Le Parfum des prairies (le Jardin parfumé)/00-2


À MON AMI JOSÉPHIN SOULARY


En vous offrant cette traduction, mon cher Soulary, je crois devoir vous dire dans quelles conditions elle a été entreprise.

Dans une petite maison d’Alger, une des rares habitations ayant conservé leur style mauresque bien pur, cour dallée de marbre, colonnes tourmentées aux chapiteaux fleuris, chambre longue dont les murs sont garnis de vieux carreaux émaillés qui forment des dessins de cachemire, je recevais chaque soir une petite société d’Arabes.

J’avais grande envie d’apprendre la langue et je trouvais ce moyen parfait, ma paresse instinctive me commandant de proscrire les professeurs et tous ces livres arides des premiers travaux, qui sentent le collège dont je n’ai pas gardé un bien touchant souvenir.

Je voulais donc m’instruire en jouant.

Mes convives habituels étaient le Crodja Mohammed, le même qui a écrit votre manuscrit ; Sid-el-Adj-Ali ben Turqui, musulman pieux et lettré qui revenait de son troisième voyage de La Mecque ; et enfin Nefissah, la belle et gracieuse Mauresque à laquelle je dois le travail que je vous prie d’accepter.

Le Crodja Mohammed était un homme de trente ans, d’une taille élancée, maigre de figure, aux pommettes saillantes, au nez d’aigle ; ses yeux avaient le feu de la fièvre ; son teint bilieux et sa lèvre fine, qui se crispait à la moindre impression, faisaient songer qu’il eût été un aussi brillant guerrier qu’il était parfait écrivain.

Du reste, ses ancêtres avaient fait parler la poudre ; son père suivit Abd-el-Kader dans toutes ses expéditions, et Mohammed lui-même avait assisté, bien jeune, à quelques épisodes de la Guerre Sainte, épisodes qu’il racontait avec émotion.

Mais après la reddition du grand Chef, sa famille, préférant la liberté à ce que nous appelons la civilisation, gagna le Sud, où elle s’enfonça davantage à mesure que nous agrandissions nos conquêtes, établissant sa tente sous l’œil de Dieu — le souverain maître — tandis que l’enfant, fait prisonnier, fut ramené à Alger. Là, son intelligence précoce, remarquée de quelques officiers de notre armée, le fit attacher aux bureaux arabes en qualité de Crodja (secrétaire).

Sid-el-Adj ben Turqui, le seigneur pèlerin, appartenait à une ancienne maison de Stamboul ; il avait occupé, du temps des Turcs, une position influente dans l’administration algérienne ; mais après l’envahissement des Français, il s’était entièrement voué aux choses pieuses, laissant les hommes pour ne s’occuper que de Dieu. Il passait les derniers jours de sa vie sur la route de La Mecque et prétendait gagner encore de longues années d’existence à ces saints mais fatigants pèlerinages : car Allah, disait-il, laisse les bons sur la terre pour servir d’exemple.

C’était un vieillard de 70 ans, à la démarche vénérable ; sa barbe blanche, bien soignée, tombait soyeuse sur sa poitrine ; son regard était doux et bienveillant et sa parole affectueuse.

En Orient, les sages prétendent que l’on connaît la valeur d’un homme à l’histoire de ses aïeux et le caractère d’une femme à l’éclat de son œil. C’est pourquoi je ne vous parlerai pas de la famille de Nefissah, mais seulement d’elle-même.

Néfissah est une superbe créature ; sa taille souple quoique forte, rappelle les statues antiques ; elle possède, au suprême degré, cette nonchalance de corps qui produit, lorsqu’elle marche, ce balancement gracieux que les Arabes admirent ; ses cheveux noirs aux reflets bleus, cachés en partie sous une étoffe de satin de couleur vive et une triple couronne de jasmin, sont roulés en turban autour de sa tête ; son front est puissant ; ses yeux verts de mer ont parfois des rayons d’orgueil dédaigneux, mais le plus souvent ils restent sans regards et comme absorbés par les pensées intérieures que rêve son imagination ardente. Son nez est légèrement arqué, ses narines se dilatent frémissantes ; sa bouche, un peu épaisse, respire la volupté et malgré l’exquise sensualité empreinte sur ses traits, l’ensemble de sa figure est froid. Sa nature est contemplative, elle vit beaucoup en elle-même et sacrifie seulement à l’idéal de son esprit.

Nous étions groupés sur un amas de coussins, tout autour d’une petite table mauresque ornée avec goût d’arabesques brillantes se détachant sur un fond bleu de ciel. La négresse Fatma avait soin d’en garnir le tour de café, de sorbets et de gâteaux au miel, tandis qu’au centre s’étalait un panier à larges bords en paille du Soudan, rempli de tabac indigène.

Alors le Crodja Mohammed prenait votre manuscrit ; il lisait une phrase que Sid-el-Adj-Ali traduisait en langage d’Alger, faisant ressortir avec science l’idée de l’auteur, appelant spécialement l’attention sur les mots qui avaient une certaine portée littéraire et mettant à se faire comprendre une patience toute musulmane.

Ensuite venait le tour de Nefissah, qui me donnait le mot à mot français en roulant une cigarette qu’elle fumait pendant l’explication de la strophe suivante.

Ainsi faisions-nous chaque soir et je vous assure, cher ami, que cette comparaison constante de l’idiome arabe ancien et moderne avec notre langue, tâche que nous avions entreprise avec un plaisir persévérant, a été pour moi un utile travail, que j’espère bien recommencer à mon prochain voyage en Algérie.

In cha Allah (si Dieu le veut !)

Cette œuvre du Cheikh Mohammed Nefzaoui, à laquelle il a donné le nom d’Attar el Araoud (Essence des Prairies) a le caractère oriental parfaitement déterminé. Le poète suit le cours de ses idées, sans ordre, comme marche la fantaisie de son cerveau ; il passe brusquement, sans transition, d’une chose à une autre : après un conte, l’explication des songes ; ensuite une observation tout à fait en dehors du sujet, pour revenir encore à la question des rêves, qu’il quitte bien vite pour entamer une dissertation médicale dont il a un peu abusé. Enfin ne critiquons pas trop son livre, il a peut-être, de bonne foi, voulu rendre service.

Ne trouve-t-on pas dans Horace des chapitres érotiques qui pourraient faire pendant à ceux de Nefzaoui ? Pourquoi exigerions-nous plus de moralité de l’écrivain d’un peuple encore dans l’enfance, que du grand poète des civilisations anciennes ?

Et puis n’oublions pas que l’Arabe est d’un matérialisme qu’il pousse jusqu’au cynisme ; il a deux vies bien distinctes : la vie extérieure et la vie intérieure. En public sa fierté est grande, sa parole brève, sa tournure méprisante ; chez lui il devient causeur, bavard même, joue avec les femmes comme jouent les enfants et pleure quelquefois au moindre caprice de celle qu’il aime. La conversation intérieure est toujours lascive, et les mots que nous considérons comme malséants passent chez eux inaperçus.

Mohammed Nefzaoui est considéré en Orient comme un conteur aimable, sachant le monde et aimant les femmes bien plus pour les plaisirs d’amour que pour les besoins de l’âme ; et les hommes lui donnent raison ; mais les dames le condamnent ; car elles sont ambitieuses et égoïstes, et veulent tout pour elles : le cœur et les sens.

Cédons la place au poète, il vous intéressera plus que moi. Je ne dois conserver pour ma part dans ce livre que le plaisir de vous en offrir la traduction.

Antonin Terme.