quelque chose même d’utile. Une enquête ordonnée par le parlement a prouvé d’ailleurs que les abus signalés par M. Ferrand n’étaient pas tous de son invention, et que, sans avoir tous les torts qu’il leur imputait, certains manufacturiers avaient besoin d’être sévèrement redressés.
Quoi qu’il en soit, grace aux whigs et aux radicaux d’une part, et M. Ferrand et aux ultrà-tories de l’autre, les classes pauvres se trouvèrent, pendant ce débat, pourvues de deux sortes de défenseurs, ceux-ci contre l’aristocratie foncière, ceux-là contre l’aristocratie industrielle. Et cependant c’est à ces deux aristocraties qu’appartient presque exclusivement le parlement. Mais telle est la vertu des institutions libres, que, sous leur action bienfaisante, le jeu des partis et les besoins de la lutte donnent de nombreux organes même à ceux qui ne sont pas directement représentés, et contraignent l’égoïsme à servir la cause de l’humanité et de la civilisation.
Sir Robert Peel s’était délivré d’un de ses embarras les plus pressants ; mais son bill des céréales n’était, à tout prendre, qu’un expédient, et, ce bill adopté, la difficulté financière restait tout entière. La grande épreuve n’était donc point passée, celle qui devait le placer parmi les hommes d’état dignes de ce nom, ou parmi les simples commis décorés du titre de ministres. Or, cette épreuve à laquelle l’attendaient amis et ennemis, sir Robert Peel la traversa avec plus de bonheur et d’éclat qu’on ne pouvait le supposer. Le déficit arriéré pouvant être couvert par des bons de l’échiquier, c’est au déficit nouveau seulement qu’il était nécessaire de pourvoir, et parmi les taxes nombreuses dont se compose le budget anglais, il ne paraissait pas impossible d’en découvrir une ou plusieurs qui rapportassent 50 millions de plus. Mais c’était tomber dans le piége tendu par le cabinet whig, et lui donner beau jeu. Sir Robert Peel imagina donc non-seulement de faire peser la totalité de l’impôt nouveau sur les classes riches de la société, mais d’élever cet impôt de telle sorte qu’il devînt possible de réduire quelques autres impôts, ceux dont les classes pauvres paient la plus grande partie.
En un mot, il lui fallait 50 millions ; il en demanda 100 à tous les revenus au-dessus de 150 livres sterling, et de la même main, remaniant à fond le tarif, il diminua les droits sur la viande, sur le poisson, sur le houblon, sur les pommes de terre, sur le riz, sur les graines, sur le bois de construction. De cette façon, en échange du pouvoir qu’elles avaient reconquis, il imposa aux classes les plus riches de la société un sacrifice notable, et offrit aux classes les plus pauvres une forte prime pour qu’elles n’exigeassent pas plus.
Assurément c’est là une idée aussi simple que hardie, une idée dont la grandeur et la puissance devaient frapper tous les esprits. C’est ce qui arriva dans la chambre des communes, quand, après un des plus magnifiques discours qui jamais aient été prononcés, sir Robert Peel reprit sa place. Ce discours, qui dura plusieurs heures et où, dans un ordre admirable, toutes les questions furent touchées avec une égale supériorité, ce discours si vaste et si précis, si élevé et si pratique, se terminait par un appel éloquent aux sentimens patriotiques qui, à d’autres époques, ont aidé l’Angleterre à sortir des crises les plus terribles. « Il viendra un temps, s’écria-t-il, où les innombrables créatures humaines qui vivent heureuses et fières sous l’empire de la constitution britannique, contempleront avec admiration les efforts gigantesques de vos pères pour défendre non seulement l’honneur et les institutions du pays, mais l’intérêt du monde entier. Avez-vous dégénéré de vos pères, et ne vous sentez-vous pas le courage nécessaire pour lutter contre le mal dont vous êtes atteints ? Pour moi, j’ai rempli mon devoir en vous proposant les mesures qui m’ont paru de nature à vaincre ce mal. C’est sur vous que repose maintenant toute la responsabilité. J’ai la ferme confiance que vous vous montrerez dignes de votre mission, et que vous ne ternirez pas le nom que vous devez chérir comme votre plus glorieux héritage. Imitez ceux qui vous ont précédés, et sachez aussi faire quelques sacrifices à l’honneur, à la sûreté, à la grandeur de votre pays. »
Au premier moment, on eût cru que toute la chambre applaudissait à ce langage, et que l’opposition désarmée allait se joindre au parti ministériel pour voter d’enthousiasme le projet de sir Robert Peel. Au dehors aussi l’admiration égala la surprise, et pendant huit jours le pays entier parut prêt à accepter avec joie le sacrifice qu’on lui demandait ; mais l’esprit de parti et l’intérêt privé reprirent bientôt la parole, et quinze jours après, par une singulière réaction, on eût dit au contraire que le plan ministériel, si bien accueilli d’abord, n’avait plus dans la chambre et dans la presse un seul partisan dévoué. À deux ou trois radicaux près, l’opposition annonça qu’elle combattrait le bill jusqu’à la dernière extrémité, et pour commencer, elle empêcha, par une suite d’ajournemens, qu’aucune des résolutions proposées fût votée avant les vacances de Pâques. Le parti ministériel, de son côté, manifesta des inquiétudes, indiqua des amendemens ; enfin le silence singulier des principaux collègues de sir Robert Peel put faire supposer un moment qu’ils se souciaient peu de se compromettre avec lui. Au milieu de ces difficultés, sir Robert Peel ne fléchit pas, et, toujours sur la brèche, il fit face à tous ses adversaires. « Sans doute il est pénible de venir, après vingt-cinq ans de paix, proposer le rétablissement d’une taxe de guerre ; mais à qui faut-il s’en prendre ? Quand vous, whigs, vous avez pris le pouvoir, vous avez trouvé dans les finances des deux empires (l’Angleterre et l’Inde) un surplus annuel de 3,000,000 liv. (75 millions), qu’en avez-vous fait ? Aujourd’hui nous avons, grace à vous, à couvrir dans les deux empires un déficit annuel de 5,000,000 liv. (125 millions), sans compter, en Angleterre seulement, un déficit arriéré de près de 8,000,000 liv. Ne nous reprochez donc pas le résultat de votre imprévoyance, de votre inhabileté. Est-il d’ailleurs vrai que nous soyons en paix, et ne comptez-vous pour rien le désastre de l’Afghanistan, l’expédition de Chine, l’anarchie de l’Orient, la rupture de l’alliance française ? Ce sont encore là de vos œuvres. Laissez-nous au moins le moyen d’y remédier. »
Tel est le thème que développa dix fois sir Robert Peel, et qui, repris par lord Stanley, lui fournit l’occasion de deux répliques sanglantes, l’une à l’ancien ministre de la guerre, M. Macaulay, l’autre à lord Palmerston. Pour obtenir quelque autorité, il ne suffisait pas d’ailleurs à l’opposition de critiquer le plan ministériel, il fallait encore qu’elle produisît le sien. Or, elle n’en avait pas d’autre que son budget de 1841, déjà plusieurs fois rejeté. Ce fut donc ce budget que lord John Russell dut proposer en opposition au budget Peel. La lutte alors s’engagea franchement entre les deux ministères, et 202 voix votèrent pour le budget whig, 308 pour le budget tory. Ce vote acquis, sir Robert Peel présenta son bill, qui, après de longs débats et beaucoup d’amendemens rejetés, passa enfin tel qu’il le voulut, à la majorité imposante de 255 contre 149. Il est bon de remarquer que deux radicaux, M. Roebuck et M. Currie, tout en blâmant quelques dispositions du bill, crurent devoir se séparer de leurs amis et soutenir sir Robert Peel. Ils pensèrent sans doute, comme organes des classes les plus pauvres, qu’il ne leur était pas permis de repousser absolument un projet par lequel les classes aisées seules étaient atteintes. C’est par cette raison également que l’agitation tentée par les whigs échoua presque partout, et que dans certaines villes fort radicales, entre autres à Manchester, le budget tory fut en général favorablement accueilli.
Je dépasserais les bornes de ce travail si je voulais expliquer dans ses détails un bill qui ne comprend pas moins de cent quatre-vingt-neuf clauses et de cent trente pages in-folio d’impression. Cependant il me paraît utile d’en faire comprendre les dispositions et les difficultés principales. C’est d’ailleurs une occasion de mettre à nu la situation financière de l’Angleterre, telle qu’elle résulte des derniers débats.
Le budget ordinaire anglais, qui ne comprend ni la taxe des pauvres, ni les dépenses du culte, ni l’entretien des routes et canaux, ni les dépenses provinciales ou locales, ni une portion notable des frais de perception, monte au chiffre considérable de 50 à 51 millions sterl. (1 milliard 250 à 275 millions). Or, la propriété foncière, sur laquelle pèsent la plupart des dépenses non inscrites au budget, ne contribue directement à celles qui y figurent que pour une très faible somme. C’est donc surtout au moyen des taxes de consommation que l’Angleterre fait face à tous ses besoins. Voici, d’après l’exposé de sir Robert Peel, à quel chiffre ces taxes et les autres sont évaluées pour 1842-1843 :
Accise |
13,450,000 | liv. sterl. |
Douanes |
22,500,000 | — |
Timbre |
7,100,000 | — |
Postes |
500,000 | – |
Propriétés de la couronne |
150,000 | — |
Taxes |
4,400,000 | — |
Produits divers |
250,000 | — |
En tout 48,350,000 liv. ; ce qui, en estimant pour la même année la dépense à 50,819,000 liv., donne un déficit probable de 2,569,000 liv. Mais ce déficit s’accroît de ceux des cinq années précédentes, qui ne montent pas à moins de 7,502,000 liv. Le déficit total, sans compter les dépenses extraordinaires de la Chine et de l’Afghanistan, est de 10,070,000 liv. (271,750,000 fr.). Encore est-il probable qu’il faudra venir au secours de la compagnie des Indes, dont les dépenses, depuis deux ans, excèdent annuellement les revenus de 2,400,000 liv. à peu près.
Voilà le mal. Voici maintenant le remède. C’est en 1798, au fort de la guerre de la révolution, que pour la première fois l’Angleterre songea à frapper d’une taxe unique tous les revenus. À cette époque, les besoins étaient grands, et cette taxe fut portée à 10 pour 100. Seulement les revenus inférieurs à 50 livres furent exempts, et les revenus de 60 à 150 livres soumis à un droit réduit. Quant aux profits des fermiers, qui sont difficiles à apprécier, on les évalua aux trois quarts du fermage, et ils furent imposés en conséquence. Après la paix d’Amiens, l’income tax fut réduite à 5 pour 100 ; mais en 1805 on la releva à 6 1/4, et en 1806 à 10, taux primitif d’où elle ne descendit plus jusqu’à la paix. Une tentative fut faite alors pour la maintenir en la diminuant ; mais cette tentative échoua, et l’income tax, avec son cortége de formalités minutieuses et inquisitoriales, succomba, dès les premiers votes, aux acclamations générales du pays.
Il y a entre l’income tax de 1814 et celle de 1842 quelques différences notables. La première, c’est que celle-ci est d’un peu moins de 3 pour 100 au lieu de 10 (7 d. par livre). La seconde, c’est qu’elle ne frappe pas les revenus inférieurs à 150 livres. La troisième, c’est que les profits des fermiers ne sont évalués qu’à moitié du fermage en Angleterre, au tiers en Écosse, et que les fermiers dont le fermage n’excède pas 300 livres en sont tout-à-fait exempts. En Irlande, où l’income tax n’a jamais existé, les propriétaires qui ne résident pas dans le pays (absentees) y sont seuls soumis. Elle est suppléée d’ailleurs par une taxe de 1 sh. par gallon sur les spiritueux, et par une augmentation du droit de timbre.
Tout cela établi, à quelle somme peut-on évaluer les revenus de l’Angleterre et de l’Écosse, et, sur ces revenus, quelle déduction faut-il faire en raison des diverses clauses exceptionnelles ? La question est difficile, et l’on s’accorde généralement à penser que les calculs de sir Robert Peel sont restés au-dessous du chiffre réel. Quoi qu’il en soit, voici, d’après lui, le tableau probable des revenus
Revenu foncier perçu par les propriétaires |
39,400,000 | liv. sterl. |
Dîme |
2,732,690 | — |
Revenu des mines et carrières |
1,500,000 | — |
Actions de chemins de fer et canaux |
3,429,000 | — |
Loyer de maisons |
25,000,000 | — |
Profits des fermiers |
26,000,000 | — |
Fonds publics |
30,000,000 | — |
Revenus provenant du commerce, de l’industrie, des professions libérales, etc. |
50,000,000 | — |
Salaires de fonctionnaires publics |
7,000,000 | — |
185,061,690 | liv. sterl. |
Ainsi, d’après sir Robert Peel, la masse des revenus anglais et écossais serait de 185,061,000 liv. (4 milliards 626 millions). En appliquant le tarif à cette somme, après en avoir déduit 25 pour 100 à peu près pour les revenus inférieurs à 150 liv., et 60 à 75 pour 100 pour les fermages inférieurs à 300 livres, on trouve la somme totale de 3,775,000 livres, indépendamment de 410,000 livres que doivent produire les deux taxes qui remplacent en Irlande la taxe du revenu.
Quant au mode de perception, il est fort simple en ce qui concerne les revenus qui procèdent de la terre, du loyer des maisons, des actions industrielles ou des fonds publics. Il devient arbitraire et compliqué en ce qui concerne les profits du commerce, de l’industrie et des professions libérales. Chaque contribuable reçoit de l’inspecteur du timbre un bulletin qu’il doit remplir en affirmant le montant de ses profits d’après, autant que possible, la moyenne des trois années précédentes, et sans aucune déduction, soit pour dépenses extraordinaires, soit pour pertes provenant d’autre chose que du commerce, soit pour créances non prouvées irrecouvrables. L’inspecteur du timbre, examen fait, accepte ou refuse l’affirmation. Dans le premier cas, tout est fini ; dans le second, le bulletin est renvoyé au contribuable avec une surcharge contre laquelle il peut former appel. Il a alors le choix de prendre pour juges soit des commissaires locaux institués ad hoc et indépendans de la couronne, soit un commissaire spécial nommé par le gouvernement. Le secret, d’ailleurs, est toujours enjoint aux commissaires.
