Le Paria/5
IV
ÈS lors, une vie nouvelle commença.
Si autour de lui, à présent qu’il ne pouvait rendre tous les services qu’on attendait, régnait une atmosphère sourde d’antipathie, le plaisir qu’il éprouvait, chaque matin, à s’en aller, un livre à la main, son unique livre, un syllabaire où il apprenait à épeler b-a ba, b-o bo, lui était une compensation suffisante.
Et puis, il se savait un ami. Quand il rencontrait le prêtre, il le saluait, levant vers lui des yeux agrandis de reconnaissance et de respect, des yeux de caniche fidèle.
Il apprenait avec facilité. La maîtresse, contente de ses progrès, s’était attaché à lui.
Si ses manières avaient quelque chose de fruste, de farouche, s’il était peu expansif, peu communicatif, par contre, c’était un écolier modèle, écoutant avec attention, avec docilité, s’efforçant de comprendre. Conscient de la brièveté de son stage à l’école, il voulait emmagasiner, dans son cerveau d’enfant, le plus de notions possibles.
Cette année première, qui lui apparaissait comme son année unique, passa sans incidents, rapide, avec ses jours identiques où les seuls événements se résumaient aux variations de la température.
La classe terminée, il ne s’attardait pas. Pendant que ses compagnons jouaient ou flânaient devant l’école, il s’empressait de courir chez lui. On lui comptait ses heures d’absence, heures inutiles et coûteuses, puisqu’il ne travaillait pas, puisqu’il ne rapportait pas à ses parents adoptifs les bénéfices, tous les bénéfices qu’ils avaient espérés de leur bonne action.
Il enlevait ses habits, pour ne pas les user, enfilait une paire de salopettes trop courtes qui laissaient voir ses mollets, et, tant que la noirceur ne venait pas interrompre son travail, il besognait, compensant le temps perdu.
Comme il avait grandi beaucoup, et qu’il était fort pour son âge, Philibert ne se gênait pas de l’exploiter, de lui confier des travaux parfois trop durs.
Animé de son implacable fatalisme, il ne se révoltait jamais.
Maintenant que fleurissait dans son cœur l’espérance de pouvoir, un jour, lire dans les livres, comme il avait vu la maîtresse, un horizon agrandi s’ouvrait devant sa jeune imagination.
Au printemps, il fit sa première communion.
Pour la circonstance, faisant taire sa lâdrerie, madame Jodoin lui acheta un habit. Pour la première fois, il endossa un complet qui ne provenait pas des hardes de Philibert. En proie à une sorte de fierté vaniteuse il s’examina longuement dans la glace, au magasin du père Savard.
Mais, parce qu’il communiait dans quelques jours, et qu’on lui avait dit qu’il ne fallait jamais être trop fier de soi, parce que c’était un péché capital, il s’efforça à réprimer ses sentiments d’orgueil et de les combattre.
Il était donc maintenant comme les autres enfants. Au moins une fois de temps à autre, il serait vêtu comme eux ; il fréquentait l’école comme eux ; la maîtresse lui parlait comme à eux, sans lui marquer de froideur, sans lui marquer de dédain ; et le curé, en venant au catéchisme, l’avait caressé de sa main rude.
À certains indices, il avait deviné qu’un drame autrefois s’était produit, dont il devait être la victime.
Quel était ce mystère dont son passé s’enveloppait ?
Il ne le savait pas.
Il se rappelait la solitude des premières années, le visage triste de sa mère. De son père, parti un soir pour ne plus revenir, il ne gardait qu’un souvenir vague. Il savait seulement qu’il était mort.
Où ? Comment ?
Jamais on ne l’avait renseigné sur sa disparition subite.
Ce que le grand air et l’exercice avait fait pour son corps, cette année d’étude l’avait accompli pour son esprit. Son intelligence s’était développée, la curiosité d’apprendre lui était venue, une curiosité ardente de savoir le pourquoi des choses.
Les mois d’été, les mois de vacances passèrent vite, plus rapidement que les mois scolaires.
Les époux Jodoin espéraient bien ne plus se départir de Jacques ; le bois s’était bien vendu l’hiver d’avant, le troupeau s’était enrichi et l’étendue en culture augmentée d’une couple d’acres.
Mais Philibert était marguiller à présent et le curé qui avait à cœur de promouvoir la cause de l’instruction dans sa paroisse venait de faire un sermon sur la fréquentation aux écoles.
Une fois encore, bien malgré eux, ils s’étaient résignés, ne voulant pas encourir de blâme ni passer pour arriérés. Monsieur Boudrias ne l’avait-il pas déclaré en chaire : « Les parents qui ne permettent pas à leurs enfants de s’instruire sont des parents arriérés ; pis que cela, ce sont des parents sans cœur. »
… Et voilà comment, par cette journée tiède et moite de septembre, Jacques Bernier reprit le chemin de l’école.