Il me reste à expliquer quels furent les points principaux du projet ministériel sur lesquels portèrent les attaques de l’opposition, quelquefois même celles des amis du ministère. La première difficulté qui frappe tous les yeux est celle-ci. Est-il juste d’imposer également les revenus territoriaux, qui sont permanens, et les revenus commerciaux ou professionnels, qui sont temporaires ? Ainsi un propriétaire reçoit de ses fermiers ou de ses locataires 100,000 francs par an. Un médecin ou un homme de loi gagne 100,000 francs par sa profession. Peut-on dire qu’ils aient le même revenu ? Non, certes, car le fonds d’où le propriétaire tire son revenu est immuable et rendra toujours la même somme. Le médecin ou l’homme de loi, au contraire, s’il veut assurer un peu de repos à sa vieillesse et quelque aisance à ses enfans, doit mettre chaque année en réserve une portion de ce qu’il gagne. Encore une fois, y a-t-il égalité quand on demande à l’un comme à l’autre le sacrifice de 3 pour 100 ?
Ce n’est pas tout. Voici un propriétaire qui possède une rente perpétuelle de 6,000 livres, représentant, à 3 pour 100, un capital de 200,000 livres. Par suite d’arrangemens de famille, ce propriétaire convertit cette rente en une annuité de 18,000 livres, qui doit s’éteindre au bout d’un certain nombre d’années. Cette annuité de 18,000 liv. ne vaut pas plus que ne valait la rente perpétuelle de 6,000. Cependant il est imposé à une somme triple, puisque le bill ne fait aucune différence entre les rentes perpétuelles et les annuités. Est-ce encore là de la justice ? est-ce de l’égalité ? À de telles objections il était difficile de répondre, du moins d’une manière entièrement satisfaisante. Mais, une fois qu’on entrait dans la voie des distinctions, mille cas surgissaient qui, si on voulait les prévoir tous, jetaient dans la loi la plus inextricable confusion. Ainsi le revenu d’une propriété substituée devait-il être rangé dans la classe des revenus permanens ou des revenus viagers ? Convenait-il qu’un propriétaire chargé d’hypothèques payât comme un propriétaire qui dispose de tout son revenu ? Était-il juste que le clergyman, qui ne transmet pas son revenu à ses enfans, prélevât sur ses dîmes 3 p. 100, ni plus ni moins que le propriétaire sur ses fermages ? C’est d’ailleurs d’une taxe sur le revenu qu’il s’agit. Quelle que soit la source du revenu, peu importe. Il y aurait bien plus d’injustice à vouloir distinguer qu’à appliquer à tous une règle uniforme et inflexible.
Tels sont, en gros, les argumens que sir Robert Peel opposa à ses adversaires, et il fut en général secondé par lord John Russell, qui, tout en combattant l’income tax dans son principe, reconnut qu’une fois admise elle devait frapper tous les revenus sans distinction. L’amendement de M. Roebuck, qui tendait à réduire à moitié la taxe sur les revenus commerciaux et professionnels, fut donc rejeté à la majorité de 258 voix contre 112, et un autre amendement, qui établissait une distinction entre les rentes perpétuelles et les annuités, n’obtint que 117 voix contre 257. Par des raisons à peu près analogues, on décida qu’on ne pourrait déduire sur les profits que l’on fait d’un côté les pertes que l’on subit de l’autre, et que, par exemple, le propriétaire foncier commerçant paierait dans tous les cas 3 pour 100 de son revenu territorial. On décida aussi, à 207 voix contre 40, que les annuités, dividendes et actions appartenant à des étrangers, seraient atteints comme s’ils appartenaient à des sujets britanniques. Le bill passa donc, en définitive, sans aucune espèce de modification importante, et précisément tel que le voulut le cabinet.
À la chambre des lords, ce fut lord Brougham qui se chargea d’attaquer le principe du bill, et lord Landsdowne qui proposa l’amendement whig ; mais, après une discussion assez vive, cet amendement fut rejeté par 112 voix contre 52, et, quelques jours après, la loi passa à 98 voix contre 28.
Je viens à la mesure qui se lie étroitement à celle de l’income tax, et qui, bien plus que celle-ci, assure à sir Robert Peel une grande place dans l’histoire financière de son pays.
Il fut un temps, et ce temps est peu éloigné, où M. Huskisson, malgré la timidité de ses actes, malgré la réserve de ses paroles, était l’effroi des tories, qui l’accusaient de vouloir, pour réaliser de vaines théories, sacrifier la législation protectrice de l’industrie nationale et de la richesse du pays. Or, si M. Huskisson pouvait renaître avec ses idées de 1827, je ne suis pas certain qu’il osât suivre le chef des tories dans la hardiesse de ses mesures et de ses déclarations. Ce n’est plus, excepté peut-être en ce qui touche l’agriculture, le langage prudent et ambigu a l’aide duquel on cherche à prouver aux uns que, grace à l’abaissement des droits, ils achèteront à meilleur marché, aux autres qu’ils ne vendront pas moins cher. Ce ne sont point non plus les raisonnemens subtils par lesquels on s’efforce de concilier le système décrépit de la balance du commerce et le système encore enfant de la liberté des échanges. C’est la proclamation hardie, sans réserve, de cette grande vérité, qu’on ne peut acheter sans vendre, vendre sans acheter, et que, par conséquent, les peuples perdent au lieu de gagner quand, par les barrières dont ils s’entourent, ils accroissent les difficultés de la production et rendent le travail moins fructueux. C’est de plus un démenti formel jeté à ceux qui prétendent que la liberté des échanges fût-elle bonne, une nation ne peut y consentir qu’autant que les autres nations y consentent en même temps. « Si les autres nations ne veulent pas nous suivre dans la voie que nous ouvrons, s’écrie sir Robert Peel, tant pis pour elles ; le contrebandier est là pour rétablir l’équilibre. Mais ce n’est pas une raison pour que l’Angleterre s’arrête. L’Angleterre entend acheter à bon marché tout ce dont elle a besoin. Si d’autres préfèrent acheter chèrement, à eux permis. »
Il ne m’est pas plus possible d’analyser dans tous ses détails le tarif nouveau que le bill d’income tax ; en voici seulement les dispositions principales. En vertu de ce tarif, tous les droits prohibitifs sont supprimés, et réduits, sauf un très petit nombre d’exceptions, à un taux qui n’excède pas 5 pour 100 pour les matières premières, et 20 pour 100 pour les produits manufacturés. Le bétail vivant, aujourd’hui prohibé, est admis au droit de 1 liv. par tête, la viande fraîche au prix de 8 sh. par quintal (50 kil. et demi). Le lard doit payer également par quintal 2 sh. au lieu de 8, le bœuf salé 8 au lieu de 12, le jambon 14 au lieu de 28, le houblon, 4 liv. 10 sh. au lieu de 8 liv. 11 sh. Les graines sont réduites, selon leur espèce, de 1liv. à 5 sh. le quintal, de 1 sh. à 1 d. le quarter, le riz de 1liv. à 7 sh. Sur douze cents articles, en un mot, dont se compose le tarif, sept cent cinquante sont profondément modifiés. C’est une véritable révolution commerciale dont personne, il y a dix ans, ne pouvait avoir l’idée.
Il y a pourtant, il faut le reconnaître avec les whigs et les radicaux, un grave reproche à adresser au tarif de sir Robert Peel. Comment, après avoir proclamé des principes si libéraux, refuser d’en faire l’application pleine et entière aux objets principaux de consommation, aux céréales, au sucre, au bois de construction ? Pour le bois de construction, le tarif réduit bien à 1 sh. par charge le droit sur le bois du Canada, qui payait auparavant 10 sh., mais c’est une remise d’impôt et rien de plus, puisque le droit différentiel est maintenu contre le bois étranger. Quant au sucre, il n’en est pas même question, et les planteurs des Antilles conservent la protection exorbitante dont ils ont joui jusqu’ici. N’y a-t-il pas là, de la part de sir Robert Peel, une inconséquence marquée ? ou bien serait-ce que, sur les trois points capitaux dont il s’agit, il a désespéré de vaincre son parti ?
Je suis enclin à croire que cette dernière considération a fortement pesé sur la détermination de sir Robert Peel. Venu au pouvoir par le rejet du budget whig, il lui était d’ailleurs bien difficile de reproduire les dispositions principales de ce budget. Mais le germe est jeté, et par les mains de sir Robert Peel ou par d’autres, il faudra qu’il se développe. J’ajoute que l’intérêt du trésor viendra ici au secours des vrais principes, et qu’on ne se résignera pas à perdre longtemps 50 à 60 millions par an au singulier profit des planteurs des Antilles et des propriétaires du Canada.
Malgré les imperfections que je signale, le tarif de sir Robert Peel n’en est pas moins une des plus grandes choses qu’on ait faites, et personne ne s’y trompa en Angleterre. Autant en effet les tories l’accueillaient avec humeur ou froideur, autant il fut accepté avec enthousiasme par les libéraux. Le parti curieux à voir et à entendre, ce fut le parti agricole, déjà peu satisfait de la loi des céréales, et qui, par les mesures relatives au bétail, se sentait blessé jusque dans ses entrailles. « Un membre tory, dit à ce sujet l’Examiner, prétendait récemment qu’il avait combattu l’administration de lord Melbourne, parce que cette administration proposait de mauvaises mesures qu’elle ne pouvait faire passer. Le parti agricole, dont ce membre fait partie, a maintenant le grand avantage et la vive satisfaction de soutenir un gouvernement qui propose de mauvaises mesures et qui les convertit en loi. » Les fermiers de Reading se montrèrent peu contens de cette situation, et se plaignirent amèrement « que leurs efforts de l’an dernier n’eussent abouti qu’à les livrer pieds et poings liés à une majorité de 100 voix et à un ministre conjurés pour les trahir. » Les fermiers et propriétaires fonciers du Lincolnshire, du Berkshire, d’Eastlothian et de plusieurs autres comtés, ne firent pas entendre des plaintes moins vives, et à la chambre des lords, lord Western se fit leur organe, avant tout débat, en accusant hautement le cabinet d’avoir trompé les agriculteurs. À cela, le duc de Wellington répondit sèchement et rudement « que le cabinet n’avait rien promis. » Cela est vrai ; mais à coup sûr si les agriculteurs eussent prévu ce qui les attendait, ils se fussent donné moins de peine pour faire sir Robert Peel premier ministre.
Pour le tarif comme pour l’income tax, je vais indiquer les questions qui furent le plus vivement débattues dans le parlement, et la solution qu’elles reçurent.
Il existe en Angleterre un mode de procéder simple, commode et souvent employé : c’est de faire précéder la présentation d’un bill par une série de résolutions qui subissent les mêmes épreuves, et qui permettent à la chambre de se prononcer d’avance sur les dispositions que le bill doit contenir. Une fois ces résolutions adoptées, le bill, rédigé conformément aux votes acquis, est déposé sur la table, et ne donne plus guère lieu qu’à des débats insignifians. C’est cette forme que sir Robert Peel avait adoptée pour l’income tax ; c’est celle qu’il adopta encore pour le tarif. À peine s’était-il rassis, après avoir prononcé le discours dont je viens de parler, que M. Hume se leva pour exprimer sa joie de voir les principes de la liberté commerciale ainsi reconnus et consacrés. Deux membres tories, au contraire, MM. Palmer et le colonel Sibthorp, s’empressèrent de déclarer que le discours du premier ministre était un tissu d’absurdités et de faussetés. — « Ce n’est pas la première fois, ajouta l’un d’eux, que sir Robert Peel et le duc de Wellington réunis trompent le parti qui a eu confiance en eux. » Un tel début promettait, et cependant toute cette grande colère s’évapora dans un seul amendement, celui de M. Miles, qui, au nom du parti agricole, proposa de percevoir sur le bétail étranger un droit au poids au lieu d’un droit fixe. En combattant ses amis les agriculteurs, sir Robert Peel, au risque d’affaiblir le mérite de sa mesure, se donna d’ailleurs beaucoup de peine pour leur démontrer qu’ils s’effrayaient à tort, et que l’introduction du bétail étranger changerait peu de chose au prix actuel de leur marchandise ; mais ils ne se laissèrent pas convaincre, et 113 voix contre 380 donnèrent la mesure exacte de leurs forces. En décomposant ces chiffres, on trouve, dans les 113, 97 tories et 16 libéraux ; dans les 380, 218 tories et 162 libéraux. La grande majorité des tories s’était donc exécutée et avait suivi son chef. Quelques-uns d’entre eux n’en trouvèrent pas moins fort mauvais qu’on eût réduit le droit non-seulement sur les bœufs, mais sur le beurre, sur le fromage, sur les pommes de terre, en un mot sur tout ce qui se mange ; ce qui fit dire assez plaisamment à M. Wakley : « Il est bien heureux que le peuple ne puisse manger du bois. S’il le pouvait, jamais sir Robert Peel n’eût osé proposer la suppression du droit. »
Voilà pour les tories. Quant aux whigs et aux radicaux, la lutte avec eux fut non plus dangereuse, mais plus sérieuse. C’est d’abord M. Labouchère qui proposa de fixer à 20 shel. le droit sur les sucres coloniaux, et à 30 shel. le droit sur le sucre étranger ; c’est lord Howick qui demanda que le droit sur le café étranger fût fixé à 7 d. la livre au lieu de 8, le droit sur le café colonial restant à 4 d. De ces deux propositions, la première fut rejetée par 245 voix contre 164, la seconde par 81 voix contre 48, et le monopole des Antilles se trouva ainsi consacré. Quant au monopole du Canada, il ne fut attaqué directement que par M. Roebuck, qui proposa un droit de 20 shel. sur le bois de construction de toute origine, mais qui ne put réunir en faveur de sa proposition que 16 voix contre 243. Les whigs d’ailleurs se contentèrent de critiquer amèrement le projet ministériel, qui, en réduisant à 1 shel. le droit sur le bois du Canada, et en laissant subsister sur le bois étranger une surtaxe de 25 à 30 shel., doit faire perdre au trésor 600,000 livres par an ; mais à ce projet populaire comme toute diminution d’impôt, ils n’osèrent pas opposer une négation formelle. M. Bowring enfin demanda pourquoi les vins, les eaux-de-vie et les soieries restaient frappés d’un droit supérieur à 20 pour 100, et sir Robert Peel reconnut l’exagération de ce droit ; « mais, ajouta-t-il, des négociations commerciales sont entamées à ce sujet avec la France, et le gouvernement, par des concessions anticipées, n’a pas voulu se désarmer. » Cela veut dire que, si les négociations n’eussent pas été entamées, il y avait chance que nos produits fussent traités comme ceux des autres nations. Il n’est pas probable que les négociateurs français aient attendu de leurs efforts un semblable résultat.
Une question d’une tout autre nature, celle de l’établissement à l’exportation d’un droit sur la houille, donna lieu aussi à de vifs débats, soit dans le pays, soit dans la chambre ; mais, après quelques pourparlers avec les propriétaires des mines, ce droit, fixé à 4 shel. par tonne par navire étranger, et à 2 shel. par navire anglais, reçut l’assentiment de lord John Russell, et passa à la majorité considérable de 200 voix contre 67. Le tarif, dans son ensemble, fut ensuite voté sans division, et la victoire de sir Robert Peel sur ce grave sujet fut encore plus complète que sur l’income tax, ou sur la loi des céréales.
En récapitulant, voici l’ensemble des mesures financières proposées par le cabinet tory et votées par les chambres. Par l’income tax, le cabinet tory compte faire entrer dans les caisses de l’état la somme de 3,775,000 livres ; par les taxes nouvelles des spiritueux et du timbre en Irlande, la somme de 410,000 livres ; enfin par le droit à l’exportation de la houille, la somme de 200,000 livres ; en tout 4,385,000 livres (110 millions). Sur ces 4,385,000 livres, il emploie 2,570,000 livres à couvrir le déficit du budget ordinaire, 1,200,000 l. à combler le vide produit par l’abaissement de certains droits, et 600,000 livres à peu près à parer aux dépenses extraordinaires de la Chine et de l’Afghanistan. Ainsi se trouve, pour le moment du moins, écartée la difficulté contre laquelle, selon quelques personnes, devait se briser le ministère de sir Robert Peel. Mais c’est là, tout le monde le sent, le moindre côté de la question. Ce qu’il y a d’admirable, c’est d’avoir, en présence de tant d’intérêts et de préjugés contraires, conçu, tenté, exécuté un plan si vaste et si hardi ; c’est de n’avoir fléchi devant aucune des clameurs qu’il soulevait et de l’avoir imposé, par la force du caractère et du talent, à ses amis comme à ses ennemis. Cependant, parce que le produit du dernier trimestre n’a pas répondu aux espérances qu’on avait conçues, on s’empresse de proclamer que le plan de sir Robert Peel a échoué. C’est juger un peu vite. Il est vrai que, pendant le dernier trimestre il y a eu, par suite de la crise commerciale, une diminution de 11 à 12 millions sur l’excise, de 2 à 3 millions sur le timbre, et de 3 millions sur diverses autres taxes ; mais le produit des douanes a augmenté de 5 millions à peu près malgré la réduction du tarif. Quant à l’income tax, qui n’a encore été appliquée qu’à certains revenus spéciaux, elle ne figure dans l’état trimestriel que pour 8 millions à peu près au lieu de 25. Tout ce qu’on peut conclure de ce document financier, c’est qu’il était grand temps d’agir avec énergie, et que les demi-mesures conseillées par l’opposition auraient échoué complètement.
Voilà pour la situation financière du pays. Je viens maintenant à l’Irlande.
« Je ne me suis jamais dissimulé, disait sir Robert Peel en 1839, que l’Irlande est la plus grande de mes difficultés. » J’ignore si, en 1841, sir Robert en jugeait encore de même ; mais l’opinion publique ne voyait alors aucune raison pour qu’il en fût autrement. En 1841 comme en 1839, plus qu’en 1839, il s’agissait en effet de rompre la douce habitude qu’avait prise l’Irlande d’être gouvernée par des hommes pleins de respect pour son culte, de compassion pour ses souffrances ; il s’agissait d’enlever le pouvoir à la majorité pour le faire passer à une minorité oppressive, intolérante, injuste ; il s’agissait de relever la barrière à demi tombée entre deux religions, entre deux peuples ; il s’agissait, en un mot, de rejeter dans la plus violente opposition le parti catholique tout entier et les agitateurs éminens dont l’influence et l’autorité avaient, dans tant de circonstances graves, reçu une éclatante consécration. Ce n’est pas qu’on ne crût à la parfaite modération et aux idées conciliantes de sir Robert Peel, mais que pouvait-il faire de ses idées conciliantes et de sa modération dans un pays où il n’existe guère que des partis extrêmes, dans un pays où le seul fait de son avénement allait combler de joie un de ces partis, et jeter l’autre presque dans l’insurrection ?
Je dois l’avouer franchement, l’an dernier, je penchais vers cette opinion, et sans croire, comme quelques personnes, à une collision prochaine, je pensais qu’O’Connell devait puiser une force nouvelle dans l’avénement des tories, et reconquérir en peu de temps la royauté morale qu’il avait compromise en agitant hors de propos la question du rappel de l’union ; je pensais que cette question même pouvait devenir formidable. Eh bien ! rien de tout cela n’est arrivé. Depuis l’an dernier, le bill des corporations a été appliqué en Irlande pour la première fois, et O’Connell, nommé lord-maire, a pu, comme premier magistrat de la cité, aller en grande pompe, au milieu d’un concours immense de peuple, entendre la première messe à l’église catholique. L’impôt volontaire qui se perçoit à son profit a dépassé le chiffre de l’année précédente ; il a parlé, écrit plus que jamais, tantôt dans la réunion hebdomadaire de l’association pour le rappel, tantôt dans des meetings convoqués tout exprès ; ses lieutenans enfin, et notamment « le pacificateur en chef (head pacificator) » Tom Steele, ont fait, tous les quinze jours au moins, un ou deux appels à la révolte, et, malgré tout cela, jamais l’Irlande n’avait été plus paisible, jamais la voix du grand agitateur n’avait, en apparence du moins, trouvé si peu d’écho. Il y a plus. Des catholiques illustres comme le comte de Shrewsbury, des partisans connus du rappel de l’union comme M. O’Brien, des whigs-radicaux comme M. Ponsonby, ont saisi précisément ce moment pour se séparer de M. 0’Connell, pour répudier ses idées et ses projets. Le parti modérateur libéral, dont le duc de Leinster et lord Charlemont sont les chefs, s’est ainsi fortifié au lieu de s’affaiblir, et ce parti a paru disposé à ne pas faire au gouvernement nouveau d’opposition systématique. En un mot, la grande difficulté de l’Irlande semble s’être évanouie rien qu’à la regarder.
C’est là un fait très extraordinaire et très peu prévu. Maintenant ce fait doit-il durer ? J’essaierai de dire ce que j’en pense, bien qu’avec beaucoup de réserve ; mais il faut d’abord indiquer les incidens principaux qui ont occupé l’Irlande depuis un an.
Peu de jours avant la formation du cabinet tory, le principal organe du parti en Angleterre, le Times, imprimait, à propos de la conduite du clergé catholique dans les élections, la phrase que voici : « Les révérends malfaiteurs ont lancé leur canaille à la piste du sang protestant. » Peu de jours après la formation du cabinet tory, le même Times gourmandait vivement l’association protestante et lui reprochait la fureur de ses anathèmes contre les catholiques. « Ce n’est pas ainsi, disait-il, que l’on gouverne les hommes et que l’on rapproche les esprits. » Il y a dans ces deux langages du Times une indication précieuse, et qui montre assez clairement, au sein du parti tory, la lutte de la politique et des opinions. Dès le début, au reste, il fut aisé de voir que la politique l’emporterait, et que le parti orangiste n’obtiendrait pas la domination exclusive sur laquelle il avait compté. Malgré la modération connue du lord lieutenant, lord de Grey, le parti orangiste pouvait, à la rigueur, le regarder comme un des siens à cause de son mariage avec la fille de lord Enniskillen ; mais il lui était difficile de voir du même œil la nomination du secrétaire d’état, lord Elliott, qui, bien que tory, s’était presque constamment séparé de son parti quand il s’agissait de l’Irlande. Aussi, à cette nouvelle, la colère fut-elle grande au camp orangiste, et les journaux tories ne furent-ils occupés, pendant quelques jours, qu’à modérer leurs frères d’Irlande qui se plaignaient hautement et amèrement d’être trahis par le nouveau cabinet. La nomination de M. Sugden comme lord chancelier, celle de M. Pennefather comme chief-justice, furent loin de les calmer, bien qu’on eût donné en compensation M. Jackson pour solicitor general, et M. Lefroy pour juge. Mais ce qui mit le comble à leur fureur, ce fut la préférence accordée à M. Warren sur M. West pour une place vacante de serjeant. M. West, membre du parlement et rival heureux d’O’Connell à la dernière élection, aspirait hautement à cette place, et le parti orangiste tout entier la demandait pour lui. Cependant un autre l’obtint, et telle fut la tempête soulevée par cet incident, que le lord-lieutenant, lord de Grey, se crut obligé de faire à peu près des excuses à M. West. Celui-ci les reçut, et l’affaire en serait restée là si M. West n’était mort peu de jours après. Ses amis ne manquèrent pas de dire qu’il mourait de chagrin, et le feu près de s’éteindre fut ainsi ranimé.
Le gouvernement irlandais pourtant, à la même époque, fit au parti orangiste une grande concession. Parmi les améliorations apportées depuis quelques années dans l’administration irlandaise, figure en première ligne la création de magistrats qui, nommés et payés par l’état, viennent en aide aux juges de paix gratuits et les suppléent souvent. Tous ceux qui connaissent bien l’état de l’Irlande savent que c’est là le seul moyen de soustraire la majorité à la tyrannie de la minorité, et d’établir dans ce malheureux pays quelque chose qui ressemble à la justice et à l’impartialité. Une telle institution demandait donc à être étendue et développée. Le gouvernement irlandais la restreignit au contraire, et dix de ces magistrats stipendiés (stipendiary magistrates) furent soudainement renvoyés. Mais il fallait plus que cela au parti orangiste, et tant qu’on lui refusait le plaisir d’insulter, d’opprimer, d’écraser les catholiques, il ne pouvait se tenir pour content.
Pendant que ces choses se passaient d’un côté, que se passait-il de l’autre ? Le voici. Au moment même de la chute du ministère whig, O’Connell avait hautement déclaré qu’il ne se contenterait plus à l’avenir de demi-réformes, et qu’il n’appuierait désormais les whigs que si les whigs se faisaient radicaux. Puis, déployant la bannière du rappel, il avait appelé autour de cette bannière, non-seulement les Irlandais, mais les Américains, avec lesquels il s’était mis en correspondance, et dont il lisait chaque semaine des lettres d’encouragement accompagnées de souscriptions en argent. « Les Anglais, alla-t-il un jour jusqu’à dire, sont bien fiers parce que leurs bateaux à vapeur peuvent amener des troupes en Irlande en dix heures. Ignorent-ils qu’en dix jours les Américains peuvent nous envoyer du secours ? » On peut juger par cette apostrophe du langage de M. Steele, qu’O’Connell, dans chaque séance, était obligé de rappeler à la légalité et à la modération.
En même temps, lord Morpeth étant venu à Dublin, un grand banquet, présidé par lord Clanricarde, lui était donné par toutes les nuances du parti libéral, et dans ce banquet le ministère tory, bien qu’avec plus de mesure, se trouvait encore attaqué. Toutes les séances de l’association enfin, tous les meetings retentissaient des injures adressées par O’Connell et ses amis, tantôt à lord de Grey, tantôt même à lord Elliott, dont la conduite était signalée comme un modèle d’hypocrisie et de fausseté. Ainsi, dans les deux camps, le gouvernement avait fort à faire, et rencontrait des ennemis acharnés. On voyait, presque au même moment, les corporations radicales de Dublin et de Limerick, les comtés orangistes de Down et de Queen, refuser de voter une adresse au lord-lieutenant.
Tel était l’état des choses quand mourut M. West. Le parti catholique eut alors la très heureuse idée de mettre sur les rangs lord Morpeth, qui, par sa situation, par son talent, par sa conduite à l’égard de l’Irlande, devait nécessairement réunir toutes les voix catholiques et libérales. Cette idée fut en effet acceptée avec enthousiasme, et pendant plusieurs jours le parti du gouvernement et le parti orangiste, découragés, abattus, désespérèrent même de trouver un candidat qu’ils pussent opposer à lord Morpeth. À la onzième heure pourtant, il s’en présenta un, M. Gregory, jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans, absolument inconnu à Dublin. Eh bien ! au scrutin, ce jeune homme l’emporta à la majorité de 390 voix sur son redoutable concurrent. Peu de mois auparavant, M. West ne l’avait emporté que de 168 voix sur O’Connell.
Si je ne m’abuse, cet évènement eut de graves conséquences. Il prouva clairement au parti catholique et libéral qu’il reculait au lieu d’avancer ; il prouva au parti orangiste que la politique conciliante du gouvernement n’avait point, après tout, manqué son but. Quant au parti du gouvernement, qui tout doucement attirait à lui des deux côtés les hommes las de l’agitation pour le rappel ou des violences orangistes, il en fut notablement fortifié, et put continuer sa marche d’un pas plus ferme et plus sûr. Tout récemment pourtant il vient d’essuyer un échec sérieux et de nature à compromettre sa position. M. Jackson, avocat-général et membre de la chambre des communes pour l’université de Dublin, ayant été nommé juge, le gouvernement présentait pour le remplacer au parlement, son successeur, M. Smith, homme modéré ; mais le parti orangiste, qui est en force dans l’université, n’a point trouvé cela bon, et a fait choix d’un autre candidat, M. Hamilton, ennemi juré de l’allocation que le parlement vote chaque année pour le collége catholique de Maynooth, et violemment opposé au système d’éducation nationale aujourd’hui établi en Irlande. C’était donc une question grave pour le cabinet, qui a d’abord annoncé l’intention bien arrêtée de livrer la bataille et de maintenir son candidat ; mais soit qu’il ait craint en définitive d’aliéner à tout jamais le parti orangiste, soit qu’un échec lui ait paru probable, il a changé d’avis et retiré M. Smith. C’est un grand triomphe pour les orangistes, et les journaux qui le célèbrent en tirent déjà cette conséquence, qu’ils n’ont qu’à vouloir pour faire capituler le gouvernement.
J’arrive ainsi à la question que je posais tout à l’heure. Le succès du cabinet de sir Robert Peel en Irlande est-il un succès durable ? Pour résoudre cette question, il faut voir si le cabinet de sir Robert Peel a réellement remédié à quelques-uns des maux qui dévorent l’Irlande, ou si du moins il a opéré entre la majorité catholique et la minorité protestante un commencement de réconciliation. Or, il n’en est rien absolument. À vrai dire, la force du cabinet Peel est dans cette malheureuse idée du rappel de l’union, qui est devenue l’idée fixe d’O’Connell. C’est cette idée qui a momentanément rapproché du gouvernement le duc de Leinster, lord Charlemont, et quelques autres des plus illustres libéraux irlandais. C’est cette idée qui, au sein même du parti plus vif et plus actif, entretient la discorde et la méfiance. C’est cette idée qui sépare absolument la cause libérale en Irlande de la cause libérale en Angleterre. Il y a peu de jours encore, O’Connell proclamait que, pour réussir, il ne lui fallait pas moins de trois millions de repealers. C’est beaucoup assurément, et bien qu’il se montre facile dans ses enrôlemens, bien qu’à une des dernières séances de l’association il ait, par exemple, fait admettre trois membres nouveaux, l’un âgé de six mois, l’autre de trois semaines, et le troisième de vingt-quatre heures, c’est tout au plus, je crois, s’il a pu réunir le douzième de son armée. Mais O’Connell a plus d’une corde à son arc, et s’il s’aperçoit que définitivement l’Irlande refuse de s’enrôler sous le drapeau du repeal, comme il l’a déjà fait une autre fois, il mettra ce drapeau dans sa poche, et cherchera de nouveaux moyens d’agiter l’opinion. Or, ces moyens sont tout prêts, et, quand le repeal ne l’absorbe pas, il sait fort bien les découvrir. N’a-t-il pas déjà proposé, outre l’abolition des dîmes, outre la destruction de l’établissement anglican, outre l’égalité morale et financière des deux cultes, une mesure par laquelle les propriétaires seraient privés du droit d’évincer leurs fermiers sans leur donner avis un an d’avance, et sans leur tenir compte des dépenses par eux faites pour l’amélioration de la propriété ? Ce sont là des réformes considérables et qui vont au cœur du peuple, bien plus que le vain plaisir d’avoir un parlement à Dublin. Malgré les bonnes intentions de sir Robert Peel et de lord Elliott, il est impossible, d’un autre côté, que l’administration, comme la justice locale, ne soient pas remises aux mains de l’aristocratie protestante, et exercées dans un esprit exclusif et intolérant. Vers la fin de la session, M. Shiel s’en plaignit amèrement et cita à l’appui de son opinion ce fait curieux, que, depuis l’avènement du nouveau cabinet, pas un catholique n’a été promu à une fonction de quelque importance. Sait-on ce que répondit sir Robert Peel ? « Il n’y a là, dit-il, de notre part aucun projet d’exclure les catholiques ; mais ils sont tous de l’opposition, et nous ne pouvons nous appuyer sur nos adversaires. » Du point de vue parlementaire, la réponse de sir Robert Peel était bonne ; mais du point de vue irlandais, quelle condamnation de son cabinet ! Quoi ! voilà un pays où les catholiques sont aux protestans dans la proportion de sept à un, et vous reconnaissez qu’ils sont tous de l’opposition Comment espérez-vous gouverner ainsi ce pays, surtout quand au sein même de la minorité qui vous appuie, il y a tant d’idées folles et de passions désordonnées ?
Les tories éclairés comprennent la gravité d’une telle situation, et s’efforcent d’y trouver un remède. Ainsi la presse anglaise s’est fort occupée d’une brochure de lord Alvanley, qui n’allait à rien moins qu’à payer le clergé catholique comme le clergé protestant. Le sentiment qui dirige lord Alvanley est bien simple. Il comprend que le peuple irlandais se laisse conduire par deux espèces d’hommes, ses prêtres et ses agitateurs. Tant qu’ils sont unis et qu’ils agissent de concert, il n’y a contre eux rien à faire. Il faut donc les diviser et appeler à soi ceux qui par nature, par situation, par principe, sont amis de l’ordre et de la paix. On y parviendrait en liant jusqu’à un certain point le clergé à l’état, et en le dégageant de la nécessité où il est maintenant de se plier, pour vivre, à tous les caprices populaires. Lord Alvanley sait d’ailleurs que le clergé catholique a plus d’une fois essayé de résister à l’impulsion démocratique, et qu’en 1825, lorsqu’il fut sérieusement question d’établir entre l’état et lui un lien financier, beaucoup de ses membres le trouvèrent fort bon. De là le projet que lord Alvanley a produit l’hiver dernier, et qui a conquis, dit-on, un nombre assez considérable de partisans.
À vrai dire, ce projet est parfaitement sensé ; mais il a un défaut, c’est d’être inexécutable, surtout par les mains d’un ministère tory. Comment y pourraient jamais consentir, d’une part, les orangistes et les protestans zélés, qui n’y verraient rien moins qu’un outrage à la vraie religion, de l’autre les agitateurs Irlandais, à qui l’on enlèverait ainsi d’un coup leurs meilleurs alliés dans le pays ? Or, en supposant que sir Robert Peel osât braver dans le parlement les anathèmes des orangistes et des protestans zélés, il ne pourrait jamais vaincre, en Irlande, la résistance des agitateurs. Entre eux et le clergé catholique, il y a en ce moment union intime et solidarité. La rompre pour ce qu’on appellerait un vil intérêt d’argent serait au-dessus des forces du clergé. En 1825, on avait le consentement d’O’Connell, et encore le succès n’était-il pas assuré ? Aujourd’hui O’Connell dénoncerait de toutes les tribunes les prêtres coupables qui, pour un peu d’or, vendraient leur Dieu et leur pays, et ceux de ces prêtres qui se laisseraient gagner resteraient bientôt sans considération et sans autorité. Pour qu’une telle mesure s’accomplisse, il faut que le parti populaire la propose ou l’accepte. La tenter contre ce parti, ce serait la perdre pour cinquante ans au lieu de la gagner. Quant à des mesures qui, procédant en sens inverse, feraient descendre le clergé protestant à la pauvreté du clergé catholique, elles sont, bien entendu, hors de cause sous un ministère tory. Ce n’est certes pas non plus sous un tel ministère que sera modifié l’état de la propriété. Dès lors il est impossible de deviner comment le cabinet Peel gagnerait le cœur de l’Irlande. D’une part aucun changement dans la législation, de l’autre une administration modérée, si l’on veut, bienveillante dans ses chefs, mais nécessairement partiale et pleine de préjugés dans les trois quarts de ses agens : voilà tout ce que le cabinet Peel peut offrir à l’Irlande, à cette Irlande qui souffre et qui se plaint depuis si long-temps. Si cela lui suffit, on s’est bien trompé sur son compte, et lord Stanley peut abandonner, en toute sûreté de conscience, le bill qu’il avait préparé pour diminuer le nombre de ses électeurs.
Dernièrement, au reste, une tentative assez sérieuse a été faite par M. Sturge de Birmingham, un des chefs modérés du chartisme, pour associer la cause de l’Irlande à celle du radicalisme anglais. À cet effet, il a publié une adresse dans laquelle l’appui de l’Irlande est invoqué « contre l’aristocratie égoïste et l’église servile (selfish aristocracy and rampant church) auxquelles l’Angleterre doit tous ses maux. » C’est là un langage qui doit être entendu sur la terre désolée depuis si long-temps par une aristocratie et par une église antinationales. Peu de jours après, O’Connell prononçait un discours et publiait une lettre où, après les phrases ordinaires « sur la verte Érin, ce pays des belles rivières, des majestueuses montagnes et des fougueux torrens, » il résumait ses demandes en faveur de l’Irlande dans les lignes suivantes : « Voici ce que signifie le cri de justice pour l’Irlande, d’abord l’extinction totale de la rente foncière qui sert à acquitter les dîmes ; secondement, la protection de l’industrie irlandaise et le développement des manufactures irlandaises ; troisièmement, la fixité dans le fermage, manière à encourager l’agriculture et à assurer au fermier un juste profit pour son travail et pour son capital ; quatrièmement, une représentation complète du peuple dans la chambre des communes par la plus grande extension possible du droit de suffrage et par l’établissement du scrutin secret ; cinquièmement, l’abolition ou le changement radical de la loi des pauvres ; sixièmement enfin, le rappel de l’union, seul moyen par lequel les autres grands résultats peuvent être obtenus. » Si le programme n’est pas raisonnable de tout point, du moins contient-il assez d’élémens incandescens pour que le feu reprenne au pays.
Pour moi, je pense que le jour où, soit sous l’influence d’une disette, soit par toute autre cause, l’Irlande sera sérieusement agitée, le cabinet Peel retrouvera toutes les difficultés dont il se croit aujourd’hui débarrassé. Tant que les choses iront paisiblement, les orangistes et les protestans fanatiques n’auront pas grande influence. Ils pourront bien, comme dans les salles de l’association protestante, jurer de temps en temps haine aux catholiques, et déclarer « qu’ils n’auront point de repos jusqu’à ce qu’ils aient écrasé le papisme, ce culte sanguinaire où l’on n’apprend qu’à déshonorer la parole de Dieu, qu’à tromper les ignorans, qu’à détester l’Évangile, qu’à insulter et diffamer le trône protestant. » Ils pourront bien, comme dans un meeting qui a été remarqué à Dublin, « faire vœu de chasser les ministres à coups de pied en moins de six mois si les ministres ne s’amendent pas, » et chanter l’air des Garcons protestans en l’honneur de lady de Grey, qui porte les culottes. Ils pourront même quelquefois, quand ils auront l’université de Dublin derrière eux, faire reculer le gouvernement et lui imposer un candidat dont il ne se soucie pas ; mais tout cela ne les mènera pas très loin. Que le parti catholique, aujourd’hui abattu, reprenne au contraire quelque chose de son ancienne ardeur ; qu’à Dublin siége de nouveau une association puissante, rivale du gouvernement et maîtresse du pays ; que la lutte en un mot recommence, et le cabinet Peel aura non-seulement la peine de soutenir cette lutte, mais la peine plus grande encore de contenir, de diriger ses propres partisans. Quand cela arrivera-t-il ? Je n’ose plus le prédire, après le calme inattendu de la dernière année ; mais cela arrivera : il ne faut pas, pour en douter, connaître le cœur de l’Irlande.
Il me reste à parler de la troisième et peut-être de la plus grave des difficultés prévues par tous les hommes politiques le jour où sir Robert Peel a pris le pouvoir : celle qui tient aux sentimens, aux passions, aux divisions de son propre parti.
En traitant des mesures financières et de l’Irlande, j’ai déjà touché plusieurs des points par lesquels sir Robert Peel a fortement déplu à une portion considérable de son parti ; mais ces points ne sont pas les seuls, et la fraction agricole et protectrice d’une part, la fraction orangiste de l’autre, ont vu, dans les rangs où elles siègent, surgir bien d’autres griefs. À vrai dire, montrer les questions sur lesquelles sir Robert Peel a mécontenté quelques-uns de ses amis, c’est presque passer en revue la session tout entière. Je vais en indiquer quelques-unes, en commençant par la question de l’enquête électorale, une de celles où l’attitude prise par sir Robert Peel a produit parmi les siens le plus de surprise et de mauvaise humeur.
Aux dernières élections, la corruption, on le sait, a coulé à pleins bords, et la chambre, saisie par des pétitions nombreuses, a dû soumettre à un examen sévère beaucoup de membres accusés d’avoir acheté leur nomination. D’après les formes anglaises, ce n’est pas la chambre entière qui juge, mais un comité tiré au sort sur une liste formée par le président au commencement de chaque session. Devant cette espèce de jury comparaissent les accusés et les accusateurs, qui donnent des explications et produisent des témoins. Le comité décide ensuite, et son arrêt est sans appel. Mais, comme de cet arrêt il peut résulter, ou que le bourg soit privé de sa franchise, ou, plus ordinairement, que le membre évincé soit déclaré non rééligible, on met naturellement une grande importance à n’en pas être frappé. Pour cela, il arrive que le membre qui se voit à la veille de perdre sa cause fait, avec la partie adverse, un compromis par lequel il paie les dépenses de la pétition, et se retire, laissant le champ libre à son adversaire. La pétition est alors abandonnée, et tout est terminé.
C’est à ces sortes d’arrangemens qu’un membre radical très actif et très obstiné, M. Roebuck, déclara une guerre à mort dans le cours de la dernière session. Se levant un jour, il adressa donc à plusieurs membres, en voie de compromis, des questions très précises, très topiques, qui les mirent dans un grand embarras, et donnèrent à la chambre un spectacle des plus curieux. Puis, profitant de son avantage, il annonça qu’il proposerait la formation d’un comité spécial pour fouiller tous les mystères et pour atteindre la corruption dans ses dernières retraites. Comme M. Roebuck s’en prenait à tous les partis, et notamment à un des derniers ministres, sir John Hobhouse, membre pour Nottingham, il est probable que la motion n’eût pas trouvé un appui bien vif parmi les whigs ; mais, dès le premier moment, sir Robert Peel s’en déclara le protecteur, et c’est avec son aide qu’elle passa, à la grande surprise, à la grande douleur de sir Robert Inglis et de plusieurs ultrà-tories. Ce n’est pas tout ; dans le parlement anglais, le membre qui propose un comité en a le choix, sauf délibération contraire de la chambre, et il a toujours soin d’y mettre son opinion en majorité. Le comité Roebuck fut donc composé de telle sorte que M. Roebuck lui-même en devint président, et put exercer de sa propre main les pouvoirs un peu inquisitoriaux qu’il s’était fait conférer. Dans cette situation, plusieurs personnes appelées refusèrent de répondre aux questions que M. Roebuck leur adressait, entre autres M. Walter, propriétaire du Times, candidat tory à Nottingham, et un des complices, en sens opposé, du compromis Hobhouse. M. Roebuck alors vint devant la chambre et demanda que M. Walter fût tenu d’obéir aux ordres du comité. À ces mots, grand scandale sur les bancs tories, et grand éloge de M. Walter, qui faisait respecter en sa personne, contre une odieuse inquisition, les droits inaliénables du citoyen anglais. Mais cette fois encore, sir Robert Peel se mit du côté de l’inquisition, et M. Walter, doucement admonesté, fut tenu de se soumettre. Sir Robert Peel, enfin, prêta secours à l’opposition contre une portion notable de son parti pour faire ajourner, jusqu’à solution de la question des compromis, l’élection de plusieurs villes, entre autres celle de Belfast, bien que le membre accusé fut un M. Tennent, membre de l’administration.
Pour Reading, il fit plus. En Angleterre, pays de traditions, il faut souvent, pour arriver à un but fort simple, prendre un chemin détourné. Ainsi, nul membre du parlement n’a le droit de donner sa démission ; quand on veut se retirer, on demande au gouvernement une vieille place aujourd’hui sans attributions, mais que de vieux statuts déclarent incompatible avec les fonctions de député, celle de steward of the chiltern hundreds. Le gouvernement l’accorde, et il est procédé par suite à une nouvelle élection. Le gouvernement, par le fait, se trouve ainsi armé d’une sorte de veto sur les démissions ; mais ce veto, il n’en use jamais. Dans cette circonstance cependant, lord Chelsea, qui voulait se retirer par suite d’un compromis, ayant adressé sa requête au chancelier de l’échiquier, celui-ci répondit par un refus, motivé sur le scandale des compromis et sur la nécessité de mettre un terme à cette pratique. Le cabinet ainsi se montra conséquent jusqu’au bout.
On a expliqué diversement cette conduite de sir Robert Peel. Il me paraît juste de l’attribuer uniquement au désir qu’il a toujours manifesté de relever le parlement. Sir Robert Peel, ce n’est pas la première fois qu’il le prouve, est un des ministres les plus vraiment parlementaires qui aient jamais existé. C’est ce qui le détermina, en 1839, à blesser profondément ses amis en s’unissant cordialement au ministère whig, qui défendait les priviléges de la chambre des communes contre les cours de justice. Sir Robert Peel pourtant, après avoir soutenu M. Roebuck dans son enquête, ne le soutint plus dans les résolutions qu’il crut en devoir faire sortir, et qui n’allaient à rien moins qu’à suspendre indéfiniment l’élection de cinq bourgs. En revanche, il prit ouvertement sous sa protection, et se chargea de faire passer en l’absence de lord John Russell, son auteur, un nouveau bill contre la corruption électorale. L’objet principal de ce bill, c’est, d’une part, de déclarer formellement que toute dépense faite à l’occasion des élections et dont un électeur profite directement ou indirectement est un fait de corruption ; de l’autre, de mettre le parlement à même, quand une pétition est abandonnée, de continuer d’office les poursuites, et d’arriver ainsi à la preuve des faits, malgré tout compromis. Ce bill, qui a passé avec quelques mutilations et quelques atténuations, aura-t-il beaucoup plus d’effet que tous ceux qui l’ont précédé ? Il est permis d’en douter. Cependant il a, quant à présent, jeté un certain désordre et de certaines inquiétudes parmi les entrepreneurs habituels d’élections. On en a eu récemment une preuve remarquable. Il y a un bourg, celui d’Ipswich, qui, aux élections générales, avait nommé deux réformistes, et dont les opérations ont été annulées pour cause de corruption. Se ravisant alors, il a nommé deux conservateurs, mais dont l’élection s’est trouvée entachée précisément du même vice, et qui ont perdu leur siége comme leurs prédécesseurs. D’après cela, les électeurs libres et indépendans d’Ipswich ont dû procéder à un troisième choix, et quatre candidats, deux de chaque côté, s’étant présentés, ces électeurs pouvaient se flatter que leur vertu allait recevoir une troisième récompense ; mais les deux candidats whigs, après avoir tâté le terrain, se sont aperçus qu’ils ne pouvaient rien faire sans tomber sous le coup du dernier bill : ils se sont donc retirés, laissant la place aux conservateurs, qui ont été nommés après une lutte sans danger. Si les whigs n’eussent pas pris ce parti, il eût fallu, selon toute apparence, procéder à une quatrième élection, et l’on eût eu cet étrange spectacle d’un corps électoral qui trouve d’autant plus à se vendre qu’il s’est plus vendu, et dont toute la punition est de tirer de sa marchandise quatre profits pour un.
Je ne suis point de ceux qui, à la vue de ces pratiques anglaises, s’écrient que le gouvernement représentatif est chez nous bien mieux assis et bien plus pur. La corruption sous toutes les formes est sans doute détestable ; mais la forme anglaise, après tout, n’est pas la pire, et quand on achète des voix, il vaut autant que ce soit avec son propre argent qu’avec l’argent de l’état, quelquefois même avec l’argent d’autrui. Ce n’en est pas moins, pour tout homme d’état qui se respecte, en Angleterre comme en France, un devoir impérieux de poursuivre par tous les moyens de si honteuses pratiques.
Après les mesures financières et la corruption électorale, la plus grave question qui ait occupé le parlement, pendant la dernière session, est celle de la loi des pauvres. Eh bien ! là encore, le cabinet de sir Robert Peel a dû soutenir une lutte longue et acharnée contre une fraction importante de son parti. Le principe de la loi des pauvres actuelle, c’est qu’à très peu d’exceptions près, tout pauvre secouru doit être renfermé dans une maison de travail. Le moyen d’appliquer ce principe, c’est l’existence d’une commission centrale nommée par le gouvernement, et qui contrôle souverainement toutes les commissions locales. Or, depuis plusieurs années, soit conviction, soit tactique, les ultrà-tories se sont joints aux radicaux exaltés pour attaquer à la fois le principe et le moyen. C’est même par-là que, dans quelques localités, ils avaient gagné le cœur des chartistes et fraternisé avec eux contre les whigs. Qu’on juge donc de leur mécontentement quand ils ont vu que le bill nouveau de sir James Graham n’apportait au bill des whigs que des modifications insignifiantes, et prorogeait pour cinq ans les pouvoirs de l’odieuse commission. Pendant la dernière quinzaine de la session, ç’a été le grand champ de bataille, et l’on a vu rivaliser d’énergie populaire et d’éloquence philantropique M. Ferrand et M. Wakley, le colonel Sibthorp et M. Sharman Crawford, M. Stuart Wortley et M. Duncombe, le plus pur torysme en un mot et le plus pur radicalisme ; mais contre les fractions modérées réunies leurs efforts ont été infructueux, et les pouvoirs de la commission centrale ont été prorogés à 164 voix contre 92. L’opposition alors n’a plus songé qu’à faire ajourner le reste du bill, et, à force de chicanes et de divisions, elle y est parvenue. L’an prochain, la lutte sera donc reprise non sur la commission, mais sur le fond du bill, et la guerre civile de sir Robert Peel et de ses amis recommencera de plus belle.
Les questions religieuses enfin, bien qu’elles n’aient été touchées qu’incidemment, n’ont pas laissé de contribuer pour leur bonne part aux divisions du parti tory, et à l’aigreur, chaque jour croissante, qui en a été la conséquence. Ainsi, d’après le rapport d’une commission formée en 1835 par sir Robert Peel lui-même, sir James Graham avait présenté un bill pour l’augmentation et pour la meilleure distribution des revenus ecclésiastiques. D’après ce bill, les revenus devaient augmenter au moyen de certains changemens dans le mode des baux, et le surplus servir à accroître les petits bénéfices. De plus, à la mort des titulaires actuels, le revenu des ministres devait être réduit à 600, 500 et 300 livres dans les villes dont la population n’excède pas 2,000, 1,500 et 1,000 habitans. Or, pour sir Robert Inglis et pour ses amis, ce n’était là rien moins que toucher arbitrairement, injustement, à la plus sacrée des propriétés, et renouveler le scandale de la fameuse appropriation. En vain sir Robert Peel s’est-il efforcé de démontrer d’une voix émue qu’entre le bill d’appropriation et son bill il y avait une énorme distance, puisque l’un appliquait le surplus à des dépenses laïques, tandis que l’autre en faisait profiter l’église. En vain a-t-il remontré que sans une telle clause et sous l’empire du nouveau bill, l’évêque de Londres finirait par jouir d’un revenu de 150,000 livres. Rien de tout cela n’a touché sir Robert Inglis, qui a maintenu son opposition jusqu’au bout avec une intrépide persévérance. Le bill, à la vérité, n’en a pas moins passé, au milieu des gémissemens et des larmes du parti dévot.
Il faut aussi noter comme très significative une vive attaque du même sir Robert Inglis contre le président du conseil, lord Wharncliffe, qui, dans l’autre chambre, avait osé dire que « l’éducation nationale devait être donnée à tous sans distinction de croyances religieuses. » Il faut noter également deux discours de M. Lefroy et de M. Plumptree au sujet des écoles mixtes aujourd’hui constituées en Irlande. Pour cette fois, lord Elliott releva bravement le gant et parla comme l’aurait fait lord John Russell sur l’avantage de réunir dans les mêmes écoles toutes les communions. « Vous prétendez, s’écria-t-il, que les protestans ne vont pas à ces écoles. S’ils n’y vont pas, c’est la faute du clergé protestant, qui s’y oppose. » Il n’est pas besoin de dire avec quels cris de joie d’une part, de fureur de l’autre, de telles paroles furent accueillies. C’est au point que l’avocat-général en Irlande, M. Jackson, n’y put pas tenir, et qu’il donna le scandale assez rare en Angleterre d’une lutte personnelle et animée entre deux membres du gouvernement.
Peu s’en fallut que cette lutte ne se renouvelât à propos de l’allocation proposée pour le collége catholique de Mainooth ; mais tout se borna pour cette fois à quelques injures adressées aux catholiques par M. Plumptree, par le colonel Varner, par M. G. Smith, et rendues avec usure aux protestans par O’Connell. Quand en France, où l’on possède réellement la liberté des cultes, on lit de pareilles scènes, on n’y comprend rien, et on se croirait volontiers transporté à deux ou trois siècles en arrière ; mais en Angleterre, les passions religieuses chez un petit nombre, les intérêts politiques ou privés que masquent ces passions chez beaucoup, font que, depuis les hustings populaires jusqu’aux salles de Westminster, la dispute théologique a de temps en temps son jour, avec ses accompagnemens ordinaires, la violence et l’outrage.
Je ne mentionne que pour mémoire la proposition de M. Plumptree, qui voulait que les chemins de fer ne pussent transporter personne le dimanche, hors le cas de charité ou de nécessité. Huit voix seulement ayant été assez intrépides pour appuyer cette proposition, on ne peut pas la citer au nombre de celles par lesquelles la division tendit à s’introduire entre sir Robert Peel et son parti.
Ainsi la loi des céréales, le tarif, notamment en ce qui concerne les bestiaux, le gouvernement de l’Irlande, l’enquête électorale, la loi des pauvres et la réforme des revenus ecclésiastiques, voilà, de bon compte, six discussions très importantes où quelques tories votèrent contre le cabinet, où beaucoup d’autres ne le suivirent qu’à contre-cœur. Et ce ne fut pas seulement un mécontentement muet. Dans la chambre, en présence de sir Robert Peel, bien peu de membres du parti ministériel allèrent jusqu’aux reproches : tout au plus lui rappelèrent-ils tendrement les services qu’ils lui avaient rendus, et lui représentèrent-ils qu’il les menait un peu trop vite ; mais dans la presse, où l’on se ménage moins, il y eut bien des explosions, celle par exemple du Times, qui, le 20 juillet, s’avisa de dire « que le cabinet n’avait aucun titre à l’appui de la portion respectable de la nation, vu que, sur les questions religieuses et morales, il avait précisément les mêmes opinions que ses prédécesseurs. » De toutes ces attaques, la plus curieuse sans contredit fut celle d’un membre distingué de la chambre des communes, sir Richard Vyvian, qui, dans une lettre aux électeurs de Helston, dénonça formellement la trahison de sir Robert Peel. Selon lui, « le pouvoir obtenu par sir Robert Peel sous de faux prétextes est employé arbitrairement et avec violence sans que la résistance soit possible, aucune fraction indépendante du parti tory n’étant assez forte pour tenir tête au chef impérieux que ce parti s’est donné. » — « Cependant, ajoute sir Richard Vyvian, cette tentative de tenir unis les membres d’un parti en étouffant l’expression des opinions indépendantes et en dégradant les caractères, cette tentative de convertir un corps de nobles et de gentlemen à l’ame élevée en un régiment de partisans, cette tentative ne peut réussir toujours… Dans ce moment, la majorité des communes se soumet à une administration qu’elle a elle-même imposée à la reine et qui la trahit… L’an dernier, les classes productives croyaient leurs intérêts compromis. Elles ne sont pas moins alarmées aujourd’hui, et de plus elles sont dégoûtées de la conduite des hommes publics. » Sir Richard Vyvian finit par dire « qu’il y a dans l’armée, dans la banque, dans la compagnie des Indes, cent hommes qui valent les ministres actuels ; mais le parti tory a peur de voir revenir les whigs, et c’est pour cela qu’il vote pour la loi des céréales, pour le tarif, pour la loi des pauvres, pour tout ce qui le déshonore et le perd. »
Si sir Richard Vyvian fait une seconde édition de sa brochure, il n’oubliera certes pas un nouveau grief qui, fort à l’improviste, vient d’arriver d’outremer. On sait quels ont été de tout temps les principes des tories sur les rapports entre les possessions coloniales et la métropole. Pour eux, les possessions coloniales sont une propriété que la métropole a le droit imprescriptible de gouverner, d’administrer, d’exploiter à son gré, et c’est en vertu de ces principes que, malgré leur haine pour le ministère Melbourne, ils vinrent si cordialement à son aide lors de la dernière insurrection du Canada. C’est en vertu de ces principes qu’après avoir approuvé les mesures peu libérales de leurs adversaires, ils leur reprochèrent plus d’une fois de faiblir dans l’exécution, et de trop ménager des traîtres et des Français. Quelle à donc été leur surprise, leur consternation, quand, l’autre jour, le paquebot leur a apporté l’étrange nouvelle de la révolution consommée sous les yeux et par les mains du gouverneur tory ! À l’heure qu’il est, du consentement de sir Charles Bagot, les traîtres, les Français, sont prépondérans dans le ministère et maîtres du gouvernement ! À l’heure qu’il est, tout ce qu’il y a dans le pays d’Anglais loyaux est plongé dans le deuil et réduit à faire de l’opposition ! N’est-ce pas là un scandale inoui, et qui ne peut être toléré ?
Je sais que, pour apaiser les tories, on leur dit que sir Charles Bagot n’a pu faire autrement, et qu’il a dû, comme la reine, prendre son ministère dans la majorité ; mais cette raison, excellente pour un libéral ou pour un tory modéré, ne vaut rien absolument pour un tory de la vieille roche, pour un de ces tories qui croient encore que, si l’Angleterre a perdu l’Amérique, c’est par trop de condescendance et de bonté. Aussi faut-il voir de quel ton la plupart des journaux tories ont, au début, gourmandé sir Charles Bagot. Comme ils soupçonnent aujourd’hui que sir Robert Peel pourra fort bien l’approuver au lieu de le rappeler, ils commencent à s’adoucir ; mais la blessure n’en est pas moins profonde.
On ne se trompait donc pas l’an dernier quand on pensait que sir Robert Peel serait loin de satisfaire toutes les fractions de son parti. Il était même alors impossible de deviner à quel point il blesserait quelques-unes d’entre elles, et quelle dure loi il leur ferait subir. Cependant, en définitive, malgré bien des douleurs, bien des murmures, le parti tory lui est resté fidèle, et lui a prêté plus de force que n’en avait eu aucun ministre depuis beaucoup d’années. D’où vient cela ? Sir Richard Vyvian l’a dit : le parti tory a peur de voir revenir les whigs, et c’est ce qui fait la force du cabinet actuel. Mais cette force n’est pas la seule, et il y a encore une raison puissante pour que sir Robert Peel, avec ses allures hautaines et impérieuses, triomphe néanmoins de toutes les petites hostilités qui s’agitent contre lui. Cette raison, c’est que son cabinet absorbe tous les hommes vraiment notables du parti tory. Qu’on examine la composition de ce cabinet ; sir Robert Peel, le duc de Wellington, lord Stanley, lord Lyndhurst, lord Aberdeen, sir James Graham, M. Goulburn, lord Ripon, lord Wharncliffe, sir Edward Knatchbull, sir Henri Hardinge ; puis, dans les rangs immédiatement inférieurs, sir Frédéric Pollock, sir William Follett, le vicomte Lowther, sir George Murray, M. Gladstone lui-même, M. Gladstone le jeune espoir du parti de la haute église, M. Gladstone qui, pendant tout le cours de la session, n’a pas donné une marque de sympathie à ses anciens frères, sir Robert Inglis et M. Plumptree. Une seule notabilité du parti a fait retraite, le duc de Buckingham ; mais elle a été aussitôt suppléée par le duc de Buccleugh, très haut placé également dans l’estime des tories. Hors du gouvernement actuel, les tories n’ont donc que des hommes ardens et impossibles comme sir Robert Inglis, ou des hommes éclairés, mais absorbés par une idée unique, comme lord Ashley, l’auteur consciencieux des dernières mesures pour protéger la santé et les mœurs des enfans et des femmes dans les manufactures. Comment donc les tories ne se soumettraient-ils pas à la verge de leur chef ? Dès le lendemain de son avènement, sir Robert Peel leur a dit très nettement qu’il entendait gouverner par ses propres idées, et que le jour où il ne le pourrait plus, il serait prêt à se retirer. C’est là ce qu’il leur répète à chaque essai de révolte, et devant cette menace les armes rentrent d’elles-mêmes dans le fourreau. Les journaux whigs et radicaux ont donc beau démontrer aux tories que sir Robert Peel leur fait abandonner successivement toutes leurs opinions, et renier tous leurs principes ; ils ont beau renouveler chaque jour leurs sarcasmes sur « le visir et son cabinet de muets : » les tories supportent tout cela, plutôt que de laisser encore une fois échapper le pouvoir. Quant aux collègues de sir Robert Peel, le joug paraît peu leur peser, et ils se résignent facilement à avoir pour chef un des premiers hommes d’état que le gouvernement parlementaire ait produits.
Je viens d’examiner successivement les difficultés principales qui attendaient sir Robert Peel, et de montrer comment il les a surmontées. Mais, vers la fin de la session, il en surgit une plus sérieuse, et qui n’avait point été prévue. Depuis plus d’un an, l’industrie anglaise est en proie à une de ces crises périodiques en quelque sorte, et qui, dans un pays où les deux tiers de la population appartiennent à l’industrie, produisent nécessairement de grandes misères et de déplorables souffrances. Cet état s’aggravant, l’opposition avait même jugé à propos d’en faire le sujet de plusieurs motions, et de proposer d’abord que « la reine fût priée de ne pas proroger le parlement avant qu’une enquête eût été faite sur la détresse du pays, » ensuite « qu’une adresse fût présentée à la reine pour l’engager à convoquer promptement le parlement, dans le cas où l’état du pays ne s’améliorerait pas. » Mais ces deux motions ne donnèrent lieu qu’à quelques tournois oratoires entre les chefs des deux côtés de la chambre, et à un incident tout anglais qui égaya un moment ce triste sujet. Comme lord Palmerston parlait de réunir le parlement en novembre « En novembre ! s’écria soudainement sir James Graham ; mais c’est la saison de la chasse aux faisans ! » Lord Palmerston parut s’étonner un peu de la réponse ; pourtant je ne suis pas sûr qu’au fond du cœur il ne la trouvât assez bonne.
Quoi qu’il en soit, au moment même où le parlement se séparait, la nouvelle parvint à Londres d’une insurrection redoutable dans plusieurs des grands districts manufacturiers. À Manchester, à Bolton, à Ashton, à Oldham, à Bury, à Rochdale, à Stockport, à Preston, à Leeds, à Leicester, à Blackburn, à Huddersfield, à Bradford, à Wigan, dans les poteries, à Stone, à Halifax, à Derby, dans le sud du pays de Galles, en Écosse même, les ouvriers quittèrent leurs ateliers ou leurs mines, forcèrent à les suivre ceux qui voulaient travailler, et se présentèrent sur une foule de points à la fois en masses menaçantes. Pendant quinze jours, plusieurs des comtés les plus riches de l’Angleterre furent ainsi livrés presque sans défense à une population furieuse, qui, passant des paroles aux actes, brûla des manufactures, dévasta des maisons, et se livra à toute sorte de désordres. Dans quelques localités, à Preston, par exemple, des soldats, en très petit nombre, furent obligés de faire feu pour se défendre.
Que l’on suppose en France de pareils évènemens, et la plus vive alarme s’emparera des pouvoirs publics. En Angleterre, on s’en occupa sans doute, et l’on fit partir de Londres, par les chemins de fer, quelques soldats et quelques canons ; mais on ne crut pas un instant que l’état fût sérieusement menacé. Bientôt, en effet, tout rentra dans l’ordre, presque de soi-même, et c’est tout au plus aujourd’hui si, comme souvenir de la tempête, il reste à la surface, quelque agitation.
Un tel exemple doit faire réfléchir ceux qui, aux premiers symptômes de malaise, s’imaginent que la société anglaise va être bouleversée de fond en comble, et que les classes ouvrières sont au moment de se ruer sur les classes aisées. Cela peut arriver un jour, et c’est sans doute un état social dangereux que celui où une crise commerciale prive soudainement de tous moyens d’existence une portion notable de la population, mais cette portion de la population, quand elle est déchaînée, n’a point de chefs, point de but, et s’arrête facilement devant quelques habits rouges et quelques canons de fusil. Cette fois, à la vérité, le comité chartiste a essayé de se mettre à sa tête, et le procès qui va commencer montrera jusqu’où avait pénétré l’action de ce comité. Il est pourtant une chose déjà bien constatée, c’est que la grande majorité des ouvriers n’avait et ne voulait avoir avec le comité chartiste aucune espèce de rapports. Obtenir un salaire plus élevé et une condition meilleure, voilà l’unique objet qu’ils se proposassent. C’est ce qui fait qu’au bout d’un temps assez court, lassés eux-mêmes de leur agitation, ils sont rentrés tout doucement dans leurs ateliers.
C’est du passé que j’ai surtout parlé jusqu’ici ; mais la partie historique de ce travail terminée, il reste la partie conjecturale, beaucoup plus délicate et plus difficile. J’essaierai pourtant de préciser aussi exactement que possible la situation actuelle des divers partis en Angleterre, et d’apprécier les chances qui leur sont ouvertes.
Il me reste peu de chose à dire du parti tory. Fraction agricole, fraction orangiste, fraction de la haute église, voilà bien évidemment trois fractions qui soutiennent sir Robert Peel, mais sans l’aimer, et que la nécessité seule retient sous son drapeau. À vrai dire, dans le grand parti conservateur, il y a aujourd’hui deux partis bien distincts, le vieux parti tory, celui des Eldon et des Castelreagh, avec son bagage d’étroits préjugés, d’idées bigotes, de passions égoïstes, et un parti tory modéré, qui vit, pense, marche avec son temps. De ces deux partis le premier vote en gémissant, le second gouverne, et s’assimile par degrés tout ce que l’autre contient d’hommes qui ont quelque valeur et quelque avenir. « Du temps de lord Melbourne, disait l’autre jour l’Examiner, sir Robert Peel avait l’habitude de se vanter que, bien que les whigs fussent en place, les conservateurs étaient réellement au pouvoir ; on peut dire aujourd’hui avec au moins autant de raison que, bien que les tories soient en place, les principes des whigs sont au pouvoir. » L’Examiner ne dit pas assez, et il pourrait ajouter qu’il y a quinze ans, beaucoup de whigs auraient reculé devant la hardiesse des mesures que sir Robert Peel, chef des tories, propose aujourd’hui et fait accepter par son parti. Il résulte de là tout simplement que, depuis quinze ans, tout le monde, excepté les vieux tories, a fait quelques pas en avant, les tories modérés vers les whigs, les whigs vers les radicaux.
Quoi qu’il en soit, jusqu’au ministère actuel, les vieux tories pouvaient encore se flatter de recouvrer un jour le pouvoir. Cet espoir aujourd’hui ne leur est plus permis, et en donnant au cabinet Peel non-seulement leur appui, mais les plus distingués de leurs membres, ils ont accompli leur destinée. Pour ce parti, désormais expirant, il n’y a donc plus qu’une question, celle de savoir s’il se laissera enterrer tout doucement ou s’il se résignera à une transformation nécessaire. En attendant, il est possible qu’il veuille une fois lutter contre la mort, et que dans les convulsions de son agonie, il fasse courir à sir Robert Peel quelques dangers sérieux ; mais ce ne serait certes pas à son profit. On peut se demander d’ailleurs, après ce qu’il a supporté cette année, quelles sont les mesures assez contraires à ses intérêts ou à ses goûts pour le pousser à une scission définitive. L’église seule serait encore assez forte pour accomplir ce miracle, si l’église elle-même n’était en proie à des divisions intestines qui paralysent ses efforts.
Quant aux tories modérés et à leur illustre chef, il faut reconnaître qu’ils ont admirablement joué leur partie. Ce n’est certes pas à eux qu’on pourra dire qu’ils sont le parti des bornes ; ce n’est pas eux surtout qui se pareront jamais avec orgueil d’une telle qualification. Ils sentent trop bien pour cela que gouverner c’est agir, et que le parti qui veut borner ses efforts à vivre paisiblement est un parti perdu. Les tories, à une autre époque, ont pu rester immobiles à l’intérieur parce qu’ils soutenaient au dehors une lutte gigantesque. Aujourd’hui cette lutte est finie, et ils se montrent, plus que les whigs eux-mêmes, pacifiques au dehors ; mais en retour ils font quelque chose à l’intérieur et se mettent hardiment à la tête des réformes.
Le parti conservateur anglais a d’ailleurs le bonheur d’avoir un chef qui s’inquiète plus de l’état que de lui-même, plus de sa renommée que de son existence ministérielle. Ce n’est donc pas lui qui, pour garder le pouvoir quelques jours de plus, consentirait à le mettre aux pieds des plus étroits préjugés et des intérêts les plus égoïstes. Ce n’est pas lui qui, après avoir conçu une grande pensée, l’abandonnerait subitement de peur de perdre quelques voix dans le parlement. Sir Robert Peel l’a dit plus d’une fois, et je le crois très sincèrement : ce qu’il veut, c’est d’abord être utile à son pays, ensuite tenir une place glorieuse dans l’histoire. Avec une telle pensée, il est des choses auxquelles un homme d’état ne se résigne jamais.
Quoi qu’il en soit, je le répète, la cause de la réforme a gagné plutôt que perdu à la chute du dernier cabinet et à l’avènement du nouveau. Qu’aux élections de 1841 comme à celles de 1837 lord Melbourne obtînt une majorité de 15 ou 20 voix, et voici ce qui serait arrivé. Lord Melbourne eût proposé des mesures aussi libérales, plus libérales à certains égards que sir Robert Peel ; mais ces mesures, après avoir passé péniblement dans la chambre des communes, se seraient infailliblement brisées contre l’opposition de la chambre des lords. Puis, au bout de deux ou trois années de lutte, on serait arrivé, de guerre lasse, à quelque transaction qui eût dépouillé ces mesures de toute vie et de toute efficacité. Par la force de sa situation, sir Robert Peel au contraire a maîtrisé les deux chambres, et fait faire tout d’un coup à son pays un pas énorme. C’est là un exemple auquel feraient bien de réfléchir d’autres conservateurs, s’ils veulent conserver le pouvoir et surtout le mériter.
Je viens aux whigs, dont la situation au contraire est bien loin de s’être améliorée depuis un an. En proposant leurs trois grandes mesures, les whigs semblaient avoir renouvelé et scellé un pacte solide et durable avec les radicaux. C’est, en effet, ce qui fût arrivé si sir Robert Peel eût gouverné par les conseils du duc de Buckhingham et de sir Robert Inglis ; mais les réformes de sir Robert Peel, bien que différentes, ont à peu près balancé, dans l’opinion publique, celles de lord John Russell, de sorte que celles-ci n’ont plus eu la puissance de tenir unies et serrées toutes les fractions du parti réformiste. L’opposition whig a donc suivi ses tendances, comme l’opposition radicale les siennes, et il en est résulté, au sein de la minorité, beaucoup de confusion et de découragement. Dans plusieurs circonstances, les whigs ont même témoigné par leur absence qu’ils n’approuvaient pas la conduite tracassière de leurs alliés, et qu’ils ne voulaient pas, comme eux, user de tous les moyens que donnent les formes parlementaires pour harasser, pour entraver le gouvernement. Dans d’autres occasions, ils ont manifesté hautement leur dissentiment et presque leur dégoût. Cette disposition paraît surtout être celle de lord John Russell, l’homme le plus considérable et le plus respectable du parti whig dans la chambre des communes. Amis et ennemis, tout le monde a remarqué qu’il parlait rarement, et qu’il allait souvent visiter ses terres, laissant à un autre le soin de se faire l’organe de l’opposition. Cet autre, est-il besoin de le nommer ? Qui serait-ce, si ce n’est lord Palmerston, jadis ultrà-tory avec lord Castelreagh, puis tory modéré avec M. Canning, puis whig modéré avec lord Grey, puis whig ardent avec lord Melbourne, puis à l’heure qu’il est whig radical pour le moins. À voir l’ardeur avec laquelle lord Palmerston s’est emparé de la place que lui laissait lord John Russell, à entendre les discours si vifs, si incisifs, et, il est juste de le dire, quelquefois si éloquens qu’il a prononcés ; à remarquer le soin avec lequel il cherchait à plaire aux radicaux, beaucoup ont pensé, beaucoup pensent encore que la seconde place ne lui convient plus, et qu’il veut devenir à son tour le chef de l’opposition ralliée sous son drapeau. Que ce soit ou non sa pensée, toujours est-il que dans lord John Russell et lord Palmerston, les deux tendances de l’ancien parti whig se montrent assez clairement : d’un côté, ceux qui trouvent qu’après tout les radicaux ne sont pas fort sensés, et qu’il y a danger à leur prêter plus long-temps la main ; de l’autre, ceux qui, pour maintenir les radicaux dans leur alliance, sont disposés à leur passer beaucoup et à leur faire de nouvelles concessions.
Cette année pourtant, le budget de l’an dernier a suffi pour donner à l’opposition, sous la conduite des whigs, un symbole commun ; mais cela est fini, et il est bien clair que les radicaux ne se rallieront pas désormais au droit fixe de 8 shellings. C’est l’abolition complète des droits sur les céréales qu’ils demanderont, et il est douteux que lord John Russell aille jusque-là. S’il y allait, dans tous les cas, beaucoup de ses amis refuseraient de le suivre. Que deviendront donc les whigs ? Quand on y regarde de près, il est aisé de voir qu’aujourd’hui plus que jamais aucune différence essentielle ne les sépare de sir Robert Peel et des tories modérés. Si les ultrà-tories rompaient avec sir Robert Peel, il y aurait dès-lors grande chance que les deux fractions moyennes de la chambre se rapprochassent, et qu’il en sortît ce parti du juste milieu auquel je croyais il y a cinq ans. Tant que les ultrà-tories appuieront le ministère, un tel dénouement n’est pas possible, et les cadres actuels se maintiendront. Pendant ce temps, il faut le reconnaître, la situation des whigs sera délicate, compromise. Si avec lord John Russell ils se tiennent éloignés des radicaux, leur isolement croîtra et apparaîtra chaque jour davantage. Si, comme lord Palmerston, ils fraternisent avec la partie plus vive de l’opposition, ils se laisseront absorber par elle et perdront leur individualité.
Dans cette alternative, il est difficile de deviner ce que feront les whigs. Probablement rien de bien marqué ni de bien suivi. Un jour on les verra pencher vers les radicaux, un autre jour s’écarter d’eux, selon le vent qui soufflera. Mais, s’ils veulent vivre en bonne intelligence avec leurs alliés, il faut que leurs triomphes de 1840 ne les enivrent pas trop, et qu’ils modèrent un peu leur ardeur belliqueuse. Jamais, dans les plus beaux temps de la lutte avec la révolution française, Pitt n’égala l’enthousiasme guerrier que déploie aujourd’hui lord Palmerston, soit dans le parlement, soit dans le Morning-Chronicle, son organe spécial. Ce n’est point assez pour lui des lauriers de la Syrie, des victoires de l’Afghanistan, des succès de la Chine ; il faut que l’Angleterre jette le gant au monde entier et ne transige avec personne. Or les radicaux, comme l’Examiner et le Sun l’ont déjà dit très nettement à lord Palmerston, sont loin d’être de cet avis. Encore une fois, entre les tories et les whigs, il s’est fait, au sujet de la politique extérieure, une sorte d’échange ; et, s’ils revenaient au monde un jour de débat sur l’Orient ou sur la France, les chefs de ces deux grands partis, pourraient prendre leurs héritiers l’un pour l’autre et se tromper de côté.
Il y a plus à dire des radicaux, qui constituent aujourd’hui la vraie opposition. Pour bien apprécier leur force, il est bon de faire connaître les questions qu’ils ont soulevées, et les votes où ils se sont séparés des whigs. La première de ces questions et la plus importante sans contredit est celle d’une nouvelle réforme. C’est par M. Sharman Crawford qu’elle fut proposée presqu’au début de la session. L’honorable membre d’ailleurs n’y épargna rien et la fit aussi complète que possible ; ainsi il demanda à la fois le scrutin secret, l’extension du suffrage, la division du pays en districts électoraux également partagés, l’élection annuelle, l’abolition du cens d’éligibilité, et le paiement des membres du parlement. C’était, à peu de chose près, la réforme des chartistes. Eh bien ! dans une chambre de deux cent quatre-vingt-treize membres, il s’en trouva soixante-sept pour prendre en considération une telle proposition. Les derniers ministres d’ailleurs, sans exception aucune, brillaient par leur absence, ce qui fournit à sir Robert Peel et à lord Stanley l’occasion d’une apostrophe assez vive.
Après la réforme électorale complète vinrent les réformes partielles, le scrutin secret notamment que produisit M. Ward, et que soutinrent M. Shiel et M. O’Connell. Cette fois, lord John Russell était à son poste, et se joignit à sir Robert Peel et à sir James Graham. La proportion relative des votans fut de 157 contre 290. Elle était, dans la dernière chambre, de 200 contre 320 à peu près, c’est-à-dire un peu plus forte.
Il y eut encore quelques propositions radicales assez caractéristiques, celle de M. Villiers pour l’entière abolition de la loi des céréales, qui réunit 117 voix contre 231 ; celle de M. Easthope contre les taxes de l’église, qui fut rejetée par 162 contre 81 ; celle de M. Elphinstone pour que désormais, la propriété foncière paie les mêmes droits de succession que la propriété mobilière, qui échoua également à 77 contre 221. Or, chacun de ces votes montre que le parti radical, livré à lui-même, forme encore à peu près du tiers au quart de la chambre.
C’est là, il faut l’avouer, une situation considérable en apparence. Ce qui en réalité rend cette situation assez faible, c’est d’une part que le parti radical ne sait pas bien où il veut aller ; c’est de l’autre qu’il n’a aucun chef pour le conduire. Le simple bon sens dit, par exemple, qu’il ne saurait exister en Angleterre de radicalisme sérieux, sans qu’il tende à l’égalité des partages et à la suppression des majorats. Beaucoup de radicaux qui ne craignent pas de voter pour le suffrage universel et pour les parlemens annuels hésiteraient pourtant à toucher au droit d’aînesse et à importer en Angleterre le droit civil français. Leur radicalisme devient dès-lors impuissant, caduque, ridicule, et n’a point prise sur le pays. Quant à leurs chefs, où sont-ils ? Je vois bien parmi les radicaux, outre M. Hume, deux hommes très distingués, très actifs, M. Roebuck et M. Wakley ; mais ils appartiennent à la fraction la plus extrême des radicaux, à celle qui, n’aspirant point au pouvoir, se permet toutes choses, et, quand l’occasion s’en présente, trouve un certain plaisir à faire pièce à ses alliés au profit de ses ennemis. Je vois aussi un homme d’esprit, M. Duncombe, qui, dans cette session, a joué un rôle important, mais qu’on ne sait où saisir, aujourd’hui donnant la main à lord John Russell, demain présentant la pétition chartiste et fraternisant sur les hustings avec le fameux Fergus O’Connor. C’est M. Duncombe qui, lors de l’enquête Roebuck, imagina de demander que chacun des membres qui feraient partie du comité fût tenu de jurer qu’il n’avait jamais usé lui-même de corruption électorale. « Quant à moi, ajouta-t-il, je déclare que je ne puis prêter un tel serment, et qu’il m’en a beaucoup coûté pour avoir l’honneur de siéger parmi vous. » C’était une assez bonne plaisanterie ; mais il n’y a certes rien là qui annonce un chef du parti radical.
Dans les rangs des radicaux plus modérés, on trouve des membres consciencieux, utiles, tels que M. Villiers, M. Ward, M. Charles Baller, M. Evans et quelques autres, mais sans qu’aucun ait assez d’autorité et de talent pour occuper le premier rang. Un moment on avait cru qu’un romancier célèbre, sir Edward Bulwer, donnerait au parti radical ce qui lui manque à cet égard ; mais sir Edward Bulwer, qui depuis deux ou trois ans s’était à peu près retiré de la scène politique, n’a point été réélu en 1841, et reste hors du parlement. Si je ne dis rien d’O’Connell et de Shiel, c’est qu’en les comptant au nombre des radicaux, ils forment, avec leurs amis, une fraction tout-à-fait à part dans ce parti, une fraction qui, plus que toute autre peut-être, est exclue du pouvoir. M. Shiel pourtant n’oublie pas que, dans le dernier ministère, il occupait un poste important : en cas de réaction, il peut en occuper un semblable ; mais Irlandais et catholique, l’Angleterre protestante, quel que soit son talent, ne souffrira de longtemps qu’il aspire à la direction d’un ministère ou même d’une opposition.
Point de but précis, point de chefs reconnus, telles sont, dans la chambre des communes, les causes de faiblesse du parti radical, quand il se sépare des whigs.
Au dehors, il a plus d’action, et la portion moyenne des classes industrielles paraît graviter vers lui. C’est par ses efforts surtout qu’a été organisée l’association contre la loi des céréales, association qui, sans entraîner le pays après elle, comme elle s’en flattait d’abord, n’en a pas moins exercé une certaine influence sur les dernières réformes. Cette association, d’ailleurs, existe encore, et doit, si elle est bien conduite, étendre chaque année ses racines. C’est un instrument puissant entre les mains du parti radical, et il est à croire qu’il ne le laissera pas échapper.
Ce que je conclus de là, c’est que ni par ses doctrines, ni par ses hommes le parti radical n’est mûr, et qu’avant de prétendre à gouverner le pays, il faut qu’il fasse un long et sérieux travail sur lui-même et sur les autres. « Il est bon sans doute, disaient l’Examiner et le Morning-Chronicle, peu de jours après la chute de lord Melbourne, il est bon de songer à faire un ministère réformiste ; mais il y a quelque chose de plus pressé, c’est de refaire un parti réformiste. » Cela est parfaitement exact. Il y a aujourd’hui des réformistes de diverses nuances et de divers degrés : il n’y a plus de parti réformiste, et c’est aux radicaux bien plus qu’aux whigs qu’il appartient d’y songer.
Je n’ai parlé jusqu’ici que des partis représentés dans le parlement, que de ceux qui ne sortent pas des bornes de la constitution. Cependant il en est deux qui ont de bien autres projets, et qui n’aspirent à rien moins qu’à refaire de fond en comble, l’un la société, l’autre la constitution. Ce sont les socialistes et les chartistes. Les socialistes, qui ont adopté pour symbole cette phrase de M. Owen, « que le véritable et unique Satan dans ce monde, c’est la religion, le mariage et la propriété, trinité formidable et monstrueuse, source inépuisable de crimes et de maux ; » les socialistes paraissent, depuis deux ans, avoir perdu plutôt que gagné, et l’on n’entend plus guère parler d’eux. Pour donner signe de vie, ils en sont réduits à s’unir de temps en temps aux chartistes, et à venir troubler quelques réunions religieuses, la réunion, par exemple, de la société pour la propagation de l’Évangile dans les pays étrangers. Alors ils mettent violemment à la porte les membres de la société, s’emparent du fauteuil, et prononcent des phrases telles que celles-ci : « Les curés sont tous des voleurs, des pillards et des assassins. » Hors ces petites débauches, leur action, si elle existe, est lente et cachée, et le temps n’est plus où leur patriarche, M. Owen, se faisait présenter à la reine par lord Melbourne. En 1840, la secte de M. Owen avait soixante-une sociétés affiliées, inondait l’Angleterre de petits écrits à bas prix, et tenait dans quelques grandes villes manufacturières des séances publiques. Tout cela a disparu, ou du moins ne produit plus assez d’effet pour que la polémique s’en empare. Il en est autrement des chartistes que leur défaite de 1840 sembait avoir abattus, mais qui depuis ont repris des forces et du courage. Jusqu’aux derniers évènemens, ils ne s’étaient pourtant guère manifestés que par quelques désordres partiels, et par la pétition monstrueuse que M. T. Duncombe se chargea, le 2 mai dernier, de présenter au parlement. Cette pétition, revêtue de trois millions de signatures et portée sur un char, arriva aux portes de la chambre des communes, escortée par une procession de vingt mille personnes, avec drapeaux et musique. Puis, deux jours après, M. Duncombe soutenu par MM. Leader, Bowring, Fielden, Easthope, Hume, Wakley, O’Connell, demanda qu’elle fût prise en considération, et que les pétitionnaires fussent admis à la barre. M. Roebuck aussi appuya la pétition, mais en qualifiant de « démagogue bas, vain et lâche » le chef des chartistes, M. Fergus O’Connor, qui, placé dans la galerie, reçut le compliment à bout portant. Sir Robert Peel et lord John Russell, sir James Graham et M. Macaulay combattirent au contraire la pétition et la firent rejeter par 287 voix contre 49. Ce n’en était pas moins pour les chartistes un succès que d’avoir réuni tant de signatures, et occupé deux jours le parlement.
J’ai déjà dit un mot de la part que les chartistes prirent aux derniers troubles, mais sans en déterminer l’étendue. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils voulurent profiter de l’occasion, et qu’au plus fort de l’insurrection, ils publièrent, au nom de leur conseil exécutif, une adresse dont chaque ligne respire la sédition. « Frères, est-il dit dans cette adresse, les grandes vérités politiques qui sont agitées depuis cinquante ans ont enfin tiré de leur torpeur les esclaves blancs de l’Angleterre, ces esclaves insultés et dégradés, et leur ont rendu le sentiment de leurs devoirs envers eux-mêmes, envers leurs enfans, envers leur pays. Des dizaines de milliers d’hommes ont jeté leurs instrumens de travail. Vos maîtres tremblent devant votre énergie, et les masses dans l’attente surveillent avec anxiété cette grande crise de votre cause. Le travail ne doit plus être la proie des maîtres et des despotes. » Suit un long morceau sur les droits du travail, et les mérites de la charte qui doit guérir tous les maux. Puis l’adresse reprend : C’est pourquoi nous avons tous juré solennellement que l’heureuse occasion qui s’offre à nous ne sera point perdue, mais que nous ne nous remettrons au travail que le jour où les justes griefs des travailleurs auront cessé d’exister, le jour où la charte du peuple étendra sa protection puissante sur nous, sur nos femmes souffrantes, sur nos enfans désolés. Anglais, le sang de vos frères rougit les rues de Preston et de Blackburn, et les meurtriers ont soif d’en répandre encore… Soyons fermes, et ne prêtons point à nos tyrans le fouet dont ils nous frappent. Dans un rayon de cinquante milles autour de Manchester, toutes les machines sont en repos, excepté la roue utile du moulin à blé. Compatriotes et frères, des siècles peuvent s’écouler sans qu’une action si universelle se reproduise. Le dé de la liberté est jeté, nous devons comme des hommes en courir toutes les chances. Que personne ne se décourage, qu’aucun homme, aucune femme, aucun enfant ne rompe l’engagement solennel que nous prenons, ou si quelqu’un le fait, que l’exécration des pauvres le poursuive. C’est mériter l’esclavage que de s’y soumettre. Tous nos moyens d’action sont préparés, et dans trois jours votre cause sera soutenue par toute l’intelligence que nous pouvons appeler à notre aide. Prêtez-nous force dans la crise ; aidez vos chefs ; ralliez-vous autour de notre sainte cause, et laissez la décision au Dieu de la justice et des batailles. »
Assurément un tel langage tenu par une association qui a réuni trois millions de signatures est quelque chose de grave et d’effrayant. Je répète pourtant que jusqu’ici tout fait croire que l’influence chartiste n’a été rien moins que prépondérante dans le vaste soulèvement du mois d’août. Il s’en faut d’ailleurs que l’adresse dont je viens de citer quelques extraits exprime l’opinion du corps entier des chartistes. Parmi eux déjà, comme parmi nos sociétés républicaines de 1834, il y a des modérés et des exaltés, des hommes de prudence et des hommes d’action, et, comme en 1834 encore, les premiers sont traités de lâches et de traîtres par les seconds. Ainsi déjà la voix calme et ferme de M. Lovet est étouffée par les grossières déclamations de M. Fergus O’Connor. Déjà la renommée de M. Vincent pâlit devant des renommées plus bruyantes. Il y a pourtant lieu de penser que le mauvais succès de la dernière échauffourée diminuera parmi les chartistes l’influence de la portion violente et accroîtra celle de la portion paisible. Ce n’est plus alors à l’insurrection que les chartistes demanderont le triomphe de leurs opinions, mais à la discussion. Ceux qui voudront davantage formeront un parti à part, si le jury anglais leur en laisse le temps.
Ce qui peut faire croire à cette transformation prochaine du chartisme, c’est qu’au sein des classes moyennes et dans le parlement même, il commence à se rencontrer des hommes qui adhèrent aux cinq articles de la charte, le suffrage universel, l’élection annuelle de la chambre des communes, le vote secret, l’abolition du cens d’éligibilité, et la répartition proportionnelle des membres du parlement selon la population. Voici déjà quelques mois que M. Sturge de Birmingham s’est enrôlé parmi les chartistes, et ce M. Sturge, dans la dernière élection de Nottingham, a obtenu 1,718 voix contre M. Walter, 1,799. À la troisième élection d’Ipswich aussi, les candidats wighs s’étant retirés, on a porté M. Thornbury et M. Vincent, le premier radical, le second chartiste connu. Or M. Thornbury a obtenu 548 voix, et M. Vincent 473 ; contre les candidats tories, 651 et 641. Si les chartistes savent se soustraire à l’influence dangereuse de M. Fergus O’Connor, ils pourront donc tenir leur place dans la politique anglaise, et prêter un secours utile aux radicaux. Autrement, ils seront bientôt abandonnés de tout ce qui parmi eux a quelque bon sens et quelque honnêteté. Je ne parle pas des femmes chartistes et des curieuses représentations qu’elles ont données récemment. Il est bien clair en effet que de tels enfantillages nuisent au chartisme plus qu’ils ne le servent, et que les hommes sérieux du parti voudraient pour beaucoup être débarrassés des ridicules alliés qui leur sont survenus. Les femmes chartistes, au reste, ne sont pas les seules qui se lassent de la vie domestique, et qui veuillent monter à leur tour sur le théâtre politique. Ainsi, dans le cours même de la dernière session, un mémoire contre la loi des céréales, revêtu de 255,000 signatures féminines, a été présenté au parlement. Ainsi encore, à Dublin, une association de femmes s’est formée, sous la présidence de mistriss Aston, miss Costello secrétaire, pour concourir à l’encouragement des manufactures irlandaises et au rappel de l’union. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cette association a reçu, en pleine séance, les éloges empressés d’O’Connell.
Si dans cette analyse de la situation actuelle des partis il y a quelque exactitude, les conséquences en sont faciles à saisir. Dans le parlement, personne n’est en état de résister au cabinet Peel, tant que les ultrà-tories ne se sépareront pas de lui. Il n’est pas probable qu’ils le fassent en ce moment ; s’ils le faisaient, une alliance entre les tories modérés et les whigs ne serait rien moins qu’impossible. En attendant ce jour, les whigs, flottant entre leurs opinions réelles, qui les rapprochent des tories modérés, et leur intérêt de parti qui les pousse vers les radicaux ; les whigs, privés par leur propre faute de la force que leur donnait jadis la politique extérieure, les whigs, irrités contre leurs adversaires et mécontens de leurs alliés, n’auront pas, ne pourront pas tenir une conduite ferme, nette, résolue. Quant aux radicaux, un rôle considérable leur appartient s’ils savent s’en emparer ; mais il faut pour cela que, songeant à l’avenir plus qu’au présent, ils ne tournent pas éternellement dans le petit cercle des dernières années. Il faut que, conséquens avec eux-mêmes, ils demandent autre chose que le scrutin secret, l’extension du suffrage, et l’abolition de quelques taxes ecclésiastiques. Il faut, en un mot, que la loi civile les occupe autant que la loi politique. Loi religieuse, loi politique, loi civile, tout se tient et se lie dans ce vigoureux ensemble qui forme la constitution anglaise. On peut, tout en le modifiant dans quelques-unes de ses parties, le laisser subsister ; on ne peut pas en démolir un côté sans toucher à l’autre. C’est ce dont ont fini par s’apercevoir quelques radicaux purement politiques, tels que sir Francis Burdett, et c’est ce qui les a rejetés si complètement, à la fin de leurs jours, dans les rangs des tories.
Hors du parlement, d’ailleurs, dans le pays, si l’on excepte l’Irlande, il n’y a rien qui doive troubler sérieusement la quiétude du ministère Peel. La réaction conservatrice dont ce ministère est le produit est loin d’être épuisée, ainsi que l’ont clairement prouvé les élections partielles qui ont eu lieu depuis un an. En se tenant à distance des ultrà-tories, sir Robert Peel en outre a rallié à sa cause dans l’aristocratie des hommes comme le comte de Shrewsbury, et peut-être le duc de Leinster, qui ne lui étaient pas favorables l’an dernier ; dans les classes industrielles, beaucoup d’autres hommes dont les noms ne sont pas connus, mais qui seront d’un grand poids dans la balance politique. Quant aux classes purement populaires, là sans doute est le danger, non-seulement pour sir Robert Peel, mais pour tous les ministères possibles. Rien pourtant, malgré le dernier soulèvement, n’indique que ce danger soit imminent.
Pour moi, je veux le dire en terminant, j’appartiens à cette génération qui regarde la conquête de l’égalité civile comme un des plus grands bienfaits de la révolution. Je ne voudrais donc pas, quand je le pourrais, troquer les institutions de mon pays contre celles de l’Angleterre, et pourtant, je ne puis en disconvenir, pour le développement large, ferme, puissant, du gouvernement représentatif, ces institutions sont incomparables et ne seront peut-être jamais remplacées. Quand la reine Vittoria a dernièrement fait son voyage en Écosse, on s’est beaucoup égayé en France sur les flatteries souvent fort plates et fort ridicules dont elle était l’objet, et que les journaux les plus graves avaient grand soin d’enregistrer. Cependant, tandis que la reine recevait ainsi, à l’entrée des villes ou dans les châteaux de sa fidèle aristocratie, des hommages enfantins, n’était-il pas derrière elle un homme plein de respect sans doute pour la couronne et pour celle qui la porte, mais qui, l’an dernier, soutenu par une forte majorité parlementaire, l’a forcée de renvoyer ceux qu’elle préférait et de lui remettre le pouvoir ? Et depuis ce moment, est-ce la reine ou cet homme qui gouverne réellement l’Angleterre ? Quant à moi, lorsque je vois sir Robert Peel se lever au milieu du parlement, exposer ses projets, et faire solennellement appel au jugement de la postérité, je suis saisi d’un sentiment semblable à celui que j’éprouvais, écolier, en présence des grandes délibérations du sénat romain. C’est que, pour oser parler un tel langage, sir Robert Peel a le sentiment de sa force et de sa situation ; c’est qu’il sait qu’il n’est le protégé et le truchement de personne, mais le fils de ses propres œuvres, l’organe de sa propre pensée, l’instrument de sa propre volonté ; c’est que, s’il a un contrôle à subir, c’est celui d’une opinion dont il a la confiance et qui l’a librement choisi, d’une opinion que le jugement du pays a portée aux affaires, et que le jugement seul du pays peut en faire descendre. Dans une telle situation, on peut éprouver un juste orgueil et l’exprimer.
Je suis loin de penser qu’une société démocratique comme la nôtre ne puisse pas quelque jour donner au monde le même spectacle ; mais d’un côté l’épreuve est faite, de l’autre elle est à faire, et beaucoup encore doutent qu’elle réussisse. Quoi qu’il en soit, tenons les yeux fixés sur le modèle que nous offre l’Angleterre, non pour le copier servilement, mais pour qu’il nous pénètre d’une généreuse émulation. Ne souffrons pas qu’on dise avec raison que les aristocraties seules ont de la fermeté dans la pensée, de l’indépendance dans le caractère, de la consistance dans l’esprit. Dans son discours célèbre sur l’hérédité de la pairie, l’illustre M. Royer-Collard a fait de la démocratie un triste portrait ; tachons que ce portrait ne soit pas ressemblant. On peut tout aussi bien, sir Robert Peel le prouve, être fidèle aux grands principes du gouvernement représentatif comme conservateur que comme libéral. Qu’on le sache d’ailleurs, il ne se fera plus de grandes choses qu’à ce prix dans les pays qui ont secoué les vieilles traditions du pouvoir absolu. C’est à nous de voir si dans la lutte où chaque peuple apporte ses forces, chaque constitution ses avantages, nous voulons nous présenter toujours impuissans et désarmés.
- ↑ Revue des Deux Mondes, livraison du 1er août 1841